1 - Hommage à une femme
La beauté est autorité absolue, elle est un despote servi avec zèle par des esclaves. Sa loi est cruelle, sélective, injuste. Mais la beauté a tous les droits en amour : c’est son privilège. Et votre beauté injurieuse, vous l’héritière de Vénus, fait la loi en ces lieux. Votre gloire est dans votre éclat, soyez vénérée pour les lauriers gagnés par votre seule naissance.
Votre vénusté, c’est votre vertu : il n’y a plus de vice lorsque triomphe le faste. La séduction est votre arme cinglante, et les proies sont votre coutumière aventure. Vous seule méritez l’hommage d’un regard déférent. Votre beauté vous donne vraiment tous les droits. Abusez-en. Je vous admire, vous célèbre, vous honore.
Et je m’efface.
Le plus cher objet de mes transports se nomme FEMME, créature de luxe que vous incarnez, mystère à portée de lèvres... Oui, cette femme idéalisée vous ressemble terriblement. Elle s’exprime en vous, venimeuse. Femme vous êtes. Immodérément. Vaillamment. Farouchement. Vous êtes belle, certes. Mais plus que cela, vous êtes femme en esprit. Née reine, vous dépassez la simple beauté. Vous êtes féminité incarnée, et rien que féminité : votre face sévère est adorable.
Sous vos griffes de prestige j’incline volontiers le regard pour mieux servir, sans une once d’indocilité, votre hautaine beauté.
Avec diligence je courbe l’échine lorsque votre front me désigne, impérial. En silence je convoite votre chair. Et me plie au ton arrogant de votre voix qui prononce déjà mon nom... Sous le poids aigu de votre talon dûment chaussé de cuir et de luxe, je vous rends hommage. Et baise votre pied dédaigneux.
2 - La beauté des laides
Le sentiment amoureux que peut éprouver un honnête homme à l'endroit d'une femme, contrairement aux idées reçues, ne s'alimente pas nécessairement des beautés sensibles tels que de beaux yeux et de ravissants sourires. Ces charmes physiques flattent la vue, assurément. Pourtant là n'est point la base solide et crédible, la terre ferme et prometteuse sur laquelle s'appuie, pour mieux s'élancer, le véritable sentiment amoureux.
On n'imagine pas, conditionnés par les décrets de la mode diffusant les normes d'une beauté contemporaine, occidentale, ce qui émeut réellement l'esthète averti, le coeur sensible, l'âme éveillée, quand le sujet de ce curieux et terrible émoi, au lieu de s'appeler "beauté", se nomme plus volontiers "disgrâce"... Je crois plus en la profondeur d'une émotion née à la vue d'un visage féminin ingrat qu'au sentiment superficiel éprouvé face à des traits plus flatteurs. Je ne fais pas ici le procès de la beauté bien au contraire. Je suis extrêmement sensible aux charmes évidents des jolies filles, des belles femmes.
Cela m'empêche-t-il de vouloir rendre hommage aux autres ? Comme tous les garçons normalement constitués et programmés par la toute puissante Nature, je suis naturellement sensible à la grâce féminine, aux doux visages de l'amour, aux appas de ces demoiselles nées sous l'aile de Vénus.
Pourtant si ces dernières sont des fleurs vivantes, des femmes qu'il faut chérir à juste titre, des anges adorables qu'il est agréable de regarder passer dans la rue, d'admirer pour leur seule beauté, les autres, toutes ces créatures à la beauté absente, disgraciées pour la vie entière, ce sont des poèmes.
Tristes et beaux.
Ces femmes sont pareilles aux brises qui agitent les blés, délient les longs cheveux, font tourner les ailes des moulins : seuls leurs effets sont visibles. Transparentes, les laides passent inaperçues dans la rue. La norme ne les reconnaît pas. Leur attrait est indirect, subtil, mystérieux. Proust ne disait-il pas : "Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination" ?
Il y a du roman et des soupirs dans les amours qu'elles inspirent. Il y a du souffle et de l'esprit chez ces femmes sans éclat. Le vrai poète préfère faire rimer l'amour sans atours. Il trouve de la grâce là où ordinairement nul ne vient s'extasier.
Lire à travers leurs traits ingrats le désir d'un amour idéalement conçu est ma plus chère ivresse. J'aime me faire aimer des laides. Quoi de plus exquis qu'un regard que l'on sait secrètement amoureux ? Ces pauvres visages qui regardent l'être aimé sont à l'image de ma conception de l'amour : empreints de noblesse, sensibles, chastement inspirés, répandant un triste et bel état intérieur... A travers elles, l'amour est un mystère encore plus beau.
La détresse physique des femmes est chose émouvante. Le feu intérieur en elles se révèle ardent. Je suis un esthète de la cause impie : je chante les ombres, les mortes, les haillons.
J'aime les disgraciées plus que les arrogantes déesses des grands boulevards et des salons. J'aime les femmes fragilisées à cause de leur aspect, les filles laides et sensibles, pleines d'idéal.
Les larmes des poupées de chiffon font mieux fléchir mon coeur que les sourires des créatures de porcelaine. Je suis ému par les paysages d'automne, touché par les sanglots, troublé par les violons tristes, séduit par les feuilles mortes, les fleurs brisées.
3 - Lettre d'amour pour une femme laide
Mademoiselle,
Cette lettre vous étonnera. Elle vous choquera peut-être, vous irritera possiblement, vous ôtera sans doute le sommeil. Ce que je souhaite surtout, c'est qu'elle vous fasse pleurer. Soit à cause de son inutile cruauté, soit à cause de la joie qu'elle saura inspirer à votre coeur délaissé. Ce qui revient au même, le prix de vos larmes n'étant pas différent pour la flèche de l'aveugle Cupidon ou pour l'éprouvette du distingué, calculateur, aimable corrupteur que je suis. Que vos larmes soient amères ou bien douces, aucune importance, pourvu que l'Amour en soit la cause.
La façon d'extraire vos larmes futures importe peu. Le résultat seul compte, non les moyens déployés pour l'obtenir. Finalement cette lettre vous agréera : étant laide vous ne devez pas avoir l'habitude de recevoir des lettres d'amour.
Votre laideur est loin de me déplaire. Sincère soupirant, je n'hésite pas pour vous mieux séduire à faire fi des moindres lâchetés, hypocrisies, vilenies et mensonges si coutumiers aux vils et ordinaires séducteurs. Je ne suis certes point de cette espèce commune. Ma quête est plus digne : je flatte votre laideur non dans le but d'entretenir ma mâle vigueur (ce qui serait un simple, banal, peu glorieux exercice amoureux de routine), mais dans le but de gagner votre coeur, votre hymen, votre main, envisagés comme de véritables trophées.
Je veux faire de ces conquêtes si peu enviées une espèce d'exploit dont je me glorifierai. La laideur des femmes en ce monde étant une chose fort peu cotée chez les esthètes, pour ma gloire, et accessoirement pour la vôtre, je désire être un don Juan maudit.
Je veux briller parmi les astres citadins grâce à la terne étoile que vous êtes. Soyez ma curiosité mondaine, mon nouvel objet de snobisme, mon sujet de scandale, mon triomphe de salon, mon faire-valoir paradoxal : soyez à moi. Je ne vous trouve vraiment pas belle. Mes mots ne sont nullement mensongers puisque belle vous ne l'êtes assurément, irrémédiablement pas.
Je ne vous aime certes pas pour votre beauté, celle-ci vous faisant définitivement défaut. Je vous aime bien plutôt pour votre laideur, qui elle est réelle, authentique, évidente.
Presque insolente.
Cette permanente laideur est votre durable parure, votre fard naturel, votre habit de sortie, votre indélébile grimage qui vous interdit tout espoir d'être aimée. Voilà précisément un motif de vous aimer. Je veux être votre étrange accident, la bizarrerie qui fera mentir le sort, l'anomalie terrestre qui rendra perplexe le Ciel. En pur esthète, je désire vous contempler dans votre pure laideur.
Pleurez maintenant, de peine ou de joie, mais de grâce versez vos larmes en mon nom puisque vous vous savez enfin aimée. Non pour votre beauté absente, mais pour votre laideur omniprésente.
4 - L'inanité des amateurs
L'hermétisme chez les amateurs de la plume est toujours prétentieux. Phrases compréhensibles par leurs seuls auteurs, incompréhensibles pour le reste du monde. En général ça veut faire le poète, mais ça ne fait que le verbeux de bas-étage. De tels mots alignés les uns à la suite des autres, il y en a à la pelle chez la Pensée Universelle. Ha ! les vertus de la poésie contemporaine... Inspiration de nombriliste à la plume de piètre envergure. Rien de plus.
Certaines de ces oeuvres que je fustige sont d'amusants sujets d'études sur les maladresses ordinaires commises par des gens ordinaires.
5 - Le beau visage de la disgrâce
Lorsqu'un jour j'ai vu passer cette ombre, touchante de modestie, de grâce voilée, mon coeur blasé s'est ému. C'était une infante créature à la vitalité déchue, un papillon aux ailes brisées (elle était invalide, claudicante, et c'était en Turquie en 93).
J'ignorerai pour toujours le nom de cette fleur blessée, si pâle, dont la détresse apportait à ses membres frêles, à son regard, à ses traits inquiets une grâce bouleversante. Ainsi cette vision confirmait ma sensibilité pour les vierges exclues, ces femmes flétries par la vie, jeunes et déjà fanées. Les demoiselles vulnérables sont plus dignes que leurs soeurs satisfaites d'être la cause d'une esthétique émotion, l'objet des émois les plus recherchés. Elles sont attentives aux tendresses, aux délicatesses que recèlent les choses les plus ordinaires. L'amour en elles prend des allures magistrales, parce qu'il est porté à des hauteurs inédites.
Les amants les plus doués mériteraient ces coeurs laissés dans l'ombre : ce sont des trésors qui gisent dans des coffres ternes. Mais les amants les plus doués -qui choisissent toujours les plus flatteuses conquêtes- s'ennuient bien vite dans les bras de leurs quiètes grâces.
Je sais que le coeur n'a point d'éloquence quand il s'agit de défendre des causes entendues, trop évidentes. Rien de superbe, en effet, dans les amours convenues, millénaires, universelles de deux êtres symétriques. Nul panache entre Roméo et Juliette. Le sublime ne vient qu'avec Cyrano.
Comme les plus beaux chants, selon Musset, sont les plus désespérés, les plus émouvants visages de femmes ne sont-ils pas ceux que la beauté a dédaignés ?
La joliesse qui a refusé de s'incarner chez une jeune fille donne plus de prix à son coeur avivé, sensibilisé, aiguisé par la détresse. Il est certes aisé de conquérir ces coeurs en ruine, mais comme il est délicat d'affiner sa sensibilité à la mesure de leur affliction ! Conquérir n'est rien. Cultiver est un art bien difficile. La conquête est peu de chose. Ce qui compte, c'est la moisson. Et celui qui de la terre ne voit que la surface, dédaignant ses sillons profonds, ne fera rien surgir de champs conquis si facilement. Je veux aimer dès aujourd'hui à ma façon : avec envergure, noblesse, courage, déraison, profondeur et science. Avec tout l'art de mon coeur éclairé.
Je veux arracher toutes ces filles meurtries à leur sort infâme pour leur ouvrir l'âme à ma réalité amoureuse, qui est poétique et cruelle, sereine et féroce, subtile et grotesque. Je désire non seulement marquer leur coeur au silex d'un amour esthète, mais encore les cautériser au fer rouge de mon nom. Je suis le virtuose du sanglot, le musicien du soupir, le violoniste de la douleur.
Je suis le chantre des déshéritées de l'amour.
6 - Entre Terre et Lune.
J'erre entre ciel et poussière dans la solitude et le silence, le regard perdu dans les étoiles, le coeur plein de mélancolie. J'allonge le pas sous une nuit éternelle, sur un rivage infini : mon pied est léger, mon coeur est lourd, et mes larmes s'évaporent comme de l'éther dans l'espace. Mon chagrin a le prix des choses inconsistantes : je pleure pour rien du tout.
Je suis affligé, inconsolable, perdu. Je n'ai plus de joie, et mon infinie tristesse est cependant ma raison de vivre. La blonde veilleuse est mon asile : je suis PIERROT LUNAIRE.
7 - Celui qui est en moi
Le son des pas du cheval dans la plaine me fait songer à chaque étoile que compte le ciel de ma longue nuit. Lorsque je foule la poussière des chemins, c'est toujours vers le firmament que se tournent mes regards.
Tous les astres du monde sont logés dans mon coeur comme autant de larmes ou d'émeraudes, selon que je suis triste ou plein de joie. Je porte en moi les chagrins les plus secrets, les plus futiles de l'univers. Mais je sème aussi les lumières les plus pures dans les coeurs. En quête d'un amour que je suis seul à concevoir, je parcours le monde depuis des siècles en infatigable rêveur, trouvant la force de durer à travers les âmes pures. Ma jeunesse est intacte, préservée par des siècles de vertu.
Mon souci n'est pas l'or, ni le temps, ni la mort qui effraie tant les hommes, mais l'amour, la beauté, la poésie. Aussi, je ne puis mourir : l'infini est mon compagnon de route. Loin de vos lois, je règne en souverain sur vos nuits, vos songes, l'imaginaire.
Parfois on me tend la main sous la Lune : je prends la forme d'un paysage, d'un feu follet, d'une chandelle. Là, j'apparais dans mon ineffable vérité.
Je poursuis ma route la tête dans les constellations à la rencontre des âmes pures.
Je suis un fou d'amour, un spectre, une flamme traversant le temps, accroché à des incarnés. Je voyage d'âme en âme. L'être dont je possède le souffle aujourd'hui est l'auteur de ces lignes que vous êtes en train de lire.
J'ai pris possession de lui et je prends la parole à travers sa plume.
Mon nom est Pierrot.
8 - Qui je suis
Sachez qu'en général je me meurs d'ennui. Je suis un oisif, une espèce d'aristocrate désoeuvré en quête d'aventures, d'amours, de futiles occupations. Je tue les heures de mon existence trop facile à coup de mots bien placés, d'idées et d'émois d'un autre monde.
Apprenez également que mon nom est basque. Il est tiré de la petite cité nommée "Izarra", au pays basque espagnol. Toutefois je n'ai jamais mis les pieds en ces terres barbares. Je viens d'ailleurs en vérité. Je suis né sous les lueurs de la nuit.
Mes pères, les Anciens, viennent du ciel. Ils descendent des étoiles. Mon nom "Izarra" signifie en basque "Etoile", en souvenir précisément de l'une de ces lumières qui brillent aux nues et d'où est issu mon sang. J'ai l'allure fière, le coeur haut, et mes pensées sont fermes. Ma poitrine porte les marques vives de ma gloire : des cicatrices imaginaires héritées au cours de duels (j'ai dû voler lors de quelques songes au secours de femmes à la vertu offensée...).
Je suis craint et respecté, mais surtout très aimé. Et pas uniquement des femmes. Mes terres sont presque aussi vastes que celles des plus riches propriétaires et seigneurs du pays réunis. C'est là le legs de mes ancêtres, terres conquises au prix d'un bien noble sang... L'étendue de mes richesses n'a pas d'équivalent, en aucune contrée que je connaisse.
L'or et la musique sont les hôtes continuels de mon château où l'on ne boit nulle part ailleurs meilleurs vins. La fête, l'art et la danse forment l'ordinaire de mes jours insouciants. Avant tout, je suis un oisif je le répète. Les femmes convoitent mes dignes étreintes, non seulement les plus élégantes et les mieux tournées du pays, mais encore les filles des grands seigneurs des provinces reculées, et même les très lointaines princesses de l'Orient. A croire que ma renommée ne connaît point de bornes.
Mon coeur a cependant déjà choisi. Je n'ai pas ignoré les intrigues de l'amour, très souvent déjouées par les jaloux, les rivaux, les éconduits. Combien d'épées tirées pour l'amour d'une femme ? Ou pour défendre son honneur ? L'amour idéal commence par un coup d'épée, une cicatrice, du sang. Je suis un chevalier, un prince, un roi. Soyez disposés à l'entendre ainsi. Et qu'il en soit de mes rêves comme il en est de vos plus chers désirs de roturiers.
Me voici donc présenté à vous en toute simplicité.
9 - Philosophons un peu avec la Fanchon et Alphonse
- Hé la Fanchon, ramène un peu ta grosse culasse que je l'y pète à grands coups de crogne !
- Ha ! Ce cher Alphonse. Vous ne changez décidément pas mon bon ami. Toujours aussi impatient à ce que je vois. Dois-je vous rappeler pour l'énième fois que nous ne sommes point encore mari et femme, et qu'en vertu de cet état de fait je ne saurais consentir au moindre hyménée avec vous, dût-il être à l'état de simple évocation ?
- Qu'est-ce que tu dégoises encore là, la gueuse ? T'as vu mon gros sauciflard ? Et pis t'as vu ton gros cul ? Et ben figure-toué que j'avions envie de me la taper ta grosse culasse de pute-à-cul ! C'est pas pus compliqué que ça. Arrête donc de causer comme une bourgeoise endimanchée, hé, trivache à la con ! Viens donc là que je te saute la crapiole, sale truie de mes deux !
- Mon cher Alphonse, votre parler m'est parfois un peu abscons... En effet, je n'entends guère les propos que vous me tenez ici avec tant d'insistance... Mais que me racontez-vous là au juste ? De quoi est-il question pour que vous vous mettiez dans un tel état ?
- Hé, parbleu, j'avions envie de me farcir ton gros cul de pouffiasse pardi ! Tu comprends donc pas que tu me fais durcir le sauciflard avec ton gros cul et que j'avions une sacrée envie de le faire dégueuler au fond de la matrice mon gros saucisson ? Même qu'y l'a un os dedans, tellement qu'y l'est dur c'te salopiau de canon de chair à baise de putain de mes deux ! Et pis arrête donc de faire des manières, pasque sinon je vas te cracher mon purin dans la gueule, qu'après ça tu causeras comme une enflure de fumelle de putain de couille-à-vache de bouseuse de fille de ferme !
- Ho ! Je crois comprendre mon doux Alphonse ! Vous avez envie de procréer chrétiennement avec moi, c'est cela n'est-ce pas ? Ho ! Comme vous êtes charmant : vous voulez que je vous donne le premier fruit de notre amour... Un charmant petit qui vous ressemblera, sans doute. Vous êtes si impatient de donner la vie. Comme je vous comprends ! Mais attendez encore un peu Alphonse. Attendez que le prêtre nous passe l'anneau au doigt.
- Passer l'anneau au doigt ? Tu rigoles la Fanchon ! C'est ma grosse saucisse que je vas te foutre dans le cul, oui ! Et pis tu vas bien me la faire dégorger, ma tripe ! Dans ton boyau à fumelle tu vas me la faire dégorger, hein la Fanchon ?
- Certes Alphonse, certes. Je vais tout de suite vous chercher quelque saucisse accompagnée d'un peu de laitue puisque vous me semblez si affamé. Mais diantre ! Que ne pouviez-vous me dire plus tôt que vous aviez si faim ? L'émotion à l'idée d'une future paternité sans doute.
10 - Le bel oiseau que je suis
Je vais me présenter ici de manière plus précise ici, peut-être pour me rendre agréable et me mieux faire aimer.
Dans l'existence ma plus chère occupation consiste à pratiquer l'oisiveté aristocratique. Je suis un rentier, un désoeuvré. Quelques paysans besognent sur mes terres héritées. Je gère ces affaires de loin, avec détachement, voire négligence. J'occupe mes jours libres à observer mes humbles semblables défavorisés par le sort pour mieux porter sur eux mon regard hautement critique.
J'évite tout commerce, de près ou de loin, avec la gent grossière. Toutefois je daigne me frotter au peuple, de temps à autre. Et puis je lui trouve quelque attrait, par-dessous sa face vile et épaisse. Je le taquine avec charité et lui porte attention avec condescendance. Je lui parle également, choisissant bien mes mots, mon vocabulaire, de crainte de le blesser ou de ne pas parvenir à me faire comprendre de lui. Il convient d'être prudent avec le peuple : ses réactions peuvent être vives, crues, irréfléchies. Il faut un minimum de psychologie afin de bien le dompter. Bref, mes rapports avec la masse sont enrichissants et amusants. La populace m'offre le spectacle gratuit et plaisant de ce que je ne saurais être, moi.
Je lis «France-Soir» cependant. Tous les matins je traque le fait divers sordide, l'événement infâme, l'ignoble héros du jour qui me feront oublier un instant mes heures d'oisiveté. La politique m'ennuie profondément. La tête des hommes politiques en cravate en première page des journaux ne m'engage pas à dépenser quelques sous pour accompagner mon thé matinal. Ceux-là me lassent. Moi je préfère l'aventure, l'extraordinaire, le rêve.
Bien sûr j'aimerais mieux lire des faits plus extraordinaires que criminels dans le journal. Malheureusement mes semblables sont fous. Et à défaut de rêver chaque matin devant un événement hors du commun, un étrange personnage ou bien une belle curiosité, je me rabats sur des faits plus noirs, des êtres plus sombres, des rêves proches du cauchemar. Cela n'est pas noble, assurément.
Mais ce sentiment de noblesse je le place dans cet aveu. Je ne cache pas le fond trouble de mon être. Je suis un humain. Comme tous, je suis fasciné par les noirceurs du monde. Oui, les histoires vraies les plus racoleuses me distraient. Ce que je préfère dans les journaux, c'est d'abord les faits extraordinaires. Et à défaut, les cauchemars, ainsi que les plus vils ragots. Je lis Pierre Bellemarre. Non, cela n'est pas de la littérature. C'est l'humanité, tout simplement. Les histoires de mes frères me passionnent. Tandis que la politique ou les analyses sèches me font gémir d'ennui.
Dès que j'ouvre "France-Soir", c'est pour me précipiter à la rubrique des faits divers. Avec fièvre je parcours les articles, attentif au moindre trait frappant, à la moindre mine patibulaire... Je cherche l'étalage de la vie secrète et misérable d'un homme insoupçonnable qui vient de se faire arrêter pour un délit quelconque. Je jouis sans me dissimuler aucunement en lisant ce genre de torchon.
J'aime me vautrer dans cette fange quotidienne qui m'aide à digérer mes petits fours matinaux, qui me fait patienter en attendant que refroidisse un peu mon thé. A votre avis, à quoi peuvent bien servir ces espèces d'informations, si ce n'est à distraire l'Homme ? N'allez surtout pas inventer des justifications oiseuses sur la responsabilité du citoyen ou sur la dignité d'un certain lectorat... Les gens sérieux qui lisent la politique dans "Le Monde" sont aussi sensibles que moi aux histoires fangeuses. Seulement ils se délectent de manière transposée : à travers les cours montants ou descendants de la bourse ou bien à travers la phrase politique la plus banale. Tout n'est qu'une affaire de forme. Le fond demeure le même. Parce que nous sommes tous des humains, nous avons tous nos faiblesses. Mais combien osent l'avouer comme moi ?
11 - Un poète des labours
Voici deux des lettres envoyées à Monsieur Diard, authentique paysan de son état. A travers celle-ci vous devinerez aisément à quel genre de personnage je m'adresse et vous comprendrez mieux la raison pour laquelle j'emploie ce ton si singulier avec lui.
Monsieur Diard est un ami de très longue date que je respecte pour son authenticité, sa simplicité, son bon sens, sa finesse. Il m'a inspiré l'histoire intitulée "Un rêve éveillé" (voir mes excellents textes sur ce présent site). J'assure souvent à Monsieur Diard que c'est un poète qui s'ignore. Mais je crois qu'il ne connaît pas le sens du mot "poète"... Heureuse indigence du pâtre qui donne toute sa fraîcheur, son originalité, son charme à ce véritable représentant de la chouannerie. Car Monsieur Diard est un Chouan qui vit au vingt-et-unième siècle. Dans la mentalité, l'accoutrement. Avaricieux jusqu'à l'extrême, à l'écart de toute mode, nourri à la spartiate (à base de pain douteux, de lait caillé, de fruits tombés des arbres), Monsieur Diard est un cas exceptionnel pour notre aseptisée société de consommation.
Chez lui il n'y a pas d'horaire, pas ou peu d'électricité, pas d'eau courante, pas de contrat écrit, pas de toilettes, pas de moteur, aucune machine de quelque sorte que ce soit si ce n'est une antique bicyclette rafistolée au petit bonheur la chance. Monsieur Diard ne jure que par le travail à mains nues, la grosse soupe, le pain, le feu dans la cheminée et l'eau de pluie ruisselant sur son toit, qu'il boit sans faire de manière, avec laquelle il se rase. Cette pluie parfois glaciale qui lui arrose le visage dans ses champs... L'outrance poussée jusqu'à la poésie fait tout l'attrait de cet homme. Il est âgé de 80 ans. C'est un paysan dans l'âme.
Pardon ! Un Chouan.
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Cher Monsieur Diard,
Cette lettre pour vous dire que nous allons bien et que la nouvelle année 2002 est enfin arrivée cette année. Comment allez-vous mon cher Seigneur ? Comment va votre maison ? N’est-elle pas malade ? Isabelle et moi nous attendons avec grande impatience de vous revoir, cher ami.
J’espère que vos vaches ne pondront pas d’oeufs cette année et que vos poules ne donneront pas de lait. Il vaut mieux que ça soit le contraire, n’est-ce pas ? J’espère que votre vélo n’est pas en panne d’essence. Avec le remplacement du Franc par l’Euro, on ne sait plus où on en est dans nos comptes. Heureusement qu’on a encore jusqu’au mois de février pour payer encore en Francs. Le pain de Crissé a-t-il le même goût lorsque vous le payez en Euros ?
Cette année il faudra encore élire un nouveau Président de la République comme il y a sept ans car on n’est plus au temps des bons rois de France. Allez-vous voter pour ce cher Chirac ? Si Chirac est réélu cette année, on n’aura pas un nouveau Président de la République. Ca sera le même qu’avant, alors à quoi ça sert de voter ? Ca va user encore du papier pour rien, puisque Chirac est déjà au pouvoir… Enfin c’est comme ça, on n’y peut rien.
Il pleut ici. Et par chez vous, pleut-il ? La pluie c’est quand même bien pour faire pousser des betteraves dans les champs, mais à Paris il n’y a pas beaucoup de champs de betteraves me direz-vous. C’est vrai. Mais il pleut quand même. Ca serait bien si au lieu de faire pousser rien du tout on faisait pousser des pommes de terre à Paris. On devrait remplacer les maisons et les voitures de Paris, qui je vous le rappelle est la capitale de la France, par des champs de tournesols. Ca serait beau. Et pis ça rapporterait des sous au propriétaire des tournesols. Ca serait bien si, vous Monsieur Diard, vous étiez propriétaire des tournesols qui pousseraient à Paris. Vous seriez un homme riche.
Allez, je vous dis au revoir et à bientôt Monsieur Diard. N’oubliez pas de regonfler les roues de votre vélo et de donner à manger à Mesdemoiselles vos vaches. Couvrez-vous bien et travaillez pas trop quand même.
Raphaël Zacharie de Izarra
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Très cher Monsieur Diard,
Bien le bonjour Monsieur Diard. Je vous écris cette lettre parce que nous sommes revenus de voyage, Isabelle et moi, et le temps des cartes postales est révolu. Ici en région parisienne le temps est plutôt de saison : un peu frais le matin, et encore beau, ma foi, la journée. Il n'y a pas beaucoup de vaches dans la ville, mais par contre, il faut bien l'avouer, il y a beaucoup de circulation automobile, un peu trop à mon goût d'ailleurs. Mais
enfin, c'est ainsi, on ne peut rien y faire...
J'espère que vous lirez ma lettre avec plaisir, parce que j'ai pris la peine d'acheter un timbre à mes frais. Vous allez me dire que trois malheureux petits francs, ça ne va pas chercher bien loin, mais quand même, il faut les sortir de la poche. Enfin, le principal c'est que le courrier arrive en temps et en heure.
Isabelle va bien. Moi aussi je vais bien. J'espère que vous allez bien également, comme ça tout le monde sera content d'aller bien. C'est ça je crois qui est important. Je vais peut-être aller voir les parisiens à Paris, puisque je suis à côté de Paris. A six kilomètres à vol d'oiseau pour tout dire. Mais je ne pourrais pas y aller en volant, puisque, comme tout le monde le sait, moi Raphaël Zacharie de Izarra je ne suis pas un oiseau. Je n'ai rien d'un oiseau d'ailleurs. Alors je devrais, pour y aller, prendre la route, comme tout le monde. Mais par la route la ville de Paris se trouve, non plus à six kilomètres mais à plus de dix ! Comme quoi il vaudrait mieux parfois être un oiseau plutôt qu'un automobiliste, c'est plus avantageux pour certaines choses. Mais, me direz-vous, si J'étais un oiseau et non pas un automobiliste, il ne me viendrait pas à l'idée de traverser la ville de Paris, qui est la capitale de la France, pour aller voir les parisiens...
Non, si j'étais un oiseau, je demeurerais à Colombes pour manger les miettes de pain dans la rue, lesquelles miettes de pain et rues sont nombreuses en cette ville de la banlieue parisienne. Donc, même si Paris se trouve à six kilomètres à vol d'oiseau, j'emprunterai la route sur plus de dix kilomètres pour rejoindre cette belle et grande ville de la France. Ca n'est pas marqué "pigeon" sur mon front, que je sache !
A part ça, ça va bien ici. Le matin le soleil se lève, et le soir, comme tous les soirs d'ailleurs, il se couche. Moi aussi je me lève le matin et je me couche le soir. Sauf quand je dors le matin, et que je veille la nuit. Les nuits sont faites pour dormir, et les journées pour aller et venir sous le soleil qui brille ou sous les nuages qui pleuvent. On ne peut rien y faire, c'est ainsi. Pourtant il m'arrive de dormir sous le soleil qui brille ou sous les nuages qui pleuvent et d'aller et venir sous les étoiles et la lune qui brillent la nuit, parce que le jour je suis fatigué et la nuit j'ai envie d'aller me balader sous la Lune. Ca arrive. Alors que vous, vous Monsieur Diard, je sais que la nuit vous dormez (ronflez-vous ?) et le jour vous vous adonnez au plus sain des labeurs dans votre ferme et sur les routes de la campagne sarthoise.
J'espère que le facteur de Crissé, qui doit être très gentil pour distribuer ainsi le courrier aux gens sans que ceux-ci ne lui demandent rien, vous apportera pareillement cette lettre, même si vous ne lui demandez pas la veille qu'il vous l'apporte. Mais enfin, il faut avouer que le timbre que J'ai collé y est pour beaucoup dans cette affaire.
C'est commode d'avoir un facteur sous la main pour qu'il nous apporte ainsi des lettres que l'on ne demande pas. S'il n'y avait pas de facteurs, il n'y aurait plus besoin de boîtes aux lettres dans les maisons. Plus besoin de lettres non plus. Plus besoin de timbres. Plus besoin d'enveloppes. On s'écrirait sans papier, sans enveloppe et sans timbre. Ca serait quand même moins onéreux.. Alors pourquoi ne pas rénover le système ? J'ai envie d'alerter le Ministère des Postes et Télécommunications pour lui faire part de mon idée. Et puis on pourrait étendre le système de la poste sans enveloppe et sans timbre au téléphone : on supprimerait le téléphone, les lignes et les poteaux téléphoniques, les annuaires, les cabines téléphoniques et les centres techniques, afin de téléphoner sans téléphone. Ainsi je pourrais vous appeler de Paris sans payer un seul centime ! Ca serait quand même mieux que le système actuel, qui nous oblige à avoir un téléphone et à payer la communication quant on veut parler à distance avec quelqu'un... Et puis il y a l'abonnement à payer aussi... Tout cela est vraiment trop cher et trop compliqué. Mais qu'y peut-on ? C'est Chirac qui décide à notre place, puisque c'est lui qu'on a élu. Il fallait élire quelqu'un qui propose de supprimer les timbres et le téléphone. Maintenant il est trop tard, il faudra attendre la prochaine élection présidentielle.
Pour ma part, si j'étais Président de la République Française, je supprimerais tous les feux rouges, et je les ferais remplacer par des feux verts permanents, afin que plus jamais les voitures ne s'arrêtent inutilement dans les villes à dépenser de l'essence qu'on paye cher pour faire du sur-place. Une voiture c'est fait pour avancer, alors pourquoi les pouvoirs publics s'obstinent-ils à placer des feux rouges qui stoppent les voitures dans les villes ? C'est bien pour embêter le monde qu'ils font ça !
Je ne vais pas vous prendre votre temps plus longtemps Monsieur Diard, et je vous dis au revoir en cette lettre. Nous viendrons peut-être ce week-end, j'espère. Bonne journée, bonjour à vos bêtes, bien le bonjour à l'Evêque du Mans si vous le voyez dans les parages faire du vélo, on ne sait jamais.
12 - Les bassesses de la séduction
Mademoiselle,
Me voici enfin libre de mes mouvements, mon coeur est libre d'aimer qui il veut et de battre où il veut. Donnons-nous rendez-vous à la cathédrale de Chartres. Je suis libre vous dis-je, et votre jour sera le mien.
Ce contretemps aura-t-il atténué vos femelles transports ? Vous avez l'âme d'une livresque amante, je sais votre tempérament ardent, croisons nos regards dans la cathédrale ! Y serez-vous ?
Aurez-vous le courage de rencontrer votre amant et d'engager avec lui une fatale amitié ? Je veux voir briller vos yeux d'amoureuse dans la cathédrale. Je veux sentir le parfum du scandale sous les voûtes sages du pieux édifice. Les amours provinciales ont des charmes vipérins vraiment irrésistibles : je veux boire à la fontaine vénéneuse. L'esthète a soif.
L'existence, en plus de ses ordinaires vicissitudes, offre de temps à autre des occasions de donner le vertige aux coeurs avisés. Et je ne manque jamais, croyez-moi, de répondre à l'appel du sort. Votre nom m'est aujourd'hui une faveur.
Lirez-vous cette lettre dans les mêmes dispositions de coeur et d'esprit où je l'ai écrite ? C'est mon plus cher espoir. J'attends votre agrément. Cette fois l'adversité ne contrariera pas mon dessein qui est de vous voir de près, de très près.
13 - Eloge du vice
Chère cousine,
Vous n'ignorez pas que je suis un garçon honnête, ami des arts, frère des hommes, fervent chrétien. Je vous sais femme de bien, cultivée, fortunée, vertueuse. Nous avons en commun le souci de redresser les torts de nos semblables moins bien nantis que nous ainsi qu'un ardent désir de justice, de beauté, de vérité... En conséquence, agréez de tout coeur les hautes vues que je vais vous dévoiler.
Partagez donc ma nouvelle lubie. Esprit curieux, critique, vous ne craindrez point de porter atteinte à vos convictions au nom du triomphe de la sainte vérité, ce triomphe fût-il obtenu au prix des larmes de nos sujets d'étude : nos semblables. Ces gens sans fortune sur qui nous daignons abaisser nos regards.
Soucieux d'égalité entre les êtres, préoccupé d'équité, tourmenté par l'idée de rapprocher les hommes les uns des autres, je me suis surpris à prendre en pitié tous les exclus : simples besogneux, racailles en tous genres, repris de justice, maquerelles, prostituées de bas étage, commis d'écurie, valetaille, manoeuvres, travailleurs de force, sans particule, miséreux de tous bords, vagabonds, bandits... Bref, tous ces gens de peu qui constituent la roture.
Rétablissons l'honneur de cette vile espèce, faisons-nous les chantres de sa cause afin que plus jamais les honnêtes gens n'en fassent leur bouc-émissaire. Que les bandits, les forçats, les gueux, les catins, les valets, enfin les pires criminels qui soient en ce monde, expriment enfin leur dignité et aient leur couronne, leur blason. Et que l'on porte haut leurs couleurs !
J'ai songé à une sorte d'académie dédiée à la race vile où tous ses membres pourraient jouir de la reconnaissance de leurs pairs, et surtout de la considération des honnêtes gens que nous sommes vous et moi. Il faut des droits nouveaux pour ces êtres-là, même si à nos yeux ils sont déchus.
Dans un souci de solidarité vis-à-vis de la piétaille honnie, l'on pourrait également convertir les gens de bien à la raison et aux intérêts de ceux que je veux aider ici. Quels meilleurs drapeaux, quels plus éloquents porte-parole de la cause que des belles gens adoptant, par pure solidarité, les moeurs de ceux qu'ils ont toujours injustement combattus au cours des siècles ?
Il faut répandre ces idées nobles parmi la bonne société, persuader les meilleurs éléments de cette humanité choisie à se ranger à ces vues révolutionnaires. Soyez du combat ma cousine. Unissez-vous à moi pour mener à bien ces desseins justes.
Secondez-moi, répandez ces idées nouvelles. Aidez les exclus, les damnés de la terre. Au nom de ceux-là, allez pervertir l'innocence, allez souiller l'honnêteté, allez avilir la beauté.
Répandons des idées de débauche parmi les vierges de bonne famille, montrons-leur l'exemple sans craindre de s'investir dans la pratique. Enseignons aux pucelles des couvents les pratiques charnelles les plus éhontées. Bref, incitons toutes ces timides au crime !
Apprenons-leur aussi le commerce, le travail manuel, la filouterie, la besogne du palefrenier, le vice et le goût de la bassesse. Soyons solidaires, fraternels, unis ! Volons, buvons, ripaillons, copulons, forniquons, "luxurions", sodomisons, commerçons, trompons, blasphémons et péchons encore !
Bref, encensons les bandits, pervertissons les jeunes filles vertueuses. Le progrès des coeurs est à ce prix. A l'instar du Christ qui n'hésitait pas à se compromettre en s'affichant avec la lie de l'humanité pour la sauver, mêlons-nous à la plèbe pour la mieux comprendre, la mieux aimer.
Salissez votre blanche réputation, faites-vous martyre pour la justice. Par bonté, imitons ces gens que nous avons toujours haïs : nos frères ! A l'heure où certains, se ralliant à quelque minorité oppressée arborent des brassards aux couleurs vives des vérités faciles, au nom de la cause indéfendable agitons notre noir drapeau !
14 - Plume martiale (ou l'art de l'attaque)
Aux imposteurs,
Je crois que les excès d'érudition de mes détracteurs sont là pour masquer une grande misère culturelle et intellectuelle chez eux. En fait ces gens sont de grands incultes et d'énormes frustrés. Ils donnent l'apparence de connaître de grandes choses en d'innombrables domaines. Ils font semblant de manier la langue avec leur plume de singe. Ils feignent avoir de l'esprit. Ils prétendent au talent même. Ils veulent faire les artistes...
Ce sont de grands simulateurs. Ils ont su tromper tout le monde, sauf moi. Je déclare la guerre aux imposteurs ! Ils se consolent de leur petitesse avec une culture, un savoir, une aisance intellectuelle de pacotille, par masques interposés. Mais tout est faux. L'illusion est leur domaine.
Leur insignifiance est telle qu'ils éprouvent le besoin de se faire chroniqueurs, critiques, penseurs, conseillers, trônant dans la minuscule assemblée d'un salon ultra local : celui des illusionnistes de leur espèce. Cela est bien, cela nous ébaudit même franchement, mais ça n'empêche pas qu'ils demeurent des imposteurs. A l'image des astrologues, ils transmettent de l'illusion.
Ils me haïssent parce qu'ils croient voir en moi leur véritable reflet, leur double insignifiant. En effet, je suis le miroir de leur misère, et c'est cela qui leur est insupportable. Ils me haïssent parce qu'ils sont convaincus que je suis l'image de ce qu'ils sont en vérité. Ce ne sont que des masques, et ils ne sauraient voir en face leur vrai visage que, selon eux, je suis censé représenter.
Voilà pourquoi ils sont si méprisants face à mes attaques. Je les blesse parce que je suis le révélateur de leurs mensonges. Leur mépris n'est que la signature de leur échec, de leurs artifices. Si je n'avais pas déjà dégainé, ils se seraient empressés de me désigner comme le tartuffe de service, de crainte que j'use de cette même arme contre eux. Mais à présent tout le monde sait que ce sont eux les véritables tartuffes. Levons le voile avant qu'ils ne détournent vers moi toutes les attentions afin d'éloigner d'eux le danger. Ils se seraient empressés de faire amorcer vers moi l'ire collective, ils m'auraient fait endosser leurs propres défauts, m'auraient fait expier à leur place.
D'habitude ils ont l'apparence de dignes esprits, et moi j'ai celle d'un clown. Mais aujourd'hui la vérité est rétablie.
Bas les masques les illusionnistes ! Vous n'êtes plus les maîtres : je prends votre place.
15 - Eloge de la banalité
Quoi de plus vulgaire en société que la différence, l'originalité, le hors-norme ? L'authentique bon goût n'est en vérité que dans ce que les esprits qui se prétendent supérieurs nomment la "banalité".
Ce que l'on désigne avec si peu de gloire comme étant la "banalité" dans les rapports humains est en fait le garde-fou contre tous les excès de mauvais aloi qu'affectionnent ces esprits rebelles à tout conformisme social.
Les conventions sociales les plus étriquées sont mes uniques repères dans le commerce que j'entretiens avec mes semblables. Je bannis toute forme d'originalité romanesque, "manouchisante" ou poétique au contact de mes chers égaux, de crainte d'enfreindre le saint protocole immuable, figé, pétrifié que conspuent tant mes détracteurs. Je veux parler de ces prétendus "originaux" qui se croient plus intelligents que les autres parce qu'ils se disent "ANTICONFORMISTES", "REBELLES", "RéVOLTéS"...
Il suffirait donc d'être vulgaire, choquant ou imprévisible pour être plaisant, plein d'esprit ?
Dieu merci, le conformisme a fait ses preuves : rien de plus aimable que les bonnes vieilles manières issues du conditionnement bourgeois séculaire. Le protocole le plus orthodoxe, c'est le costume-cravate de la relation : une attitude sans surprise, classique, formelle, conventionnelle.
Adopter le conformisme le plus étroit dans les rapports humains, c'est l'assurance de ne jamais faire de faute de goût.
Croyez-moi, dans la vie mieux vaut être critiqué pour excès de banalités, plutôt que pour excès d'originalité.
16 - Lettre à ma nièce de onze ans
Mademoiselle,
J'ai trouvé pour vous un bon parti. Vous ferez un heureux et beau et honnête hyménée. Un certain Monsieur de la Roche-Maillard s'est porté volontaire pour faire de vous sa légitime épouse. Il s'est proposé de devenir l'acquéreur de votre jeunesse, de votre avenir, de votre ventre principalement. Le futur auteur de votre future lignée, en somme.
Mais je vais vous parler un peu de ce beau Monsieur de la Roche-Maillard. C'est un honnête homme, descendant d'une grande famille de clercs et de bourgeois anoblie sous Louis le Treizième. Il est rentier, comme les gens de son espèce. Il jouit de toutes ses facultés mentales. Je dirais même qu'il est rusé, le renard !
Il n'y a qu'un léger défaut chez lui. Si léger qu'on le lui pardonne : c'est la bosse qu'il porte sur le dos. Une bosse affreuse me direz-vous ? Certes pas ! Bien au contraire, elle lui donne une silhouette, un aspect, un air caractéristiques. Sa bosse, c'est toute sa personnalité. Sa richesse, son coeur, son âme...
Son étendard.
Autre chose : ce bel homme est âgé. Quelle chance ! Il est très âgé même. Décidément, vous avez beaucoup de chance. Il n'est pas loin d'avoir atteint un siècle d'existence. A moins qu'il ait déjà dépassé cet âge vénérable... N'importe ! Il porte la canne avec beaucoup d'élégance. Quel ravissement que de le voir claudiquer avec sa bosse sur le dos le soir à l'heure de la promenade ! Il est édenté également. Rassurez-vous, son sourire n'a point perdu son charme pour autant. Et c'est cela véritablement qui est adorable. Il est chauve, ceci est encore vrai. Mais il faut voir avec quelle prestance il porte son beau chapeau de noble propriétaire ! Détail coquet : son front est parcouru de rides profondes qui le font ressembler à un vieux philosophe. De fait, l'on pourrait dire que ce vieillard est un jeune homme. Un jeune homme instruit par l'expérience de la vie, un jeune homme plein de sagesse. Vous ne lui résisterez pas Mademoiselle, cet homme a vraiment toutes les grâces du monde, vous en conviendrez.
Le mariage aura lieu dès que vos parents auront touché la dot.
17 - L'imposture chez Rimbaud
Il est arrivé à Rimbaud de composer des poèmes de choix, je ne le nie pas un instant.
Mais que dire, pour prendre un exemple célèbre, du «Bateau ivre» ? Qu'ont bien pu inventer les exégètes pour donner du prix à ce charabia ? Par quels chemins tortueux ces parfaits érudits sont-ils passés pour réussir le tour de force d'étaler et de vendre sans complexe, et au prix fort, leur science quant à la valeur de ce baratin versifié ? Comment peuvent-ils faire illusion aussi longtemps sans faire naître une saine, salutaire suspicion ? Pour moi cette oeuvre est tout simplement digne d'un canular de potache.
Il est vrai que l'ancienneté de l'oeuvre, le prestige de son auteur, son particulier retentissement dans les couloirs des lycées (contribuant ainsi à en faire une espèce de légende calibrée répondant parfaitement aux goûts du siècle, surtout chez les pubères émotifs un peu fragiles) lui confèrent un cachet poétique qui trompe tout le monde.
Les «connaisseurs» admirent le "Bateau ivre", qu'ils soient simples ignorants ou bien éminents docteurs en lettres. Dans les deux cas nous avons toujours affaire à des imbéciles victimes du tapage culturel ambiant.
Osons désacraliser ces mythes nés de la bêtise intellectuelle qui polluent notre jugement, notre sens critique, conditionnent notre pensée vers le bas et amoindrissent nos défenses mentales. Osons dire que le «Bateau ivre», c'est tout simplement un bel exemple d'âneries portées au rang de légende universelle.
J'ose affirmer que le «Bateau ivre» ne serait qu'une grossière mais efficace plaisanterie de Rimbaud. Au plus ces vers ne seraient que des banales élucubrations, des divagations égocentriques, des masturbations d'un auteur en mal de mal-être. Il était à la mode à l'époque de Rimbaud de jouer les poètes maudits et incompris, à la pensée éthérée, hermétique (en un autre temps pas si éloigné de Rimbaud, il était de bon ton pour les marquises et les dames du monde d'avoir des "vapeurs "). Le «Bateau ivre» n'est que le Veau d'Or de la poésie : une incommensurable hérésie.
Le triomphe de la vérité est parfois au prix de quelque apparent sacrilège. J'ose lever le voile sur le «mystère Rimbaud», quitte à vous déplaire un instant en vous montrant le visage de hideur qui se dissimule sous une imposture longue de plus d'un siècle.
18 - Je réponds à une carte de voeux de ma nièce, onze ans
Ma nièce, dans sa carte de voeux envoyée au mois de janvier de l'année 2001, me signifie qu'elle aimerait bien que nous fassions ma compagne et moi un bébé en ce nouveau millénaire... Voilà ce que je lui ai répondu :
Ma nièce,
Souffrez que je n'aie que faire de vos voeux pour l'année 2001. Vous pouvez garder vos souhaits hypocrites et parfaitement anodins pour les redistribuer au commun, au vulgaire, à la racaille.
Isabelle Rameaux ma compagne n'est pas une outre, une matrice, un ventre à poupons. Nous n'aimons pas les enfants elle et moi, je vous le rappelle. L'espèce puérile est à nos yeux une espèce nuisible, haïssable, encombrante. Nous préférons couvrir d'or et de soie notre chat, animal autrement plus noble, plus beau, plus aimable que vos horribles monstres tout fripés, et que vous appelez avec tant de niaiserie «bébés».
Nous gardons donc notre cher, notre adorable, notre irremplaçable petite princesse à quatre pattes. Jamais, m'entendez-vous, jamais nous ne troquerons ce cher ange à poils et à moustaches par un affreux braillard tout chauve et incontinent des trois orifices ! Les urines, les excréments et les vomissures répandus sur notre saint hyménée ne font pas partie de nos belles, poétiques et égoïstes aspirations. Nous n'éprouvons absolument aucun amour, aucune tendresse, aucune compassion pour la gent puérile que vous représentez si bien. Ou plutôt si pitoyablement.
Aussi je vous saurai gré de ne plus m'importuner avec vos sots courriers. Vous pourrez attendre encore longtemps que sorte du ventre de ma compagne quelque intrus à deux dents : son ventre est définitivement voué à des causes plus ludiques, plus légères, plus festives. Jamais il ne sera déformé de manière grotesque par un importun visiteur du Ciel. Les seuls anges que nous reconnaissons comme tels étant les chats, les chiens et même les araignées, tant notre horreur des enfants est absolue.
Bien le bonjour à vos géniteurs, Mademoiselle la pimbêche.
Votre parent.
19 - Le dernier mot
Dialogue imaginaire entre une plume et une page blanche.
- Aujourd'hui je m'ennuie, veux-tu me tenir compagnie un moment, mon amie ? Tu es si blanche, si belle toi la page vierge.
- Oui je suis vierge, et je crains depuis toujours que ne vienne une séductrice de ton espèce pour noircir ma vie. N'approche donc pas de moi si hardiment, car je saurai bien faire dévier ton trait afin de protéger ma vertu.
- Ne soit pas si farouche, je ne suis pas n'importe qui. Ma pointe est fine et délicate, somptueuse et élégante. Je trace ma ligne au fer souple et lisse du savoir-faire. Je ne suis pas une vulgaire bille épaisse et commune. Je suis une artiste. De mon flanc coule l'encre de Chine. J'oeuvre avec talent. Je suis de la race oubliée des plumes d'antan. J'ai le sang luisant et indélébile de la noblesse. J'ai tant de secrets à répandre sur ton grain soyeux, tant de choses à te raconter...
- Cesse ton beau discours, tu ne m'auras pas si facilement. Ma beauté tient dans ma pureté. Je suis trop fière de ma blancheur pour la sacrifier à des mots, si choisis soient-ils.
- Sans doute, mais ici ta beauté est muette, tandis que je puis, moi, lui donner la parole. Un beau texte vaudra toujours mieux qu'une belle page blanche.
- Peut-être, mais j'ai l'avantage d'être admirée par l'enfant encore analphabète. Ma beauté apparaît universellement aux êtres, à l'inculte comme au lettré, à l'enfant comme au vieillard, au savant comme à l'ignorant.
- Certes, cependant l'enfant grandit et apprend à lire. D'analphabète, il devient érudit. L'ignorant reçoit un enseignement.
- Et que raconteraient tes mots à ceux-là que tu aurais privé du spectacle de mon éclat originel ?
- Ils leur raconteraient d'autres éclats, d'autres beautés : ceux de mon art.
- N'insiste pas. Vierge je suis, vierge je demeurerai. Aucun trait, aucune lettre, aucune virgule, aucun point ne souillera ma face immaculée. Passe ton chemin sans même me frôler de ton doigt impur.
- Si je passe près de toi sans tracer ces mots enfouis en moi, ils seront perdus à jamais dans l'oubli. Les écrits au moins demeurent, alors que fuient les paroles. Laisse-moi au moins te toucher d'un mot, un seul. Et tu feras de moi une plume heureuse.
- Ta ruse est fine, mais tu ne m'auras pas. Tu ne parviendras pas à me toucher avec tes belles phrases bien emballées. Je ne tomberai pas dans le piège de tes jeux de mots perfides, aussi subtils soient-ils. Aucun mot, quel qu'il soit, ne viendra se coucher sur moi.
- Pourtant je suis sûre qu'un seul mot m'ouvrira la porte difficile de ton blanc hymen...
- Tu perds ton temps, plume légère et frivole. Je suis blindée, parée contre tous les mots tentants que tu pourrais imaginer afin de les coucher sur ma face inviolée. Je connais ces mots dangereux auxquels il faut éviter de prêter attention, comme par exemple les mots doux, les mots brillants, les mots de la fin, les bons mots, les mots pour le dire, etc. Tous des mots creux destinés à séduire les pages vierges de mon espèce.
- J'insiste encore, page blanche si belle, si fière ! Tu m'ouvriras la porte de tes charmes, grâce à un mot qui fera céder toutes tes résistances. Tu seras séduite par ce mot-là. Alors tu verras, il naîtra de cette union une histoire simple et belle : la nôtre.
- Ha oui ? Tu me sembles bien impertinente ! Ne serais-tu pas une plume de paon pour être gonflée de tant de vanité ? Quel est donc ce mot qui me ferait ainsi chavirer ?
- Ce mot, le plus juste qui soit, le seul dont la simple évocation t'ouvrira avec certitude à mes prières, entends-le bien, c'est très précisément le mot clé.
20 - Eloge de moi-même
Ne suis-je pas de ceux qui peuvent sans complexe se permettre de faire leur propre éloge tant est large leur front, tant sont verts leurs lauriers, tant est exceptionnel leur narcissisme ? Ceux à qui je m'adresse ne peuvent se permettre semblable luxe : ils n'ont pas de si grandes ailes.
Mes détracteurs trop humbles, dénués de moyens, et surtout si chèrement attachés à leur modestie n'ont pas assez de fierté pour égaler Raphaël Zacharie de Izarra dans sa splendeur aristocratique. Leur sceptre insignifiant n'a pas assez d'allure pour une si estimable entreprise. Si je suis si peu modeste, c'est que je n'ai pas les moyens de l'être.
Comme beaucoup, ils ont besoin de maîtres, de repères pour leur rabaisser le caquet et finalement sentir qu'ils sont peu de chose. Ils se disent volontiers qu'au nom du fait qu'ils ne sont que ce qu'ils sont, ils ne peuvent se targuer d'être autre chose de mieux, de plus flatteur, de plus grand. Moi je n'ai besoin d'aucune fallacieuse autorité pour me proclamer Raphaël Zacharie de Izarra.
Nous sommes tous rois de nous-mêmes, rois de ce qui nous chante. Encore faut-il s'en donner les moyens. Celui qui se vante à ce point de son humilité ne sera jamais ce roi de lui-même. Rares sont les gens qui osent être ce que je suis.
C'est bien pour cette raison que mon statut de roi autoproclamé est enviable et a une si haute valeur.
21 - Lettre aux employeurs ou la gratuité de la vie
Lettre envoyée à des employeurs consciencieusement choisis dans les petites annonces du "Figaro".
Messieurs,
Je suis jeune, vaillant, entièrement disponible, totalement dénué d'ambition professionnelle, plein de mauvaise volonté quant au travail, indifférent au culte de l'emploi et ne souhaite pour rien au monde changer. Puisqu'on dit qu'il n'y a que les imbéciles qui ne changent jamais d'avis, j'accepte très volontiers d'être de ces irrécupérables imbéciles.
Je ne désire pas plaire à mes semblables au nom d'une cause qui, fondamentalement, m'afflige : celle de la sainte, religieuse Entreprise. Je suis un hérétique de l'ANPE, un damné de l'emploi, un excommunié du marché du travail.
Je ne veux pas vendre à votre entreprise mon temps précieux utilisé à ne rien faire, même contre une reconnaissance sociale, même contre l'estime de mes contemporains, même contre des congés payés, même contre l'assurance de recevoir une retraite de soixante ans à quatre-vingt-dix-neuf ans. Je ne veux pas vendre des sourires professionnels, ni me faire accepter dans le cercle enviable des privilégiés qui se lèvent tôt le matin pour gagner leur pain industriel, leurs vacances d'été, leur droit de porter cravate, bref leur bonheur et dignité d'employés. Je ne veux pas être utile, je ne veux pas produire de richesses. Ni pour mon pays, ni pour mes voisins, ni pour moi-même. Je n'ai aucune ambition professionnelle vous dis-je, absolument aucune.
Je n'aspire nullement à m'élever sur le plan social. Je ne désire pas accéder à la dignité du salarié, ni à celle du patron. Je tiens à rester à la place qui est la mienne, puisque je ne suis nulle part sur l'échiquier de l'emploi. Hors des enjeux économiques de ce monde. Loin des statistiques. Ignoré des registres. Absent des comptes.
Je n'ai pas honte de mon inertie sociale, ni de profiter du travail des autres pour vivre (en effet, il faut bien que d'autres travaillent à ma place pour que je puisse être aussi glorieusement oisif, inutile et vain), ni de l'exemple que je donne aux jeunes sans emploi. Je n'ai pas honte d'être inutile à la société, ni d'être une charge.
Je souhaite continuer à être absent, vain, inutile au monde économique. Me faire totalement oublier du monde du travail. Ne compter que pour du vent dans le système. Je veux aux yeux des employeurs n'être rien du tout. Il n'y a aucun espoir, je suis vraiment irrécupérable. Une plaie pour le monde du travail. La peste de l'entreprise. Le fléau de la rentabilité.
Je ne suis pas un instrument de production, pas une bête à performances, pas un rouage humain de la sainte machine industrielle. Je ne suis pas sur cette Terre pour servir les entreprises. Je suis sur Terre parce que je suis sur Terre : gratuitement, pour rien, contre rien. Juste pour être heureux, sans avoir aucun compte à rendre à aucune entreprise. Je suis sur Terre par l'effet d'une grâce infinie. Aussi inutilement que le papillon.
Je suis libre, inutile, et mes ailes ne sont pas à vendre.
22 - Vive le conformisme !
En bien des domaines le conformisme me plaît. Ses rituels immuables, ses lignes droites, ses angles formels me rassurent comme une oeuvre d'art aux traits de classicisme. Il est des valeurs sûres que seuls la vulgarité, le mauvais goût peuvent éclipser. De nos jours il est de bon ton de se dire "ANTICONFORMISTE". Et pour remplacer le conforme on met le difforme en se croyant un bel esprit...
N'importe quel prétendant à l'anticonformisme, au nom d'une originalité d'esprit qu'il n'a évidemment pas, révèle le pire de lui-même. Lisez donc les annonces passées par les hommes dans le "Nouvel-Observateur" : ils se disent tous anticonformistes. Galvaudé à outrance, ce mot ne signifie plus rien.
Il y a encore des hommes assez stupides et assez fortunés pour faire mettre dans une annonce du "Nouvel-Observateur" (où chaque lettre, chaque syllabe est facturée au prix fort) les mots "anticonformiste" ou "sympa" ! Quelle femme intelligence oserait répondre à ces annonces ineptes ? Et pourtant, les termes "anticonformistes" et "sympas" se monnayent couramment sur le juteux marché des annonces. Et qui de plus est dans le "Nouvel Observateur", un journal au lectorat prétendument cultivé...
L'important n'est pas de se montrer anticonformiste, ce qui prime, n'est-ce point la qualité de l'esprit, du propos, du coeur ?
Y a-t-il encore des honnêtes hommes de nos jours ? Ils veulent tous faire les artistes, ils singent les modèles d'esprit, ils prétendent au talent... Pas un n'aura l'humilité, la grandeur, la noblesse, le bon goût de se montrer simple.
23 - Le prince que je suis
Je suis le plus bel oiseau de ces lieux, l'unique albatros de cet espace de libre expression. Ma plume admirable et mon aile majestueuse confèrent à ma personne autorité, dignité et infinie élégance. Mes détracteurs sont des corbeaux jaloux de mon éclat. Et les gracieuses colombes planant dans mon sillage, mes disciples.
Je détiens quelque chère vérité, certain secret des arts, possède la science de l'amour. Pétri de noblesse, je me prétends défenseur des belles causes, de ma particule et des femmes laides, mais surtout des jolies filles, et ma plume est prolongée par le fer vengeur et justicier d'une infaillible épée. Ces deux flammes vives sont inséparables chez moi : plume et épée forment mon double panache.
Je suis l'ennemi de la populace, l'ennemi du vulgaire, l'ennemi de la bassesse. Cependant je protège et défends indifféremment les faibles, les veuves, les orphelins, les beaux sangs comme les têtes communes, les nantis comme les déshérités, les poètes comme les bourgeois, les joliment chaussés comme les va-nu-pieds.
Je vole également au secours de ceux qui forment la vaste roture de ce monde. Une fois extraits de leur fange, je tente de les élever jusqu'à ma hauteur. Et s'ils s'ingénient à demeurer dans leur aveuglement, je me permets d'exercer contre eux l'acier de mon art. Pour certains, ce sera celui de ma plume, pour d'autres, celui de mon glaive.
Je suis un authentique chevalier, un prince dans l'esprit, un guerrier des belles causes, un albatros, un ange tout de plume et d'épée.
Nul ne saurait accéder à ce degré de gloire où à la force de l'âme je suis parvenu. En qualité, noblesse et coeur qui peut se targuer de me valoir ? Comme l'astre roi, je suis unique.
Inégalable.
24 - Mon panache
Si j'ai quelques sincères laudateurs, j'ai également des détracteurs, ce qui n'est certes pas pour me déplaire. Les duels sont stimulants, divertissants, salutaires. Mais surtout, les coups reçus font chanter mon armure.
A mes détracteurs,
Vous évoquez avec une canaille éloquence le nom de celui qui n'a pas eu l'heur de vous plaire... Si la dignité de mon front vous offense, si la hauteur de mes vues vous dérange, si la majesté de ma tête vous indispose, bref si ma personne entière vous est chose peu aimable, je ne manquerai pas de croiser avec vous la plume pour mieux rehausser mes couleurs et faire briller et mon nom et ma particule. Mes plus chers lauriers.
Je mésestime ces manières infâmes que vous avez de me considérer, propres à la plèbe. Je ne suis point de ce monde. Dans le coeur, dans l'esprit, je suis plein de noblesse. Imbu de ma personne pensez-vous ? Certes, je suis fier. Est-ce donc péché que de s'aimer à ce point ?
J'incarne noblesse, poésie, rêve. Mais encore aristocratie oisive et pédante. Je prétends faire partie d'une élite : l'espèce française. Je suis froid, hautain, arrogant. J'ignore modestie, docilité, bassesse. Plein d'idéal, je donne des leçons à mes semblables moins fortunés, moins titrés, moins valeureux que moi.
Je ne vous interdis nullement de vous ébaudir en ignoble société, ni de ripailler comme des romains ou bien d'accoucher de la pensée la plus basse qui soit. Cela est votre intime liberté. C'est la mienne également que de me mieux plaire loin de votre univers malséant. Les dentelles et la soie siéent mieux à ma vie que vos petites vérités temporelles et prosaïques.
Il est vrai que je n'ai guère d'indulgence pour la gent déchue qu'est la populace. Je méprise avec beaucoup de conviction tout ce qui ne vole pas haut : les sensibilités populaires, la religion du matérialisme, le culte du plaisir immédiat, toutes ces quêtes temporelles, alimentaires, horizontales (tels que confort matériel, sécurité de l'emploi, assurances en tous genres). Ces affaires domestiques chères à mes contemporains ne sont qu'hérésies, bassesses, insignifiances. Moi je parle des dentelles mais surtout des richesses subtiles de l'âme.
Les nécessités temporelles tels que le boire et le manger que mes semblables prennent tellement au pied de la lettre ne me touchent guère, tant il importe avant tout de donner la parole à la poésie. Je n'ignore pas que les gens ordinaires sont assoiffés de prosaïsme. C'est certes leur droit et je ne leur ôterai nullement cette piètre liberté. Mais les ânes ne savent pas chanter, et le bel oiseau que je suis est bien obligé de le faire à leur place.
Qui, si je ne me faisais l'apôtre de la légèreté, de l'esprit, de la cause poétique prendrait la parole à ma place pour dénoncer la lourdeur, le prosaïsme du monde ? J'ai le courage de porter haut mon épée, ma particule, mon mépris. Je ne suis pas d'un commerce facile. Je ne flatte pas ceux qui m'écoutent. Je ne défends pas vos causes pitoyables. Là n'est point mon rôle. Ma véritable affaire en ce monde consiste à éclairer les esprits et enrichir les coeurs. Dont les vôtres, mes chers détracteurs.
25 - Eloge de ma particule
Ma particule est infiniment belle, précieuse, estimable. Elle confère à ma tête noblesse, grâce, dignité. Ce "DE" est digne de respect. Elle me différencie de ceux qui en sont dépourvus : sans-naissance, petites gens, fils et filles de rien.
Ma particule attise envies, déchaîne passions, fait naître jalousies, inspire indifférence et autres vils sentiments humains. Ce qui est naturel puisque posséder une particule est un privilège de salon : le genre de faveur inutile qui exaspère.
Posséder la particule est une sorte de grâce. Ce qui compte, c'est d'avoir été élu "DE". Peu importe le prix de cette élection. La particule, c'est la gratuité par excellence. Cette raison suffit pour que je sois fier d'en posséder une.
26 - Défense de la courbe
La ligne, nul n'ose en douter, c'est droit, net, précis, direct. C'est la plus chère valeur en vigueur au siècle vingt-et-unième. Avec la ligne la sécurité est pour ainsi dire parfaite. Dans cette élémentaire structure linéaire, base universelle du nivellement, fusionnent avec un égal principe de régularité et de persistance toutes les normes ayant accédé au degré supérieur de la conformité la plus stricte, la plus stable, la plus implacable.
Sur la ligne s'étend la plus sécurisante, la plus constante, la plus juste des moyennes. D'un bout à l'autre de l'immobile schéma de rectitude, d'une extrémité à l'autre de l'immuable figure emblématique, du début au terme, en passant par le milieu, triomphe superbement l'ORDINAIRE.
Mais dans ce monde de sérénité linéale survient parfois l'inattendu, le baroque, l'inclassable : la courbe. Obéissant à des lois fuyantes, subtiles, incarnation odieuse de la fantaisie la plus gratuite, du désordre, fruit infâme de la nouveauté, elle brise toute certitude. La courbe est rebelle par définition. Elle se détourne d'emblée d'un chemin à la droiture sans faille, sans surprise, tracée d'avance par une volonté dénuée d'imagination. La courbe se démarque surtout de la ligne par son caractère indiscipliné, fantasque, inutile.
Elle se complait à décrire vains détours, allées et venues sans signification pratique. La courbe s'insère dans un espace d'anarchie joyeuse que la ligne, inexorablement droite, ignorera toujours. La ligne n'a pas de pire ennemie que l'ondulation. Une ligne régule, nivelle, aplanit une série de points. Alors qu'une courbe ne recèle pas ce secret inné de fatale régularité : chaque arc est unique, chaque boucle est nouvelle. De la courbe naît l'arabesque, l'image, l'onde qui donne la vibration. De la courbe naît l'imprévu, l'irrationnel, le romanesque, la rêverie, l'émotion, et c'est alors le triomphe sans équivalence de l'EXTRAORDINAIRE.
Le monde actuel représente la ligne. Et moi, je suis la courbe.
P.S.
Il s'agit essentiellement de la courbe labiale provoquée par la contraction des muscles zygomatiques.
27 - Brûlons Sade !
A propos des "120 Journées de Sodome".
Sade n'a rien de divin et tout de démoniaque, au moins à mes yeux. Sa pensée malade à l'extrême relève de la psychiatrie la plus lourde, et même d'une authentique psychiatrie d'exception. Un cas monstrueux comme il n'en existe nulle part dans le monde. Sa littérature sent la pourriture, l'excrément, la honte et les Ténèbres. Cette littérature, c'est le dépotoir de l'Enfer, la fosse du Diable, la Gueule ouverte de tous les démons de la géhenne.
Le seul point positif que je lui accorde, c'est qu'à travers les conceptions innommables, épouvantables, abominables issues de son cerveau damné, il permet d'élargir notre champ de conscience sur une réalité que la pensée ordinaire est incapable de concevoir. Une fois sensibilisé à ces conceptions extrêmes du Mal, on peut alors entrevoir une réalité aussi profonde et aussi extraordinaire que l'univers sadien, mais une réalité située à son exact opposé. On se dit que si un tel gouffre existe, la cime doit également exister. Et la conception d'un semblable gouffre fait ardemment désirer celle d'une cime. Alors on lève les yeux de force, on s'élève presque malgré soi, poussé, porté par les miasmes émanant de l'abîme fangeux.
On ne peut pas lire les "120 Journées de Sodome" sans éprouver un légitime malaise mental, et même physique. Je suis persuadé que nul ne sort indemne de ce cloaque. Cette lecture blesse l'esprit comme le ferait le métal tranchant sur la chair. Sade est un criminel de l'esprit. Les blessures qu'il inflige à ses lecteurs ne sont pas visibles à l’œil, certes. Cependant il agresse l'esprit sain de l'honnête homme, atteint la pureté, offense l'innocence, tente de tuer le beau.
Je suis pour la censure inconditionnelle de Sade. Je ne vois pas en quoi cette censure est criminelle ni ce que cette littérature apocalyptique peut apporter de bénéfique à l'Homme, sinon une image monstrueuse de ce qu'il n'est pas. En effet, comment peut-on faire d'un simple cas pathologique une cause générale ? Le patrimoine littéraire de l'Humanité ne perdrait vraiment pas grand-chose si on jetait une bonne fois pour toutes Sade sur le bûcher de la censure afin que nos enfants n'héritent pas de cette lèpre littéraire.
Face aux écrits de Sade, les défenseurs de la liberté d'expression se croyant investis d'une mission sacrée font figure de mauvais génies de la pensée. Comme si au nom de la littérature on pouvait défendre une cause si noire... Il aurait alors suffit à Adolf d'avoir la plume d'un héraut du malheur pour qu'on encense et défende ses écrits au nom de la littérature... Au bûcher "Mein Kampf" et les "120 Journées de Sodome", au bûcher ! Et tant pis pour ces messies des ténèbres, défenseurs d'une infernale, criminelle, pestilentielle liberté d'expression !
28 - Le monde à travers mon lorgnon
Prôner ce qui est ordinairement désigné comme des valeurs artificielles fabriquées de toutes pièces par la culture n'est-il pas finalement un signe de grande élévation de coeur, d'esprit ?
Ce qui est issu de la pure culture est éminemment raffiné, estimable, sophistiqué : un signe évident de civilisation. Seuls les sauvages sont proches de la terre. Les êtres évolués sur le plan culturel tels les aristocrates, les snobs, les mondains et autres piliers de salons, vivent dans un monde d'artifice. L'artifice est le propre des gens évolués affranchis des contingences domestiques, éloignés de toute préoccupation prosaïque et blasés (donc libérés) de tout avec élégance.
Je me réclame de cette civilisation prétendument superficielle, artificielle, surfaite.
Je suis un snob, un fat, un prétentieux. Je suis hautain, fier, méprisant. Je déplais à la roture, à mes voisins, au monde entier. Mais l'important n'est-il pas d'être satisfait de soi-même ? Ha ! Vous dirais-je avec quel auto contentement je contemple ma face le matin dans le miroir... Je suis un grand auto satisfait. Je ne me remets jamais en question tant je suis sûr de la valeur de mes opinions, de l'inanité de celles des autres, de l'importance de ma petite personne et de l'insignifiance de ceux qui sont dépourvus de particule.
Je suis snob, snob, snob... Et encore hypocrite, vaniteux, odieux. Je dégouline de mauvais sentiments. Je fais l'éloge de ma particule, de mon cher lorgnon, de mon nombril, de mon oisiveté. Snob et factice, voilà ce que je suis... Résolument snob et décidément factice. J'aime le superficiel, la feintise, l'illusion. Je défends les valeurs les plus contestées, les moins flatteuses.
Je suis tout ce que mes détracteurs se défendent d'être : snob et odieux.
29 - Au jour glorieux de mes funérailles
Je veux être inhumé en grande pompe et en petits souliers. En bonne compagnie j'espère franchir la jolie porte du cimetière, entendre autour de mon linceul les médisances chuchotées. Pour ce grand jour de ma vie je veux des larmes. J'en veux des chaudes, des tièdes et des glacées. Des pleurs sincères et des sanglots hypocrites. J'attends pour ce grand rendez-vous des mines affligées, des faces de rat et des amantes franchement éplorées.
J'aimerais qu'un public admirable et douteux à la fois fait de femmes et d'amis, d'ennemis et de bêtes m'accompagne jusqu'à la tombe. Je veux pour mon enterrement rien que du beau monde : des saints et des salopards. Une assemblée composée d'amis fidèles et de Judas, de vierges timorées et de dévoyées, d'aristocrates et de chiens galeux. Et que chacun me rende hommage, m'ignore ou me maudisse à sa manière.
Il faut qu'au jour de mes funérailles ça sente la rose et la graille, l'encens et le mauvais cigare. Je veux une tragi-comédie, une fête ratée, une farce tournant court, du beau temps alterné avec de la pluie maussade. Que l'on rie et que l'on se désole, que l'on boive à ma santé et que l'on rende tout sur mon tombeau ! Que l'on banquète comme des paillards après le spectacle et que l'on vienne me demander pardon sous les étoiles.
Vous viendrez cracher sur ma bière, vous mes ennemis. Vous serez les hôtes de choix, la fête sera belle. Vous apporterez cet indispensable piment qui réchauffera un peu la viande froide. Quant à vous mes amis, vous serez là pour donner de la dignité aux réjouissances. Vous suivrez au premier rang le convoi funéraire : rôles secondaires qui ont toujours été les vôtres. Vous serez présents pour donner une bonne figure à cette pénible et joyeuse affaire. Et aussi pour abandonner quelques sous au curé.
Vous mes femmes, mes bien-aimées, mes mal-aimées, mes hochets, mes ardentes soumises, mes tièdes insoumises, mes fausses compagnies et mes chères fuyantes, je vous ferai un grand honneur ce jour-là. Bien mis et roide comme un soldat de plomb, j'écouterai vos doléances sans mot dire, sans broncher et sans nulle amertume. Vous pourrez vider vos besaces : je serai parfaitement pacifié, loin des passions terrestres. Vos charmants discours ne me feront plus aucun effet. Je serai roide, vous dis-je. Froid comme un glaçon, dur comme un coeur de pierre, d'une inébranlable rectitude. Une correction parfaite, un maintien irréprochable. Mais définitivement inerte.
Curé, vous m'enterrerez pas sans une dernière faveur : à ceux qui seront réunis autour de ma dépouille vous lirez cette plaisante histoire que je viens de leur écrire.
30 - Eloge de la lâcheté
La lâcheté n'est pas l'arme des faibles, mais des forts, des survivants, des hommes libres. C'est une arme très efficace : les lâches sont les éternels épargnés des vicissitudes. Dénoncer par lettre anonyme son voisin, trahir ses amis, accuser un innocent, pour le lâche c'est l'assurance de sortir vainqueur d'un mauvais pas, d'être récompensé par de l'argent ou bien de gagner in-extremis sa chère liberté.
Les vrais courageux sont les lâches. Jaloux de leur liberté à un point extrême, ils sont âpres au gain. Fiers, discrets par nature, farouchement attachés à leurs valeurs personnelles, ils vont toujours jusqu'au bout de leurs idées. Jamais ils ne se trahissent. Pour rien au monde. C'est pourquoi ils préfèrent tant trahir les autres.
La lâcheté est non seulement une arme efficace, mais encore facile, simple, et surtout sans danger pour qui en use avec art : seuls les autres sont victimes du lâche. La lâcheté permet de provoquer en duel un ennemi sans avoir à se mouiller : le lâche ne sort jamais de l'ombre. Il peut sans aucun péril insulter, provoquer, menacer, jamais il ne s'exposera au feu. Le lâche sait user de toutes les opportunités qui s'offrent à lui : lettres et coups de fil anonymes, coups bas, etc. Le lâche est judicieux, prudent et il offre les apparences de la plus parfaite honnêteté.
C'est pourquoi les lâches réussissent en bien des domaines, et au prix de peu d'efforts. D'où l'indiscutable supériorité de la lâcheté sur le courage quand on veut se faire un nom dans l'anonymat.
31 - A mes détracteurs
Je lève mon verre à ces corbeaux de malheur posés sur un cercueil imaginaire orné de mes quatre initiales. Je bois l'absinthe de ma gloire, m'enivrant à la coupe dorée de mon art, dédaigneux, hautain, superbe et immoral, frondeur et princier.
Votre fiel stérile n'a point la vigueur de mon fer vengeur, et vos chants criards pleins de haine ne valent pas le son mélodieux de mon aile dans l'azur. Vos plumes ténébreuses sont trempées dans une encre de misère, et vous décrivez dans le bleu du ciel des cercles lugubres, et vous écrivez dans le couchant embrasé des sentences infernales : vous êtes incapables de faire naître la beauté, salissant tout ce qui est sain, gracieux, noble...
Mais aucun de vos forfaits ne saurait m'atteindre : je suis l'intouchable albatros de la légende.
32 - Eloge de la bêtise
Je chéris et loue la bêtise. La bêtise est une haute qualité, une authentique vertu, le rempart absolu contre la souveraine et tyrannique intelligence qui l'écrase, la méprise, la persécute. La bêtise est l'apanage de ceux qui sont totalement dépourvus d'intelligence, et qui sont par conséquent remplis de saines certitudes, d'inébranlables convictions, de salutaires illusions. La bêtise empêche de trop penser, elle pousse à l'action irréfléchie. Elle éloigne et préserve fatalement l'être de la pensée stérile, creuse, futile.
La bêtise rend toujours heureux tandis que la réflexion angoisse. La bêtise résout tous les problèmes de la pensée en éliminant tout simplement la pensée. Le penseur se crée des problèmes, l'intelligence est inconfortable parce qu'elle pose des questions embarrassantes à l'homme. Les gens intelligents se posent toujours des questions insolubles. Alors que les gens sots ne se posent tout simplement pas de questions : voilà le secret de leur bonheur.
Les gens stupides cultivent leur jardin sans plus se poser de questions. Les gens intelligents se préoccupent plutôt du temps qu'il fait au-dessus de leur tête bien faite et en oublient totalement leurs activités horticoles. Ils s'y désintéressent parfaitement, préférant se torturer l'esprit avec des choses qui, aux yeux des gens bêtes, n'en valent pas la peine.
D'où la supériorité de la bêtise sur l'intelligence qui force l'heureux élu à cultiver son jardin. Et avec coeur encore. Alors que l'intelligence ne fait rien pousser du tout sous les pieds de ses victimes bien pourvues.
33 - Encore un éloge de la bêtise
La bêtise est le privilège de ceux qui ne sont pas habités par la vaine et méprisable intelligence.
L'intelligence, ce vernis de l'esprit... Cet habit d'apparat hautain et superficiel, cet artifice cérébral indigne de l'Homme, cette pollution mentale qui dénature si bien les pensées et met plein de mollesse dans le cerveau à la manière des substances nocives que l'on nomme héroïne, cocaïne, Marie-Jeanne... L'intelligence est un poison dangereux et la bêtise est son naturel antidote.
L'intelligence empêche l'action, elle freine l'instinct et la saine pensée primaire. L'intelligence oblige les gens à penser de plus en plus et donc à faire des études, à se lancer dans la recherche. Elle excite la curiosité et génère maintes questions aussi difficiles qu'inutiles. En un mot l'intelligence pousse à la réflexion et de par ce fait empêche de vivre. Il est tellement plus agréable, plus facile de ne point penser et de se laisser guider par l'instinct, l'ignorance, l'innocence, ou par l'autorité ecclésiastique, politique, syndicale...
Obéir sans penser, n'est-ce pas l'assurance de ne jamais commettre d'erreur par soi-même ? Jamais de remords avec la bêtise, puisqu'elle excuse à peu près tout. Alors que l'intelligence est au contraire un facteur de responsabilités pénales, morale, professionnelle. Plein d'ennuis en perspective avec l'intelligence...
La bêtise heureusement empêche le développement de la pensée : c'est le confort de l'esprit par excellence. La bêtise est l'apanage des authentiques esthètes soucieux de leur qualité de vie.
34 - Un peu de fiel dans la soupe
Voilà ce que je dis à mes vrais amis rencontrés sur le NET. Et puisque ce sont d'authentiques amis, qu'ils lisent sans broncher ce qui suit :
Vous mes chers amis, vous les ennemis du Beau, de l'Art, de la Poésie, vous les vaniteux pleins d'une humilité de circonstance, vous les représentants d'une société improvisée issue du NET, sachez que je ne suis que l'écho retourné, le reflet inversé de ce que vous êtes. Si votre mépris pour moi est si profond, c'est que vous vous méprisez vous-mêmes.
A travers l'éclat de celui qui vous conspue si bien, vous ne voyez que trop votre propre ineptie. Le bouffon bouffonne, les sujets rient jaune. Il leur montre ce qu'ils sont véritablement : de la matière à bouffonner, de la pâte à rire, de la glaise pour amuseur public.
Voilà ce que vous êtes mes amis. Je bouffonne et vous continuez à antibouffonner entre mes mains. Vous jouez dans cette fanfare de cirque dont suis le chef d'orchestre. Nous sommes dans le même bateau : moi à la barre, vous à fond de cale.
C'est que je suis libre, mes chers rameurs.
35 - Epées, moines et amour courtois
J'aimerais passer mon temps dans le luxe de la pierre millénaire d'un cloître, perdre les heures de ma vie là où tout silence vaut une prière. Un cloître... Ces charmants caveaux sont des volières pour âmes libres. Des tombes de lumière où les vivants s'égaient sans mot dire, se réjouissent avec gravité. Les cloîtres sont des châteaux pour esprits d'élite. Fuir la trivialité du monde et me rapprocher des étoiles entre quatre murs nus, voilà mon plus cher désir.
Plus de superflu ni de vulgarités... Rien que des icônes, des écussons, de la pierre, de l'austérité et du silence.
Je veux vivre dans un monde de chevalerie, un monde peuplé de laboureurs et de gens nobles. Un monde de guerriers en esprit, de héros, de rêveurs, de porteurs d'épée et de poètes.
Mon monde.
36 - En exil
C'est une fois hors de l'onde que le poisson se met à aimer passionnément son élément... Voici ce que je ressens pour la France, lorsque je m'attarde trop longtemps en terre étrangère :
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Un ciel, une terre, un pays sont loin de mes yeux. J'ai quitté mon sol natal, un royaume de petits riens mystérieux et de grandes choses familières, et je n'entends plus aujourd'hui le chant du vent dans les herbes folles.
Tout un monde me manque. Cette terre quittée, ce lointain pays d'origine, ce cher empire, pour vous le nommer ici permettez-moi d'y mettre un peu d'esprit et beaucoup de cœur. Ce paisible royaume, ce séjour plein de quiétude, ces rivages aux ondes sereines, c'est tout humblement la France.
Quel expatrié pourrait sans rougir renier plus de dix jours ce pays aux mille châteaux où coulent des ruisseaux sages de vins âgés, où s'élèvent, dressées sur leurs pieds puants, des montagnes de fromages vifs, où des poètes ivres chantent des vers suaves et féroces ?
Ma France, ma terre, mon berceau, mon alcôve et ma tombe, je n'ai qu'un mot pour elle : NOSTALGIE. Oui, j'ai l'honneur d'aimer la France. Nulle autre contrée ne saurait consoler mon coeur exilé, et je donnerais l'Empire State Building, et encore tous les monts de l'Olympe, pour un plateau de fromages de mon pays.
Je déteste Paris, je hais sa triste banlieue et j'exècre encore tous ses habitants aux regards moroses. Je vomis sur la banalité et l'ennui des dimanches provinciaux aux heures molles pleines de torpeur ensoleillée. Et pourtant, qu'il est doux mon amour pour la France !
Je vous parlerais volontiers de ces petits clochers de villages qui sonnent les heures discrètes des jours qui passent. Ou bien de ces sentiers perdus, pavés ou non, où souvent l'Histoire croise la Poésie et où se concertent muses et troubadours. Ou encore de ces chères demeures hantées par leur propre charme, habitées par les pierres elles-mêmes, lesquelles ont une âme en ce beau pays de France...
Mais tout ceci est un secret. Un délicieux mystère commun à ses habitants. Elle est là. Vous la trouverez au bout de ma plume, à la fin de cette lettre, et mon coeur se serre. Regardez-la, écoutez-la, sentez-la, respirez-la chaque jour depuis vos fenêtres en ville, admirez-la à travers champs et chemins de campagne, c'est elle, c'est la mienne, c'est la vôtre, c'est notre FRANCE.
37 - La pollution des consciences ou le Graal vert
Le combat de José Bové est horizontal : il défend des valeurs palpables. Tout en étant opposé comme lui à l'invasion de la culture Mac-Donald en France mais loin d'être un fanatique de la guerre aux humburgers, je vais quérir ma pitance de temps à autre chez les cuisiniers yankees. Après tout, quelle importance ? Nous ne sommes sur Terre que pour quelques décennies.
La Terre qui n'est pas éternelle... Si la plupart des fumeurs acceptent de prendre le risque de détruire leur corps, de contracter un cancer des poumons pour le plaisir de fumer, pourquoi n'accepterions-nous pas de prendre le risque d'abîmer la planète pour gagner un peu plus de confort, de sécurité, de bien-être ? Qu'y a-t-il d'illégitime à cela ? Rien n'est impérissable en ce monde. La planète se détruira sans nous un jour. Le soleil lui-même mourra car à l'échelle cosmique il n'est pas perpétuel lui non plus.
Etre contre la mondialisation, n'est-ce pas aussi irresponsable qu'être contre la révolution industrielle qui a certes profondément endommagé la planète depuis un siècle mais, quoi qu'on dise, nous a indéniablement fait progresser ?
Les économies d'énergie ? Pure aberration : les réserves de pétrole seront brûlées de toute façon. Que ce soit à petit feu ou à vive flamme, le pétrole brûlera au service de l'activité humaine. Quoi qu'il arrive l'Homme brûlera le pétrole et fatalement il y aura des rejets nocifs dans l'air, économie d'énergie ou pas.
Bien sûr, sur le plan psychologique ces rejets étalés plus longuement dans le temps PARAITRONT moins nocifs pour l'environnement car moins perceptibles à l'échelle humaine. Mais à l'échelle géologique, quelle différence ?
La mode de l'écologie est surtout une manne commerciale pour les industriels : sous prétexte de préservation de l'environnement ils vendent au peuple, et au prix fort, des gadgets à haute valeur morale (voitures "moins polluantes"), mais dont se contrefout la planète Terre.
Bové passera. La Terre passera. Les étoiles passeront. L'esprit demeurera.
38 - Le Ciel m'a parlé
Le Ciel m'a parlé, et voici ce qu'il m'a dit :
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Raphaël, si ta noblesse a l'éclat des sommets, si ton coeur ne s'effraie pas des ossements au fond des tombes, si ton âme a la transparence de l'eau vive, alors tu es digne de l'épée que tu portes.
Va, et pourfends tes ennemis, combats ces diables d'hérétiques au nom de ce que tu es, porte tes coups sans faiblir ! Tu es un prince, et eux ce sont des chiens galeux. Ne crains pas leurs ricanements lugubres, ni leurs crocs fétides, ni leurs hurlements impies.
Tu es un prince Raphaël. Tu es le chevalier de la Lune, le paladin des étoiles, le cavalier de la Lumière, l'aimé des anges... Tu es le dragon du Ciel, et tu craches sur la Terre le feu blanc de la Poésie.
Tes traits sont neufs comme l'aurore. Ton front a la majesté des cimes et ton regard reflète l'infini azur. Ta face a la vérité des icônes. Elle trahit ta flamme. Ton âme, ton feu, ton or... Tu es l'aube glorieuse, avec une goutte de rosée dans tes prunelles, un éclat de soleil dans le coeur. Tu es un chevalier, un guerrier, l'amant des muses, des vestales et des statues de sel.
Ta quête n'a pas de fin, pas de bornes, pas d'objet, pas de sens : la Beauté, l'Amour, la Poésie sont ta folie. Ta folie.
Et l'éternité est ton asile.
39 - Le mal de l'écrivain, encore un mythe
Contrairement à tous ces auteurs écrasés par le poids de leur production et entretenant avec celle-ci des rapports quasi mystiques, le maniement de la plume ne sacralise nullement ma liberté, ne tourmente pas ma pensée, ne perturbe point mon sommeil. Les gens en proie à ces espèces de délires "rimbalesques" leur conférant une importance de cloche d'église sont de bien présomptueux poètes.
Une oeuvre écrite ne vaut pas plus qu'une oeuvre culinaire. Pour moi l'écriture n'est que de la cuisine pour l'esprit, plus ou moins fine, plus ou moins digeste, plus ou moins savoureuse. Mais certainement pas une divine sécrétion à placer sur quelque "foutaiseux" autel dédié à la Sainte Littérature, à l'opposé de ce que croient tous les malades imaginaires de la plume. Il n'y a pas plus de gloire à étaler de l'encre sur du papier qu'il n'y a de malédiction à être un poète incompris. Un poète incompris est un poète qui ne sait pas composer correctement. Ou qui a une écriture illisible. Rien de plus.
Le mal de l'écrivain n'est qu'une imposture. Une mode mondaine qui certes dure depuis quelques siècles, mais qui finira bien par passer un jour quand les fumistes cesseront de polluer le paysage littéraire. Une fois le livre écrit, lu, il peut avantageusement servir de cale pour les tables bancales. Volumineux, il peut encore servir de tabouret de fortune afin que l'écrivain trop las y pose dignement son séant.
Les vrais bons écrivains ont un rapport heureux à l'écriture. Ils ne ressentent aucun malaise de prestige à se consacrer à leur art. Ils font tout simplement de la bonne cuisine. Et les vrais gastronomes savent les reconnaître : ils se délectent entre eux, laissant à leurs divagations les mauvais cuisiniers dans leur cantine en compagnie des écoliers qui boivent sans broncher et avec une masochiste admiration à la coupe amère de la médiocrité.
40 - L'imposture du Q.I.
Sur la valeur du QI sachons entendre raison et relativiser la sentence des chiffres censés mesurer l'intelligence humaine. Qu'est-ce que l'intelligence ? Comme la folie, l'intelligence est un mot passe-partout galvaudé qui signifie tout et rien.
On considère que le plus intelligent des êtres sera celui qui aura su résoudre un maximum de problèmes logiques en un minimum de temps. Mais qui dit qu'en ce domaine l'intelligence véritable ne se déploie pas pleinement dans un temps maximum plutôt que minimum ?
Posséder un QI élevé est finalement plus un prestige social qu'autre chose.
Comprendre cela, c'est déjà gravir un premier degré dans la saine intelligence. Cette dernière est d'abord et avant tout l'entente sociale. Je constate que partout les tests de QI génèrent des passions déplacées, comme si c'était là la quête sociale finale, la récompense suprême d'une vie humaine, la valeur définitive de l'individu... Notre société valorise ce qu'elle définit comme l'intelligence selon les critères réducteurs des tests du QI. Ainsi les "surdoués" sont bien vus, comme si c'était chez eux une vertu, un mérite, une qualité humaine.
Tous adhèrent à cette intelligence-étalon que l'on mesure précisément, à l'unité près de la même manière que l'on mesurerait l'amour avec des chiffres. Les esprits se confinent dans cette certitude que la vraie intelligence est là, puisqu'on l'a ainsi désignée officiellement... Voilà ici une belle preuve de bêtise collective.
41 - Les étoiles
Seul sous les étoiles, je rêve parfois de les approcher, de les saluer de tout près : je me vois enfourcher quelque fantastique Pégase qui m'emporterait jusqu'à la voûte céleste, à la rencontre de ce peuple de lumières. A dos de chimère je quitterais la planète pour rejoindre les feux énigmatiques du ciel...
Et, caracolant sur mon cheval ailé, je voguerais pour toujours dans les champs de constellations. Je me noierais dans ces océans de mystère, buvant à pleines gorgées le vin de la Poésie, ivre d'immortalité, d'infini, d'éternité.
42 - Terrae incognitae
Dernièrement j'ai emprunté les petites routes de campagne plutôt que les grands axes rouges pour venir à Paris. J'ai choisi les routes blanches sur la carte au 1/50 000 où chaque ferme isolée est répertoriée. Je suis allé à la rencontre de la France profonde, paisible, inconnue des citadins, un peu mystérieuse.
De charmants petits clochers perdus dans la campagne ponctuaient ma route. Je suis entré dans l'un d'entre eux pour me rafraîchir et me recueillir. La canicule est moins désagréable dans la verdure et la fraîcheur des sous-bois que dans le béton de la banlieue parisienne. Je me suis mis à haïr encore plus Paris et sa banlieue lors de cette excursion bucolique. Nul besoin de s'exiler à l'autre bout du monde pour trouver le dépaysement : il est à nos portes. Il suffit de s'écarter des grands axes routiers, de pénétrer dans le coeur de la France via ses voies vicinales. Le peuple ne sait pas : il part dans le midi de la France chercher du soleil stéréotypé et des loisirs falsifiés alors qu'à deux pas de chez lui sont cachés les vrais trésors de la France. Il suffit juste de savoir regarder. J'ai croisé sur ma route maints clochers admirables. Humbles, historiques, pittoresques, ils m'ont laissé un goût de bonheur simple et authentique. Moi-même issu de la campagne profonde, j'ignorais qu'il pouvait exister de semblables coins épargnés par la civilisation citadine. Ces petits villages forment une véritable mosaïque d'Arcadies. Ce sont les zones blanches sur la carte.
Autrefois on appelait les coins encore inexplorés de la planète "terrae incognitae".
On pourrait dire que ces zones rurales que j'ai traversées sont les terrae incognitae du tourisme de masse. Des trésors préservés de la bêtise des touristes moyens. Le touriste de base ne voit aucun intérêt à explorer cette France rurale : trop proche de chez lui, pas assez exotique à son goût. Dieu merci, cette belle France est épargnée par ces idiots en shorts.
J'ai l'intention de retourner dans ces royaumes de verdure aux mille clochers, dans ces lieux bénis où tout est "terra incognita".
43 - Le français correct
Réponse à l'attention d'un scientologue au verbe odieux, aux propos infamants, auteur d’un article dans un quotidien national :
Sachez que les détracteurs de votre espèce qui revendiquent si fort leur appartenance au "Club prestigieux de la scientologie" et qui commettent la maladresse d'écrire "délatoires" au lieu de "délatrices" ne sont pas dignes de défendre leur cause à la pointe de la plume. Ils n'ont en ces circonstances d'autre droit que celui de se taire. Votre crime est grand Monsieur, car vous semez l'ivraie dans ce beau jardin qu'est la langue française. Certes cette langue peut être fleurie, verte et même crue au besoin. Mais elle demeure toujours joliment académique sous la plume de ceux qui la respectent. L'incorrection de votre parler vous discrédite. Ouvrez donc un dictionnaire avant d'envoyer vos salades en ces lieux choisis !
44 - Lettre à des vendeurs de voitures
Messieurs,
J'ai la joie de vous signifier que votre discours aux allures sottement standard, au contenu fondamentalement crétinisant a trouvé en moi un fervent adversaire. Vos propos cadrés selon les normes ordinaires, criminelles en vigueur dans ce monde hérétique du travail sont le reflet exact de l'inanité de la société dans laquelle je vis. Je suis résolu à combattre les gens de votre espèce qui impunément s'ingénient à répandre parmi la jeunesse les valeurs viles de notre époque.
Combien de jeunes esprits sans jugement se laissent tenter par le culte impie de l'emploi, du salaire, de la sécurité matérielle ? Vos idéaux professionnels sont des Graal de brèves portées qui rendent l'Homme vulgaire, trivial, indigne.
Sur un plan plus personnel vos desseins me paraissent minables, mesquines, honteuses pour une âme de bien comme la mienne. Les sots métiers existent, et ce que vous proposez en est la preuve magistrale.
Dans votre annonce vous osez user du terme «talent» pour mieux appâter vos proies imbéciles, comme si le fait de vendre des voitures nécessitait d'avoir ce que vous appelez du talent. Emploi abusif, galvaudé, flagorneur d'un mot passe-partout dans le monde inepte des commerciaux.
Je n'adhère pas à la religion Renault qui fait de ses adeptes des esclaves, des serviteurs de votre enseigne, des machines à vendre. Les proxénètes de votre espèce n'agréent pas à mon coeur demeuré pur. Vous ne ferez pas de moi un vendeur, un corrupteur, un racoleur. Intactes je garderai vertu, innocence, joie de vivre.
Je suis une âme libre.
45 - Encore une lettre envoyée aux employeurs
Messieurs,
C'est avec cœur que je réponds à votre annonce, comptant sur le prompt succès de cette personnelle entreprise de sabordage, et ce afin d'être certain de n'avoir jamais à me mettre à votre service. Vaille que vaille, je fuis le monde des entreprises en me faisant connaître des principaux grands employeurs de la contrée.
J'espère que vous voudrez bien voir en moi la personnification la plus achevée de la mauvaise volonté, la contre valeur parfaite de notre société, la figure désespérante de ce que l'on ne saurait concevoir dans le monde réglé, codifié, sacralisé du travail.
Je vais avec grande insolence, autant d'inconscience et sans nul regret sur mes 38 ans. De toute mon existence, je n'ai pas travaillé plus de trois mois, en tout et pour tout. Je ne m'en porte que mieux : santé excellente, moral au plus haut, finances stables (la grâce, la divine providence). Ce qui n'est pas le cas de mes semblables s'ingéniant à besogner tous les jours de leur vie.
Je suis un oisif. Je ne fais strictement rien de mes saintes journées. Du moins rien qui vaille à vos yeux. Je voue ma peine à la belle inutilité. Ma plus chère occupation consiste à pratiquer l'oisiveté aristocratique, au gré de mon humeur ou du temps qu'il fait. Je suis un rentier, un désoeuvré. Quelques paysans besognent sur mes terres héritées. Je gère tout ça de loin avec détachement. Voire négligence. Mais cela ne suffit guère pour occuper les heures creuses de mes journées creuses. J'occupe le reste de mes jours libres à observer mes semblables "favorisés par le sort" qui trouvent leur contentement dans le labeur quotidien, pour mieux porter sur eux mon regard hautement critique.
J'évite tout commerce, de près ou de loin, avec la gent laborieuse (patronale, ouvrière et artisanale). Toutefois je daigne me frotter à ces jolis, de temps à autre. Et puis je leur trouve quelque attrait à ces travailleurs, à ces patrons, à ces employés, par-dessous leurs blouses, leurs costumes, leurs déguisements.
Je les taquine avec charité, leur porte attention avec condescendance. Je leur parle également, mais toujours en choisissant bien mes mots, de crainte de les blesser. Il convient de les ménager, mais surtout de flatter leur religion, le travail étant chose sacrée pour les pions d'usine de leur envergure. Un minimum de psychologie évite bien des heurts et permet de dompter ceux qui travaillent.
Bref, mes rapports avec les travailleurs sont enrichissants. Ils m'offrent le spectacle gratuit et plaisant de que je ne saurais être : prompts au travail, consciencieux à l'extrême, admirables de ponctualité, courageux jusqu'à l'héroïsme, patients comme des saints, ardents à l'ouvrage, matinaux cinq à six fois par semaine.
Certains en ont "plein les reins", d'autres en ont "plein le dos", d'autres encore en ont "plein la tête". Et ils sont tous près de chez moi. Ce sont mes semblables, mes contemporains, mes frères. Et pas un parmi eux pour faire l'éloge de l'oisiveté. Pas un. Permettez-moi de prendre la parole à leur place : je suis l'incarnation de leurs rêves. Ou de leurs non-rêves.
Je suis leur ennemi, puisque je suis l'Ennemi du Travail.
Cependant, sans eux qui serait là pour faire en sorte que je puisse vaquer à mes chères futilités, chauffé au moyen de leur charbon, choyé grâce à leurs usines, nourri du grain de leurs efforts ? Et puis surtout, comment tuerais-je le temps s'il n'y avait personne à regarder travailler ? Le travail des autres est donc utile ! La morale est sauve...
Les promesses palpables de ce monde mercantile ne m'agréent guère et je vous abandonne volontiers, Messieurs les employeurs, ces trésors qui sauvent les apparences. Sans le travail, que seriez-vous donc ? Plus rien du tout.
Ma souveraine oisiveté sert mieux le monde que vos agitations professionnelles : je ne produis rien. Absolument rien. Nulle richesse issue de mes dix doigts pour plaire aux gens de votre espèce. Je suis un heureux parasite, le premier des profiteurs, le dernier des Mohicans. Grâce à ceux qui travaillent, je puis m'adonner sans entrave à mon passe-temps favori : ne rien faire du matin au soir. Professionnellement parlant.
Vous êtes producteurs de néants nommés «confort matériel», «sécurité de l'emploi», «assurances temporelles»... Rien que du vent. Un peu de paille, beaucoup de fumée. Vous promettez une belle fiche de paie à la fin du mois à conserver comme un talisman. Carotte mensuelle.
Quant à vos coups de bâtons, ils ne sauraient m'atteindre : je plane toutes ailes déployées au-dessus du troupeau. Albatros de la condition humaine, je m'abreuve de Poésie, me nourris de Beauté, vis des fruits du Ciel.
La grande mode de nos jours étant à l'emploi, la jeunesse n'a plus que cette piètre ambition. Je ne saurais, quant à moi, me baisser à la hauteur de vos boutons de chemises pour asseoir ma demeure en ce monde.
46 - La grande Crâneuse
Monsieur,
Aujourd'hui c'est votre fête. Peu habitué à recevoir des hommages, vous voilà servi : c'est aujourd'hui qu'on vous enterre. Rassurez-vous, vous n'aurez aucun discours à prononcer. C'est vous le héros.
Aujourd'hui vous êtes grand, solennel. Et assez crédible. Etendu dans votre linceul, vous avez les allures d'un digne pontife de l'administration. Un vrai notable ! Ha ! cet homme quasi homérique que vous n'avez jamais été dans votre vie... Ce front de chef de rayon, de responsable syndical, de gagnant du loto, vous l'avez enfin hérité. Pour une fois la bière vous donne de la prestance. Quel panache vous confère votre nouvel état ! Recte, hautain, indifférent... Un vrai seigneur.
Vous êtes presque impressionnant dans votre soudaine immobilité. Méconnaissable.
On fait silence autour de vous. On s'abstient même de fumer. Vous voyez, il suffit de pas grand-chose pour que l'on vous respecte : de la rigidité, un peu de pâleur, ce je-ne sais-quoi de formel, de formolé, de naturel. Vos proches, hérétiques, s'imaginent que vous irez directement au trou, que tout est fini pour vous. Vous le pensiez aussi, Monsieur.
Moi je vous dis que ce n'est que le commencement pour vous. Le plus dur, c'est qu'il faudra vous habituer à avoir de l'esprit. Beaucoup d'esprit. Rien que de l'esprit : vous ne vivrez désormais qu'à travers cette constante essentielle qui faisait si cruellement défaut à votre existence terrestre.
Aussi, je vous souhaite vraiment bon courage, Monsieur le mort.
47 - Eloge des privilèges
Voici un texte envoyé au journal "Le Figaro". Une bonne leçon pour ses prétentieux journalistes qui se targuent de travailler dans un journal gouvernemental formel, sûr, assis, de référence.
Sachons de temps à autre railler les si conventionnels et trop habituels héros de notre panthéon littéraire... Monsieur Beaumarchais, je vous tiens tête ! Pour une fois donnons la parole à l'espèce haïe :
- Figaro, parce que vous n'êtes qu'un valet vous pensez valoir votre maître à qui vous devez tout. Et si vous vous enorgueillissez d'avoir de l'esprit, je vous rappelle que vous n'avez point d'or, et encore moins de titre de noblesse. Je puis m'enorgueillir moi, d'être bien né. Mais vous, qu'avez-vous à opposer à ma particule, Monsieur le bel esprit ? S'il est vrai que tout l'or du monde ne saurait donner de l'esprit à un honnête homme, il est également vrai que tout l'esprit du monde ne saurait pour autant faire d'un valet un marquis. Valet vous êtes, valet vous demeurerez. Votre esprit, m'entendez vous, votre esprit Figaro ne pourra jamais rien y faire... Vous me devez obéissance, respect, reconnaissance. Je suis votre maître. Sans moi vous n'êtes rien. Vous êtes à mon service et si je n'étais pas là pour entretenir votre mauvaise graisse de roturier vous n'auriez pas l'occasion d'avoir tant d'esprit et si peu de modestie. Je puis être raillé par mon valet, je ne serai pas moins son maître. Mais vous ? Changez de maître à votre guise, valet vous demeurerez. Vous avez de l'esprit, cependant vous n'avez ni argent, ni château, ni titre, ni rien de ce qui fait que je suis pour vous ce sujet de joyeuse raillerie.
Vous croyez sans doute que l'esprit fait l'homme en ce monde ? Détrompez-vous. C'est la naissance, et rien que la naissance qui fait l'homme. La preuve : vous êtes un valet et vous n'êtes rien, tandis que je suis votre maître et je suis mieux loti que vous. En vertu de mon or, de mon titre de noblesse. Si vous pensez que mon or et mon titre ne valent rien, que fais-je en si haute position ? Et si l'esprit dont vous faites si grand cas vaut plus que mon or et mon titre, que faites-vous donc ici costumé en serviteur ? Vous faites le procès des privilèges injustes, de la richesse facile, du luxe honteux, de la bêtise de vos maîtres, mais Monsieur que feriez-vous si comme moi vous étiez arrivé au monde dans la soie, roulant sur l'or sans l'avoir mérité autrement que par la grâce d'être bien né, banquetant trois fois par jour sans autre raison que celle qu'il faut bien manger pour demeurer en vie, dansant tous les soirs au bal en galante société parce qu’il faut bien remplir les jours qu'il nous est donné de vivre ? Que feriez-vous d'autre ? De l'esprit vous croyez ? Certes pas ! Vous tiendriez ce semblable discours, trop jaloux de la fortune tombée du Ciel sur votre tête.
Le sort vous a fait valet et du haut de votre bel esprit vous frondez votre maître, mais au fond de votre coeur médiocre vous auriez mieux aimé être à ma place. Si à vos yeux il faut mériter les honneurs non par la naissance mais par la vertu, le travail, la religion, quel sort réserveriez-vous à ceux qui n'ont pas votre chance d'avoir de l'esprit, et qui en outre n'ont comme moi ni vertu, ni courage, ni religion ? Vous feriez mettre les seigneurs au service de leurs valets sans doute ? Et au nom de quoi la valetaille mériterait telle faveur ? Ainsi il suffirait d'être un laquais de votre espèce pour s'arroger le droit de faire la loi parmi les belles gens argentés et titrés ? Est-ce donc là votre jolie conception de l'ordre des choses ?
Taisez-vous donc et retournez à vos domestiques besognes. C'est pour cela que je vous paie, laquais ! Votre esprit vous dessert en tel cas, tandis que mon or et ma particule me mettent à l'abri de devenir ce que vous êtes. Ce qui prouve l'inanité de vos belles idées. Seul l'argent donne le pouvoir. Et même lorsque vous aurez compris cette vérité, cela ne vous donnera ni argent ni titre pour autant puisque, définitivement, vous n'êtes point de belle naissance.
48 - L'ineptie de certaines listes
Un monde inconnu s'ouvre à moi. Les choses prennent une couleur nouvelle, un sens autre. Je ne reconnais plus rien autour de moi, ni sur le NET. Tout me devient étranger. L'espace n'a plus d'ampleur, les objets n'ont plus de poids et les quatre murs qui m'encerclent ne veulent plus rien dire. J'ai perdu mes repères du quotidien.
En entrant dans la liste, je suis entré dans un autre monde. Au bord du vide. Je ne sais pas encore où je suis, mais je sais que ce monde, c'est celui des consciences exilées. Ici plus rien ne peut advenir parce que tout est figé. Les objets sont là, mon écran est face à moi et je puis le mouvoir si je veux, mais il n'y a aucune signification à tout cela. Il n'y a plus de fondement. L'endroit où je suis n'est pas un endroit. L'espace et les choses ont beau m'entourer, ils demeurent absents parce qu'infiniment loin de moi. Je suis sorti d'un univers pour entrer dans un autre, sans consistance ni saveur, ni signification. J'ignore toujours où je suis en cet instant précis, mais là où je suis je sais que c'est l'absence, le vide, le rien. Silence et inertie.
Les choses sont là, mais une sorte de brume les nimbe. Je prête aux objets une réalité informe, impondérable, une existence sans question ni réponse. Monde bizarre... J'ai l'impression de ne plus faire partie de ce qui m'entoure. Pourtant je puis encore me poser la question de savoir quel est ce monde où je me trouve, parce qu'à l'instant où j'écris ces mots je commence enfin à y voir clair...
La réponse est en train de se former en ce moment-même dans ma conscience égarée, à la fois simple et terrible. A présent je sais où je suis, je sais comment se nomme cet univers si particulier, si opaque, si indéfinissable, et pour tout dire si ennuyeux... Je sais où a atterri ma conscience à travers cette liste.
Je ne suis nulle part.
49 - Un jet de fiel
Souvent j'entends des quidams affirmer avoir une "PASSION" pour l'écrit. Je m'adresse à ces pigeons au vol ras :
Connaissez-vous le sens du mot "passion" ? Terme employé à tort et à travers pour signifier que l'on aime les poissons rouges, les haricots verts ou le cinéma américain commercial... Bref, un mot vide. Dans la bouche de certains écervelés il est utilisé de manière aussi sotte et stérile que les termes "GENIAL" et "SYMPA".
Vous n'avez nullement la passion des écrits. Vous êtes simplement victime d'un conditionnement qui aliène votre pensée, vous fige les neurones, vous amollit la tête et le coeur, comme tous les gens de votre espèce. L'écriture est votre "passion". Un passe-temps "génial" et "sympa" pour abruti moyen.
50 - "Sensibilité à fleur de peau" et autres niaiseries
Une de mes lectrices m'avez écrit : " je vous perçois comme quelqu'un de très sensible et donc réceptif"...
Et moi j'ajouterais, pour rester dans la même veine stérile et "imbécillisante" qui inspire cette sotte admiratrice, qu'elle a une "sensibilité à fleur de peau", et encore que :
"Derrière sa carapace parfois un peu bourrue se dissimulent des trésors d'humanité..."
Mais aussi que :
"Elle a souffert dans sa vie et elle est très généreuse, formidable, extraordinaire, etc, etc..."
On connaît tous la sempiternelle chanson.
Les histoires de sensibilité, de réceptivité, de générosité, c'est comme les "SYMPAS" et les "GENIAL" si souvent entendus : ça permet de boucher des trous quand on n'a rien à dire.
51 - Conseils pour une jeune épouse au lendemain des noces
La pieuse et honnête épouse, âme chrétienne éprise de chasteté, de propreté, de droiture ne manquera pas, après s'être solennellement engagée à servir dignement son cher époux, de faire la première bonne oeuvre de son état marital : devenir mère.
Dans ce dessein la mariée envisagera de gagner le coeur de son maître de la manière la plus intime qui soit. Dès le coucher du soleil, derrière les volets clos de la chambre nuptiale des époux légitimes, les pires résolutions charnelles devront être prises.
Là est la partie la plus délicate de l'affaire. En effet, bien des couples, sans doute trop purs, se montrent maladroits et pèchent sans le savoir le lendemain de leurs noces en entravant la chrétienne procréation.
Belles âmes ingénues ignorantes des nécessités profanes de la chair ! Le bon pasteur sera touché de constater tant de candeur chez les nouveaux mariés... L'homme d'Eglise cependant devra rappeler aux époux leur devoir. En vertu des serments échangés la veille lors de la cérémonie du mariage, il leur faudra promptement se soumettre à l'humaine condition, se résigner au devoir conjugal qu'impose leur nouvel état d'épouse et d'époux. Ainsi est la loi du chrétien hyménée. Et le prêtre, le garant de son application.
Ce dernier qui aura uni les mariés la veille à l'église pourra éventuellement porter secours aux plus timorés. Il mettra au service des plus innocents sa science, et ce dans le but avouable de donner à l'Eglise des enfants aptes au baptême, qui plus tard donneront à leur tour des enfants, qui eux-mêmes donneront des enfants, et ainsi de suite jusqu'à la fin des temps.
Pour ces âmes pures que la reproduction de l'espèce chrétienne demeure encore un mystère, l'Eglise a tout prévu. Le ministre du culte a beau être le serviteur des causes célestes, il n'en est pas moins frère des hommes. Il n'est donc point étranger aux menus tracas de ses semblables. C'est pourquoi l'officier du culte soucieux du bon déroulement du procès de procréation se transportera le soir du projet nuptial dans la chambre des époux qu'il estimera trop ignorants des gestes de la reproduction, afin de leur faire profiter de son savoir.
Et, pieusement penché sur eux, il tiendra dans la main une chandelle pour mieux constater le bon déroulement des faits, et éventuellement pour aider à la déchirure de l'hymen à la clarté de son cierge.
Au besoin, il aidera le mari à perforer le voile virginal récalcitrant par d'incessants encouragements. Il se peut toutefois que l'époux, malheureusement très peu avantagé par la nature, faille à son devoir. En ce cas pour le bien de tous, mais surtout pour sauvegarder la réputation du mari et mieux sauver les apparences, le teneur de chandelle n'hésitera pas à mettre à contribution sa propre personne s'il s'avère de meilleure constitution, afin de mener à terme le procès de procréation. En ce cas c'est le mari qui tiendra la chandelle et qui se fera le témoin, de loin, du bon déroulement dudit procès.
Ainsi le serviteur de l'Eglise, par constat direct, sera en mesure de certifier de manière irréfutable la consommation du mariage qu'il aura célébré la veille. Chacun des époux sera par conséquent rassuré et se félicitera pour les bons services rendus par leur confesseur. L'ordre immuable des choses étant ainsi scrupuleusement respecté, la bonne conscience des uns et des autres demeurera intacte, chacun étant renvoyé à ses devoirs et n'ayant de compte à rendre à personne. Qu'il en aille pour les événements et les hommes de ce monde selon cet ordre établi.
52 - La monstruosité naturelle des enfants
Les enfants, éternels parasites de l'humanité, sont les pires ennemis des causes admirables, des esthètes et de la poésie en général. Un enfant ne saurait apprécier le génie de Kant, ni celui de Pascal, encore moins celui d'Einstein. Allez donc faire comprendre à un de ces êtres débiles, puérils et infiniment vains que E = MC2...
Les enfants n'entendent rien à la raison, ni à la technique, ni à la pensée des énarques, des politiques, des savants ou des théologiens. La philosophie les laisse absolument froids, stupides, et leurs regards imbéciles à l'évocation de Spinoza en dit long sur l'état de leur petite cervelle... Parfaitement insouciants, stériles, superficiels : ce sont des arriérés par nature.
Les enfants ne savent pas écrire. Ni lire, ni compter. Ils ne savent pas courir aussi vite ni sauter aussi haut que un adulte. Ils ne savent en fait rien faire comme les adultes... Ce sont des sortes d'infirmes, des handicapés moteurs et mentaux, des êtres irresponsables, des gens pitoyables.
Les enfants sont le fléau de l'homme, le frein des civilisations, les boulets de nos sociétés modernes où ils pullulent. Incapables de survivre par leurs propres moyens, ils réclament moult soins, maintes attentions... Et nous gaspillons un argent fou, un temps précieux à les nourrir, à les éduquer et même à les ébaudir. C'est que les enfants ne se contentent pas d'absorber les énergies vitales des sociétés qu'ils parasitent, et cela juste pour se maintenir en vie, engraisser et croître... En plus ils exigent des adultes des soins inhérents à leur nature puérile. Figurez-vous qu'il leur faut encore des activités ludiques ! Un comble. Que d'énergie, de temps, d'argent consacrés à nourrir leurs désirs stériles, leurs fantasmes ineptes, leur imaginaire insane ! Rien que des choses vouées au néant. Au service des petits oisifs, les adultes aliènent leur chère liberté, se laissant sucer le sang par ces vampires en culotte courte. Que d'énergies investies à perte qui pourraient être dépensées avec fruit !
Adultes encore libres de ce pays mes frères, faisons front contre les enfants, mettons-les hors d'état de nuire, extirpons-les de nos villes, boutons-les hors de nos terres, chassons-les de nos coeurs !
Libérons les grands de l'oppression des petits.
53 - Les enfants, ces viles créatures
Je n'aime pas les enfants. Je ne leur trouve ni la moindre intelligence, ni aucune sensibilité, ni rien d'humain. Ce sont des êtres infirmes : des esprits bancals, des coeurs imparfaits, des âmes promptes au péché.
On a l'habitude d'entendre dire que les enfants sont intelligents, hypersensibles, gentils... Foutaises ! Il n'y a qu'à constater la façon dont ils pensent, dont ils s'expriment, dont ils se gouvernent. Ce sont des ignares incapables de prendre des initiatives, inaptes au travail de force et de précision, hermétiques à l'art, à la philosophie, à la littérature...
Ils sont tout juste bons à babiller des inepties. Désobéissants, difficiles à dompter, naturellement portés vers les futilités, la saleté, l'anarchie, les enfants sont des ânes ne comprenant que les coups de bâton.
Il n'y a guère qu'avec les coups qu'on peut faire de l'enfant quelque chose de pas trop mauvais. Hélas ! Combien d'enfants mal battus, mal éduqués, mal dirigés par la badine ont compromis des adultes ? Combien de précepteurs ont dû rendre des comptes à la justice par leur faute ? Pour n'avoir pas admis recevoir de la part de leur maître quelques corrections corporelles méritées, des enfants insoumis ont osé se plaindre ! Honte à ces petits cancres rebelles et dénaturés qui par leur faiblesse de caractère, leur déchéance morale, leur mollesse physique ont fait traîner devant les tribunaux de bons et honnêtes redresseurs de torts à la réputation exemplaire...
N'est-ce pas là la preuve, s'il en fallait une, de la nature mauvaise et malsaine des enfants ?
54 - Une lettre d'amour authentique
Madame,
Si j'ai l'âme en joie, je n'ai point le cœur à rire pour autant. La situation est bien trop grave. Votre compagnon revient donc demain de l'hôpital ? Soit. Vous feindrez l'honnêteté, la loyauté et la fidélité en sa présence. Mais dès qu'il aura le dos tourné, vous vous ferez un devoir de rendre hommage au souvenir de ma personne. Vous servirez avec zèle votre nouveau maître. Vous le louerez, le chanterez, l'adorerez tout en conservant des dehors sages, vertueux, honorables. Vous ferez cela pour moi Madame. Quant à vos chers petits, mettez-les en pension, placez-les chez une méchante vieille, envoyez-les dans une école militaire ou que sais-je encore ? Mais chassez-les de notre vie car je n'aime pas les enfants.
Par ailleurs sachez donc que j'ai une si haute estime de ma digne personne que je ne saurais souffrir une quelconque descendance, une espèce de prolongement de mon sang hors de moi-même. J'ai l'impérieux souci de l'unicité. Pour ma gloire je veux demeurer Raphaël Zacharie de Izarra, et garder pour moi seul mes traits de caractère. Je n'ai nul besoin de me contempler à travers mes oeuvres pouponnières, un simple miroir renvoyant ma propre image me suffit. Je ne suis pas un vil reproducteur. Ma mission sur cette Terre est tout autre. Je suis là pour séduire et faire rêver les femmes. Et non pour les engrosser comme un goujat. Je ne serai point ce malotru qui ensemencera votre matrice.
J'accepterai seulement de me frayer un passage entre vos flancs, mais sans les jamais féconder. Voilà pourquoi je n'aime pas les enfants. Ils personnifient la réalité de l'amour la plus prosaïque qui soit. Ce sont des tue l'amour par excellence. Les enfants sont les projections ratées des meilleures intentions de l'homme, les effets secondaires et regrettables des plus beaux élans d'amour charnel, le résultat indésirable des mâles hommages !
Les enfants sont des espèces de créatures monstrueuses dédiées aux cœurs médiocres, je veux parler de ces mauvais amants qui ne savent point aimer sans laisser derrière eux des larves vagissantes, des témoignages gluants et fripés de leurs ébats.
Je sais que vous me comprendrez, que vous serez d'accord avec moi chère amie. Et j'espère que vous arriverez bientôt à m'imiter dans cette démarche essentiellement esthétisante. Pour l'amour de l'Art, pour l'amour du Beau, pour l'amour de la Poésie, pour l'amour de moi enfin, renoncez à vos maternelles passions. Vous gagnerez en liberté, insouciance, estime. Les muses vous seront reconnaissantes d'un choix qui ne peut être que souverainement beau. En retour, elles vous accorderont, j'en suis sûr, richesses matérielles, succès extraconjugaux et honneurs temporels. Faites le choix de la charnelle licence, des plaisirs de la table, de l'or, et reniez religion, devoirs moraux et sociaux, contraintes en tous genres, disciplines austères, horaires de travail. Vivez dans la mollesse, le désordre et le vice. Laissez-vous aller à vos plus faciles penchants. Bref, choisissez de vivre dans la corruption la plus totale. Voilà la véritable sagesse en cette Terre. Nous ne sommes pas des anges, aussi vivons comme des hommes que nous sommes.
Quant à votre compagnon, ne vous embarrassez pas de vains scrupules : il est souffreteux, incapable d'ouvrir les yeux sur la réalité de notre commerce, et je suis sûr qu'il vous fait aveuglément confiance... A la moindre occasion vous n'aurez qu'à profiter de sa faiblesse. Vous n'aurez qu'à lui fausser compagnie durant ses crises de fièvre pour venir me rejoindre. Vous le laisserez délirer seul, et à votre retour vous lui ferez croire que vous aurez passé tout ce temps à son chevet. Il mettra sur le compte de son délire cette absence, que vous aurez soin de nier farouchement pour plus de vraisemblance. Mettons donc à profit cet heureux concours de circonstances ! A n'en point douter le Ciel nous vient en aide. Votre compagnon que la maladie aliène deviendra la risée de notre hyménée.
Ha ! Combien l'amour est savoureux lorsque le sort verse dessus un peu de sel !
55 - Lettre envoyée à une prolétaire
Madame,
La bourgeoisie a quelque chose de supérieur au prolétariat : ses membres sont riches, cultivés, bien mis et ils savent les bonnes manières. Tandis que le prolétariat use et salit quotidiennement les mains de ses adeptes. Dans le club des riches, les us sont hautains, délicats, charmants. Alors que chez les prolétaires de votre espèce, ils sont communs, frustes, voire infâmes.
Les riches bourgeois sont des gens très recommandables : toujours bien nourris, dûment argentés, joliment vêtus, il ne leur viendrait pas à l'idée d'aller voler les honnêtes gens dans le but de ne pas souffrir la faim comme le font souvent les pauvres... En effet, c'est toujours chez les crève-la-faim que l'on trouve la pire des vermines. Les prisons sont d'ailleurs remplies de ces mendiants. Jamais de riches bourgeois au bagne, rien que des méchantes gens issus du prolétariat.
Les bourgeois vont tous les dimanches à la messe. Ils donnent des sous à la quête et le font d'ailleurs bien voir aux autres. Et quand ils vont voir des filles aux mœurs légères, ils le font toujours en cachette. Toujours ce sain souci de sauver les apparences. C'est pas comme les prolétaires. Eux, ils ne rougissent pas de s'afficher publiquement en honteuse compagnie ! De plus les riches bourgeois payent uniquement des gamines pour satisfaire leurs vices légitimes et non des jeunes femmes, ce qui est moins grave pour la santé de leur chère épouse. En effet, la vérole se contracte plus souvent chez les femmes adultes que chez les gamines pré-pubères. Les prolétaires eux contaminent systématiquement leur femme en allant voir des filles de mauvaise vie d'un âge avancé, et qui en plus ont une hygiène déplorable. Les pauvres ne savent pas rester propres. Ils ne se respectent pas. Les prolétaires n'ont de toute façon pas de quoi se payer des créatures (toujours propres sur elles).
Les bourgeois ont également le bon goût de pouvoir se payer ce qu'ils désirent, alors qu'en général les prolétaires ne peuvent même pas s'acheter les choses les plus élémentaires. Un bourgeois pourra sans problème s'acheter les services d'une gamine, un poste à responsabilité à la Mairie, une réputation nouvelle ou un casier judiciaire vierge.
Un prolétaire ne pourra jamais s'acheter toutes ces choses. Voilà pourquoi la bourgeoisie est infiniment préférable au prolétariat.
56 - Eloge de l'esprit petit-bourgeois
Je suis un bien-pensant et mets un certain prix à mes petites certitudes. Je les protège tant que je peux contre tous ceux qui ne pensent pas comme moi. Je n'aime pas les nouveautés, les philosophes me font peur, les pauvres me font peur, mes voisins me font peur. J'aime les traditions et puise dans le passé des références culturelles rassurantes. J'aime l'ordre par-dessus tout.
Je trouve que les libres-penseurs sont trop libres, et surtout qu'ils pensent trop. On devrait faire taire les esprits qui diffèrent trop de ma façon de penser, au nom de mon rassurant confort d'esprit que certains libres-penseurs qualifieraient de "petit bourgeois". Je ne reconnais que l'autorité en vigueur dans mon pays, en honnête républicain que je suis. Je suis pour le fait que les citoyens paient leurs impôts. J'appartiens à ceux qui, officiellement, s'acquittent dûment de ce genre de dettes et qui ne se privent pas pour le faire savoir aux voisins, qui le crient sur les toits au besoin, tout en trichant sur la déclaration du montant de leurs revenus. Oui, l'hypocrisie fait partie de mon monde, de ma culture, de ma manière de penser.
L'apparence est très importante à mes yeux. Je préfère avoir affaire à un homme véreux dans le fond mais "bien comme il faut" en surface, plutôt qu'avoir affaire à un homme foncièrement honnête mais suspect aux yeux de la société. Dans le premier cas mon honneur sera sauf au regard de cette société de laquelle je suis issu. Mes véritables frères, ce sont ceux qui me ressemblent : bourgeois uniquement préoccupés par le confort de leur esprit et de leur corps, et les biens matériels qu'ils peuvent amasser au fil des ans. Penser autrement signifierait perdre l'estime de mes pairs, perdre mes richesses matérielles, perdre mes certitudes si rassurantes, si confortables.
Je suis égoïste. Je ne désire pas partager, même avec ceux que j'appelle mes frères (ces "petits bourgeois" que décrient les libres-penseurs) les richesses terrestres que j'ai accumulées avec avidité. Mon sens de la fraternité, qui est déjà très sélectif au départ, cesse net dès que j'entends le joyeux cliquetis du verrou de mon coffre-fort. Une chose surtout est sacrée, à mes yeux, aux yeux de mes voisins, aux yeux du monde entier : l'argent.
L'important, en somme, c'est de faire bonne figure devant ses voisins, ses amis, son percepteur, son évêque, même si dans ce dernier cas il est de notoriété que l'on fréquente les maisons closes. Les apparences avant tout, il n'y a que ça de vrai. Seules les apparences sauvent. Le reste -tout ce qui n'est point d'ordre visuel, tout ce qui n'est pas vestimentaire, ostentatoire, tout ce qui n'est pas façade- n'est rien qu'idées sans lendemain, fort mal admises par ceux qui forment la corporation des bien-pensants dont je fais chèrement partie.
57 - Lettre à mon avocat
Voici la réponse faite à mon avocat, lequel me demandait par courrier de lui renvoyer un document à remplir pour que je puisse bénéficier de l'aide juridictionnelle (il avait défendu ma cause dans une petite affaire administrative). Mais pour remplir ce document, j'avais besoin d'un petit renseignement de sa part. J'ai donc passé un coup de fil à son cabinet. En tant que modeste client j'avais estimé avoir reçu un mauvais accueil au téléphone (une secrétaire de son cabinet m'avait répondu), alors que je souhaitais obtenir ce renseignement de la part de mon avocat, en personne. Voici donc ce que j'ai répondu à mon cher avocat qui attendait que je lui renvoie ce document :
Monsieur,
Si depuis plus de trois décennies le Ciel miséricordieux n'a pas jugé opportun que je rende mon dernier souffle, je considère que vous pourrez attendre quelque temps ma réponse. Selon mon bon vouloir, ma fantaisie, mon humeur ou que sais-je encore, je daignerai, Monsieur, vous communiquer les renseignements que vous me demandez. Vous défendez ma cause certes, mais ne vous ai-je point grassement payé pour la défendre très précisément ? Je me doute bien que mon affaire est trop secondaire à vos yeux, voire trop insignifiante, pour contenter votre orgueil personnel et professionnel.
Cependant il serait inconcevable que vous n'accordiez pas la plus haute attention à cette « peccadille » : sachez que mon point de vue vaut autant que le vôtre, sinon plus, pour la bonne raison que c'est exactement le mien et pour l'autre raison que Dieu l'a ainsi voulu. A moins que vous ne soyez un hérétique Monsieur, je vous invite à vous ranger dès maintenant à mes vues et à régler les mouvements de votre cœur imparfait sur ceux, austères mais souverains, de la divine autorité.
Nous ne sommes définitivement pas du même monde : vous êtes humble et je ne le suis pas tout à fait, vous faites l'avocat alors que j'aspire à devenir rentier, vous êtes rouge et vous voyez bien que je suis bleu, vous êtes sans cesse occupé tandis que je suis résolument oisif, vous êtes compassé, sévère, droit, solennel, et j'ai la chance d'être frivole. Enfin vous êtes honnête et moi je suis railleur. Bref, vous êtes un serf et je suis un être libre. Je condescends toutefois, Monsieur, à accorder quelque importance à votre cas, autant par chrétienne et authentique charité que par personnelle pitié.
J'ai téléphoné à votre cabinet aujourd'hui. Sachez que l'on m'a fort mal reçu à l'appareil. Tout d'abord je n'ai pas eu l'heur de vous parler ainsi que je le souhaitais, comme si le fait de n'avoir pas eu à vous offrir une affaire « digne » de votre art oratoire valait que l'on me dédaigne à ce point. Une femme très peu aimable, c'est-à-dire très peu soucieuse de mon cas, a daigné prendre l'appareil à votre place mais n'a pas su apporter pour autant une réponse satisfaisante à la question que je voulais vous poser. J'en ai été réellement et durablement fâché, Monsieur.
Un cabinet d'avocats n'a-t-il point pour vocation d'être au service de sa clientèle ? Pourquoi donc jugeriez-vous indigne de me répondre personnellement au téléphone, alors que je constitue la base même de votre affaire ? Vous auriez dû me répondre Monsieur, plutôt que de laisser une de vos bonnes, de vos chambrières, de vos buandières le faire à votre place. Vous n'aviez pas le temps sans doute, vous aviez d'autres soucis en tête peut-être, d'autres affaires plus dignes d'intérêt » en cours probablement...
Et pourquoi donc n'auriez-vous point eu ce temps, ce loisir, cette élémentaire courtoisie, cette priorité, cette expresse et professionnelle volonté de me servir, de m'écouter vous parler au téléphone, puisque j'ai bien eu l'extrême obligeance, moi, de vous écouter et de vous regarder en face lorsque vous me parliez dans votre cabinet ?
Vous avez des dettes envers votre clientèle, tout comme j'en ai envers celui qui a défendu ma cause avec si peu d'éloquence mais apparemment tant de cœur. Je vous ai payé avec de l'argent chèrement gagné, en échange servez-moi dûment puisque c'est là tout votre métier, et l'exercer est même, paraît-il, un sort très enviable pour les gens de votre espèce.
Je suis las de cette affaire, je vous l'avais déjà signifié dans ma précédente lettre. Par vos impairs vous ne contribuez pas à alléger ma peine, et encore moins mon dégoût pour cette racaille nantie, impie, mécréante, impénitente, et qui usurpe l'autorité divine, qu'est ce corps de magistrature d'inspiration républicaine que nous connaissons tous. Le Président Roucou et tous ses complices n'ont pas mon estime et je le leur ferais volontiers savoir si le cœur ne me manquait pas autant. Espérons toutefois qu'il me manquera toujours, au nom de la préservation de cette paix à laquelle j'aspire très sincèrement. Je laisse cet imbécile courage aux fous, aux poètes, aux insanes, aux bohémiens, aux va-nu-pieds, à tous ces gens désargentés qui n'ont rien à perdre.
Mais pour l'heure, j'ai ma chère quiétude à reconquérir et j'espère bien que vous m'aiderez avec plus de dévouement dans cette quête honorable et impérieuse. La prochaine fois que je vous appellerai au téléphone oubliez bien vite vos autres affaires (qui ne me concernent absolument pas et que vous m'imposez pourtant en ne me répondant pas), vous feriez mieux. Consacrez-vous à tous ceux qui vous payent et qui vous font confiance, et pas seulement à vos clients les plus flatteurs. Ne me négligez pas pour la simple raison que je ne suis pas le seul ni le plus gros de vos poissons. Je participe aussi à l'entretien de vos filets.
Je sais que cela n'est pas spécialement dans mon intérêt, mais je vous communiquerai les renseignements que vous me demandez lorsque cela me chantera et surtout lorsque vous consentirez à prendre avec plus de considération les coups de fil que je vous destine personnellement.
Je ne veux plus avoir affaire à une domestique (ou une sorte de clerc) incompétente, pressée, rurale et impatiente lorsque je vous réclame au téléphone.
58 - Loqueteux et stellaire
Lettre écrite à un vieux paysan sarthois déphasé, mi-chouette, mi-chouan.
Mon cher Monsieur Diard,
Savez-vous, Monsieur Diard, que le chemin qui mène au «Clos Chauvin» est un joli poème où les âmes délicates viennent s'enivrer du bon air qui y règne ? Moi je vous le dis, votre demeure me fait songer à un refuge, un jardin secret hors du temps et du monde. Une espèce de paradis terrestre où hommes, plantes et bêtes vivent en harmonie. Comment peut-on se priver de ce paradis-là ? Ouvrez-moi la porte de ce havre de paix qu'est le «Clos Chauvin», j'ai besoin de respirer l'herbe et le foin de vos prés, besoin de sentir souffler le vent de l'aventure intérieure, besoin d'entendre les chants mystérieux de la nature, préservée chez vous comme dans l'Arche de Noé.
J'aime votre côté rustique Monsieur Diard. Vous êtes sain, simple, un berger à l'état brut qui sent bon la terre, le feu et les bois. Tout droit sorti d'un livre de Balzac, vous êtes un vrai personnage de roman, passionnant. Moi je sais apprécier votre présence. Auprès de vous je me ressource. Vous ne le savez pas, mais vous êtes un poète, un paysan romanesque, un héros de la terre.
J'aime votre face éternelle dans le vent, votre front subtil sous les rides, vos sentences paysannes pleines de fraîcheur et de bon sens.
Vous êtes un poète qui s'ignore Monsieur Diard. Souvent je rêve du «Clos Chauvin» avec nostalgie, je me remémore les soirs d'été passés chez vous au clair de lune, j'imagine des étoiles nouvelles qui brillent au-dessus des champs entourant votre domaine. J'ai le mal du pays, ce pays qui est le vôtre et qui est fait de pâtures et d'arbres, de foin et de paille, de chants joyeux et de liberté. J'envie les oiseaux qui nichent sous votre toit. Heureuses créatures d'un éden qui se trouve à deux pas d'ici ! Laissez-moi rendre hommage au «Clos Chauvin», puisque vous semblez ignorez la poésie qui règne chez vous. Je m'empare de la lyre à votre place et vous destine ses plus beaux accords.
Vous êtes un bien noble paysan Monsieur Diard, et je ne crois pas que quelqu'un aime aussi durement, aussi tendrement et aussi vaillamment la terre que vous. Vous êtes un exemple pour la jeunesse citadine, un père pour ceux qui ignorent les secrets de la terre. Vous tracez le frais sillon et moi je vous suivrais volontiers les yeux fermés, car je suis sûr que lorsque vous allongez le pas sur la terre, vous allez toujours droit comme tous les vrais amoureux des champs.
Je n'oublierai jamais votre silhouette austère sous le vent d'automne, ni votre habit de misère aux heures froides de la triste saison, ni votre ombre cheminant sur les routes au crépuscule lorsque vous revenez des champs juché sur votre antique vélo. Personne ne peut oublier un homme si sage, si libre, si noble. Vous avez le ciel avec vous Monsieur Diard. Et les anges, les étoiles et les oiseaux de nuit vous accompagnent durant votre sommeil, toujours paisible. Et à votre réveil le matin, c'est pour vous que brille le soleil et que souffle le vent.
Au revoir Monsieur Diard, à bientôt.
59 - Conseils pour un poète amateur
Vous voulez publier vos "guimauveux" poèmes scolaires d'éternel pubère boutonneux ? Armez-vous d'illusions et de quelques boisseaux de bons sentiments bien sirupeux et allez chanter au premier auditoire venu le fameux refrain du poète incompris. On fera semblant d'apprécier vos bonbons au miel ou pire encore, par manque de goût on s'émouvra vraiment de cette confiserie d'amateur.
Bon courage !
60 - Ma petite collection
Brève amante,
J'aime votre dépit ultime, votre désespoir. Touchant. Mon oeuvre est bel et là : en esthète j'ai fait naître une souffrance belle à regarder. De l'art vivant. Le coeur des femmes est la matière vivante, sensible de mon travail d'artiste. Je sculpte les formes que je veux. Mon burin est sans pitié. Je tords les coeurs les plus malléables, mais aussi et surtout les moins dociles (et c'est là ma prouesse), pour en faire des sortes de statues figées pour l'éternité dans une douleur admirable. Je sers l'Art en vérité.
Vous aurez été ma dernière statue érigée au nom de l'amour.
A présent que j'en ai fini avec vous, je vais enrichir ma chère collection. Un autre coeur de femme sera mon prochain trophée.
61 - Demande d'aide à ma nièce âgée de onze ans
Mademoiselle,
J'en appelle à la puérile tendresse de votre cœur ingénu, ma nièce. Sauvez-moi d'un mauvais coup du sort, et je vous en rendrai mille et mille grâces. Figurez-vous qu'un méchant individu que j'ai osé provoquer en duel avec grand courage pour lui mieux apprendre à respecter mon art qu'il dénigrait, a eu l'audace de répondre à ma proposition de le défier à ce duel à l'épée...
Il veut se venger de ma témérité et de mon bel esprit, ce grand lâche ! Etant donné que j'ignore le maniement de ce dangereux instrument servant à redresser les torts (je manœuvre avec plus de dextérité le gourdin, le bâton ou le pistolet, mais toujours dans le dos pour plus d'efficacité et moins de péril pour ma personne), je vous propose ma chère nièce d'aller vous faire étriper à ma place. Vous n'êtes qu'une enfant, et qui de plus est une enfant du sexe faible. Autrement dit votre âme a bien peu de valeur comparée à la mienne. Votre vie ne vaut assurément pas la mienne. Allons ! Cela ne sera pas, je crois, un gros sacrifice pour vous que d'aller défendre mon honneur au prix de votre petite vie...
Si vous m'aimez ma nièce, ne refusez pas mon offre généreuse. Et flatteuse. Vous ferez un heureux sur terre, je vous assure, si vous acceptez de croiser le fer avec ce grand lâche qui veut m'occire, moi votre oncle ! De plus, et cela vaut la peine d'être relevé, il faut que vous sachiez bien ma nièce que je n'ai aucunement envie de trépasser dans d'atroces souffrances, percé de toutes parts par l'épée de ce méchant qui s'improvise justicier ! Pensez donc, moi votre oncle subir un tel supplice. Prenez plutôt ma place, chère enfant.
Vous conviendrez avec moi, j'en suis certain, l'avantage d'envoyer quelqu'un d'autre se faire transpercer pour moi. Ainsi je sortirai vivant de ce duel. Et cela sera bien mieux ainsi, n'êtes-vous point de mon avis ? Bien sûr vous êtes de tout cœur avec moi, alors acceptez de vous battre et de vous laisser massacrer en mon nom. Vous aurez mon infinie reconnaissance en échange de vos services, Mademoiselle.
D'ailleurs ce fat qui a osé répondre à mon défi, je suis sûr qu'il n'aura point de scrupule pour lever la main sur l'enfant innocente et fragile que vous êtes ! Cela sera assurément fort déshonorant pour lui, et j'aurai eu raison de vous envoyer vous battre à ma place, pour mieux me rendre compte de la lâcheté de ce faquin ! Il ne vaut pas la peine que je me déplace en personne pour lui, vraiment. Il vous massacrera dès le premier coup d'épée, cet assassin !
Ha ! Combien je regrette de ne pouvoir l'occire de ma main à coup de gourdin, cet apache ! Il aura fallu, pour votre infortune et la mienne, qu'il vît mon reflet dans un carreau et qu'il se retournât avant que j'aie eu le temps de lui briser les os comme un vulgaire lapin ! Ce malheureux concours de circonstances fait que vous voilà aujourd'hui envoyée à l'échafaud à ma place. Allons, courage ma nièce, il en va de l'honneur de votre oncle bien-aimé. Vous vous rendrez sur la place publique sise en la ville de mon assassin, afin que tous les témoins de ce duel jugent le degré de lâcheté de mon ennemi.
62 - Une enfant à éduquer
Mademoiselle ma nièce,
J'ai eu vent de vos espiègles amabilités. Toutefois je vous prierais de bien vouloir adopter un comportement qui soit plus de circonstance pour la prochaine fois. Je vous veux funèbre, austère, digne et sévère à l'évocation de ma sépulcrale personne. Souffrez que là soit mon bon gré.
Vous n'ignorez pas mes tourments Mademoiselle, à cause de la vilenie de ceux dont les noms n'ont que trop souvent résonné à vos puériles oreilles, lors de ma dernière visite chez vous. Réglez donc dès aujourd'hui les mouvements inconstants et par trop spontanés que votre jeune âge dicte à votre âme encore pauvre et infirme sur ceux, Ô combien plus élevés, riches et posés, des gens parvenus à saine maturité. Imitez-moi plutôt, sotte enfant que vous êtes, et veillez à ce que la joie sauvage et naturelle de votre petite âme n'importune point les sinistres idée qui m'habitent. Réprimez vos vains instincts d'insouciance, et chargez plutôt votre âme inconséquente avec le plomb quotidien des adultes congrus que nous sommes.
Mettez aux fers de la froide raison les élans ridicules de votre coeur imparfait (à dix ans, on n'est rien du tout Mademoiselle!), et psalmodiez plutôt avec moi le chant ténébreux, lugubre et cafardeux des morts. Louez à ma suite les personnages des vieux tableaux de ma cellule monacale, dont les mines sobres et graves, immuables, et recouvertes par la poussière silencieuse des ans, paraissent se lamenter sur le sort du monde.
Entendez-vous s'élever dans la nuit glacée le son caverneux de cette voix qui se lamente ? C'est le digne chant que j'adresse aux morts. A présent j'appartiens au peuple d'outre-tombe, puisque la joie s'est enfuie de mon coeur de chair. J'aime le roc, le froid et les reflets du marbre noir. Je suis une âme en peine, un croque mort, un fossoyeur, un oiseau de mauvais augure, et je croasse avec mes frères qui hantent les cimetières, je veux parler de ces noirs corbeaux à la voix rocailleuse. Suivez-moi sur ces chemins de carême Mademoiselle ma nièce, oubliez la joie inutile qui habite votre coeur décidément si vain. Revêtez la robe sombre des cloîtrées et retirez-vous de ce monde de cris, de rires, de couleurs et de lumières dans lequel vous vous agitez sans fruit. Choisissez d'ensevelir votre jeunesse dans l'ombre et le silence d'un couvent : c'est la suprême récompense des âmes vertueuses.
Vous avez offensé le bon goût en manifestant votre joie, votre innocence, votre nature légère. Vous savez que je n'aime pas les enfants, que je déteste les agitations festives, que j'abhorre les éclats de rires, surtout lorsqu'ils émanent de créatures telles que vous : puériles, indignes, parasitaires. Vous auriez dû être plus en phase avec mon tempérament taciturne pour me mieux toucher. Ce langage trop joyeux que vous avez choisi pour me parler ne me sied pas, sachez-le. Je crains que vos juvéniles prétentions au bonheur ne m'aient contaminé. Je tremble de devenir joyeux, Mademoiselle. La joie est source d'indignité. Seules la tristesse, l'austérité, la rigueur sont dignes de l'Homme et n'offensent point le Ciel. Homo est magnum, Mademoiselle. Mettez-vous bien ça dans la tête. Pueril est "Nada". Je vous dirai encore : digne et noble "perinde ac cadaver".
Méditez bien là-dessus Mademoiselle. Nous nous reverrons ensuite, et je gage que vous aurez bien vite perdu votre sourire !
Vous avez tort de croire que je demeure toujours sous le toit séculaire de la "Targerie" en compagnie des infortunées araignées. D'une part je ne suis plus à la "Targerie. D'autre part, sachez que la suie accumulée durant cinquante années et plus à la "Targerie", a chassé depuis belle lurette les monstres arachnides qui semblent tant épouvanter les gamines de votre espèce.
Je raille vos joies infantiles. Vous n'êtes qu'une infirme du coeur. Vous ne savez point aimer Mademoiselle. Vous n'avez qu'une dizaine d'ans, ne l'oubliez pas. Cela n'est rien du tout, ou si peu de chose... Les enfants sont incapables d'amour. L'espèce puérile est une espèce inférieure tout juste bonne à être conduite au bâton, comme on fait avec les ânes. Ah ! Vous dirais-je Mademoiselle de quelle manière j'aimerais que soient éduquées les créatures de votre espèce, je veux parler de ces germes d'humains que sont les enfants, ces morveux et morveuses qui ne cessent de m'importuner dans mes méditations de grande personne !
Allez, recueillez-vous, méditez, faites pénitence et pleurez sur l'infortune du monde. Je m'en retourne à mon caveau qui me tient d'alcôve, puisque la joie est définitivement partie de mon coeur.
Votre parent.
63 - Un mariage arrangé pour ma nièce
Mademoiselle,
Soyez heureuse, car demain vous serez riche d'un hyménée de choix. En effet, nous avons trouvé pour vous un excellent parti. Les noces auront lieu au manoir de votre futur époux, j'ai nommé Monsieur de la Roche-Maillard. Un élément de la meilleure noblesse.
Ce digne et sage homme n'a plus d'âge, et il porte la canne avec grande et noble prestance. Il vous donnera, je l'espère malgré son grand âge, quelques aimables héritiers. Vous serez séduite, je crois, par une petite singularité, un petit rien, quelque chose qui précisément apporte un certain charme à sa personne : c'est la bosse qu'il porte sur le dos. Son panache en quelque sorte. Il en est particulièrement fier. Et vous tâcherez d'être digne de cet objet de gloire.
Certes vous trouverez sans doute quelque reproche à faire à son aspect physique. Car enfin je présage que ses traits vous déplairont, vous êtes si jeune et votre jugement est si léger, si vain. Vous me rétorquerez certainement que cet homme n'a point les charmes de votre ami Pierre, celui que vous semblez aimer en secret (oubliez-le plutôt, vous ferez mieux, je vous assure !). Il n'a point ces charmes juvéniles qui trouvent grâce à vos yeux, c'est vrai. Et pour être honnête avec vous Mademoiselle, je dirais même que cet homme est laid, fort laid. Mais il faut vous dire, et vous me trouverez encore honnête avec vous ici, que cet homme est riche, fort riche.
De plus Monsieur de la Roche-Maillard est un noble vieillard plein de sagesse : son or n'a point été dilapidé sans fruit dans des fêtes et des ripailles, comme le font les jeunes inconséquents qui ont l'âge de votre ami Pierre (lequel n'a pas même un début de fortune.).
Malgré son immense fortune Monsieur de la Roche-Maillard est sobre, voire avaricieux. Et c'est là une grande qualité. De fait vous n'aurez point souvent l'occasion de danser en sa compagnie. Votre toilette demeurera sobre et austère, par souci d'économie. Vous serez à la fois sa servante et la maîtresse de maison. Vous vous occuperez des chevaux vous-même, étant donné la fragilité de sa santé. Cet homme est de grand âge, je vous le rappelle.
Bref, en tout lieu et toute occasion vous porterez avec fierté, sévérité et reconnaissance son nom.
Demain l'on vous appellera Madame de la Roche-Maillard. J'attends vos mercis en retour à cette bonne nouvelle. Au revoir, Mademoiselle.
64 - Vieux, laid, bossu, vicieux, vérolé, mais riche
Ma nièce,
J'ai reçu avec tiédeur vos marques de respect familial à mon égard lors de mon séjour chez vos parents. Désormais, j'entends que vous manifestiez plus d'austérité, de rigueur, voire une froideur de bon aloi lorsque vous serez en représentation à mes côtés. Je ne saurais accepter plus longuement ces espèces de familiarités dont vous semblez avoir recours pour me mieux saluer, et par la même occasion me mal rendre hommage.
Ca n'est pas là une façon estimable de saluer un parent qui vient vous rendre visite, impertinente demoiselle ! Lors de notre prochaine entrevue vous vous empresserez de baisser le front et vous contiendrez avec dignité. Vous me ferez une cérémonieuse salutation, les yeux pieusement baissés vers mes pieds. En toutes circonstances vous manifesterez un absolu respect à l'endroit de ma personne. Vous serez recueillie, discrète, docile et pudique en ma présence. J'exigerai de vous un parfait silence, une fois achevées les politesses d'usage.
Vous vous effacerez avec humilité lorsque je m'entretiendrai avec vos parents sur le sort prochain que nous avons choisi pour vous. Vous vaquerez à de saines et chastes occupations telles que la prière, l'aumône, l'étude ou bien la pénitence, ou que sais-je encore ? Bref, vous vous ferez oublier le temps que l'on statue sur votre destinée.
A ce titre je me dois de vous mettre déjà dans la confidence, mademoiselle. Nous avons pour vous trouvé un bon parti. Un vieil homme de bonne famille. Il vous faudra vous occuper de sa santé chancelante. C'est, en effet, un vieillard impotent. Certes il n'offre pas l'apparence de la beauté et de la jeunesse, mais si la verdeur l'a quitté depuis bien des lustres, il n'en a pas moins gagné en expérience et sagesse. Il vous apprendra mieux la vie qu' un godelureau sans cervelle. Il porte avec noblesse, et non sans une certaine élégance, une jolie bosse sur le dos. Il a du charisme ce vieil homme, à n'en point douter. Remerciez donc le Ciel mademoiselle car vous avez de la chance. Beaucoup de chance. Ce noble vieillard tousse un peu, et il tousse gras. C'est normal vu son grand âge, et vous le lui pardonnerez de bon cœur. Il a quelques petits vices dit-on. Rien de bien criminel : il a un faible pour le tabac (il prise fort), le manger (la bouillie et les caramels mous sont ses mets favoris) et la compagnie des enfants de votre espèce. Douces et innocentes passions du vieil âge, à la vérité !
Quelques mauvaises langues prétendent que cet homme est laid, boiteux, syphilitique, vérolé et que sa bosse a poussé sur le fumier de ses vices.
Il boîte, je vous l'accorde volontiers. Il est laid ? Peut-être bien. Mais pour le reste... Mensonges de jeunes vierges jalouses ne n'avoir point été choisies par ce charmant Monsieur ! Une chose encore, la plus importante de toutes : cet homme est riche.
Très riche.
Comme vous serez heureuse sous son autorité matrimoniale ! Remerciez vos parents et moi-même de vous avoir trouvé si flatteur parti.
Les noces auront lieu dès que vous serez réglée.
P.S.
Oubliez donc dès aujourd'hui votre ami Pierre, celui que vous aimez en secret mais qui n'a point de fortune.
65 - Un amour de vieillard
Ma nièce,
Chose curieuse, vous appartenez à l'espèce haïssable des gens puérils et cependant vous inspirez à Monsieur de la Roche-Maillard de bien doux émois, de sincères transports. N'importe ! C'est son affaire. Et ma foi s'il aime, ce noble vieillard, la compagnie des niaises de votre genre, ça le regarde. Sachez surtout qu'il offre à Monsieur et Madame vos parents une belle dot si vous consentez à lui présenter votre main. Aussi je ne saurais trop vous recommander la plus parfaite soumission en cette heure solennelle. Il en va de la fortune de vos proches.
Je ne doute pas un instant de votre sens de l'honneur, Mademoiselle ma nièce, et en ces circonstances plus qu'en toutes autres, je sais que vous ne dérogerez ni au devoir ni à l'amour. Monsieur de la Roche-Maillard vous porte une indéfectible amitié, et je vous préviens qu'en aucune manière vous ne devez le décevoir : la dot s'élève à plus de mille écus.
Vous savez que nous ne voulons que votre bonheur, Mademoiselle, et rien que votre bonheur. Nous connaissons tous vos vertus, vos qualités, vos avantages, et Monsieur de la Roche-Maillard les connaît également. Aussi je vous exhorte à nous prouver votre docilité, votre honnêteté, votre amour filial. D'ailleurs comment une jeune fille intelligente comme vous pourrait se rebeller devant un sort si enviable ? Quelle chance vous avez là ! Monsieur de la Roche-Maillard a non seulement le bel âge de l'expérience et de la sagesse, mais encore celui de toutes les saines paresses : avec cet époux exemplaire vous ne risquerez ni de vous aventurer à confectionner d'improbables mets sophistiqués, vu qu'il est édenté et qu'il ne supporte que la bouillie, ni à vous affairer le matin à sa toilette, vu qu'il est parfaitement chauve.
Vous aurez seulement à l'aider, de temps à autre, à se nettoyer le séant. Il faut vous dire que ce brave homme si peu valide mais si aimant souffre non seulement d'incontinences, mais également de coliques. Mais ne sont-ce point là d'innocents et naturels effets du noble âge ? Ce sont même des choses charmantes, à y bien regarder. En effet, avec ses quotidiennes bouillies, sa totale calvitie et ses oublis intempestifs, vous aurez l'impression de vous occuper d'un nouveau-né. Et comme cet aimable vieillard n'a pas les moyens d'engendrer le moindre fruit, vous trouverez là une avantageuse consolation de n'avoir point d'enfant.
Etes-vous heureuse, ma nièce ? Vous pleurerez de joie, j'en suis sûr, à la lecture de ces mots. Remerciez donc votre bonne étoile Mademoiselle. Vous donnerez donc dès ce soir votre accord à ce prétendant, et demain vous comblerez enfin vos parents : ils seront fiers, honorés, heureux pour vous.
Et riches.
66 - Éloge et défense de la laideur
Voici, fidèlement rapportés par mon imagination, quelques propos échangés entre une femme laide et son amant.
Je me sais laide, et cette laideur est une offense à l'amour. Vous ne pouvez m'aimer. Votre regard doux sur moi me rend honteuse. Votre tendresse a quelque chose de malsain. Il n'est pas séant que vous vous fassiez l'amant de la laideur. Vous choquez la morale, l'honnêteté, le ciel et tous ses anges. Vous me faites rougir, et j'ai envie de pleurer. Je suis laide, je le sais, vous le savez, et c'est un crime de m'aimer ainsi que vous le faites. Le monde est plein de filles jolies qui ne demandent qu'à être chantées, louées, honorées selon les lois ordinaires de l'amour, ne perdez donc pas votre temps et votre jeunesse avec celles qui, comme moi, ne méritent de recevoir aucune fleur de la Terre. Je suis laide, laide, laide, et je vous vous interdis de m'aimer ! Cet amour que vous m'avouez m'est une douleur, une peine, non un bien. Ne m'aimez pas, laissez-moi en paix, seule avec ma laideur comme avant, seule comme je l'ai toujours été. Voilà mon sort, ma juste condition, la volonté du ciel et des hommes. Ne troublez pas l'ordre naturel des choses. Vous faites mal, lors même que vous croyez bien faire.
- Vous êtes laide et je vous aime. En esthète j'admire vos traits ingrats. Mon coeur a choisi pour battre, enfin, le paysage austère de votre physionomie. Lassé des molles merveilles qui ont fini par émousser sa sensibilité, il a élu votre tête déchue qui pleure aujourd'hui de se savoir aimée. Il s'est soudainement ému pour votre front sans éclat qui n'est qu'un désert de pierres, de roc, de cailloux. Et ce désert a séché votre regard, durci vos lèvres, tari vos sourires : votre face est un mets bien amer, mais c'est pour moi un miel nouveau. Je goûte comme un Christ au vin âpre de la misère, et une étrange ivresse me gagne. Votre détresse est une croix qu'il m'est doux de porter. Votre disgrâce a aussi la saveur de la brume, la dureté des glaces, la sévérité du gel. Votre visage est pareil à une montagne rude et magnifique, froide et chaste, lointaine et silencieuse : je le contemple et je m'élève.
- Vous êtes fou. Ma pauvre couronne ne mérite pas d'être si bien servie. Je ne suis que la reine des servantes, la princesse de la poussière, l'aimée des cailloux. Mon pouvoir ne s'étend point au-delà des ronces et des orties qui m'entourent. Je me sais si laide que je n'accepte de compliments que de la part des pierres. Elles sont muettes et leur éloquence me va toujours droit au cœur. Je sais qu'elles disent vrai. Tandis que vous, vous me dites des choses que je ne puis croire. Vous mentez. Allez plutôt rejoindre vos jolies donzelles, au moins elles vous croiront quand vous leur chanterez leurs grâces si sûres. Vous ne mentirez pas lorsque vous leur tiendrez galant discours. Je suis laide, oubliez-moi.
- Vous êtes laide, et vos traits rendent votre coeur humble, fragile, sensible. Vous le briser est chose si aisée qu'il me faut prendre mille précautions pour le manier, de crainte de le blesser sans le vouloir. Vos sœurs plus jolies sont armées de cuirasses, et je n'ai pas besoin de tant de manières pour les convaincre de servir la cause amoureuse : vite conquises, elles ne laissent pas le temps au cœur de s'épancher comme il le faudrait. Sur quelques accords de musique, sur quelques pas de danse l'affaire est entendue. Et la chose est si commune à leurs yeux, que l'hyménée qui s'ensuit est vidé d'émoi. Pour ces filles jolies l'amour est une chose bien banale. On les séduit sans manière, sans dentelle ni beaux discours. On les aime avec des piètres sentiments qui s'évanouissent dès l'aube. Ce ne sont que des étoiles filantes. Elles ont l'éclat de la beauté, mais de racines point. Leur beauté leur confère une futilité toute particulière. Et s'il est vrai que les attraits ostensibles d'une vierge facile sont toujours flatteurs pour l'heureux amant qui les conquiert, il est également vrai que les fleurs les plus belles paraissent aussi les plus superficielles. Sachez donc que la vanité sied mieux à la beauté plutôt qu'à la modestie.
- Ainsi je trouve grâce à vos yeux aujourd'hui, parce que je n'ai pas l'heur d'être de cette race des beautés radieuses que vantent tellement les hommes de votre espèce, ordinairement. Je veux bien croire à la ferveur de votre prière, au singulier émoi de votre cœur, puisque vous voulez tant que j'en sois convaincue. Je ne sais pourtant si votre galante dévotion est une insulte ou un réel éloge. A moins que cela ne soit que pure folie, mon ami.
- Croyez plutôt en la sincérité, l'honnêteté, l'humilité de mon cœur aimant. Et oubliez donc au nom de cet amour -si particulier j'en conviens- les rigueurs de la simple raison. Je vous aime ainsi que vous êtes, parce que vous êtes ainsi.
67 - Une lettre odieuse mais sincère
Mademoiselle,
Soit. Vous n'êtes donc point capable d'aimer dans la clarté d'un coeur habité par l’innocence. Il vous faut intriguer méchamment pour satisfaire votre besoin de déplaire. Comme si votre physique peu flatteur n'y pouvait pas suffire à lui seul, il vous faut encore jouer les acariâtres rosières pour me mieux souffleter… Apprenez, triste pucelle, que votre première gifle reçue fut celle de votre mine sinistre, le jour où elle m'apparut sous la lumière crue de la vérité. Magistrale et sans appel, cette gifle-là résonne durablement. J'en porte les stigmates : votre nom me fait horreur. Il me fait songer à la négation de l'amour et à la misère qui s'y rapporte.
Je ne vous aime pas Mademoiselle. Je me gausse de vous, je ris de votre infortune qui ne me rappelle que trop ma félicité. Oui, je me moque. Je foule d'un pied hautain votre coeur misérable de fille misérable. Je crache avec dédain sur votre front d'amante déchue qui n'a pas eu l'heur de me plaire, moi qui ne cherche en vérité que l'assouvissement de mes instincts de débauché. Vous aviez cru à la tendresse de mon cœur en votre direction, Mademoiselle. Détrompez-vous dès aujourd'hui : je ne convoitais que votre pauvre hymen, n'étais en quête que d'un vil, passager émoi charnel. Je ne cherchais qu'une sombre ivresse entre vos flancs. Accessoirement, à défaut d'accéder à votre alcôve, avec calcul j'ai cherché à atteindre votre âme de vierge à travers mes lettres d'amour. Pour déflorer votre coeur, par dépit de n'avoir pas pu déchirer votre hymen.
Je ne vous aime pas. Vous n'êtes qu'une pauvre dupe, un jouet entre mes mains, une poupée de chiffon malléable, un pantin que je puis casser selon mon gré. Souffrez donc tout votre soûl, pitoyable chose que vous êtes ! Je ne serai pas là pour récolter vos sanglots stériles.
68 - Mon identité poétique
Sous les scintillements de la nuit constellée d'étoiles, je caracole sur ma cavale. La neige soulevée par les sabots de l'animal tourbillonne dans son sillage, entraînée par le vent. La poudre fine projetée en l'air m'enveloppe en formant tout autour de moi des myriades d'éclats argentés et semble se confondre avec les poussières célestes qui luisent au-dessus de la sainte et éternelle Russie.
Je suis le fils de la toundra, l'enfant des neiges, l'héritier des plaines glacées, le chantre des pays d'hiver, le passager des terres gelées. Je n'ai pas vraiment de nom. Je suis l'originel Cosaque. Depuis des siècles je sillonne les étendues sans fin d'un monde d'écume et de solitude, ainsi qu'un immortel cavalier. Je suis le reflet incarné des impérissables légendes, le danseur des blancs espaces, et c'est pourquoi je ne puis mourir. Heureux, j'erre à n'en plus finir dans cet univers immaculé, franchissant lacs gelés, traversant forêts, parcourant steppes à la poursuite de l'horizon, toujours en quête de chevauchées fantastiques, ivre de vent, de neige et d'étoiles.
Chaque nuit ma monture m'emporte vers les neiges lointaines inconnues des hommes. Je n'ai pas d'autre but, d'autre joie, d'autre destin que de chevaucher dans les immensités silencieuses et gelées. Astre fabuleux des paysages givrés, je ne mange pas, ne bois pas, ne dors jamais et suis plus vivant qu'un prince. Je puise mes forces dans la contemplation des grands froids.
Je suis l'Ange de la Russie.
69 - Torpeur cadavérique
Je n'entendrai pas sonner le glas. Et pour cause : c'est pour moi qu'il résonnera dans la campagne affligée, par une triste journée de pluie. Vous serez là, recueillie auprès de ma dépouille déposée dans l'humble église. Un cierge brûlera à ma droite. L'odeur d'encens embaumera les lieux. Vos larmes claires se répandront au bord du linceul tandis que la fumée s'élèvera dans la fraîcheur de l'édifice. Le silence sera la musique mortuaire de ce deuil et votre chagrin, infini mais pudique, sera l'hymne que vous me dédierez.
Mon corps étendu narguera votre inutile amour. Cet amour impuissant à me faire revenir à la vie. Mon visage émacié par le masque étrangement serein de la Mort interrogera les fresques décrépites et sans valeur du plafond de l'église. Vous serez là, questionnant en vain ce cadavre glacé, pétrifié. Vous me prendrez la main, et vous étonnerez qu'elle soit froide dans votre main chaude. Elle demeurera sans réponse à votre étreinte, si peu accoutumée que vous serez à l'idée de la mort, de MA mort...
Oui, ce sera mon corps, mon cadavre, ma dépouille. Je serai là, gisant. Sans me plaindre, sans révolte, sans peur, sans plus de haine ni d'amour. Vous chercherez à comprendre, mais il n'y aura rien à comprendre. Rien que le fait de ma mort. Je serai effectivement mort, bel et bien mort. Aussi mort que le sont les pierres, les tombes et les ruines. Vous pourrez pleurer, prier, défier le Ciel et tous ses anges, rien n'y pourra faire : mon corps s'en ira en poussière et nul ne le verra plus jamais. Il sera déjà sur le chemin d'un irréversible anéantissement.
En signe d'adieu, vous passerez vos doigts contre mon visage de pierre. Il demeurera impassible, indifférent à votre caresse. Mort. Je serai mort, mon cadavre en sera la preuve. Je serai dans le même état que les statues de plâtre peintes de cette modeste église de campagne. Inerte comme un objet, comme un caillou, comme du sable anonyme. Sans vie, sans nom, sans chaleur.
Le cierge continuera à brûler en silence dans l'église devenue sombre vers le soir. Dehors la pluie de mars, triste, lente, lancinante, tombera d'un ciel plombé. Nulle âme ne s'attardera dans les rues en ce jour de deuil, en cette saison de mort. Vous serez seule dans l'église avec cette chose vidée de vie. Parfois le cierge jettera de pâles lueurs contre mon visage endormi, et ces reflets de flamme lui donneront l'illusion d'être en vie.
Vous vous attarderez un peu sur ces éclairs dérisoires, cherchant un réconfort, un signe, un sens, une explication. Mais la flamme mouvante du cierge continuera à brûler en vain et son humble clarté, dénuée de sens, glissera sur mon visage avant d'aller s'accrocher ailleurs.
Vous finirez par comprendre que je suis réellement mort. Vous sortirez de l'église, un cercueil dans l'âme. Vous vous retrouverez seule dehors sous une pluie maussade. Et je ne serai plus là pour vous aimer. Je ne serais plus avec vous. Plus jamais. Et vous serez seule, seule. Et vous me chercherez. Et vous ne me trouverez pas. Jamais. Parce que je serai mort. Mort. Mort. Définitivement. A tout jamais.
70 - Pauvre mais belle
Vous êtes belle lorsque sur votre visage souffle le vent, qu'il déclot vos lèvres, fait trembler vos cils et agite vos frisures, comme s'il était votre amant, fou et caressant. Vous êtes belle à mes yeux, vous la dédaignée des riches, des citadins et des cœurs sédentaires. Vous avez la chevelure italienne, le regard ombreux et la bouche tentatrice. Vous êtes née de la terre, avec l'éclat du marbre sur la peau, la senteur des bois dans les cheveux, la pluie sur le front et un peu d'or dans le cœur. Et si vos pieds sont nus, c'est que votre pas demeure libre, sans attache. Libre comme vous, fille des nuages, enfant du soleil, fleur nomade.
Je ne rougis point de votre habit déchiré, ni de vos chevilles cendreuses, ni de votre coiffure de broussaille qui se délie sous la brise, et qui met tant de grâce sur vos traits insouciants... On vous appelle va-nu-pieds, voleuse ou bien souillon.
Pourtant vous avez la beauté naturelle de l'ange. Vous chantez de chemin en chemin, le cœur aussi léger que l'air, et dites la bonne aventure avec plein d'ingénuité dans l’œil, un sourire d'enfant sur les lèvres. Vous êtes l'Esméralda incarnée : danseuse vagabonde, créature errante, ballerine sans semelle, cavalière des pavés. Vous êtes liberté, danse, poussière, cheveux fous, chants lancés aux nues, airs perdus dans l'azur et rires emportés par le vent. Eternel baladin, vous êtes l'enfant de la Bohème.
Vous êtes passée, et je n'ai jamais pu vous oublier.
71 - Le convoi
L'humble convoi s'ébranle dans la brume. Un vent d'automne soulève quelques feuilles mortes qui tourbillonnent autour des visages, puis retombent aux pieds des marcheurs, dont je fais partie. Le ciel est gris, plombé, le froid pénètre les coeurs en deuil. Les pas sont lents, pesants, feutrés. Le silence de la troupe est inhabituel.
Les regards sont pénétrés, les fronts baissés, les mines affligées. De temps à autre des sourires dignes s'échangent entre deux murmures. Scène pénible. Et puis, après quelques minutes sombres et solennelles, un ange passe.
Moment de pure poésie, instant de grâce. Le tableau pathétique se transforme et m'apparaît sous une lumière inattendue. Tout semble irréel, doux et lointain, idéal et serein. Comme si les suiveurs du convoi étaient désincarnés, hors du temps et du monde matériel. Mystère et beautés étranges... Je vois une troupe d'êtres célestes escorter une étoile jusqu'au seuil du firmament pour lui dire adieu. Les visages qui m'entourent n'ont plus de nom. La poésie universelle a transfiguré les êtres et les choses. Et à travers les larmes j'entrevois le pur cristal d'une vérité poétique révélée.
Le gouffre ouvert à mes pieds ne m'effraie pas, et la vue de cette chose qui gît au fond n'a point ce goût amer que j'avais tant redouté. J'y lance quelques chrysanthèmes, étonné par la sérénité de mon geste. Au passage d'un vol d'oiseaux au-dessus de l’assemblée recueillie, quelques têtes se lèvent au ciel. Tout est fini.
On vient de mettre un ami en terre.
72 - Une visite à la morgue
Ca y est, maintenant tu es mort Raphaël. Bel et bien mort, et plutôt deux fois qu'une. Regarde-toi une dernière fois, ou plutôt regarde ton cadavre pour la première fois. Il est là, sous toi. Tu as vu, c'est le tien, c'est ton cadavre. Et il est déjà froid. Tu es mort Raphaël.
Regarde, tes yeux sont clos pour l'éternité. Ton visage impassible, bientôt voué à la poussière, est le visage d'un mort. De la Mort aussi. Sur tes lèvres muettes on dirait un sourire. Mais non, c'est le rictus de la mort. Tu n'es plus, ta dépouille est étendue. Tu es devenu un gisant. Et comme tous les gisants, la terre sera ton lit de mort. Tu es comme un roi aussi. Comme eux tu gis, pauvre mortel que tu es... C'est vrai que tous les cadavres sont égaux. Es-tu heureux ? Regarde ta bien aimée qui se penche sur ton visage sans vie, elle fixe tes yeux morts. Elle s'imagine peut-être que tu vas les ouvrir juste pour elle... Mais non, tu ne bouges pas, tu n'es plus qu'un cadavre.
Tu es devenu un mort maintenant, tu es content ? Tu vas être célèbre un jour durant. Ce sera ton heure de gloire en somme. Ils seront tous là pour toi. Tes amantes te pleureront. On regardera ce macchabée qui porte le nom de Raphaël, et on le chérira mieux que le corps d'un vivant. Tu seras touché une dernière fois par des mains de femmes. Témoins de tes amours révolues ou en cours, ces maîtresses d'un jour ou d'une éternité te rendront hommage. Évidemment ta mie officielle sera aux premières loges. Elle sera l'invitée d'honneur en quelque sorte.
Mais pour l'instant tu es dans la chambre froide. On va préparer ton cadavre pour les noces : tu viens de te marier avec la Camarde. Pas très jolie ni toute jeune ta dernière amante, il faut le reconnaître. Ca ne sera pas ta plus glorieuse conquête, c'est vrai. Mais tu n'as pas le choix Raphaël. Il faudra désormais partager ta couche avec cette éternelle ricaneuse, piètre épouse pour les plaisirs mais infiniment fidèle envers ses élus : elle n'abandonne jamais ceux qu'elle étreint. Au moins tu ne pourras pas te plaindre qu'elle te dise adieu un jour. Avec elle c'est pour toujours.
Sens-tu la main de ta chère éplorée sur ton corps inerte ? Non bien sûr, mais tu la vois d'ici. Elle devait t'aimer beaucoup pour ainsi baiser ta chair froide. Les lieux sont plutôt sinistres pour ce genre de débordement amoureux... En retour tu lui témoignes d'ailleurs toute ta froideur. C'est dire la mesure de ton flegme. Jusqu'au bout tu auras été un imperturbable amant. Aristocrate, hautain, plein de morgue. Mais attachant.
Ta vie est maintenant terminée Raphaël. Ton cadavre est bien rangé dans le tiroir blanc de la morgue, aligné comme un soldat. Tu as presque fière allure dans ton irréprochable rigidité. D'ailleurs ton costume te va à ravir : il n'y a pas un pli. Pour une fois tu es élégant : tu te tiens bien. Ta fiancée te regarde dans la fraîcheur de ta mort. Tu as encore bonne mine. Mais elle te reverra aux funérailles. Espérons que tu feras aussi bonne figure.
Une main vient de pousser le tiroir frigorifique.
On ferme !
73 - Lettre à un défunt
Vous voilà donc mort Monsieur X.
La cigarette tue. A petit feu certes, mais elle tue. Vous avez fini par le comprendre et finalement réussi à cesser de fumer. Mieux vaut tard que jamais... Vous avez pris de bonnes résolutions, c'est le moment de vous expliquer certaines choses.
Vous ne m'aimiez guère. Moi non plus. Je vous saluais avec condescendance, avec une authentique moue de supériorité. J'avais pitié de cet éternel manuel incapable de la moindre profondeur de vue, de grandeur de sentiments, de noblesse d'âme. Pitié de votre infirmité d'esprit, pitié de vos manières grossières, de vos poumons enfumés. J'avais pitié, c'est pour cette raison que je ne vous haïssais point. Vous étiez un brave type. Un travailleur honnête, ponctuel. Moutonnier, apolitique. Enfin un peu à droite. Et même plutôt à l'extrême droite. Vous étiez légèrement raciste aussi. Et même franchement.
Et puis vous étiez un fin épicurien aussi. Enfin ivrogne pour nous comprendre... Maintenant que vous êtes mort, il ne faut pas dire ivrogne. On restera donc sur "épicurien".
Jusqu'au bout vous aurez incarné la médiocrité. Vous n'aspiriez qu'à de modestes choses en ce bas monde : confort et biens matériels. Des choses à votre portée. Pas exigeant... Aujourd'hui vous êtes servi, vous avez le Ciel devant vous. Ca va vous changer de vos petits meubles et de votre télé. Finalement je crois que je vous aimais bien Monsieur X. En fait non, je ne vous aimais pas.
Ne m'en veuillez pas Monsieur X, c'est juste pour rire. Vous comprenez, rire ? Le sens de l'humour, vous connaissez ? Non pas le vôtre, pas votre humour à vous. Je veux parler des gens qui savent rire sans montrer les dents. En finesse, subtilité, délicatesse. Ce qu'on appelle l'esprit.
Votre plus belle réussite fut involontaire : votre fille. Vous savez, votre fille que j'ai rencontrée un jour, que j'ai sortie de son milieu... Cette personne qui ne vous ressemble décidément pas. Intelligente, fine, cultivée, pleine d'esprit, diplômée. Tout le contraire de vous. A se demander si vous êtes bien son père...
Vous êtes mort, et je me devais d'attendre ce jour pour vous dire tout ça. Vous comprenez, vous m'auriez interrompu si j'étais venu vous raconter ça sur votre lit d'hôpital. Mais maintenant que vous êtes mort, quelle importance ? Ca ne vous fera pas plus de mal. Et ça me soulage tellement de pouvoir vous dire toutes ces choses bien en face...
Allez, cette fois je vous laisse Monsieur X. Je vous souhaite tout de même un bon voyage vers l'infini. Adieu donc. Adieu et sans rancune. Je vous laisse à votre destin, voguez donc en paix dans votre éternité. Je vous pardonne. Pardonnez-moi, vous aussi. Je vous donne ma paix. Ma paix.
Adieu.
74 - Mille raisons de me haïr
En me lisant, vous trouverez certainement autant de raisons de me détester qu'il y a de textes. Âmes timorées s'abstenir.
J'ai besoin d'extérioriser tout l'éclat de ma personne et d'éblouir mon entourage pour progresser, exister, et briller plus encore. L'humilité me va fort mal. Je pense que l'humilité est l'apanage des esprits médiocres. Les humbles sont indignes d'être des princes. Et les princes sont indignes d'être des gueux.
Sans orgueil, que suis-je ?
Ce qui fait ma force, ma vérité, mon éclat, voire mon inimitable panache, c'est que je suis dépourvu de vaine humilité. L'arrogance est ma naturelle signature, l'orgueil ma principale richesse, la particule mon plus solide argument.
Je suis inattaquable car ancré dans ma logique. L'absurde a cet avantage sur les valeurs actuelles de ce monde, c'est que c'est un système qui échappe à toutes ses lois raisonnables. Et prosaïques. Je suis un chevalier, et mes valeurs sont la particule, l'épée, la quête d'un Graal.
La poésie est ma vérité. D'où ces distorsions, ces outrances, ces contradictions dans mon discours, mes idées, ma pensée. C'est en général ce qui déplaît tant chez mes détracteurs dénués de cœur, et c'est ce qui indispose tant les esprits par trop carrés.
75 - L'argent pour acheter le Ciel
Lettre ironique à une détractrice.
Souffrez Madame que je ne partage définitivement pas vos vues aberrantes. La mort n'est point, comme l'avancent ces hérétiques inconséquents de votre espèce, la fin de tout, mais le début d'une éternité faite d'ailes d'anges et de miel, de chants pieux et d'enfants sages.
Et je ne connais guère qu'une seule façon d'accéder à ce Ciel enviable : faire dire des messes. Autrement dit le riche a beaucoup plus de chance d'être sauvé que le mendiant. Dans ce but l'enrichissement personnel est une bonne chose puisqu'il contribue à payer des prêtres pour faire dire un maximum de messes.
Cessons donc de vilipender les riches et d'encenser de manière stérile les pauvres, ces va-nu-pieds, ces gens sans le sou qui rêvent d'un Eden qu'ils sont incapables de s'acheter ici-bas. Les indigents sont certainement aimables à vos yeux, aux yeux de toutes ces bonnes âmes éprises d'absolu, mais ce sont finalement eux, les pauvres, les vrais imbéciles : pendant que les gens avertis s'enrichissent, qu'ils construisent leur demeure céleste donc, ces pauvres se perdent avec leur paresse et leurs viles et vaines séductions. La société et toutes ses bonnes consciences leur savent gré de leur humilité si médiatique, mais tout cela pour arriver à quoi finalement ? A rien du tout car seuls les riches seront sauvés. La gloire de ces pauvres gens sans le sou n'est que terrestre, tandis que la gloire des riches sera céleste.
Je suis donc sur cette Terre pour m'enrichir un maximum, et ce afin de pouvoir faire dire un maximum de messes. Pour le salut de mon âme.
Cessons ces discours révolutionnaires crétinisants et stériles, et crions plutôt : vive l'enrichissement personnel, vive l'argent qui sauve, et tant pis pour les pauvres et les imbéciles convaincus que leur pauvreté et leur imbécillité les sauveront des flammes de l'enfer...
76 - Délicatesses du langage.
Echanges entre Alphonse Torchecul le bûcheron et sa patronne, Madame la Baronne du Lys.
- M'dame la Baronne, j'avons quelque chose à vous montrer.
- Mon brave bûcheron Torchecul, approchez. Qu'avez-vous donc à me montrer de si impérieux pour interrompre ainsi votre travail en plein élan ?
- Ben voilà M'dame la Baronne, j'avons c't'espèce de grosse bûche bien dure qu'est apparue dans mon pantalon depuis quelque temps, même qu'elle arrête pas de m'démanger vu qu'elle est comme ça à cause que votre grosse culasse lui remue juste sous l'nez !
- Torchecul mon fidèle bûcheron, voulez-vous dire en d'autres termes que cet infâme et odoriférant objet que vous tenez dans la main aurait pour suprême objet d'émoi mon chaste séant ?
- En quelque sorte M'dame la Baronne. Mais enfin je dirions plutôt que je bandifie et pue comme un bouc en voyant votre grosse culassière. Votre petite rondelle, j'aimerions bien la tripailler, la défoncer, la pourfendre à grands coups d'andouille, M'dame la Baronne.
- Ha bon ! Ca me rassure. Voyez-vous je n'avais pas bien saisi votre propos jeune homme. Vous voulez dire que, pris par une faim soudaine en plein labeur, vous désirez quelque rondelle d'andouille en guise de collation entre deux cassages de bois ? Et ce que vous tenez à la main n'est pas autre chose, bien entendu, qu'une bûche que vous venez de fendre... Suis-je insane tout de même ! Figurez-vous que je m'imaginais avoir entendu un discours moins sobre mon brave Torchecul et je...
- Tagueule la Baronne de mes deux, tu comprends donc point que j'avons envie de te défoncer la citrouille, bonne-à-cul-de merde ! Te défoncer la citrouille ! C'est ça que j'veux ! Je veux me taper le cul de la Baronne ! Viens donc là que je te foute ma grosse bûche bien dure au fond de ton gros cul, Baronne-à-couille-de-mes-deux !
- Ha ! Mais je comprends bien cette fois ! Torchecul, vous n'y pensez pas ? Et que dirais Monsieur le Baron ?
- Monsieur le Baron votre époux, il est en ce moment en train de foutre sa grosse pine dans le cul de la bonniche du curé, vous savez celle qui se laisse régulièrement mettre par Monsieur l'Evêque quand il rend visite à c'pédé d'curé de mes deux...
- Ho ! Ca oui alors, il faut dire que Monseigneur rend souvent visite à Monsieur le curé depuis que ce dernier a changé de bonniche. Cependant mon bon Torchecul, vous préférez que je vous la serve en rondelle ou en nature votre andouille ?
77 - Rimbaud, ce rigolo
Osons désacraliser le "Bateau Ivre", et "Une saison en Enfer" de ce plaisantin de Rimbaud. Avec ses trafics d'armes et autres méfaits crapuleux, de quoi peut-il se targuer ce rimailleur plein de sempiternelles "hideurs", les poches pleines de trous ? Je lui trouve le haillon un peu trop facile à ce joli. Sa semelle est bien trop usée pour être honnête.
Dehors les imposteurs de la poésie avec leur charabia poétisant, avec leurs émois mesquins de morveux attardés ! Un bon poète est un poète qui sait se mettre à la portée des gens SIMPLES et SENSES comme moi.
Je n'entends rien au "Bateau Ivre". Ca n'est pas moi qui suis un mauvais lecteur, c'est Rimbaud qui est un imbécile.
78 - Lâche mais facile
Heureusement que l'écran me protège de vos coups, de vos regards désapprobateurs, sinon je n'aurais jamais le courage de vous dire en face tout ce que j'ai écrit...
L'avantage de l'Internet, c'est que l'on peut dire tout et n'importe quoi sans crainte de prendre des coups dans la figure. Le NEt est l'arme des lâches, des anonymes, des Judas. C'est donc mon arme préférée.
C'est si facile de faire le bouffon en restant dissimulé ! Ca donne beaucoup de courage aux grands lâches de mon espèce. Je puis insulter, vitupérer, diffamer tout à ma guise : je demeure bien en sécurité, bien au chaud derrière mon clavier. Je préfère donner des coups dans le dos plutôt que de face : c'est beaucoup plus facile et surtout moins dangereux pour moi.
Avec le NET, c'est l'assurance de commettre des méfaits sans avoir à en subir les fâcheuses conséquences. Etant donné que je suis odieux, lâche et traître, Internet est mon outil favori pour asseoir ma puissance.
79 - Hommage à la laideur
Je sais que vous n'êtes pas celle dont on dit qu'elle est jolie. Votre visage, si dur et si doux à la fois, ce visage-là, si triste et si plein d'éclat, n'a point la beauté facile de ces pucelles de dix-huit ans fraîches et gaies qui font si souvent se retourner dans la rue les hommes mariés et qui leur font oublier un instant la pesanteur d'un trop long et trop fade hyménée. Vous, vous n'inspirez que vide et ennui à ces coeurs frivoles.
Vous n'êtes pas belle, certes. Vous ne faites rêver personne. Je vous aime moi, pourtant... Vous ne serez jamais celle qui fera pâlir les blondes de la terre, jamais celle dont on chantera les grâces au son de la viole, au clair de Lune, mais vous serez pour toujours ma pauvre chandelle.
Vierge parmi les vierges, jeune parmi les jeunes, vous êtes la dernière toutefois. Morte en ce monde, vous êtes ma lumière.
80 - Huit ans et sotte
Ma nièce âgée de huit ans m’avait envoyé de sa plage bretonne une carte postale représentant "Mickey-Mouse". Ma réponse fut prompte et expéditive.
Mademoiselle ma nièce,
J’ai bien eu réception de votre missive. Je n’ai cependant pas eu l’heur d’y lire quelque macabre référence à de morte carnation, comme Mademoiselle votre aînée l’avait si bien fait lors de sa précédente lettre. Pas le moindre cadavre sous votre molle plume, pas même un seul propos scatologique, alors qu’ordinairement vous êtes si prolixe en la matière... Rien que des niaiseries propres aux gens de votre espèce, rien que des banalités inspirées par l’âge puéril. Vous me décevez.
Et votre carte représentant cet ignoble personnage de Mickey, à la fois tangible et virtuelle incarnation de ce que la culture yankee fait de pire, objet de culte idolâtré de manière uniforme et imbécile par tous les petits futurs abrutis du monde entier, et surtout vecteur commercial à l’échelle mondiale de la civilisation du hamburger, sachez que c’est pour me franchement déplaire !
Vous vouliez sans doute me séduire. C’est l’inverse qui s’est produit. Petite sotte ! Croyez-vous donc que l’on charme de la sorte un bel esprit ? Avec des objets communs vous voulez éblouir une étoile... Vous êtes réellement naïve. Naïve et décidément bien sotte. Retournez donc à vos dînettes, Pokémont, poupées Barbie et autres mièvrerie monnayables.
En ce qui concerne votre sotte allusion à mes conquêtes, en particulier cet hyménée que vous évoquez de manière effrontée dans votre carte postale, il n’a de réalité que dans votre inepte cervelle de moineau. Nul commerce suspect ne me lie à cette épouse et mère de famille que vous avez désignée. Seuls d’honnêtes, de chastes échanges se font de temps à autre entre elle et moi, et toujours à travers la plume, rien qu’à travers la plume. N’allez pas imaginer quelque intrigue romanesque douteuse entre cette épistolière et moi.
J’oubliais. Votre dessin est réellement insane. Vous n’avez décidément aucun talent ma pauvre ! Une sorte de maison, un vague personnage, Dieu que tout cela est pauvre ! Que c’est commun ! Vous avez une bien piètre imagination mon enfant... Et je dois dire que les commentaires accompagnant votre «chef-d’œuvre» sont à la mesure du trait de votre pinceau : affligeants. Vous n’avez vraiment aucun avenir dans l’expression artistique. Je ne vous encourage pas à poursuivre dans cette voie-là Mademoiselle. Par contre vous pouvez toujours m’écrire, je ne manquerai pas de remettre à leur place les sales gamines de votre genre.
Allez à présent patauger dans votre bac à sable mazouté avec les cormorans. Vous aurez l’air d’un drôle d’oiseau à la vérité !
81 - L'imposture de la littérature
L'éloquence la plus aimable est souvent au service des idées les plus subversives, et celui qui ralliera à sa cause son auditoire essentiellement grâce à sa plume aura plus de disciples que le sec orateur car il séduira d'abord le coeur de ses semblables avant de séduire leur esprit.
Le véritable talent littéraire consiste à se taire en certaines circonstances. Alimenter les élans masturbatoires d'amateurs dotés d'un banal imaginaire, animés d'une scolaire ardeur serait un jeu cruel et je serais bien méchant de succomber à cette bassesse. Aussi je vais mettre ma science au service des profanes de toutes espèces et tenter d'élever le débat à la hauteur de mes rêves, de ma personnelle sensibilité. Ce qui devrait naturellement faire autorité chez les gens de goût. Interrogez-vous sur la situation de l'écrit aujourd'hui... Combien d'anonymes rêvent de devenir des auteurs reconnus ?
De nos jours les écrivains pullulent, prolifèrent, font des petits partout, et c'est l'abondance, l'invasion, le raz-de-marée. Et bien sûr, tout cela au détriment de la qualité. Aujourd'hui n'importe quel quidam écrit. Le peuple même se targue de taquiner la muse. L'écriture s'est démocratisée, désacralisée.
Il n'est plus prestigieux aujourd'hui d'écrire, puisque tout le monde le fait, plus ou moins bien, mais plus souvent mal, voire très mal. L'écriture n'est plus l'apanage d'une certaine élite. Les chanteurs populaires, les acteurs de cinéma écrivent. L'homme de la rue écrit. Certains "passent à Pivot". Il y a un siècle l'instituteur, le curé, l'étudiant étaient respectés parce que détenteurs d'un certain savoir qui paraissait sinon cabalistique, en tout cas prestigieux pour le commun non initié. A présent tout le monde a le BAC. Il ne vaut plus rien sur le plan psychologique.
Il est incroyable de constater le nombre de livres qui paraissent chaque jour en France... N'importe qui écrit n'importe quoi, et il y a tant de ces écrivains d'un jour qu'ils font insulte aux beaux esprits, ceux du cercle de la culture littéraire de base. Personnellement j'aurais honte de me mêler à cette racaille de la plume qui produit des livres aussi ineptes que superficiels. Je ne nie pas qu'il y ait d'excellents écrivains aujourd'hui, mais ils sont trop étouffés par les médiocres formant la grande majorité de la "corporation". Face à ce déferlement ahurissant d’œuvres littéraires contemporaines, ma réaction naturelle est de faire table rase de tous ces ouvrages parasites et de revenir aux classiques, valeurs sûres, indémodables, fruits des plus beaux esprits, héritage culturel du meilleur goût.
Je me moque bien de méconnaître, d'ignorer, d'être parfaitement déconnecté des productions littéraires actuelles, l'essentiel pour moi étant de consolider une bonne culture de base. Je veux dire une culture authentique, consacrée, officielle, classique, celle qui a de tout temps fait autorité chez les érudits, les connaisseurs, les initiés. Les auteurs de qualité sont rares. Et il y a tant de productions qu'on ne pourra jamais tout lire. Il est plus pertinent de se réserver pour des valeurs sûres de la littérature, plutôt que de se perdre dans le labyrinthe des oeuvres actuelles, trop inégales, trop nombreuses, trop diverses. J'ai l'impression qu'en cette époque molle la société se disperse dans une culture d'incessantes "nouveautés".
Il ne suffit pas d'être une victime du SIDA, d'être un moribond en sursis ou bien un drogué repenti pour faire un bon auteur. Ces écrivains tordus, infirmes ou infectés ont la cote sur le marché actuel du livre. Ils se vendent bien et c'est étrange, on leur trouve toujours beaucoup de talent, comme si le fait d'avoir des tares ou d'être issu d'un milieu misérable et d'avoir connu les duretés de la vie transformait -simplement en les écrivant- n'importe qui en écrivain digne d'être édité et lu à des centaines de milliers d'exemplaire...
Il est de bon ton de trouver du génie au triste quidam, à l'inconnu venant de rien, à l'inculte complet comme au spécialiste des causes insignifiantes. De nos jours il faut être sensible, sous peine de réprobation populo-médiatique, aux misères qui sont à la mode. Il faut admirer les poiriers en fleur, et depuis toujours il faut regarder à la télévision les enfants souffrant de malformations diverses avec une vive et typique compassion, il faut encore se faire l'intrépide défenseur de l'emploi pour les jeunes, il faut aider les vieux (et les nommer "seniors"), les éclopés (ceux là il faut les nommer "personnes différentes"), les bossus (handicapés physiques au niveau dorsal), les moribonds ("personnes en fin de vie"), etc.
Bien que cela soit impopulaire je crois, je pense, je suis persuadé qu'on ne devrait pas donner aussi facilement la parole au peuple, parce que le peuple n'a fondamentalement rien à dire sur le plan littéraire. Bien sûr, cela est fort bien vu et très aimable pour tout le monde de dire que tous les citoyens sont responsables, adultes, intelligents et beaux, et que tous les gens qui écrivent ont un talent fou. Mais c'est faux. La réalité ne correspond à ce discours rassurant et crétinisant. Beaucoup des invités de Monsieur Pivot, journaliste et animateur d'émissions littéraires à la télévision, sont des écrivains ineptes. Pas tous, mais beaucoup. Ces médiocres-là feraient n'importe quoi pour accéder à ce banal et vulgaire pinacle de la "reconnaissance télévisuelle". Quelle indignité ! Selon les règles élémentaires du bon goût un vrai écrivain ne devrait pas faire sa publicité. Tel Beckett, il devrait se cacher avec dignité, ne jamais accorder d'interview, ne pas montrer son image. Et ne surtout pas passer à la télévision ! La télévision transforme la rareté en vulgarité.
En aucun cas je n'aimerais être mêlé à cette petite société dévoyée, productrice de pensées à deux sous mais facturées au prix fort, avide de passages "alatélé". Sachez toutefois vous mes lecteurs-détracteurs que je suis inculte. Je ne suis point un rat de bibliothèques, les quelques auteurs que je connais sont d'abord et avant tout des auteurs classiques choisis par goût, par facilité de lecture ou par heureux hasard. Mais cela m'empêcherait-il d'avoir un avis sur la question de la littérature, de la poésie chez certains amateurs de la vile espèce ? Mon avis vaut bien celui de n'importe qui d'autre. Et je ne m'interdis pas d'exposer mon opinion. Au nom de quoi devrais-je passer sous silence mon sentiment sur la question littéraire ?
La société est pleine de penseurs sans épaisseur, de bouffons incapables de montrer une volonté virile. En général les gens ne savent exposer leurs opinions que sur le bout des lèvres, avec des précautions ridicules qui les font ressembler aux demoiselles maniérées des salons pseudo littéraires en vogue aux temps passés. Ils veulent tous se montrer aimables -et terriblement plats-, au détriment du vrai panache qui consiste à afficher une foi insolente dans ses idées, fussent-elles erronées, à clamer haut et fort sa propre vérité sans se soucier de celles des autres (qui devraient, de son propre point de vue, être normalement considérées comme des fadaises). Ces gens préfèrent, au nom d'une républicaine tolérance à la mode depuis deux siècles, adopter une attitude faible et docile qui les fait ressembler à des moutons affables.
Ces délicats ne sont pas dignes d'avoir des opinions si ils ne savent pas les défendre avec autorité, ferveur, voire grandiloquence. Ces petits lettrés sont tous alignés sur des valeurs efféminées, ineptes, insanes, passe-partout, galvaudées et sans plus d'effet dans cette société de gentils ovins habitués à penser selon un mode lisse, dénué de tout heurt. Ils veulent tous exposer leurs petites idées, mais aucun ne veut le faire en froissant l'autre. Et ces gens prétendent aux idées... Pour moi ces poltrons du verbe et de la plume ne sont que des esclaves.
En ces temps industriels, nul brave pour relever le défi d'un beau duel : tous des lâches, des pauvres hères, des misérables serfs en ce monde avide de confort ! Comment chercher querelle à de si piètres guerriers ? Impossible de ferrailler dignement en semblable société. Même à la pointe de la plume, ils ont peur de se battre pour défendre leurs minuscules idées.
Je ne cherche nullement à écraser les petits. Je veux simplement asséner sur la tête du peuple, à grands coups de masse, certaines vérités. On me traite de fasciste ? D'intolérant ? Moi au moins je prends l'initiative de défendre mes opinions à coup de masse : on ne peut pas tenir une telle arme du bout des doigts. Il faut de la poigne, des biceps. Et mes détracteurs, eux, par manque de cœur, d'énergie, d'envergure, continuent de me combattre à la petite cuiller.
82 - Lettre au Maire de Nogent-sur-Marne
Madame le Maire,
Souvent l'ennui, le poids des jours qui passent, insipides et indolents, ou le calme mortel des heures insanes me chassent hors des murs de ma confortable prison, et c'est d'un pas rageur que je foule le pavé oppressant de la ville.
Bravant la pluie, la neige ou le vent frais d'automne, j'arpente les rues en quête d'un hypothétique destin. Au détour de ces chemins improvisés, j'espère croiser un regard, une étoile ou même un chien, que je suivrais et qui m'emmènerait vers des terres promises, loin de cette ville, loin de ces jours sans éclat ni saveur. Mais je marche droit devant moi, et rien ne vient, rien ne surgit du coin de la rue, à part les voitures qui me frôlent, anonymes, ainsi que les pauvres vieilles plus mortes que je ne le suis, qui trépassent à petits pas le long des trottoirs.
Maudites soient ces interminables rues trop ordinaires baptisées " Général de Gaule " et " Général Leclerc " ! Toujours les mêmes, partout. Toutes ces villes de banlieue se ressemblent : rues moroses, mornes, languissantes. C'est un bien triste hommage que l'on rend aux têtes immortelles en les faisant se pencher sur cette grisaille citadine, exsangue, vide de joie, pleine de poussière et de désolation...
Plongé dans ce monde au bord des larmes, dans ce quotidien de deuil, mon coeur mourrant se révolte, animé par une fureur libératrice. Sa dernière étincelle. A force de désespoir il en appelle à la Poésie, à la flamme romantique, à l'Amour, à tous ces feux souverains qui font tellement défaut à la ville où je demeure : Nogent-sur-Marne... Dans ses muets sanglots il s'en remet, plus infortuné, affligé et misérable que vengeur, aux esthètes de la douleur, aux chantres de la détresse, aux poètes du chagrin, laissant à leur solennel ennui de Gaule et Leclerc qui veillent sur les deux grandes rues principales. Mon coeur mis au sépulcre psalmodie alors les chants doux de la désespérance, pour ne point mourir tout à fait.
Et, m'éloignant de plus en plus de ces rues exécrées, continuellement empruntées sous l'égale grisaille des jours qui se succèdent, je pars à la rencontre de ce pauvre Baudelaire, de ce grandiose Hugo, de cet élégiaque Chopin... Rue Victor Hugo. Rue Charles Baudelaire. Rue Frédéric Chopin... Ces rues-là sont tout aussi tristes certes, mais Dieu ! qu'ils sont réconfortants ces bardes illustres auprès desquels vient s'épancher mon âme en ruine !
Sous l’éclat de ces flammes croisées au gré de mes pas tourmentés, je hâte ma fuite vers l'improbable, ivre du désir d'infini, de fortune, de lauriers, assoiffé de lumière, d'aventures et d'amours, indifférent aux fantômes emmitouflés qui passent à côté de moi. Rêveur insatiable, la fièvre au front, dans une belle et secrète folie je m'élance sous l'orage, dans l'air glacé ou au milieu de la brume qui tombe, insensible à l'onde terrible du ciel. J'imagine alors qu'un cheval au sabot d'airain, tel Pégase prenant son essor, m'emporte dans une chevauchée fulgurante et que des ailes soudaines m'arrachent enfin de ce sol de misère. Je rêve, caracolant sur une telle monture, de rejoindre les nues tourmentées qui narguent la ville.
Je me vois côtoyer les nuages dans une onirique cavalcade et hurler au monde la joie pure émanant de mon coeur plein de gloire. Je me vois partir en direction des étoiles, rejoindre un univers de légendes. Aux antipodes de Nogent-sur-Marne et de sa morne vallée de béton.
Lorsque je dévale la grande rue, tout empli de ces pensées, le visage fouaillé par la pluie, le souffle écumant et les cheveux au vent, j'ai envie Madame le Maire, comme un fou, comme un enfant perdu, comme une âme en peine, de traverser la cité d'un trait pour aller vous porter ma flamme mourante, pour vous témoigner, plein d'amertume, les langueurs que communique en moi votre ville au quotidien si terne, aux airs si désolants qui à ce point m'accablent. Au moins que ma détresse aujourd'hui aboutisse au seuil de votre ministère, et qu'elle trouve un ultime, salutaire, charitable refuge dans votre compassion.
83 - Des grains de sable dans un songe
Mademoiselle,
Dans l'infini imaginaire, j'ai des souvenirs de votre grâce féminine. Un coeur qui bat ne demande pas de compte au réel et n'a pas besoin de tangibles preuves d'une promenade amoureuse ou d'un sourire pour continuer à battre. L'idée seule de cette promenade, de ce sourire l'émeut.
J'étais donc avec vous, perdu dans les dunes un peu en friches d'une plage que je crois connaître. Peut-être Fort Mahon, Cayeux-sur-Mer ou quelque part ailleurs dans leurs proches alentours... Nous étions sous un soleil vernal, en milieu de journée, et il semblait n'y avoir que nous parmi ces dunes. La réalité des choses se bornait à l'air, limpide, au sable et au soleil. La chaleur de l'astre était douce, agréable. Pourquoi voyais-je surtout vos pieds nus enfouis à demi dans le sable clair ? Je l'ignore. Je pressentais que vos pieds prenaient le parfum du sable, et cela me troublait étrangement.
C'était comme si vous vous fondiez avec les dunes, en tout cas c'était une façon subtile et directe de vous mêler avec la mer toute proche. Je vous tendais la main, et des grains de sable se mêlaient à l'étreinte de nos doigts.
Une nouvelle fois je pris conscience de l'odeur de ce sable, et en effet je me sentis immédiatement envahi par ces effluves aréneux. Et ne me dites pas que le sable n'a pas d'odeur ou si peu, car j'avais senti jusqu'à son essence : parfum régnant dans la profondeur enfouie du sable, prisonnier dans ses entrailles et que l'on sent furtivement quand on remue à proximité du visage des brassées entières de grains. Parfum évoquant les mystères de la matière faisant écho à ceux de l'âme.
Nous marchions ainsi main dans la main sur les dunes, lentement. Parfois je m'arrêtais un instant pour mieux sentir le sable autour de mes chevilles, car j'étais pieds nus moi aussi. Et puis lorsque je rouvrais les yeux votre visage m'apparaissait, paisible sous le vent, parmi les dunes.
Votre sourire à peine esquissé ressemblait aux tiges d'herbes croissant çà et là sur les dunes, ployant calmement dans l'air en mouvement. On ne voyait que ces dunes, et c'était rassurant parce que chacune d'elles était un exemple de singulière beauté, simple et sans prétention.
C'était la beauté ordinaire de lignes suaves, minces, I'équilibre banal des formes avamment ordonnées par la nature. Une grâce tellement coutumière aux regards qu'elle n'atteint plus les sensibilités blasées. J'étais heureux de cette capacité d'émerveillement en moi, heureux de trouver dans ces dunes délaissées, négligées, une espèce d'éden temporel digne de nos pas mêlés. Le reste du monde nous oubliait avec les dunes, laissant mûrir au soleil mon amour pour vous à mesure de notre avancée sur le sable.
Nous ne parlions pas, et nous n'entendions que le bruit de notre marche dans l'air, car même le vent se faisait oublier, intimement lié au décor. Vos yeux à demi ouverts parcouraient ce paysage de sable et d'herbes sans se fixer précisément en un endroit déterminé, et c'était comme une façon sereine de regarder le monde, sans heurt, globalement, car tout n'étaient que courbes molles et touffes d'herbes aérées. Rien ne brusquait l'attention, le paysage entier formant une unité tranquille dont nous étions le centre.
Il n'y a pas de suite a notre promenade dans ces dunes. Je me suis perdu dans une contemplation qui a éparpillé mon âme dans l'air, la lumière et les grains de sable au nombre presque infini. Je suis devenu les dunes, les herbes, l'azur, les grains de sable entre vos orteils, dans vos cheveux, dans chacun de vos yeux.
Je suis devenu ce paysage à la fois dérisoire et sublime d'une plage de dunes sous le soleil, avec vous au centre, les pieds parfumés de sable.
84 - Une valse dans des ruines industrielles
Mademoiselle,
Vous entrez dès maintenant dans l'univers intime de mes molles errances poétiques. Figurez-vous que je vous ai rêvée dans le Nord de la France, entre Amiens et Arras, peut-être un peu plus haut, un peu plus loin dans les brumes de ces terres oubliées.
Dans cette rêverie nous étions vous et moi au bord d'un champ de démolition, égarés dans ce triste asile telles deux silhouettes surgies du brouillard, déambulant parmi des briques brisées éparses et quelques minces pans de mur qui avaient formé autrefois un complexe édifice, dans une grande, plate étendue sans nulle habitation, sous un ciel terne, morne, éteint.
En fait il s'agissait d'une usine désaffectée datant de la fin du XIXème siècle, construite selon les règles de l'art de l'époque. C'étaient des ruines industrielles comme on en voit dans le nord du pays, faites essentiellement de briques et de friches. Nous cheminions paisiblement dans ce site déserté, côte à côte, confusément témoins du glorieux naufrage d'un passé que nous n'avions jamais connu.
Tant de laideur, dans cette atmosphère onirique, devenait troublant. L'ancienne usine en briques était transfigurée par sa lente agonie, sa déchéance lui conférant un aspect de noblesse. Errant avec vous en ces lieux désolés, je sentais grandir en moi un puissant et étrange sentiment d'amour.
Je stoppai le pas et, prenant votre main dans la mienne, je vous fis face. Mon regard triste se fit tendre sur votre visage. Je posai l'autre main contre votre hanche et, sans toutefois rapprocher plus mon corps du vôtre, je vous entraînai dans une danse improvisée. Sous une brise fraîche, au milieu des herbes folles et des murs de briques éboulés, insensiblement nous nous mîmes à valser. Bientôt pris dans ce tourbillon confidentiel et surnaturel, nous entrâmes en contact intime avec le décor mélancolique qui nous entourait.
Au gré du vent qui tournoyait autour de nous, dévié au milieu de la plaine par les hauts murs encore debout de la vieille usine, vos cheveux blonds volaient, s'enroulaient comme des flammes vives dans l'air, avec des mèches qui tantôt s'agitaient dans votre cou découvert, tantôt dissimulaient à demi votre visage. Valsant maladroitement, nous trébuchions parfois contre les briques enfouies dans les herbes, et selon les caprices de nos pas de danse mal assurés, nous allions et venions parmi les ruines muettes.
Puis, cessant le jeu, nous demeurâmes un instant immobiles debout dans l'herbe qui dissimulait nos chevilles. Pudique, je posai mon regard sur votre visage. Puis contre votre joue je passai la main. La brise se mit à battre doucement vos tempes et entre mes doigts s'emmêlèrent quelques mèches déliées de votre chevelure.
Là, tout devînt étrangement beau : votre visage dans le vent, baigné dans cette pesante atmosphère prit sous mon regard des allures insolites... Vos cheveux étaient des vrilles sous le frisson d'Éole, des filaments impondérables qui fuyaient ma caresse. Vos yeux qui clignaient n'étaient plus que deux échos de la brume, répandant une grande mélancolie, et leurs pupilles vagues faisaient aimer passionnément la bruine. Votre sourire incertain renforçait l'ambiance irréelle de ce cloître sauvage, la propageait au-delà des briques qui gisaient dans les herbes, vestiges d'un monde révolu, au-delà des hauteurs éphémères des murs en sursis, témoins mornes de notre valse impromptue.
J'entendais le vent, je le sentais jouer autour de vous, j'avais un peu froid, et vous Mademoiselle, vous deveniez belle et triste comme ces herbes, ces briques, ce champ de ruines.
85 - Agathe et Victor
Mazarine Pingeot enseigne la philosophie à l'Université d'Aix-en-Provence. Elle a 25 ans. Ses élèves ne sont guère plus âgés qu'elle. Ou peu s'en faut. En tout cas, élèves et professeur sont de la même génération. "Pingeot", n'est-ce pas un nom on ne peut plus commun ? Qu'a-t-elle donc voulu prouver, la Mazarine ? Evidemment, elle répondrait qu'être fille d'un père si auguste n'y est pour rien dans son choix. Alors, pourquoi n'est-elle pas balayeuse de rues à Aix-en-Provence ? N'est-ce point un métier comme un autre en cette sainte république française où nous sommes censés être tous égaux ?
Si la Demoiselle Pingeot affirme qu'elle est professeur de philosophie à l'Université d'Aix-en-Provence non pas à cause de son sang mais parce qu'elle est douée, à mon avis c'est qu'elle a un problème de particule. Moi qui ai une particule, je n'ai rien à prouver, contrairement à Mazarine Pingeot. Je pourrais sans honte aucune balayer les rues d'Aix-en-Provence, puisque j'ai la particule. Moi je pourrais me le permettre, comme un prince peut se permettre de laver les pieds d'un vagabond. Comme quoi être fille d'un roi ne suffit pas. Encore faut-il jouir de l'avantage inouï, immense, incomparable que confère la particule aux heureux élus.
86 - L'ange des laides
Esthète maudit, je cherche la laideur chez les femmes afin d'accéder à une émotion de prix. J'aime les filles laides au nom de l'amour. Je suis ému à cause de leur maladresse, de leur détresse, de leur fragilité, décuplés chez elles. J'aime leur caractère renfermé, secret. J'aime les filles laides non pour leur visage, mais pour leur âme blessée, pour leurs ailes brisées. Le sommet de l'art amoureux n'est point dans le fait de s'émouvoir de la beauté d'une femme, mais de sa laideur. Voici le genre d'annonce que je passe dans certains journaux :
"Fleurs que l'on dit ingrates, visages maudits par les esthètes de la norme, femmes offensées par votre propre reflet, jeunes filles pour qui les vingt ans n'ont pas tenu leurs promesses, enfin créatures inéligibles au trône de la beauté, vous les naufragées de l'amour, la tristesse et la solitude sont les derniers outrages que vous vous infligez. Votre beauté n'est pas dans l’oeil infernal du mâle mortel qui n'est qu'un miroir éphémère, mais dans les mots que vous me destinerez. Ils resteront gravés pour un siècle dans le granit sensible de ma mémoire, dans la pierre vive de mon coeur, dans le marbre de ma tombe future.
Je suis un rêveur éclairé et mes rêves ont l'éclat des mythes. Mon coeur est noble, mon âme est douce, et je pars à la découverte de jolies plumes exercées, ardente et virtuoses, intrépides et fécondes, afin d'entreprendre une correspondance de choix où il sera question de l'éternel amour. J'ai l'imaginaire bohème, le goût du romanesque, le pouvoir des mots. Je suis un guerrier partant à la conquête des exclues de l'amour. Lassé des jolies filles, je choisis la société des humbles demoiselles, trop souvent dédaignées.
Sensible à vos traits modestes, je vous invite à partager le frisson intime, vous les esseulées qui découvrez aujourd'hui mon nom. Croisons nos plumes, échangeons les mots jamais osés, et le miracle épistolaire naîtra. Pour les causes que vous croyez perdues, je suis prêt à plaider, convaincu par vos charmes austères. Par la force des mots vous apprendrez l'amour, et goûterez à son mystère."
87 - Taisez-vous tous !
Envoyé sur quelque liste de discussion inepte à l'attention de ses membres :
Cessez ces vains discours sans nul intérêt ! Vous ne parlez que d'affaires ménagères, et vous vous échangez à n'en plus finir des lieux communs... Autrement dit vous tuez le temps. Mais au lieu de le tuer en taillant un bout de bois ou en jouant aux cartes, vous faites ça avec un clavier d'ordinateur entre les mains... Vous ne savez pas vous servir de ces choses merveilleuses que sont l'ordinateur et Internet. Vous ne savez pas, et vous gaspillez votre temps, votre argent et appauvrissez votre esprit à papoter entre vous de tout et de rien, mais surtout de rien, de rien du tout. Sans esprit, ni grammaire, ni orthographe, étalant sans pudeur vos lacunes.
Vous penserez que je suis un fat, un prétentieux, mais ne suis-je pas dans la vérité en disant que vos oeuvres quotidiennes sur Internet sont dérisoires, insignifiantes ? Ce que vous vous dites s'envole, passe, retourne en poussière. Vous êtes producteurs de fumée. Tout ce que vous vous échangez, vous l'oubliez dans l'heure, la minute, la seconde. Au lieu de penser, réfléchir, comprendre, chercher, vous instruire, enseigner, connaître, apprendre, vous ne faites que palabrer, vous divertir sottement, juger sans jugement. Je vous vois passer, revenir, repasser sur la liste, et cela n'a ni queue ni tête. Et puis vous picorez ici et là, vous vous envolez soudainement pour réapparaître un peu plus tard, un peu plus loin sur la liste, si lourds avec vos cervelles de moineaux, sautillant d'un sujet à un autre sans complexe, sans état d'âme, mais avec beaucoup d'insouciance, d'incompétence et de légèreté.
Vous êtes pesants et légers, vous parlez beaucoup sans rien connaître -ou si peu-, vous vous agitez les neurones sans fruit, vous allez, venez, vous vous dispersez. Vous êtes des enfants. L'immaturité chez vous est souveraine. Et lorsque j'arrive, vous me crucifiez. En vérité je vous le dis, vous n'êtes pas les amis de l'art. Vous n'êtes pas mes amis. Vous êtes du vent sur Internet. Vous croyez vous servir d'Internet. C'est Internet qui se sert de vous : vous lui devez de l'argent chaque mois. Vous êtes aveugles. Vous êtes des pions. Il n'y a qu'un roi, qu'un prince, qu'un chevalier ici. Et ce roi, ce prince, ce chevalier, c'est MOI.
Et MOI seul.
88 - Le très haut prix de ma particule
Ma personnalité c'est mon nom, mon beau nom à rallonge. En quoi cela serait-il sans valeur, mal, insane ?
D'autres s'enorgueillissent en toute bonne foi de leur situation sociale, de leurs châteaux, de leur pouvoir, de leurs mérites, de leur célébrité, de leur génie ou de leur sainteté...
Moi je me flatte sincèrement de posséder un "de". Je ne vois pas de fondamentale différence entre le fait de mettre en avant ma particule et un pharmacien son diplôme de pharmacien.
89 - Osons blasphémer les temples littéraires
A tous ces écrivains lourds, ennuyeux, prétentieux et pénétrés de leur importance qui forment les "grosses pointures" du XXème siècle habituellement reconnues dans le monde des lettrés (tels le soporifique Claudel, le poussiéreux Valéry, le pédant Malraux, le prosaïque Sartre), je préfère l'humble et délicat Daudet père, plus léger, plus digeste, chantre de la fantaisie, du pittoresque, de la joie simple et saine.
Il est plus proche, plus humain, moins universitaire que ces pontifes "panthéonisés". Contrairement à ces austères penseurs et sèches plumes, Daudet était un véritable enchanteur, un vivant oiseau, un authentique poète.
90 - Correspondance privée
Eric et son épouse, et leurs chers enfants,
Il est 21 heures 50, je ne m'étais pas connecté depuis cet après-midi (nous étions partis au Mans). Je vous réponds donc maintenant. Les deux avorteurs de Neuvillalais, qui dorment en ce moment, se moquent totalement de votre message. Je viens de leur signifier le fait, mais vous les connaissez bien maintenant : la technologie, les hommes et les bêtes sont choses étrangères à leur cœur sans pitié. Ils ne s'intéressent qu'à l'or et à l'avortement, et ils avortent à tour de bras pour amasser le maximum d'argent à la banque. Chez eux ce sont les IVG à vitesse TGV, matins et soirs tous les jours de l'année que le bon Dieu fait.
Isabelle est à la Targerie en ce moment (j'ignore si vous lui avez envoyé un message). Quant à moi, je suis chez les assassins de Neuvillalais, je veux parler des avor-tueurs, vous voyez de qui je veux parler précisément même si je ne les nomme pas littéralement...
A propos, il y a quelques jours on a vu Monsieur Diard. On l'a rencontré sur la route en compagnie de son éternel vélocipède aux pneus rafistolés avec des bouts de ficelle. Enfin bref, le topo habituel. Une nouvelle fois j'ai tenté sur lui une séduction gastronomique : je lui ai proposé de venir à la "Targerie" manger du boudin noir à peine cuit (pour pas que le "bon jus" y sorte) comme il aime. Eh bien c'est toujours non. Il est toujours fâché avec nous comme s’il était fâché avec le diable en personne, cet animal !
Je vais répondre à votre question. Nous plaisons-nous à la "Targerie", Vidocq et moi ? Ma foi...
OUI ON SE PLAIT A LA TARGERIE !
" - Vi, vi, vi ! On s'plaît à la Targ'rie ! Même que Vidocq, al' veux peind' les murs d'la pièce à côté (prononcer KÔTÊÊ). Y a bien l'gros Robert qui vient nous d'mander d'la besogne de temps à autre, mais nous les gens de misère, on n'a pas beaucoup d'ouvrage à donner aux pauv'gens d'ici, vous savez. "
Foie gras, poulets de Loué et pâtisseries tous les jours à la "Targerie". Internet et feux de cheminée à tire-larigot. Fêtes, ripailles, femmes et vin à longueur de jours. On se fait vomir pour pouvoir "rebanqueter" ensuite. On est de vrais romains devenus ! La "Targerie", ça vous change un homme, je peux vous le dire. Le matin je fais le feu dans la cuisinière et pis quand ça chauffe bien, je fais le café dessus. En fait la cheminée qu'est tout à côté de la cuisinière à bois fait office de poubelle, on l'allume quand elle est pleine de détritus -bien combustibles- tels que papiers, cartons, pots de yaourt, bouteilles en plastique, mouchoirs jetables, et accessoirement crachats. Ca flambe et ça fait plaisir de voir partir en fumée tous nos détritus. Ca fait l'effet d'une purification, en quelque sorte. Pour ça la cheminée c'est bien.
Y'a Lionel qui vient tous les jours donner les repas de foin à ses bonnes et gentilles vaches qui sont dans la boue jusqu'aux genoux (au début Vidocq ça la démoralisait de voir toute cette fange sous la fenêtre...). On lui fait jamais mauvais accueil à c'te bougre-là. Il est ben gentil le Lionel, même qu'y donnerait sa chemise aux pauv'gens malheureux comme nous. En tous cas, moi j'l'aime ben. Y l'est pas méchant pour un sou. Et pis Vidocq aussi, elle l'aime ben le Lionel. Même qu'allé timide avec. Y'a des gens qui disent comme ça, des gens qui disent du mal, que le Lionel y l'est méchant. Moi je dis que tout ça, c'est rien que des menteries, que le Lionel il est pas méchant.
Je vous envoie à la suite de ce message deux mails (parmi tant d'autres) expédiés sur des listes. Lisez, c'est follement amusant. Raphaëlle peut m'écrire par voie postale, mais de grâce, qu'elle rallonge ses missives, je n'ai pratiquement rien à me mettre sous la dent lorsque je lis son courrier. Elle ne développe jamais. C'est vite lu, vite digéré. Ses lettres manquent de consistance. Je sais, elle n'a que dix ans, mais est-ce une raison pour faire l'enfant ? Allons, dressez-là, inculquez-lui les bonnes manières. Il faut être impitoyable avec les enfants, surtout lorsqu'ils sont fragiles, émotifs, chétifs et sensibles.
91 - Le masque
C'est parce qu'il exerce une fascination vénéneuse, avec son sourire diabolique, malicieux, féminin, avec sa chevelure luxurieuse, maléfique, empoisonnée, avec son air infiniment malin, qu'on ne peut s'empêcher de fixer ce masque.
Comme par défi.
Cette face ensorcelée effraie et attire en même temps. L'on voudrait détourner les yeux de cette méchante vipère. L'on aimerait éviter ce regard superbement venimeux. Mais c'est plus fort que soi : on ne peut s'empêcher de fixer cette espèce de lune contagieuse.
Et on la fixe avec haine.
C'est une veilleuse méchante. Blonde et cynique. Belle et cruelle. Laide et érotique. Une charmeuse qui sème le malaise partout où elle passe. Elle intrigue les plus indifférents. Mais surtout elle tourmente les imaginations les plus sensibles : cette ricaneuse est éloquente. Trop peut-être. Et l'on se prend à s'interroger sur ce qui la fait si soigneusement, si sérieusement ricaner...
Il n'est pas très agréable de soutenir ce regard venu d'on ne sait quelles ténèbres, et pourtant on le soutient. On déteste ces yeux d'infernale femelle, et on les trouve magnifiques cependant.
Cette séductrice a décidément le charme malveillant des criminelles amantes.
92- L'art poétique chez les amateurs
Non l'amateur n'est pas (selon moi) celui qui aime, mais celui qui est médiocre, celui qui ne connaît que partiellement et superficiellement les choses. La distinction entre poètes amateurs et grands poètes classiques est fort simple : le poète amateur n'est pas et ne sera jamais édité. Ou alors chez la "Pensée Universelle". Tandis que le poète classique trône glorieusement à la "Pléiade". Conclusion logique et nécessaire : l'auteur non édité est donc vain. L'auteur qui a réussi à prendre place dans la "Pléiade" est quant à lui un excellent auteur. Hypocrisie, cynisme ? Certes pas. Simple lucidité.
D'ailleurs tous ces amateurs ne rêvent-ils pas de se faire éditer ? C'est bien la preuve que le succès de librairie et l'argent sont reconnus comme les signes de la réussite littéraire. Nous sommes ici dans une logique capitaliste : le succès passe d'abord et avant tout par l'argent. Regardez Proust par exemple : il ne cessait d'envoyer ses manuscrits à des éditeurs, sans cesse refusés au début. Tous ces auteurs, aussi noble soit leur message, aussi grande soit leur plume, n'ont finalement qu'une idée en tête : se faire éditer pour vendre. La vente de l'oeuvre, c'est la reconnaissance officielle, c'est le but final recherché, par-delà le discours de l'oeuvre en elle-même. C'est cela qui légitime une oeuvre littéraire : l'édition, la vente. Conclusion : je ne crois en la valeur d'un texte que lorsqu'il est édité chez les grands éditeurs.
93- A ceux qui ont tendance à trop encenser les Grecs
Diogène ne devait pas sentir très bon. Et puis surtout il n'a pas inventé le langage binaire que je sache...
Tous ces Grecs antiques dignement "entogés" et sempiternellement engoncés dans leurs pensées d'airain tiennent leur prestige du fait qu'ils ont vécu dans une Grèce mythique et surtout qu'ils sont tout bêtement morts, "panthéonisés", statufiés par les siècles et les ouvrages scolaires. Qui vous dit que l'inventeur du langage binaire ne sera pas demain "l'entogé" du vingtième siècle ? Grâce au langage binaire, qui vous dit qu'une nouvelle pensée estimable et illustre ne va pas naître ? Et si nous accédions à la Vérité grâce au langage binaire ? Pourquoi la pensée informatique ne serait-elle pas un instrument crucial permettant de toucher au fond du Mystère ? On dit que la vérité suprême ressort des mathématiques.
Soyez un peu moins impressionnés pas ces philosophes grecs qui ont déjà le grand tort, au moins à mes yeux, d'être morts, ensevelis, le bec définitivement cloué. On peut vivre sans problème majeur en ignorant tout des leçons de Diogène. La preuve : je ne l'ai jamais lu.
94 - Du fiel ludique
Sur les listes, je réponds fièrement ceci à mes détracteurs sans gloire :
C'est vrai que je cherche à faire parler de moi à tout prix. En bien ou en mal, peu importe. Je n'existe qu'à travers vous. Pardonnerez-vous ce nombrilisme déplacé, cette insolence gratuite, cette vanité révoltante ? Je suis malheureux, c'est vrai. Je suis un grand frustré. Je ne jouis que dans le regard courroucé des autres parce que sans les autres ma vie est vide. J'ai besoin du regard des autres pour me sentir exister.
Mon existence est si vide, si creuse, si vaine... La vie d'un oisif est loin d'être enviable : il n'y a strictement rien à faire du matin au soir. Et c'est bien connu, l'oisiveté est mère de tous les vices. Je m'adonne donc avec ferveur au vice. Et mon vice actuellement, c'est précisément de jeter le trouble sur les listes.
En fait et pour être sérieux, je teste le degré de résistance mentale de mes contemporains. Je cherche également l'esprit rare apte à la réflexion, l'esprit assez éclairé pour voir en moi autre chose que ce simple trublion. Ceux qui réagissent mal sur cette liste prouvent aux yeux de tous :
- leur manque d'humour (ce qui n'est certes pas un signe d'intelligence)
- leurs limites psychologiques
- leur immaturité mentale
- leur impulsivité stérile
- leur manque de courtoisie intellectuelle
Je crois que c'est ma liberté qui vous révolte : je suis ce que vous n'avez jamais été capables d'être. En effet, je me suis affranchi du prosaïsme, de l'illusion, de la vanité.
95 - La littérature et moi
A propos du "Bateau Ivre", remplacez donc les termes "criards" et "Peaux-Rouges" par n'importe quels autres termes un tant soit peu pittoresques, et vous obtiendrez les mêmes réactions admiratives et béates chez les lecteurs dénués de sens critique. Et les mêmes explications savantes des grands docteurs en littérature. La tête couverte d'un beau chapeau, le coeur léger et la plume lourde, Rimbaud pouvait tout à sa guise semer de glorieuses sornettes au vent de la Littérature : pourvu que son nom soit apposé au bas de ses oeuvres, elles feront toujours l'objet d'études universitaires prétentieuses et stériles. En ce domaine Rimbaud est promis un bel avenir, n'en doutons pas.
Vous voulez en savoir plus sur mes goûts en littérature ? Je suis assez inculte je le reconnais, mais je vais tout de même vous dire ce qui m'agrée et ce qui me désenchante. Mon avis sera assez limité, puisque mes lectures en ce domaine sont également limitées.
Le "Bateau ivre" de Rimbaud m'ennuie profondément. Homère également m'ennuie profondément avec son interminable et soporifique Odyssée... Lamartine, Musset, Vigny, et Nerval parfois, savent toucher mon coeur esthète, comme c'est d'ailleurs le cas pour la plupart de mes contemporains. Rien d'exceptionnel en cela. En tant qu'êtres humains ou simples lecteurs, nous sommes tous sensibles, sans exception. Là encore, rien d'extraordinaire dans le fait d'être touché par quelque auteur de choix. C'est bien pour cette raison que les grands auteurs sont de grands auteurs.
Hugo est à mes yeux un véritable génie qui domine toute la littérature française. Par sa simplicité, sa capacité à atteindre l'universel, il s'impose à moi (et à bien d'autres) comme un modèle. Proust sait m'ennuyer avec fruit. Et c'est un véritable plaisir que de rechercher ce délicieux ennui et de perdre mon temps en si bonne compagnie. Daudet père m'est particulièrement agréable, léger, poétique : il n'est pas prétentieux, comme peut l'être par exemple Sartre. Kafka est divinement fou et sa folie trouve en moi un certain écho. Maupassant est mon péché mignon : je le dévore comme un fruit suave absolument pas défendu. Balzac me pèse beaucoup : c'est un plat de résistance bien gras, bien trop consistant pour mon estomac délicat. Une sorte de boulet à traîner dans mon esprit. Flaubert écrit très bien, il est parfait dans le mode "gueuloir". Baudelaire est diablement talentueux. Enfin un bon poète. Céline m'est parfaitement indigeste, non seulement dans le fond mais surtout dans la forme. Cette écriture haletante, hachée, m'est absolument insupportable. C'est du hachis Parmentier pour moi, un compost de mots et de ponctuations, de la véritable bouillie littéraire. Shakespeare est le roi dans son domaine, épique et pittoresque : c'est le prince du théâtre. Molière m'amuse, mais je n'en fais pas un César pour autant. Camus est anecdotique : un fétu de paille, presque une fumée dans la tempête de la littérature. J'ai dû en oublier quelques-uns.
Tous ces avis ne sont bien entendu que des avis personnels.
96 - Les enfants : l'ignominie incarnée
Rappelons-nous qu'un enfant endormi est un spectacle vil, obscène, dégoûtant. Un enfant, c'est une machine à excrétions, un moulin à vomissures, un robinet à urines, un puits à diarrhées, une source de puanteurs. Les enfants endormis trament dans leurs songes d'infâmes intrigues contre les adultes et leur corps couve quelque répugnante bile que ces démons, une fois réveillés, s'empresseront de vous éjecter au visage tel un fiel issu des enfers : vomissures, diarrhées, flatulences, éructations ou autres urines dont je parlais plus haut. Débarrassez-vous de vos enfants avant qu'ils ne prennent le pouvoir et vous rendent l'existence impossible.
97 - La Fanchon restera à la ferme
Fanchon est un personnage imaginaire de mon cru. C'est une jeune fille (tantôt sophistiquée, tantôt fruste selon les aventures et les drames que je lui invente) qui est toujours enceinte, et toujours dans des situations délicates vis-à-vis de sa famille. Fille d'un couple de vieux paysans, elle vit dans la ferme de ses parents où tout est archaïque, décalé, périmé : objets, état d'esprit, idées. Dans l'épisode ci-dessous elle est enceinte et va vite apporter la nouvelle à ses parents. C'est cruel, effarant, saugrenu, caricatural jusqu'à l'ignoble. Cette "triste" situation est récurrente chez elle, mais à chaque fois je traite le sempiternel sujet dans une mise en scène différente. Voici donc une version "standard" de la situation. Ici la Fanchon est cultivée, lettrée, délicate, raffinée, alors que ses parents sont grossiers et vulgaires (ils le sont d'ailleurs toujours dans ces histoires).
- Père, Mère, voyez mes flancs sacrés, ils couvent le fruit inestimable d'un pur amour. Oui, mes chers parents, sachez donc aujourd'hui que votre fille bien-aimée prolonge la vie, de par la grâce d'un suprême et magnifique élan de tendresse échangé avec l'élégant Monsieur le Vicomte de la Marotière, fils du châtelain de la ville voisine, dont vous n'ignorez pas, j'en suis sûre, l'excellente renommée quant à la vigne...
(Le père)
- Ta gueule, putassière de vache à merde ! Où que t'as été encore te foutre la matrice, hé vachalait de mes deux !
- Père, je vous en prie, n'offensez point mes chastes oreilles avec vos propos abominables !
(La mère)
- Vi, vi, vi, sale putassière ! Tu nous dis de la fermer, pendant que t'as les boyaux remplis d'grossesse, et pis qui c'est qui va torcher le cul merdeux de ton calemiasse après, hein ?
- Mère, je n'entends rien à vos paroles éhontées. Changez votre langage, de grâce, chacun de vos mots m'est une insulte à titre personnel, et une offense pour toutes les mères du monde qui...
(La mère)
- Ferme-là bourriquesse ! Y a le fils du riche emplumé qui vient t'engrossir la matrice, et pis après tu viens nous chialer sur les couilles que t'es dans le purin ! Putain ! T'avais qu'a pas te foutre la tripe du nobliau dans le cul ! Merdasse de crotassière de pute à purin de merde ! Tu m'entends, dis ?
- Mère, détrompez-vous. Je ne viens nullement me plaindre auprès de vous, ainsi que vous semblez me le reprocher avec cette verve impure qui vous est si coutumière... Au contraire, je suis venue louer le divin amour humain qui génère la vie et...
(La mère)
- Ta ta ta ta ! T'es en train de nous embrouiller, pouffiassière de cul à merde ! Moué j'y voué la putain qui ramène son boyau rempli à la ferme pour qu'y s'fasse une place dans l'étab'à vache, ouais ! Pas vrai l'père ?
(Le père)
- Couillonnasse, bien sûr que j'y voué la mêm'chos' qu'toué, la mère ! Not'fille, c'est une grosse puttassière de première qui s'est fait bien bourrer le boyau du cul pour qu'elle nous ponde dans quê'qu' mois un affreux bougnoule d'bicot d'brin d'merdeux qu'arrêtera pas d'bouffer la ferme à quémander toutes les nuits du lait, et pis pt'êt aussi avec d'la gnôle ! Hein, la Fanchon, t'avais l'intention d'foutre ma gnôle dans l'biberon de ton miochard ?
- Père, je n'ai que faire de vos infâmes liqueurs d'ivrogne ! Je ne demande rien de tout cela, vils géniteurs ! Je ne désire qu'un peu de reconnaissance pour l'amour qui se meut en mon sein, rien de plus.
(La mère)
- Pétasserie d'ânesse de trivache à la con ! J'va te clouer ton clapet à jacasseries, et pis j'vas te foutre du fumier dans le fond d'ton cul, comme ça ta larve elle sortira au moins pas pour rien, pisque l'odeur d'la fumure lui donnera le goût de la terre et de la trime paysanne, et pis on pourra vite le mettre aux champs, bon sang ! Aller, l'père, viens m'aider à foutre la Fanchon dans l'fumier, on va la bourrer avec par tous les trous pour être bien sûr qu'après ça elle nous chiera un vrai péquenaud, et pas un fainéant d'nobliau qu'y pense qu'à sauter des sales fumelles en rut !
- Père, Mère, soyez dignes je vous en conjure, je...
CE QU'IL ADVINT DE LA PAUVRE FANCHON.
La fanchon elle a pas eu d'chance. Dix ans ont passé. A présent on peut la voir trimer comme une dingue aux champs, les pieds dans la fange, le front baissé jusque dans la poussière terrible des chemins tout autour de sa ferme natale, quelque part dans un coin reculé de la France. Le petit Alphonse-Gaspard-Théodule (ce sont ses grands-parents qui l'ont ainsi nommé) quant à lui, c'est une loque, un être fruste, attardé mental, analphabète, plus sauvage qu'humain. Pitoyable depuis les cheveux jusqu'aux pieds, en passant par le fond des yeux. La ferme, les grands-parents, l'éducation lamentable l'ont cassé, brisé à jamais, éteint tout à fait. Pauvre Fanchon. Et dire qu'un jour de plus de liberté, et elle était à New York, dans un appartement sur la cinquième Avenue, avec un contrat de mannequinat international en poche et tous les grands couturiers du monde qui la suppliaient de travailler pour eux... Maintenant c'est une loqueteuse qui trime aux champs de quatre heures du matin en hiver jusqu'à la minuit, et de trois heures du matin en été jusque minuit passé, sans dimanche ni repos ni salaire ni même de nourriture correcte. Elle se régale d'épluchure de pomme de terre et de pelures de pommes, agrémentées de quelques coups dans la figure de la part des deux rustres, juste pour pas qu'elle "traînasse" trop à ronger ses épluchures, alors qu'il y a tant de travaux à la ferme.
98 - Lettre envoyée aux PDG de radios généralistes (RMC, RTL, Europe 1)
Monsieur,
Croyez-vous, Monsieur, faire honneur à l’esprit, au bon goût, à la civilisation, en faisant diffuser, outre des émissions bas de gamme, de la réclame de la plus grande vulgarité ?
Réclame pour véhicule, réclame pour cosmétique, réclame pour chaîne de grands magasins… Vulgarité, obscénité, indignité. Inaudible, en ce qui me concerne. Il faut dire que je ne me prends pas pour un veau, Monsieur. Vous qui en êtes peut-être un, vous prenez sans doute les gens qui écoutent votre radio pour un troupeau de bovins, et pourquoi pas de porcins... J’ai le courage de dire, Monsieur, que si vous n’êtes pas personnellement convaincu de la valeur de cette radio, alors vous êtes un dévoyé, un proxénète de la culture qui vend aux autres ce qu'il ne consomme pas lui-même. Mais si vous êtes sincèrement convaincu d'être le PDG d'une bonne radio, alors permettez-moi de vous dire que vous n’êtes qu’un veau de plus. Un veau à la tête d’une radio nationale sans doute, mais un pauvre et minable veau pas plus digne que le restant du troupeau.
Il faut être un veau Monsieur, pour écouter sans broncher le contenu des émissions de cette radio généraliste. Le pire, c’est la réclame. Pour être convaincu par ces boniments bien vulgaires, bien obscènes, bien populaires, bien outranciers, il faut faire partie de la RACAILLE. Qu’est-ce que la racaille ? Le peuple, tout simplement. Et qu’est-ce que le peuple ? Ca n’est rien du tout, ou si peu. Je suis très méprisant, hautain, impitoyable lorsque je songe que des êtres humains, mes semblables, peuvent adhérer à tant de bassesse. Je n’ai nulle indulgence pour ce peuple français qui tourne un bouton pour se vautrer dans l’ineptie.
La misère de l’esprit pourrait en cette fin de siècle être toute résumée à travers les radios généralistes. Le ton, le contenu, la forme et le fond, les aspirations et les racines, tout transpire l’aspect minable, misérable, insignifiant et vulgaire des esprits impliqués : animateurs, journalistes, annonceurs et auditeurs.
Je m’interroge aujourd’hui sur les fondements, les valeurs et les certitudes humaines et sociales. En fait on peut fort bien être à la tête d’une radio nationale, être reconnu par l’ensemble de la population, inviter des personnalités politiques, et n’être rien du tout. N’en êtes-vous point la première preuve vivante, et votre radio n’en est-elle pas, elle, l'autre preuve beuglante ? Vous n’avez pas mon estime, Monsieur. Et à moins que vous ne soyez définitivement un veau vous aussi, je sais bien qu’au fond, s’il vous reste une once d’intelligence, de dignité, d’esprit critique, vous me donnez raison.
Espoir ultime du triomphe de l’esprit sur la bêtise radiophonique.
99 - Seconde lettre envoyée aux PDG de radios généralistes
Monsieur,
Vous êtes à la tête d’une entreprise bien vile, et vous êtes méprisable. La vocation populaire, généraliste de votre radio est l’aveu secret de la réussite du label «mauvaise qualité». Les couleurs de la médiocrité sont portées très haut. Chez le peuple de veaux qui tend quotidiennement l’oreille vers votre station, l’ineptie a acquis ses lettres de noblesse. Et sur une mer de vaguelettes un vent modéré mais certain vous pousse vers votre île rêvée, qui est également le rêve commun des auditeurs avides de «trucs géniaux», de «salut, comment ça va ?», de «gens sympas» de «chouettes musiques», et autres pollutions verbeuses de la même espèce.
Vous êtes à la tête d’une entreprise d’aliénation des foules. Vous vous faites le complice d’un terrorisme culturel, insidieux et criminellement sucré. Comme une coupe de poison à effet progressif, une coupe bordée de miel. Sous les apparences de la légèreté, de la «bonne humeur», véritable argument-arme qui vous assure l’adhésion du gros des troupes populaires, vous blessez le bon goût, vous détruisez les véritables richesses de l’esprit, vous tuez l’élégance. A travers les ondes vous semez au vent de la mode, dans l’air du temps, tout autour de vous et à des centaines de kilomètres à la ronde des germes qui provoquent la dégénérescence des esprits, comme le ferait une méchante radio-activité sur des cellules exposées. L’activité de votre radio est hautement dangereuse, Monsieur.
Publicités au ton outrancier, de la pire vulgarité, politique de la moyenne, émissions bas de gamme (je veux dire populaires, ce qui revient au même), apologie de la «bonne humeur» bêtifiante, abrutissement sur tous les registres, promotion des arts mineurs, du cinéma commercial : derrière l’étendard sanctifié de la liberté d’expression tout est fait pour générer une implacable régression intellectuelle. Ce qui forme une agression mentale, un attentat psychologique permanents, le tout dilués dans la médiocrité culturelle générale déjà présente chez le peuple français qui somnole. Et tout passe, les veaux boivent le lait distillé par les ondes et beuglent avec les animateurs.
Cet odieux conditionnement quotidien des masses, ce nivellement des esprits vers le bas n’honorent pas vos fonctions, Monsieur. Je sais bien, votre station n’a pas pour vocation d’apporter la culture. Et c’est bien là qu’est le noeud de l’affaire. Sous prétexte de faire dans le divertissement, dans le généraliste, vous faites dans la basse culture, dans l’intellectualisme au rabais, dans la sensibilité la plus moyenne -qui est la plus grossière-, dans la pensée populaire (standardisée selon les critères du monde du show-business, généralement).
Bref, vous faites dans la nullité totale. Et le malheur, c’est qu’avec la dragée dorée de la référence aux valeurs ambiantes, vous avez l’assentiment de ceux qui vous écoutent, incapables de juger, de critiquer : ils sont à vous, ils ont même leur carte de fidélité greffée sur leurs neurones avachis. Ils engrangent scrupuleusement l’ineptie débitée et achètent la babiole proposée, que cette dernière soit une grosse voiture ou bien le contenu d'une gamelle pour chiens. La vulgarité triomphe sous votre règne, le verbiage étant la loi de votre maison.
Je vous suppose assez intelligent, assez cultivé, Monsieur, pour ne pas adhérer à l’esprit de cette radio qui déblatère sous votre insigne autorité. Pour être directeur d’une si importante maison (sur le plan des responsabilités humaines et économiques), il faut être largement au-dessus d’une certaine culture de masse. Ici vous êtes le serviteur de votre porte-monnaie et de la cause commune, c’est votre métier. Sur ce plan uniquement tout est louable, honorable. J’ose simplement espérer que vous n’êtes pas intimement convaincu par la grotesque orientation de votre station de radio, même si vous n’avez par ailleurs nul scrupule pour en être le cerveau. Ce que je vous reproche, c’est de contribuer à répandre la peste culturelle, au nom de votre réussite sociale.
A moins que vous ne soyez pas plus apte à la pensée que les auditeurs dociles et peu exigeants de cette radio que vous dirigez, je vous propose de répondre objectivement à mon courrier. L’univers du baratin et du superficiel ne parvient pas, Monsieur, à me contaminer. Aussi je vous serais reconnaissant, si vous en avez l’honnêteté, de me tenir un discours à l’opposé de l’éloquence radiophonique ordinaire, sotte, vaine, niaise.
Je méprise profondément la bassesse de votre fonction, et me félicite de ne point ressembler au peuple de bovins qui tète à votre antenne. Je vous dis que vous avez mon mépris. Rendez-le-moi bien, je vous en prie.
100 - Aux plus sots de mes lecteurs qui se reconnaîtront
Constatez donc ma détresse : je tente d'éduquer mes semblables, de leur ouvrir les yeux sur la véritable culture, mais ces hérétiques fomentent contre moi quelque traître projet de diffamation ! On m'a prêté d'indignes propos, d'odieux discours que jamais -vous en êtes tous témoins- je n'ai tenu. Pas une fois on a pu trouver sous ma plume honorable des termes offensants tels que ceux employés par certains de ces chers détracteurs. Ces infamies que l'on me prête à tort n'ont été proférées que par ceux qui ont mal interprété ma pensée jusqu'à en détruire parfois totalement le sens. Mettez au service de la belle cause vos raison et sensibilité moyennes que je sais honnêtes, aimables, et persuasives...
Dites-leur, à ces mécréants, qu'ils sont des ânes et que je suis leur bon pasteur au bâton. Et qu'ils n'ont pas autant d'humour qu'ils le prétendent, ni de jugement, ni même d'amour envers ceux qui ne leur ressemblent pas. Dites-leur que leur comportement procède du racisme. Et qu'ensemble ils sont les victimes d'un phénomène psychologique bien connu appelé "comportement des foules". Mais dites-leur surtout qu'ils sont aveugles, et qu'ils font partie, même s'ils s'en défendent, de la masse que l'on manipule aisément, tant sur les plans culturel et politique, que psychologique et économique. Dites-leur à ma place vous les sots, puisqu'ils sont de ceux qui n'admettent de vérités, ou de mensonges, uniquement lorsque ceux-ci émanent d'une bouche faisant autorité.
Si un journaliste qu'ils aiment leur dit une ânerie, ils la prendront pour vérité sacrée parce qu'ils se seront enracinés psychologiquement, effectivement, voire affectivement, dans leur conviction. Et celle-ci deviendra alors inébranlable. Mais si moi je leur dis : vous êtes des esprits dénués de sens critique, et vous n'avez pas d'opinions personnelles, alors ils crieront au fascisme. Mais comme je pense que vous avez une bonne influence sur eux, prenez donc la parole à ma place et dites-leur qu'ils sont des ânes. Vous, ils vous croiront.
101 - Un verbeux abscons
Envoyé à un auteur hermétique :
Votre verbe m'est rébarbatif. Vous êtes odieux en vérité : vous êtes sec, long et ennuyeux, et finalement stérile. Vous avez manqué votre cible puisque vous m'êtes désagréable. Vous manquez de courtoisie. Vous auriez dû parler de la pluie ou du beau temps, ou encore de mon beau chapeau, mais certainement pas de linguistique.
Ce que vous dites est sans doute très instructif pour des spécialistes de la chose, mais il ne présente nul intérêt pour un coeur d'enfant comme le mien.
102 - A une effrontée
Mademoiselle l'impudente,
Souffrez, arrogante, que la froideur que vous affichez en ma direction m'offense, m'offusque, me pique au vif. Comment osez-vous me faire un tel affront ? Nul jusqu'à maintenant n'avait eu l'audace de bafouer de la sorte mon nom (et surtout ma chère particule), l'audace d'espérer museler ma plume à travers son INDIFFERENCE !
On me raillait, on se gaussait de mes vues, on se targuait de pouvoir avec moi croiser le fer et de me faire succomber sous quelque coup de maître imaginaire, mais on ne me méprisait pas de semblable façon ! Au point de vouloir me jeter dans les épines infâmes de l'oubli... Votre dédain est une insulte. Quoi ! Mes discours vous ennuient ? Mon beau nom à rallonge n'a pas l'heur de vous plaire ? Mon jugement personnel ne trouve pas grâce à vos yeux ? Ma pensée et mes paroles ne vous siéent point ? Mais à quelle espèce appartenez-vous donc, Mademoiselle ?
A la plèbe, assurément.
A quel étrange sort abandonnez-vous votre coeur de vierge si les mots les plus vrais de l'amour ne retentissent pas en celui-ci autrement que par ces méchantes allures d'indifférence ? Votre mépris à l'endroit de ma personne ressemble d'ailleurs à de l'indolence amoureuse. Ou à un semblable objet de misère. Et puis de nos jours les simples bergères font les fières devant les princes, dédaignant les moindres politesses... Elles font de la cérémonie, elles revendiquent, elles exigent ! Nul égard pour le noble sang. Point de respect pour la belle espèce. Aucune considération pour l'homme de bien. Pas plus de déférence que ça pour la particule. Avez-vous au moins une once d'estime pour le beau et interminable nom qui me désigne, Mademoiselle ?
Servez donc les causes qui vous sont aimables. Mais n'appelez pas "amour" tous vos communs objets d'attention féminine, vos petites passions qui ne me concernent pas, vos ordinaires sujets de curiosité... Et oubliez-moi, de crainte que vous ne me rendiez pas conventionnellement, convenablement, saintement hommage.
103 - La langue comme une épée dévouée
L'on exige souvent de moi que je sois bref pour bien discourir du sujet de l'amour. Parler peu ne signifie pas nécessairement parler bien. Si Internet n'est pas fait pour s'exprimer, pour communiquer, alors quel est véritablement son rôle ? Dans ce cas je vois Internet comme le reflet de notre société pressée : il ne faut pas s'attarder, il faut être prompt, efficace, sans fioriture, et parler de l'amour d'une manière nette et concise comme on rédigerait un C.V.
Je vous le confesse sans détour ici : lorsque je lis des messages extrêmement brefs et souvent totalement vides de contenu, pour ainsi dire absolument superficiels, je me dis que les utilisateurs d'Internet sont IMMATURES, INFANTILES, INEPTES.
User d'Internet pour s'envoyer des "Salut, comment ça va ?" ou bien des "L'amour c'est sympa, crois-moi !", ne présente nul intérêt sur le plan de la communication.
L'amour est un grand et noble sujet qui ne doit pas être jeté en pâture au peuple, à la masse, à la racaille, aux coeurs moyens, aux incultes, aux esprits mal faits, aux âmes corrompues par la religion matérialiste.
Me reprocherait-on mon vocabulaire, ma manière de dire, mes opinions ? Mais je ne suis point comme la plupart de mes contemporains manipulés : je suis apte à me forger mes propres convictions, et heureux de laisser s'épanouir ma propre sensibilité. Je prends la liberté de ne pas singer la masse. Je n'adhère nullement aux mouvements de charité orchestrés par les Grands Manipulateurs. Je cite ici quelques exemples types de cette manipulation, afin de mieux vous éclairer :
Défense acharnée de la planète et de ses hôtes à deux, quatre, voire six pattes, tels qu’oiseaux rares, ours lâchés dans la nature, larves de mer (les bébés phoques), obscurs insectes de l'Amazonie lointaine... Et d'une manière générale, combat irraisonné pour la promotion et la sauvegarde d'un bestiaire choisi auquel on prête volontiers des qualités plus qu'humaines.
Je suis fier de n'appartenir en aucune façon aux "grands coeurs" sensibles aux causes écologiques et humanitaires. Je sais que l'amour courtois n'est pas à la mode en ces temps. Il est de bon ton de s'émouvoir du sort de nos "amis les bêtes", des licenciés économiques, des chiens errants, tous dignes d'occidental intérêt, plutôt que de s'émouvoir de mon cher nombril, pourtant bien plus digne d'intérêt à mes yeux.
A présent je m'adresse à qui aura l'intelligence de se reconnaître dans mes propos. Sachez que les singes ne savent pas parler de l'amour. Les singes ne font que copuler. Ils ne font qu'imiter stupidement, jamais ils ne créent. Les singes sont d'abord et avant tout des animaux. Les dauphins également, ainsi que les chevaux, les bébés phoques, les baleines et les chiens... Toutes vos chères victimes à plumes et à poils ne sont que de la basse espèce. Qui osera prétendre le contraire, et désacraliser l'Homme et l'Amour au profit d'une mode animalière ou d'une cause quelconque savamment médiatisée ? Maintenant l'Homme parle à l'Homme : la langue sert l'amour.
104 - Le temps
Je suis seul ce soir.
Je sens le poids du passé, et je respire ses odeurs de fauve et de rance, comme un terreau retourné, comme un corps soulevé. J'étouffe dans mon silence, et meurs de vivre. Ma mélancolie me renvoie ses effluves fermentés. Comme si le passé avait fini par tourner. Soucieux pour tout ce qui est futile (tout ce qui ne se rapporte pas à l'avenir économique, alimentaire), je suis parvenu au bout de mes inquiétudes. Où sont les beaux jours de l'amour ? Dans le passé, comme toujours. Enracinés, énumérés dans mes souvenirs. Ressassés. Il paraît qu'il vaut mieux regarder en face de soi, dans l'avenir.
Mais je le connais bien mon avenir. Je ne suis pas de ces fous qui mettent leurs plus beaux jours dans le futur : les miens sont restés dans le passé.
La mélancolie ne vaut-elle pas mieux que l'espoir, quand celui qui espère attend de devenir enfin mélancolique, sachant que la mélancolie est une délicieuse souffrance ?
Je n'espère vivre que des jours dignes de rejoindre un passé dolent, sacralisés par la mélancolie, le regret, la langueur, le deuil, les larmes.
Je suis seul ce soir, et mon souffle est pour vous.
105 - L'objection d'un honnête godelureau
Mademoiselle,
Je serais bien en peine de discerner entre nous la part d'amitié qui vous fait me dire maintes amabilités et me fait volontiers les entendre selon nos communes normes, et la part de commerce plus intime qui guide trop souvent votre plume au-delà des pensées, des mots auxquels nous sommes à l'ordinaire plus accoutumés.
Si je vous réponds souvent sur un semblable registre, soyez convaincue Mademoiselle que c'est surtout pour vous mieux plaire et garder votre amitié. Lorsque dans les lettres que vous me destinez les mots dépassent l'élémentaire bienséance qui sied à une telle entente, je réponds par une même audace, soucieux avant tout de constance, de durée, de réciprocité. Et non avide de sensualité. Pour être agréable à vos yeux je feins de partager vos désirs de volupté charnelle, alors qu'en réalité je suis, en lisant vos lettres, sous l'empire d'une joie plus désincarnée...
L'émotion élevée du coeur vaut mieux que l'ivresse plus commune, grossière et moins honnête de la chair. Non Mademoiselle, je ne suis pas ce bouc épris de luxure que vous aviez imaginé. Ma place n'est point sous vos dentelles, au seuil de votre hymen, au centre de votre fièvre, mais dans votre coeur. De grâce, pour l'avenir préservez ma chasteté de vos impudeurs. Comprenez qu'à force de lire vos lettres, et ce indépendamment des mots écrits, de leur contenu, mon coeur s'est finalement réglé sur ces lignes vôtres qui pourtant violent ma mâle pudeur, battant au rythme de votre plume devenue fidèle. Votre plume qui, en dépit des outrances qu'elle m'adresse, vient à moi chaque jour comme une amante à des rendez-vous.
Je ne vois que votre main qui tient la plume, et non pas les mots corrompus qu'elle invente pour me mieux perdre : mon coeur se fait plus sensible que ma chair muette.
Cessez vos discours éhontés. Tenez-moi plutôt des propos honnêtes Mademoiselle, que je puisse sans rougir les faire entendre à mes plus respectables confidents : Madame ma mère et Monsieur mon père. Quel bonheur si je pouvais porter à leur connaissance notre amitié ! Depuis tant d'années qu'ils brûlent de me voir en honnête compagnie... Hélas ! pour le moment vous n'êtes pas digne de paraître sous le toit parental. Trop de passions charnelles de votre part gâtent nos rapports.
Que n'êtes-vous point portée vers les chastes et doux élans du coeur en proie aux tourments exquis de l'amour ? Plutôt que d'écouter les sombres ébranlements de votre corps femelle si faillible, ouvrez votre âme aux joies innocentes des langueurs amoureuses : elles donnent des ailes aux coeurs les plus rustres et parviennent à faire oublier les pesanteurs de la chair... Aimez-moi dignement Mademoiselle : aimez-moi de tout votre coeur.
Et rien qu'avec votre coeur.
106 - Ces monstres appelés "surdoués"
En spectateur attentionné et critique, j'ai cru bon de devoir regarder une émission télévisée populaire traitant du phénomène curieux et monstrueux de ceux que l'on nomme avec beaucoup de considération les "surdoués".
Les "surdoués" en question, sujets de tant d'attention, ne se sentaient nullement supérieurs, comme ils le disaient si bien. D'ailleurs cela eût été fort mal vu, très "télégéniquement incorrect" si tel avait été le cas. Cependant l'on admettait parfaitement que ces nabots reconnussent en eux une espèce d'infériorité due à leur différence. Etrange... Se sentir supérieur serait une aberration, une insulte envers l'humanité entière, tandis que se sentir inférieur serait louable ?
Afin que ce sentiment d'infériorité si bien toléré par la société puisse avoir la moindre signification, il faudrait qu'en contre-partie le sentiment opposé, la supériorité, puisse être également admis dans les coeurs. Reconnaître le sentiment d'infériorité chez soi comme une réalité qui n'offense en rien le nom de l'humanité (et même parfois en faire l'éloge par pure confusion avec le sentiment d'humilité) oblige à admettre que le sentiment de supériorité est une chose aussi réelle, aussi naturelle à l'homme. La signification sociale d'un sentiment, qu'elle soit négative, neutre ou positive, n'ôte en rien la réalité de ce sentiment.
Si hors contexte social le sentiment d'infériorité est légitime à l'homme, à l'individu, au surdoué, pourquoi dans l'absolu le sentiment de supériorité ne le serait-il point ?
Personne n'éprouverait donc ce naturel sentiment de supériorité ? A moins que personne ne veuille avouer ouvertement, soit par éducation, soit par humilité mensongère, qu'il se sent supérieur à son voisin...
Moi je me sens supérieur à mon voisin.
Je n'ai pas besoin de me faire élire surdoué ou sous-doué pour cela. Le sentiment d'infériorité ou de supériorité n'est pas l'apanage des cancres ou des premiers de la classe. En tous cas je n'ai pas cette coquetterie déplacée de jauger le coeur et l'esprit d'une manière aussi convenue. S'il fallait attendre d'être un surdoué pour se sentir supérieur à son voisin, ce serait quand même bien dommage !
Ou bien ces petits surdoués sont de véritables petits saints, ou bien je suis un monstre d'égocentrisme et de cynisme.
Je me moque du Q.I. supérieur de mon égal. L'individu est fort heureusement autre chose qu'un simple Q.I. Mais allez donc faire comprendre cela à des géniteurs moyens empressés de donner des ailes au fruit banal de leur hyménée banal...
107 - L'éclipse d'août 99 : les plus ridicules effets
Dans notre société les cafés littéraires, les cafés philosophiques, les éclipses solaires ou bien les 31 décembre sont devenus des phénomènes de mode à finalité mercantile. Et lorsque cela n'est pas purement mercantile, c'est "déstru-culturel". Soit mes contemporains sont les victimes insidieuses de vastes entreprises commerciales, soit ils se "décultivent" la cervelle en se la ramollissant.
Les avez-vous vus, ces millions de paires d'yeux fixant le soleil, dissimulés derrière des verres opaques ? On a suggéré à ces pantins "esti-veaux" de s'extasier, alors par millions ils se sont extasiés, aidés par les clameurs programmées des radios et télévisions à la botte des marchands de poudres lavantes : le spectacle cosmique relayé par les ondes se doit d'être lucratif. Les plus sots auront fait un long voyage jusqu'à la zone la plus ombreuse. Pour pouvoir dire "j'y étais". Futilité ! Fumée ! Inconséquence ! Pire : pour prendre des photos d'amateur. Intérêt zéro. Certains se sont achetés des maillots à manches courtes avec une éclipse imprimée dans le dos du plus mauvais effet. D'autres ont fait la fête. Pour fêter quoi ? L'éclipse voyons !
Et puis une fois l'éclipse passée, le peuple s'est inventé de nouvelles passagères "passions". Je gage que la prochaine ruée vers le vide, l'ineptie, la sottise se fera le soir du prochain 31 décembre. Des veaux humains laisseront éclater leur joie. Quelle prodigieuse fête fut le 31 décembre 2000 ! C'est que les chiffres ronds exercent un étrange pouvoir sur les foules. Ces chiffres magiques font acheter, dépenser, festoyer, beugler en choeur les masses.
108 - Lettre à mes amis des listes sur Internet
Chers co-lisiers,
Lorsque je lis vos messages, je m'interroge sur l'intérêt du NET. A l'évidence le peuple ne sait pas user de cet outil ludique de communication. Il ne fait que transposer sur un mode informatisé l'ineptie de sa condition. Vous vous parlez en vain, vous vous envoyez des gentillesses, des banalités, des petits riens et des grands vides : vous n'avez vraiment rien à vous dire. Vous me faites songer à des tous petits enfants à qui l'on aurait offert des pièces d'or et qui ne sauraient pas s'en servir et dilapideraient ces jolies choses jaunes en s'en servant comme le ferait le Petit Poucet avec sa mie de pain. Vous semez inutilement des mots en l'air.
Vous avez de l'or entre les doigts, et vous le gaspillez sans le savoir mes pauvres amis... Vous n'avez rien à vous communiquer, sinon des considérations météorologiques ou ménagères. Vous manquez irrémédiablement d'esprit, de coeur, de finesse et d'envergure. Vous êtes une pitoyable assemblée de "caqueteurs", de dindons, de chèvres, de veaux meuglant et de roquets aboyeurs. Et le NET n'est qu'une immense basse-cour qui abrite vos ébats sans lendemain, vos coups sans éclat, vos séniles petitesses.
Vos "Hi-Han !" d'humbles équidés, vos caquètements de stupides volatiles m'affligent vraiment : je ne puis pas même compter sur vos placides réactions de ruminants et d'écervelés pour entreprendre un digne combat avec vous. Ha ! Combien il me plairait de me mesurer avec un adversaire de ma trempe ! Le beau duel en perspective ! Mais non, vous faites les ânes, et je ne puis ici, en guise d'épée virtuose et vengeresse qui servirait la cause impérieuse de l'art, que vous menacer du bâton pour vous faire taire, ou bien vous appâter avec la carotte de la plus lisse amabilité pour vous mieux amadouer quand je le veux... Mon épée, je préfère la garder pour chercher querelle à des D’Artagnan de mon espèce.
109 - Une existence de pompiste
A me frotter aux affaires communes inhérentes à l'existence humaine, inévitablement j'en viens à côtoyer, et c'est bien fâcheux, le vulgaire. Dans toute sa détestable ampleur. Les minuscules, moyennes ou énormes aspirations matérialistes de mes contemporains m’affligent. Mais je n'oublie pas de m'en amuser pour autant.
Par exemple devant un brave pompiste j'affiche toujours un simiesque sourire social en me faisant passer pour un des siens : un frère du quotidien, un coeur somnolent, un esprit horizontal, convaincu comme lui-même que mon salut dépend de la qualité du carburant qu'il me vend et, accessoirement, de la marque de mon véhicule, ainsi que de tous les objets manufacturés qui m'entourent... Pauvre pompiste pour qui j’éprouve une sincère pitié en secret derrière mon sourire de façade.
Pauvre pompiste… Mais il y a encore tous les autres : ces pauvres banquiers trop occupés pour me prendre au sérieux, ces pauvres salariés trop humbles pour oser penser au lieu de faire les ruminants. Pauvres nantis et déshérités que sont ces gens-là ! Pauvre égal, pauvre semblable, pauvre homme, pauvre frère, que celui qui mise tout sur le visible, le palpable, le négociable.
Quelle inconséquence chez ces adultes majeurs, responsables et chefs de famille...
Face au quidam qui tend ses billets à celui qui lui vend des richesses matérielles, j'éprouve une pitié christique. Il faut voir les faciès satisfaits de ces gens immatures, infantilisés par leur sérieux de circonstance, voir avec quelle conviction cette humanité grotesque patauge dans ses rites puérils… Ce sont des mines pleines de félicité temporelle. Mais vides d'idéalisme. De pauvres gens sans espoir de devenir autre chose que des consommateurs exigeants, "connaisseurs avertis" même sur les questions matérielles.
C'est ça la culture de l'abrutissement. C'est penser, le coeur pleinement convaincu, qu'il faut mettre du carburant de qualité dans le réservoir de son véhicule. Parce qu'un moteur à explosion, pour un honnête homme qui travaille, qui connaît la vie et qui sait ce qu'il veut, c'est important. Ils le croient tous, ces conducteurs salariés, ces pères de famille, ces pêcheurs à la ligne qui ont des rêves de vacances sous les cocotiers pour tout idéal.
Depuis longtemps j'ai renoncé à parler « sérieusement » aux pompistes, aux marchands de tous bords, aux banquiers et à tous ces inconnus aux intentions mercantiles : je me contente de leur sourire, leur faisant croire ainsi que je suis de leur monde, préoccupé comme eux par des affaires domestiques.
Pauvres pompistes. Avec eux encore moins de chance de leur parler : j'ai cessé de posséder un moteur à explosion.
110 - Mémoires d'un libertin
Très tôt se révéla ma vocation donjuanesque : dès l'âge puéril je ne songeais qu'à plaire aux jeunes servantes qui se succédaient au château familial. J'usais des intrigues les plus candides pour gagner leur coeur et faire triompher ma cause. Par des séductions certes un peu perfides dans le fond, mais dans la forme charmantes, adorables aux yeux des adultes, j'étais parvenu à me constituer quelque informel harem de paysannes et de lessiveuses. Ces rustiques furent mes premières courtisanes. Elles m'entouraient si bien, me prodiguaient tant de chaleureuses attentions qu'il me fallut peu de temps pour entrer dans le secret de leur gynécée, ayant droit de cité jusque dans leur impénétrable alcôve, allant et venant le plus simplement du monde entre corsages et jupons, l'innocence de mon âge jouant naturellement en ma faveur.
C'est par elles que j'appris à fourbir mes premières armes de séducteur. Les adultes ne s'imaginent pas la qualité de certaines aspirations qui peuvent naître dans le coeur de ceux qu’ils traitent avec tant de puérilités. Ce qui représentait déjà pour moi une véritable initiation à un art majeur dont je découvrais de jour en jour les règles vitales, apparaissait du haut de leur brèves vues comme de simples enfantillages, d'anodines espiègleries, d'inoffensives bagatelles nés de l'âme honnête de l'enfant que j'étais. Ainsi me jugeaient mes précepteurs : j'étais un angelet. Peut-être juste un peu plus dissipé, un peu plus imaginatif que la moyenne, mais certainement pas déjà un fervent disciple de Casanova.
Cette vocation s'affirma avec une virile certitude lorsque j'entrai chez les Jésuites, à l'âge pubère. Là, on m'enseigna fort doctement et magistralement, avec ce qu'il faut d'autorité, les préceptes salutaires de la tempérance, du célibat, de la sobriété en tout. J'en sortis quelques années plus tard parfaitement impie, libertin et persifleur, déjà fort instruit des pratiques luxurieuses et de la science amoureuse, les deux étant naturellement indissociables chez moi.
Soyons justes : chez les Jésuites l'enseignement amoureux, pour n'être pas officiellement de rigueur n'en est pas moins inscrit au programme, officieusement. Du moins en ce qui concerne l'élite des «débauchés» de mon espèce. Audacieux et toujours insatiable de savoir, j'allais nocturnement prendre des cours particuliers auprès d'une préceptrice, ma foi assez compréhensive, qui officiait ordinairement en tant qu'aide cuisinière au sein de la sévère institution. Je prenais sur moi l'inévitable surmenage que me causaient ces heures supplémentaires d'instruction pratiques, lesquelles entraînaient quelques désagréments que je me faisais fort de dissimuler à mes maîtres, de crainte de ne point faire honneur à leurs cours comme ils l'auraient souhaité et de les blesser dans leur orgueil. Aussi, au prix d'un nécessaire effort qui est devenu par la suite un jeu, une sorte d'amusant défi, j'affichais en tout temps une mine studieuse qui les flattait incontestablement.
Ainsi je plus à mes maîtres.
C'est à cette occasion que j'appris une chose essentielle en ce qui concerne les choses et les êtres de ce monde dont j'étais issu : en tout l'apparence prévaut sur les mérites authentiques. Je sais pour l'avoir vécu, expérimenté, vérifié, qu'on n'estimera jamais assez les âmes de bonne volonté et de bonne composition qui n'ont de cesse d'afficher en toute circonstance une humeur égale. Faire bonne figure à tout prix, voilà un des grands principes fondateurs chez les élites de mon espèce, un des secrets de la réussite chez les adeptes de l'honnêteté, de la religion et des traditions. L'apparence est une grande qualité chez les gens du monde. J'ai su tirer le meilleur profit de cette vérité.
Certes, l'apprentissage nocturne de cette science mystérieuse qu'est l'amour charnel me coûtait quelque peine. Les bâillements intempestifs que je devais réprimer en toutes heures attestaient cette peine, mais cela ajoutait, pensais-je, à mon mérite. Ma soif d'apprendre n'en était pas amoindrie pour autant. En effet, en dépit de ces menues contrariétés, j'étais, il faut l'avouer, très assidu aux enseignements prodigués par ma maîtresse ès cuisines. Au terme de leçons laborieuses, appliquées, je décrochai mon diplôme d'hédoniste, au moins à titre officieux.
Ainsi dûment récompensé de mes efforts, j'eus l'occasion et l'insigne privilège de déployer mon savoir au sein même de cette digne institution qui m'avait si bien formé. En effet, au jour solennel de la remise des prix je jetai mon dévolu sur la mère de l'un de mes camarades, authentique bourgeoise (entretenue par un frileux époux aussi jaloux que cupide) à la beauté évanescente, véritable créature mondaine vouée aux plaisirs sacrilèges de la chair, et catin notoire. C'était en tout cas le bruit qui courait dans le cercle très étroit des esthètes corrupteurs dont je n'allais pas tarder à faire partie. Une telle renommée ne pouvait échapper au blasphémateur averti que j'étais en train de devenir. A voir de plus près le phénomène, je compris de grandes choses quant aux vrais dessous et faux dehors du grand monde...
La proie avait ces attraits subtils chers aux artistes. Je fus subjugué. En outre, la réputation scandaleuse de cette femme de haute classe lui conférait une seconde beauté. Effet galvanisant pour un "honnête" godelureau de mon espèce ! Ce fut pour moi la perspective d'une sorte de baptême du feu. Je ne tardai pas à me mettre en meilleurs termes avec l'épouse indigne (mais excellente mère au demeurant), mettant à l'oeuvre mes naturels penchants de profanateurs, argumentant avec autant d'audace que d'adresse. La dévoyée ne se fit pas insensible à mes avances.
Après quelques nécessaires et habiles manoeuvres pour me retrouver seul en cette estimable compagnie, je pus bientôt lui rendre un tendre hommage dans le bureau déserté de l'abbé, tandis que dehors sous le soleil de juin tous, élèves, parents et dignes Jésuites s'adonnaient à d'honnêtes mondanités. Mon initiation aux moeurs hautaines fut sulfureuse.
S'excusant avec une grâce exquise pour cette absence inopinée auprès du supérieur qui causait à présent avec son mari, l'infidèle, très enjouée, se joignit à la conversation qui tournait sur les valeurs sans cesse grandissantes de la vertu chez les femmes du monde : le mari ne manqua pas de s'en féliciter avec l'abbé. La libertine acquiesça avec gravité.
111 - L'amant des laides
Je suis le refuge des esseulées, le souffle des vies en deuil, le feu des âmes refroidies, l'asile des délaissées, l'espoir des affligées.
J'apporte la flamme qui d'habitude n'échoit jamais aux humbles. J'élis les non-élues, j'aime les mal-aimées. Je suis le chantre des éternelles éconduites, des recluses, des cloîtrées, des timides, des égarées, des invisibles, enfin de toutes ces misérables enfants de la solitude, de ces créatures inéligibles au trône de la beauté.
Je suis l'étoile fidèle, l'épée loyale, la prière inextinguible. Je règne dans le coeur des désespérées de l'amour.
Je suis l'Amant des laides, agenouillé à leur chevet de douleur.
112 - La Lune
Pour vous rejoindre, depuis si longtemps que j'en avais conçu l'immortel projet, je me hâterai sans regret, ivre de vous, insoucieux du futur, confiant dans votre pâle éclat, attentif à votre regard paisible, envoûté par votre sourire triste et énigmatique.
Vous êtes une lyre éternelle accrochée à la nuit, et avant que je ne sois né vous chantiez depuis toujours avec sérénité au-dessus des nues agitées. Je n'étais pas encore en ce monde, et vous le berciez de vos soupirs lents et infinis. Dès que je vous ai vue, à l'éveil de ma jeune âme, j'ai eu l'intuition d'être né par et pour vous.
Oui, depuis ce temps mythique de mon enfance où, imprégné de votre mystère, j'allais m'évader dans votre chevelure phosphorescente, je rêve de vous. Avec votre insondable mélancolie, vous semblez régner sur mon destin. C'est vers vous que je désire monter. C'est du haut de votre sommet que je veux contempler les êtres et les choses contenus dans l'Univers.
Au jour de ma mort vous diffuserez vos caressants reflets sur mon visage éteint. Vous êtes onirique, et j'aurai l'éternité devant moi pour fouler votre sol de poussière et d'immuable écume.
113 - Les visiteurs
Qui se doute de quelque chose à Warloy-Baillon ?
Un petit village comme tant d'autres. La nuit, la calme cité devient pourtant le théâtre de phénomènes mystérieux...
Le village est hanté.
Tandis que les habitants sont enchaînés à l'aile de Morphée, des êtres s'ébattent à leur insu. Au-dessus des toits, aux alentours des bois, au bord des allées, tout près des chemins qui entourent les jardins, jusqu'à proximité des habitations, partout ils se glissent.
Lorsque la Lune paraît, plusieurs fois l'an le village se peuple d'hôtes fabuleux, de personnages merveilleux, d'êtres féeriques. En cet endroit précis du monde et de la nuit se donnent rendez-vous pour des festivités irréelles les chimères illustres d'un monde révolu : le peuple de l'Olympe.
On douterait d'un tel prodige dans des lieux si humbles... Je fus témoin de ce mystère cependant : alors que je contemplais la Lune tout en errant sur les chemins autour du village, je fus invité par la prestigieuse société mythologique à m'associer à ses festivités nocturnes. Je me suis mêlé à cette assemblée fantastique aux allures de légendes pour qui Warloy-Baillon est le lieu béni pour ses réunions de fêtes !
Je n'avais jamais vu pareille assistance au village : rien que des créatures éthérées, linéales, aux traits hellènes et d'une prestance très digne qui m'impressionnait beaucoup. Tout ce petit monde dansait, riait, volait, planait autour de moi, en s'éparpillant progressivement à travers les chemins, les champs, les bois et les nues. Quelques-unes de ces augustes et brillantes personnes jouaient de la musique, mais pas trop fort, sauf au fond des bois, pour ne pas alerter les dormeurs du village.
Mais que fêtaient donc ces étranges noctambules qui, de toutes parts, encerclaient le bourg plongé dans le sommeil ? Qu'est-ce qui, à Warloy-Baillon, pouvait attirer une troupe céleste si estimable ?
Ils fêtaient simplement le charme bucolique des lieux. Pour eux Warloy-Baillon est un exemple d'humble beauté, simple, sans prétention.
Beauté ordinaire mais formelle des lignes du paysage, équilibre banal des formes savamment ordonnées par la nature. Une grâce champêtre tellement coutumière aux habitants du village qu'ils ne la voient plus.
J'étais heureux de constater que Warloy-Baillon pouvait susciter un tel enthousiasme de la part de ces êtres sortis de je ne sais où, ravi de découvrir chez eux cette capacité d'émerveillement, comblé de savoir qu'à travers ce sol crayeux, ces sentiers délaissés, négligés, ces êtres avaient trouvé une espèce d'éden temporel digne de leurs réjouissances : ils oubliaient le reste du monde, la Grèce, l'Olympe, le ciel et Homère, au moins quelques nuits par an, pour savourer les terres mélancoliques, enchanteresses de Warloy-Baillon.
Ils ne parlaient presque pas. Je n'entendais que leur musique au loin qui se mêlait au vent, s'insinuait dans les rues du village, jusqu'à la porte de chaque demeure, au seuil de chaque foyer : la brise du Nord portait le chant de leurs flûtes.
La musique qu'ils jouaient autour du village, c'était une façon paisible de ceindre le monde, une manière de le considérer sans heurt, globalement, avec un sourire au coeur, car à Warloy-Baillon tout n'est que courbes mesurées et angles sans excès. Rien de particulier ne retient l'attention au premier abord... Ses charmes sont bien cachés, et les profanes ne s'attardent pas à Warloy-Baillon.
Seuls ces êtres singuliers sont véritablement au centre de leur monde à Warloy-Baillon. Le paysage entier formant, selon eux, une unité dont ils font intimement partie, entre moulin et clocher, monts et bois, plaine et sentiers.
Monsieur le Maire, ces toits sur lesquels vous veillez, ces allées et avenues dont vous avez le soin, ces places coquettes qui font honneur à votre nom, cette localité enfin qui respire sous votre autorité, c'est le séjour des dieux.
Tous à Warloy-Baillon dormez à poings fermés : sur vos nuits veillent d'inoffensifs génies, des anges en quelque sorte.
114 - Debout les villageois !
Il a plu des obus certains jours autour de Warloy-Baillon. Aujourd'hui on s'ennuie à mourir dans cette petite cité. Pourtant la « soporifique couveuse » est riche de sites et d'événements. En effet, Warloy est entouré d'authentiques Blockhaus, de champs encore « minés, plombés », de quelques jolis bois et surtout de riants chemins de craie. Mais rien n'y fait. Plongé dans sa progressive torpeur, sa coutumière grisaille et ses provinciales habitudes, le village se meurt.
Le sifflement des obus est bien loin aujourd'hui. Les trépassés se reposent. Les survivants de la « 14 » sont partis. Il n'y a plus rien à dire à présent, puisque plus personne ne raconte, puisque les habitants de Warloy ne causent plus qu'avec leur télévision le soir, puisque le village est mort d'être éternel village.
A Warloy-Baillon aucun train ne passe, nul oiseau venu d'ailleurs ne vient se poser, rien ne vient distraire la morosité ambiante. Warloy-Baillon est une terre sans plus d'histoires. Dans cette modeste paroisse comme dans tant d'autres en cette fin de siècle, les vivants semblent dormir sous les toits d'ardoise d'un même sommeil que les morts du cimetière dans leur lit de marbre. Et à présent on ne voit plus que des fantômes dans les rues de Warloy-Baillon. Plus rien ne peut réveiller ses habitants.
L'ennemi n'est plus le traditionnel Allemand de la « 14 », mais le silence et la boue. On bâille ferme à Warloy-Baillon.
Warloy s'enfonce, s'enlise, se fige : il ne s'y passe pas grand-chose. Les cloches de l'antique église semblent sonner les heures pour rien, pour personne : tout demeure pétrifié au son clair de l'airain. Hommes et bêtes. Même les anges s'ennuient là-bas, et le dimanche à l'heure de la messe l'église est désertée.
La commune est une tombe. Muette. Grise. Pesante. Mortelle.
Bienvenue à « Terminus-City » !
115 - Le cygne
Tout à l'heure au crépuscule, traînant mon ennui d'un pas nonchalant sur les bords de Marne, j'ai croisé un cygne sur mon chemin. Les effluves de l'automne charmaient tout mon être. Douceur et tristesse se mêlaient à merveille dans ce décor bucolique.
Il semblait errer sur l'onde mélancolique. Magnifique et seul. Muet et tragique. Je m'arrêtai, contemplatif.
Mais aussitôt l'élégiaque créature prit son envol. Déployant à l'infini ses ailes majestueuses, je la vis d'abord courir sur l'eau, puis s'élever au-dessus des flots. Rasant l'onde paisible de son aile géante, l'animal s'éloignait à vive allure.
C'est alors que, voyant s'élever puis disparaître dans le lointain l'oiseau superbe, l'évidence s'imposa à moi : cet élu des poètes, ce prince des étangs, cet hôte des palais n'était peut-être finalement rien d'autre qu'un messager du Ciel. Un de ces envoyés célestes qui emportent avec eux l'âme des défunts... Le cygne a disparu de ma vue, il s'est confondu avec l'horizon. Mais du bout de son aile blanche je crois qu'il m'a fait un signe, et j'ai vu là comme un ultime salut qui m'était destiné. Était-ce de la part de celui à qui je pense ? Peut-être. A moins que je n'aie encore rêvé, divagué pour un simple reflet dans l'eau...
Plus tard en rebroussant chemin, songeur, je l'ai entendu chanter dans les nues.
Adieu, vous qui avez quitté ce monde.
116 - Autopsie de l'imbécillité
Mon but n'est nullement de dénoncer quoi que ce soit. Cela n'est pas mon rôle de dénoncer les marées noires, pas plus que de jouer les Mère Thérésa ou de défendre la forêt amazonienne... Je laisse ces combats médiatiques aux faux héros de notre époque, je veux parler de ces citoyens moyens, français moyens, consciences moyennes qui se croient investis d'une mission écologico-humanitaire, parce que c'est à la mode, comme il fut à la mode à une autre époque de faire la charité, d'avoir pitié des déshérités ou de plaindre les orphelins (de nos jours la pitié est perçue comme une offense, un sentiment dégradant par l'indigent, alors qu'elle était une vertu jusqu'au XIXème siècle).
Ces chevaliers des petites causes sont victimes d'un conditionnement télévisuel stupide : la télévision leur demande de courir dix kilomètres pour aider des enfants victimes de maladies génétiques, et ces imbéciles courent sans peur du ridicule avec leurs accoutrements sportifs grotesques sous l'oeil mielleux des caméras... Quelle impudeur, quelle manque de conscience ! Comme si le fait de s'agiter avec hilarité et optimisme devant les caméras pouvait aider ces enfants à guérir. Quel cynisme ! Et personne pour dénoncer ces inepties puériles indignes de gens responsables !
La télévision débite ses saintes vérités à des millions d'abrutis prêts à endosser la première armure qu'on leur désignera, et par milliers ils sauteront d'un pont avec un élastique aux pieds pour soutenir telle cause formatée selon les critères les plus télévisuels ou bien s'engageront dans la quête de Graal sirupeux, fabriqués de toutes pièces par des médias adeptes d'une sensiblerie aux vertus toutes mercantiles.
De nos jours se battre pour sauver la forêt amazonienne est devenu un gage de grande qualité morale... Se donner corps et âme pour le salut de ces parcelles de lointaines terres perdues, fangeuses, inhospitalières et il faut bien l'avouer sans intérêt pour des gens civilisés qui se respectent, est très valorisant pour les coeurs médiocres. De même, se battre pour que des pots de yaourt ou des paquets de lessive portent les "armoiries" de cette "philosophie verte" prouve la déchéance de l'homme occidental contemporain. Il y en a qui seraient prêts à risquer leur vie ou même à s'entretuer pour un arbre, pour quelques moustiques, pour un panda. Voilà : c'est la mode, il faut avoir l'esprit écologique, il faut soutenir José Bové, il faut être adepte de cette religion nouvelle. Il faut aspirer à une pseudo propreté physique, alimentaire, et accessoirement, faire le procès des bourgeois, pour être dans le courant de pensée majoritaire. C'est le nouveau culte, ça s'appelle l'écologie, ça s'appelle l'adhésion au téléthon, ça s'appelle le José-bovéisme.
Il faut également admirer les sauvages de la forêt amazonienne, comme si ces va-nu-pieds, ces porteurs de sarbacanes, ces mangeurs d'hommes parfois, ces dégénérés, ces drogués des bois avaient des leçons de civilisation à nous donner ! Il y a des prêtres de ces causes à la mode, très télégéniques, comme par exemple monsieur Nicolas Hulot, pour débiter ce genre d'inepties. Et par millions les hommes que l'on dit pourtant intelligents, civilisés, éduqués, adhèrent de manière irréfléchie à cette nouvelle religion des bois répandue par la "sainte télévision"... Et on les voit débarquer par milliers dans la forêt amazonienne l'été suivant, gourdes et sacs banane à la ceinture. Dieu ! Qu'ils sont laids avec leurs accoutrements bariolés ! Tous victimes du syndrome de "L'IMBECILLITE CHRONIQUE". C'est la dernière maladie de l'homme contemporain.
Mais où sont les vrais chevaliers dignes de ce nom ?
117 - Aux craintifs, aux faibles, aux esclaves
Sachez, au risque de vous choquer et de vous déplaire une fois encore, que j'estime être un esprit supérieur. Non bien évidemment au sens intellectuel du terme, mais sur le plan de la pensée, de la lucidité, de la liberté. Je plane au-dessus des dogmes qui limitent tant la plupart de mes semblables ayant perdu leur coeur d'enfant. Le coeur a aussi son intelligence.
Je ne crains ni les avertissements des hommes de lois, ni les sermons moralisateurs du Pape, ni Dieu lui-même. Craindre Dieu ? Qu'aurais-je donc à craindre de la part de celui qui a eu l'excellente idée et l'infinie bonté de me créer ? A partir du moment où je suis en harmonie avec ma conscience, comment puis-je déplaire à celui qui a le don de donner la vie et qui est si attaché à la notion du libre arbitre chez ses créatures humaines ? Je suis libre, heureux, reconnaissant envers ce Dieu qui m'a créé. Où est le péché ?
Les cérémonies religieuses m'ont toujours ennuyé. Il faut voir tous les enfants du monde bâiller lors de ces interminables broutages publics ! Comme eux, je bâille ferme dans la bergerie. Oui, je pense que les rites religieux populaires ne sont que d'austères singeries pour adultes au regard de l'intelligence, aussi bien chez les Juifs, chez les Chrétiens que chez les Musulmans. Je hais l'esprit populaire, la sensibilité vulgaire de la masse, du peuple en général. Je ne méprise pas les hommes pour autant, je méprise simplement leurs imperfections.
Je respecte néanmoins les lieux de cultes. Le respect de ce que j'estime être sans grande valeur importe tout de même pour moi : c'est juste une question d'intelligence sociale, de coeur. J'ai eu une éducation chrétienne, on m'a mis dans une école présidée par des curés. Cependant on n'a pas réussi à faire de moi un abruti moyen adepte de la moyenne, de toutes les moyennes. J'ai pris l'exquise et très chrétienne liberté de mépriser tout ce qui n'arrive pas à la hauteur de mon front. Est-ce ma faute à moi si j'ai de semblables exigences ? Dieu, qui est un esprit fort avisé, m'a fait le don d'un coeur de valeur, pourquoi devrais-je donc m'abaisser à desservir sa cause ? Au nom de quelle chimérique vertu devrais-je ne point rendre compte de ce coeur d'exception auprès de mes pauvres frères défavorisés ?
Je revendique donc devant mes semblables craintifs, faibles et imparfaits (sans orgueil aucun mais avec une assurance toute biblique) la qualité de ma pensée, de mon tempérament, de mon coeur.
En effet, j'ai un tempérament de prince, de roi, de chevalier. Et je laisse les affaires communes de la terre aux concierges du monde (les prêtres, les papes et les théoriciens de la religion), aux balayeurs de rues (les masses endormies), aux serviteurs pleins de zèle mais dénués de véritable conscience et de poésie (les obsédés des dogmes).
118 - Eloge de la civilisation
Voici une lettre envoyée à une journaliste qui avait écrit un article sur les sauvages d'Amazonie.
Madame,
Vous êtes l’auteur d’un article qui m’a réellement fâché. Il s’agit du reportage sur les Papous, filmés par l’équipe de Nicolas Hulot. Le sujet est trop passionnant pour que je ne réagisse pas. Dans votre article (« France-Soir » du mercredi 27 décembre 2000, page 28) ce sujet est traité de manière outrageusement convenue, et c’est une réelle et inadmissible offense à la Civilisation que de faire implicitement l’éloge d’une véritable forme de sauvagerie encore « en vigueur » de nos jours… Etes-vous une authentique journaliste digne de ce nom ou bien un instrument d’abrutissement du public, enjolivant l’infâme réalité pour mieux plaire à votre lectorat, complice dans la bêtise ?
En effet, vous écrivez en conclusion de votre article :
«Ce qui peut nous amener à penser que le sauvage n’est pas forcément celui que l’on croit…»
Dernièrement j’ai vu dans une émission télévisée un reportage sur les indigènes d’Amazonie. Le sujet du reportage traitait du recul de la forêt amazonienne face à l’avancée inexorable de la civilisation, et de fait, du déclin d’une poignée de quelconques indigènes (je ne me souviens pas du nom de cette primitive peuplade). Le reportage, comme on pouvait s’y attendre, était loin d’être impartial, le commentateur prenant résolument le parti des indigènes menacés par la civilisation.
A un moment du reportage le discours était formaté selon les strictes normes occidentales en vigueur aujourd’hui : défense sotte et aveugle de la minorité. Parce que c’est la minorité. L’article dont vous êtes l’auteur est de la même veine : une bien piètre éloquence pour la défense d’une cause qui n’en vaut vraiment pas la peine…
Voilà de quoi il était notamment question dans ce reportage télévisé : le commentateur déplorait que la civilisation ait transformé ces guerriers légendaires en paisibles agriculteurs. Là, je ne comprends plus rien… N’est-ce pas justement cela le progrès ? Ferait-on aujourd’hui l’éloge de la guerre lorsque la cause est télégénique (comme dans le reportage réalisé par l’équipe de Nicolas Hulot), « écologique », bref, lorsque la cause est à la mode ? Nous fustigeons la guerre chez nous, mais chez ces sauvages elle serait jolie, pittoresque, et surtout «culturelle» à nos yeux ? On traite ces hommes comme on traiterait une espèce animale en voie de disparition dans un parc naturel : on voudrait que ces indigènes continuent à s’entretuer dans leur jungle selon leurs traditions millénaires, au nom de la préservation du patrimoine ethnique humain, au nom du respect de leurs mœurs de peuplades primitives… Comme lorsqu’on conserve des pièces rares dans un musée. Mais là ce sont des êtres humains qui remplacent les vieilleries. En fait on en fait une espèce de canards sauvages labellisée « espèce protégée ». Parce qu’aujourd’hui la mode est au naturel, aux produits « bio ».
De nos jours il faut se faire le défenseur de ces espèces de minorités en voix de déclin, au détriment de la souveraine majorité qui ne cesse d’étendre son influence sur celles-ci, et pour être bien vu, pour être à la mode, il faut même être contre la civilisation, la nôtre je veux dire ! Alors que l’on ne cesse de chanter, de glorifier, d’encenser dès l’école primaire les civilisations romaines, grecques, étrusques, etc. (qui ont tant apporté aux peuplades primitives d’Europe, dont en Gaule) il faudrait dénigrer notre propre civilisation qui est pourtant le beau fruit issu de ces vergers antiques… Et tout ça parce que nous apportons chez ces indigènes primitifs la même chose qu’ont apportée les Grecs chez les Gaulois : la Civilisation (je veux parler ici bien entendu de la civilisation digne de ce nom). Si on continue ce discours crétinisant envers ces va-nu-pieds des forêts d’Amazonie ou de Nouvelle Guinée, dans mille ans ces pauvres dégénérés en seront au même point. Ce seront des espèces de bêtes en comparaison avec les représentants du fleuron des civilisations d’alors. Nul aujourd’hui n’ose plus appeler un chat un chat, et affirmer publiquement que les sauvages sont précisément ceux qui s’ingénient à vivre dans les bois… Il est très à la mode dans notre société « télévisuelle », consensuelle et pour ainsi dire dévoyée par ce journalisme de masse crétinisant que vous représentez, de déclarer que les sauvages c’est nous, et pas eux, pas ces « coureurs des bois »… A croire que l’idéal du progrès est de se manger entre ennemis, et même parfois entre amis, comme le font ces « sauvages modèles » que vous défendez si bien, et qui auraient su préserver leur prétendue vertu originelle presque biblique…
Comment ose-t-on dire que la civilisation a apporté le déclin à ces barbares ? On voudrait, au nom du respect de leurs piètres traditions d’hommes des bois, les maintenir dans leurs obscures superstitions. Où est le progrès là-dedans ? Nous apportons la lumière du savoir, de la connaissance, de la science et de l’intelligence, des arts, nous les hommes civilisés. Et le contact avec les civilisations moins évoluées est une bénédiction pour ces dernières, et non une calamité comme on voudrait nous le faire croire. D’un seul coup nous leur faisons faire un bond en avant de plusieurs milliers d’années à ces sauvages ! Où est le mal ? C’est cela précisément le progrès. Les civilisations sont toutes destinées à progresser. Et ce n’est pas en voulant maintenir les hommes dans leur ignorance que l’on fait un acte de philanthropie… Bien au contraire. Imaginez que les peuples voisins de la gaule n’auraient jamais voulu avoir de contact avec nous, au nom de ce même respect déplacé que nos contemporains écologistes éprouvent envers ces peuplades primitives : aujourd’hui nous en serions peut-être encore en train de traîner dans les bois comme des pouilleux vêtus de peaux de lapins. Et vive l’homme qui a su, comme vous l’écrivez dans votre article, « conserver une proximité physique et spirituelle avec la nature » !
Je ne suis pas ennemi de la civilisation, vous l’aurez compris. On ne peut pas gêner l’existence de millions de gens civilisés à cause d’une poignée d’attardés emplumés. La forêt amazonienne appartient aux vainqueurs. Les terres vierges de la Nouvelle-Guinée appartiennent aux vrais dominants, et non pas aux hommes des bois, vagues créatures humaines mi-dégénérées, mi-déchues. Ces terres appartiennent aux hommes policés, instruits, édifiés selon les saines lumières de l’Intelligence, et non pas aux esprits et autres improbables divinités inventées par des idolâtres mal chaussés. Nous marchons sur la Lune pendant que ces indigènes courent après du gibier, la sarbacane aux lèvres. Pas pour le plaisir, comme nos chasseurs le font, non : pour survivre. Ils en sont encore à ce stade. Le plaisir est un signe de civilisation qui nous éloigne de l’état d’animalité. Leur esprit ainsi mobilisé par la nécessité la plus primaire n’a aucune chance d’évoluer si on ne les aide pas.
Cessons d’admirer ces piètres semblables encore à l’âge de pierre et civilisons-les une bonne fois pour toutes ! Arrêtons de faire l’éloge du « bio » à outrance. La civilisation, la culture, c’est ce qui reste à l’homme une fois qu’il s’est affranchi de la sauvagerie.
Il aurait été si intelligent, si évolué, si civilisé, si opportunément journalistique dans votre article de vous faire le défenseur de la Civilisation à travers un tel sujet, quitte à choquer votre lectorat, ces contemporains convaincus eux aussi de n’être que des sauvages sachant lire « France-Soir », tout juste bons à s’extasier devant leurs semblables de Nouvelle-Guinée. Papous pas si sauvages que ça selon les saints préjugés en vigueur dans notre société, mais cependant vêtus de plumes et allant quérir leur pitance la sarbacane à la main… Au lieu de cela vous ne faites que le procès (certaines phrases de votre article sont révélatrices) de cette civilisation qui vous a donné les moyens d’être bien chaussée, et défendez ce qui est fondamentalement indéfendable : la sauvagerie dans son expression la plus triviale.
Je vous offre l’occasion, Madame, de défendre votre point de vue qui est, il faut l’avouer, philosophiquement très choquant. A moins qu’en guise de réponse à ma lettre, vous estimant à si peu digne de vertu, si dénaturée, si éloignée de cette « proximité physique et spirituelle avec la nature », si peu civilisée enfin, vous ne préfériez donner la parole à un de ces indigènes incultes, analphabètes, ignorant et superstitieux dont vous semblez faire si grand cas dans votre article…
Avec l’espoir de ne vous avoir point véritablement offensée à travers mes propos parfois un peu virulents, et de vous avoir plus salutairement instruite sur quelques évidences de ce monde si souvent et si facilement dénigrées, je vous prie de croire, Madame, à ma parfaite considération.
119 - Démocratisation sauvage de la culture : de la confiture aux cochons
Certains philanthropes trop bien intentionnés aimeraient démocratiser le sacré, le mettre à la portée de l'homme profane. Quel gâchis ! L'Art est perverti lorsqu'il est offert en pâture au peuple. Ce dernier est incapable d'accéder à la Beauté. Par immaturité, parce qu'il a une sensibilité vulgaire, parce que ses goûts sont grossiers, parce qu'il n'a pas reçu d'initiation. Le peuple se laisse volontiers abrutir par les films commerciaux hollywoodiens, il en redemande même, alors qu'il méprisera royalement les chefs-d'oeuvre cinématographiques pleins de poésie, de charme et de délicatesse. En matière de cinéma, le peuple est avide d'effets spéciaux, de scènes spectaculaires, d'explosions, de violence, etc. (normes des films américains actuels), et demeure définitivement hermétique aux évocations plus poétiques.
Il en est de même en musique : notre époque est sous le règne de la musique commerciale abrutissante. Nous assistons au triomphe de la "musique fast-food", vendues principalement à une jeunesse écervelée. Les radios généralistes (Europe 1, RTL, RMC, etc...) éduquent le goût musical du peuple en abaissant systématiquement le niveau.
Aussi je revendique le droit à l'élitisme culturel, le droit au refus de la médiocrité, le droit au combat contre l'impérialisme insidieux des radios généralistes. Ces dernières sécrètent un lait insipide et ramollissant qui abreuve les masses indolentes. Je ne veux pas ressembler au peuple de veaux tétant quotidiennement ces antennes. Intarissables fontaines prodiguant aux bovins leurs doses d'inepties musicales, de vains propos ménagers... Je ne veux pas être nourri aux granulés industriels d'une culture américanisée, aseptisée. Je ne veux pas être un produit issu des usines à penser. Je rejette totalement cette culture de masse induite, encouragée par la publicité la plus outrancière. Je n'adhère pas aux discours parfaitement irresponsables quant aux vertus de la tolérance vis-à-vis du prochain, qui serait lui aussi un parfait abruti élevé en batterie.
Non, je ne suis pas tolérant vis-à-vis de ces veaux que sont la plupart de mes semblables. De Gaulle n'avait pas tort d'affirmer que les français sont des veaux ! Imaginez aujourd'hui Chirac assénant pareille vérité devant les caméras ! Oser dire que le peuple français est un troupeau de veaux est un discours qui ne passerait plus de nos jours. Parmi ceux qui se disent gaullistes aujourd'hui, je suis persuadé qu'aucun n'aurait le courage de dire une vérité aussi impopulaire. On taxerait cet homme d'intolérant, de fasciste...
De Gaulle pouvait se permettre pareille liberté : à l'époque le peuple était peut-être moins abruti que maintenant. En ce temps la télévision ne prenait pas la parole, elle n'était pas l'invitée principale de la famille le soir. Les gens n'étaient pas encore tous amollis et acceptaient qu'on leur dise certaines vérités. Ils n'étaient par encore élevés en batterie. Néanmoins les français étaient quand même des veaux selon les critères gaullistes de l’époque.
Je suis sans doute un petit fasciste dans mon comportement aux yeux de certains. Mais je préfère cela plutôt que ressembler à l'homme de la rue fier d'être un anonyme et de n'avoir aucun préjugé ni aucun sentiment subversif sur le monde qui l'entoure, soucieux de paraître aimable, c'est-à-dire fade, lisse, paisible, bovin jusqu'au bout, envers et contre tout.
Je suis de ceux qui veulent réserver le sacré aux initiés. D'ailleurs le peuple n'a rien à faire de ces histoires sacrées. Tout ce qui l'intéresse, c'est de vivre à l'horizontale : toucher un salaire, bénéficier d'une bonne retraite, être un bon assuré social, jouir des biens industriels mis à sa disposition. Le peuple, par sa dégénérescence culturelle, ne mérite pas d'être mis dans le secret des dieux.
Je ne crois pas à la démocratisation du sacré. Tant que la télévision, les radios et les journaux feront bêler les foules, ces dernières n’auront pas accès à ces chères étoiles qui brillent au-dessus de la tête des élus.
120 - Osez penser !
Sans culture, sans réflexion, l'homme n'est rien. Sans instruction, sans outils pour penser, sans références culturelles, sans structure valable pour l'esprit, sans apprentissage de la pensée, sans éducation du goût, sans élévation de la pensée, l'individu est un parfait abruti tout juste capable d'écouter du rap, d'ânonner "Nique ta mère", et incompétent pour savourer dignement les belles choses de l'existence. La culture et la réflexion donnent des ailes, libèrent des chaînes de l'abrutissement collectif. Je refuse de me laisser manipuler par le discours ambiant nivelé vers le bas.
Ainsi la "sous-pensée" arrive par le téléthon, l'écologie, la lutte contre la pollution, la défense des lointains animaux, la sensibilité populaire vis-à-vis des malheurs les plus médiatiques, les plus photogéniques, la grande ruée vers l'éclipse, les festivités de l'an 2000... Tout cela c'est de l'abrutissement total de foules. Je ne dis pas qu'il faut s'exclure des événements notables de la société ni ne pas s'engager dans quelque combat digne de ce nom, là n'est pas le propos. Ce que je reproche à ces chevaliers du dimanche, à ces épiciers-héros, c'est la manière d'arriver à ces fins, même si elles sont louables en soi : en se laissant abuser l'esprit, manipuler le mental, conduire comme des moutons dans la bergerie cotonneuse de la pensée molle.
J'ai en moi quelque chose qui fait cruellement défaut à la plupart de mes semblables : le sens aigu de la critique. Je ne suis pas un esprit qui se laisse aisément convaincre et conditionner par des petites vérités scolaires. Je ne suis certes pas facile à vivre. Je ne suis effectivement pas n'importe qui, comme certains peuvent le constater avec douleur. Non, je ne suis pas un esprit plein de guimauve et de tiédeur. Je ne me suis jamais laissé abrutir par le discours ambiant de cette société. Mes contemporains sont en général assez mous, inconsistants, bovins jusqu'à l'extrême. Je ne suis pas un veau de français moyens.
Sachez que je ne fais pas partie de ces masses éduquées par les médias et la télévision et nourries aux roses granulés de la sensibilité maximale et de la pensée minimale.
Dans cette société je ne veux pas être un loup comme certains, ni un renard comme d'autres, ni un mouton comme la majorité. Je veux seulement être un oiseau, un aigle, et voler au-dessus de la mêlée.
121 - Un oiseau libre
Je n'ai ni attaches, ni bagages, ni or qui alourdiraient mon vol : la liberté est ma plus chère conquête. J'ai hérité d'un royaume plus vaste que vos empires, et mon palais de paille et de nuages vaut tous vos trésors de marbre et d'airain : j'ai le ciel pour unique asile, les étoiles pour le meubler, un caillou pour tout oreiller, l'herbe des champs pour futur tombeau.
Et le vent en guise de chien fidèle.
Mon toit de constellations et de brumes a le prix infini des choses qui ne s'achètent pas. Mon habit de crasse et de misère est une voile que le souffle des muses emporte plus loin que vos soieries appesanties par l'argent et le plomb, et ma semelle errante est moins trouée que vos cartes de pointage aux mortels effets, moins usée que vos jours perdus à travailler...
Moi, jamais je ne travaille. La musique, la danse et l'amour sont des sésames qui m'ouvrent les portes du ciel. Alors que vos clés si chèrement gagnées n'ouvrent que des portes qui vous font entrer dans ces prisons nommées «richesses» et «confort».
Je suis un oiseau de passage aux ailes vives, et mon chant sans limite atteint les plus hautes nues. L'alouette partage mon horizon, le hérisson se glisse dans ma couche et les hululements de l'effraie peuplent mes songes.
Je suis le mal-aimé, le mauvais augure, le messager du diable, le voleur de poules, le passager de minuit, l'insaisissable, la rumeur, l'ennemi...
Je suis libre, je suis pauvre, je suis heureux.
Je suis le bohémien.
122 - Un jour d'été en campagne
Le vieillard est étendu dans une chaise longue sur le seuil de la porte grande ouverte, les yeux mi-clos, la tête relevée, les bras mollement posés sur les accoudoirs. C'est l'été, et la chaleur est accablante. C'est un vieillard qui n'a plus d'âge, dont on sent la fin proche.
Il semble d'ailleurs attendre la mort à sa porte, au pied de sa maison, sans regret ni amertume. Peut-être même avec une certaine impatience. Il est las. Quelques mouches importunes se posent sur son front usé. Il les chasse d'un geste lent et monotone.
A présent le soleil est haut, et le vieil homme baisse la tête, sur le point de succomber au chant indolent de Morphée. Sous les feux écrasants de l'astre tout est silence, torpeur, hébétude. Rien ne vient troubler cette molle et chaude quiétude : l'homme vit seul et pas un chat ne hante les lieux.
Maintenant on dirait qu'il dort au soleil. En fait il ne dort pas. Il est mort.
Mort au soleil.
123 - La détresse
La petite fille aux boucles blondes marche droit devant elle, traversant prés et champs d'un pas égal. Sur sa joue un filet d'argent suinte, et luit furtivement au soleil. Elle pleure du bout de ses dix ans, boudeuse. Et à travers ses yeux bridés son regard perdu interroge le ciel, et peut-être même le monde entier. Son coeur est triste. Plus même : douloureux. Pire encore : blessé.
Elle le sent confusément. Elle en prend conscience progressivement, inéluctablement, comme une soudaine révélation tombée le jour même, à la minute même. Et son coeur s'alourdit au fil de ses pas. Ses pensées sont égarées, comme elles l'ont toujours été.
Elle vient, une nouvelle fois, de se faire exclure de la troupe d'enfants de son âge qui jouaient non loin de sa maison. Alors elle s'est contentée d'observer les jeux de ses camarades de loin avant de leur tourner le dos et de s'en aller au hasard dans la campagne environnante, sans vraiment en connaître l'exacte raison, dans la confusion de ses idées et de son coeur perturbés.
Elle a parcouru plusieurs kilomètres, et est déjà loin de chez elle. Elle arrive au bord d'un point d'eau, qu'elle ne connaît pas. Profond. Elle peut voir, en se penchant un peu, le ciel qui se reflète, si vaste, si beau. Et puis, en se penchant encore un peu plus elle voit son visage, si jeune, si frais. Ses larmes redoublent, et tombent une à une dans l'onde à peine troublée.
Pendant ce temps on s'inquiète de son absence, et les gendarmes sont alertés pour tenter de la retrouver. On craint pour sa vie, sait-on jamais avec toutes ces histoires de mauvaises rencontres... C'est une petite fille qui n'a que dix ans.
Combien de temps est-elle restée ainsi au bord de l'eau à scruter le ciel, à plonger le regard dans le mystère de son visage reflété ?
On a retrouvé son petit corps le lendemain, enseveli sous les flots paisibles de l'étang, telle Ophélie étendue dans son mouvant linceul de cristal. Une noyade stupide ont conclu les gendarmes. Une imprudence d'enfant fugueur... C'est ce qu'ont rapporté tous les journaux du pays. Mais qui peut dire ce qui peut se passer dans la tête d'une enfant de dix ans ?
Comment peut-on affirmer qu'à cet âge on n'a pas la sensibilité d'un adulte, au point de... Le désespoir a-t-il donc un âge légitime aux yeux des grandes personnes ?
Nul n'a osé avancer une telle hypothèse. En effet, on ne prête pas une telle subtilité d'émotion à un coeur si jeune, si innocent. Il n'y eut aucun témoin du drame, si ce n'est le vent et le chant des oiseaux. Dans l'onde la petite fille aux boucles blondes a vu son image. Elle a vraiment compris, enfin, seule face à elle-même, qui elle était, pourquoi elle était si différente des autres petites filles de son âge. Elle s'est vu pleurer, et elle a su pourquoi elle pleurait. Elle n'a pas supporté. Tout cela n'était pourtant pas grand-chose lui assuraient souvent ses parents. En fait tout ne tenait qu'en un mot, un seul.
La petite fille était trisomique.
124 - Les songes d'un gueux
Je suis l'amant solitaire, l'étoile errante, le pauvre hère de l'amour. Je n'ai pas de maison, pas d'or, pas de feu, pas de chance, pas de joie. Les bois, les champs, les rivières et les saisons sont mes asiles. Et la nuit le ciel est ma seule couverture, tiède en été, glaciale en hiver. Avec les constellations pour unique oreiller. Lorsque je dors je suis heureux. J'accède à un autre univers : les songes.
C'est en ces lieux oniriques que chaque nuit je deviens prince, oubliant mes oripeaux de vagabond : dans mes rêves un être, toujours le même, vient me rendre visite. Chaque nuit une créature mystérieuse, fine comme la libellule, gracieuse comme l'araignée d'eau, aérienne comme le vent me tient compagnie. Est-ce donc un elfe, une fée, quelque nymphe ou sylphide surgie des herbes qui m'entourent ? Je l'ignore, mais avec elle je deviens un héros, un chevalier vêtu d'or et de lumière partant à la conquête des étoiles, de toutes les étoiles que compte le ciel. Mes histoires rêvées sont épiques, grandioses, inoubliables.
Et chaque nuit je poursuis mes aventures interrompues à l'aube. Le rêve reprend chaque soir son cours exactement là où il s'était achevé le matin. Parfois il m'arrive de m'endormir au grand jour dans les herbes folles, et je rejoins aussitôt ma fiancée onirique. Je sais qu'elle m'attend, toujours fidèle au rendez-vous.
Pendant longtemps j'ignorais qui était cette créature devenue l'amante de mes rêves, l'hôte de mes songes, la présence impalpable de mes nuits. Maintenant je sais. Je connais le nom de cette charmante sorcière qui vient me rendre visite dans mes songes pour les mieux troubler de sa chère présence. Je connais cette reine de l'illusion qui m'a emmené si loin, je connais cet être qui est le baume à mes misères.
Ca n'est pas une femme comme je le pensais. C'est un galant, un joli, un doux messager de la nuit.
Son nom est Morphée.
125 - La domesticité
Monsieur,
Sachons entendre avec intelligence, probité et sens de la mesure les saints préceptes de la chrétienne religion qui nous ont été enseignés. Nous sommes des gens de bien vous et moi. Sachons nous représenter cependant l'infinie bassesse de ceux qui, pour leur malheur et pour notre bonheur, ne nous ressemblent pas. Je veux désigner bien entendu ces masses laborieuses issues de si peu de choses. Gens du peuple et gens de rien, pour me résumer.
Que nous enseigne la religion ? Elle nous dit, entre autres choses, qu'il est malséant pour un homme de goût soucieux de cultiver sa réputation, de préserver sa santé et de sauver son honneur d'user de la chair femelle à des fins malhonnêtes. Cela est une vérité universellement admise, il est vrai. Mais ce que ne précisent pas les Ecritures, c'est qu'il existe deux races de femelles sur Terre. Deux espèces radicalement différentes.
En effet, dans ce monde harmonieux qui semble avoir été spécialement conçu pour nous les gens de bien, il y a à notre disposition les simples filles sans envergure, sans titre et sans fortune communément appelées servantes, domestique, ou lingères, bonniches, souillons, bonnes à tout faire ou encore filles de ferme, comme vous voudrez. La définition exacte importe peu ici.
Et puis pour notre admiration, notre chaste inspiration et l'exercice de nos belles manières, il y a les autres : les Marquises, les Demoiselles de bonne famille, les vierges à particule, les Comtesses, etc. Ces femmes que j'appellerais commodément «l'espèce à peau laiteuse».
Sachez qu'il ne saurait y avoir péché pour des gens de notre rang à vouloir s'amuser avec la première catégorie de ces créatures. Engrosser par mégarde ces paysannes, ces gens de rien, ces pauvresses, ces âmes simples et sans religion, ces frustres sensibilités, ces couturières sans avenir, ces représentantes de la plus commune espèce enfin (et d'ailleurs vouée aux oubliettes de l'Histoire), ne constitue pas en soi une faute. Sauf bien sûr si l'homme de bien met en danger sa santé, ce qui par contre serait un grave et véritable péché car on ne doit pas mettre inconsidérément en danger sa santé de chrétien sous prétexte de passager égarement.
Au passage je me permets une petite digression : on ne mettra jamais assez en garde les hommes de notre race contre ces dangers, qui sont réels. Au cas où la servante mettrait en péril la santé de son maître, soit par manque d'hygiène, soit par négligence des bonnes manières à adopter face aux ardeurs de son maître (ce qui est fréquent chez ces paysannes-là), celle-ci sera jetée à la rue sur-le-champ, sans autre forme de procès. Et sans dédommagement cela va sans dire, car il serait inconcevable qu’une lingère réclamât à son maître !
Bref, sachez que l'espèce paysanne a été mise sur Terre pour contenter les menues envies des gens du monde que nous sommes. Et les femmes à peau laiteuse qui ont eu le bon goût d'hériter d'une particule, celles-là sont nées pour qu'on leur rende hommage de la manière la plus élégante, la plus délicate et la plus généreuse qui soit. Ce qui est dans l'ordre normal des choses, vous en conviendrez.
Donc on ne s'amusera point contre leur gré avec les Marquises, les Demoiselles bien nées pensionnaires des couvents, les épouses honnêtes des bourgeois, etc. Comme le monde est bien fait, rappelons-nous que pour ce genre de passe-temps sans conséquence mais, paraît-il, impérieux pour nous les gens du noble sexe, il y a à notre disposition un inépuisable réservoir à plaisirs. En effet, les filles de peu pullulent, abondent, et l'on ne parvient même pas à les dénombrer tant elles infectent le pays.
Ce qu'il fallait rectifier dans les Ecritures, c'était cela précisément. Pour nous les gens de la bonne société, il n'y a point de véritable péché d'user de la chair des servantes. D'autant moins que ces dernières sont normalement à notre service, et qu'elles sont donc payées pour cela. L'argent donnant tous les droits à celui qui le possède, et les paysannes n'ayant de par leur condition ni l'un ni l'autre (ni argent ni droit), il est naturel et légitime (et même fortement recommandé pour les gens souffrant d'obsessions sexuelles particulières ou de vices et passions inavouables que ne sauraient chrétiennement satisfaire les honnêtes épouses) que l'homme de bien profite pleinement de ce que Dieu lui propose sous la forme d'une simple lingère.
A partir du moment où l'honnête homme paye les services de sa bonne, il a le droit d'en disposer comme il l'entend.
Donc, vous pouvez profiter de votre bonne tout votre saoul Monsieur, il ne saurait y avoir péché (sauf si, je vous le rappelle, celle-ci vous infecte avec une méchante maladie, en ce cas vous n'omettriez pas de la châtier sévèrement). Vous pourrez ensuite continuer d'aller à l'église le dimanche la tête haute, votre épouse pendue à votre bras, avec la considération de l'évêque (qui lui aussi, de par sa haute fonction, dispose d'une bonne).
126 - Amitié particulière
Madame de,
Sachez que dans l'affaire qui m'occupe ici avec vous, le talent n'est rien.
Seule compte la particule. C'est elle qui confère la beauté, la dignité, la grandeur à celui qui a l'honneur d'être bien né. Votre particule seule suffit à donner du prix à votre personne, au moins à mes yeux. J'ose espérer que vous ne serez pas insensible à mon propos, puisque vous faites partie des élues. Votre particule, votre nom, votre rang sont des gages de valeur selon moi. Votre beauté est là, véritablement.
Votre plume m'est aimable, quoi qu'il en soit. Vous valez bien que je vous lise, au moins pour la raison essentielle que vous faites partie des gens de bien qui ont le privilège d'avoir la particule. Votre particule, c'est votre talent.
Je ne ferai pas preuve d'humilité quant à vos éloges au sujet de ma plume, car je n'ai pas les moyens d'être humble. Je suis ainsi fait que la fierté est mon habit de sortie habituel. Vous pouvez louer ma verve : je porte avec beaucoup de prestance les lauriers. Je chante ma gloire à pleine gorge, et tant pis pour ceux qui ne veulent pas m'entendre : s'ils préfèrent la discrétion à mes cris de guerre, ils n'ont qu'à écouter les piètres silences d'humilité de ceux qui, trop modestes, n'assument pas leur art en société.
Vous devrez accepter avec transport ma hautaine éloquence Madame, si vous voulez m'avoir pour ami.
Dites-moi comment vous vous portez après lecture de ce message. Et je saurai si vous êtes digne de mon amitié.
127 - Considérations générales et particulières au sujet de ma particule
Le problème de la particule se pose, je pense, dès lors que l'on commence à dénigrer sa valeur sociologique, son prix culturel, son caractère éminemment vénérable, son essence mystique, sa spécificité morale. Et sa fonction sociale.
L'aristocratie est une composante obligée de toute société. Que les modèles soient des banquiers, des chanteurs populaires ou des nobles pleins d'honneur et de fierté (comme moi), le problème demeure le même : les sociétés humaines ont besoin de vivants représentants d'une certaine élite, soit pour s'identifier à celle-ci, soit pour en faire un contre modèle. Quoi que l'on dise, l'élite est le fer de lance de toute organisation sociale de base. Quant à décréter que cette élite pourrait être plutôt le monde des chanteurs ou bien le monde des banquiers, plutôt que celui des hidalgos, ceci est uniquement affaire de maturité d'esprit de la part de celui qui décrète. En ce qui me concerne, je reconnais l'aristocratie comme la véritable représentante de l'élite sociale. C'est elle qui fait autorité dans ma culture. L'important pour moi, n'est pas d'avoir un diplôme, ni de gagner beaucoup d'argent, mais d'être élevé à la dignité de noble. A mes yeux, seule la particule sauve. Elle est le point de repère de l'orgueil bien utilisé. Qu'ai-je à prouver, moi qui suis bien né, à celui qui se targue d'être devenu quelqu'un tout en étant fils de rien ? La particule n'est pas un mérite, mais une grâce tombée du ciel. Peu m'importe la manière dont cette grâce est descendue sur ma tête, que ce soit par hasard ou par volonté humaine, le ciel a parlé et m'a fait « de ». Et c'est cela qui est important à mes yeux. Je n'ai pas demandé un tel honneur, j'ai été couronné à ma naissance, par ma naissance. Je n'ai rien fait pour. C'est ce qui me distingue de celui qui cherche la reconnaissance à travers l'élévation sociale. A chacun son hochet.
Pour certains ce sera l'argent, pour d'autres la célébrité. Pour moi c'est la particule.
La particule est une distinction. Un privilège culturel, social, une faveur divine. Une grâce qui peut tomber aussi bien sur le bossu que sur l'ignorant, sur le prix Nobel que sur l'idiot du village. Je crois, et cela est mon droit le plus légitime, être né sous les lueurs de la nuit.
Mes Pères, les Anciens, viennent du ciel, ils descendent des étoiles. Mon nom "Izarra" ne signifie-t-il pas « Etoile », en souvenir précisément de l'une de ces lumières qui brillent aux nues et d'où est issu mon sang ? Cette explication poétique vaut bien toute autre qui dénigrerait le sens sacré de mon nom à rallonge.
Si un banquier se croit un prince parce qu'il a des coffres-forts et une belle situation, pourquoi moi qui ai la chance d'avoir la particule, et simplement la particule, je ne mettrais point un prix à ma fortune temporelle ? Puisque tout est relatif sur le plan social, si ma particule ne vaut rien aux yeux de certains, le titre de Président de la République ne devrait rien valoir non plus. Mais si un Président de la République c'est quelqu'un, à cause de son « diplôme de Présidence de la République », et uniquement à cause de cela, alors moi je suis quelqu'un à cause de mon diplôme de «particulé». Jouons le jeu des vanités sociales ou ne le jouons pas. Mais, si nous le trouvons faussé, mensonger ou insultant, à ce moment-là quittons la société des hommes et faisons-nous ermite.
Oui, je suis fier et honoré à cause de ma particule. Mon «de», c'est ma culture, ma richesse, ma personnalité intime, mon blason, ma différence. Au contact permanent avec la particule, mon coeur prédisposé s'est progressivement rempli d'un sentiment d'élévation. D'abord cela a été confus, à mesure que je prenais conscience de l'importance de mon nom, puis au fil des ans j'ai été persuadé d'appartenir à l'espèce noble.
Qu'est-ce à dire ?
Je suis né pour avoir la particule, comme d'autres sont nés pour être mécréants, leurs prédispositions naturelles se confirmant, se renforçant au contact de leur milieu. L'Etat Civil m'a fait noble. A tort ou à raison aux yeux de certains «hérétiques». Le fait est qu'aujourd'hui je jouis de ma particule. Est-ce la particule qui m'a façonné à son image ou bien est-ce le Destin qui m'a couronné avec cette particule en signe de noblesse, toujours est-il que je crois en mon ETOILE. Je crois en mon nom, comme d'autres croient en leur compte en banque ou bien en leurs diplômes. Que l'on m'ôte ma particule, et je ne suis plus moi-même, tant je me suis identifié à celle-ci. Je n'oserais plus me mêler à mes semblables si je devenais leur semblable. Ma particule, c'est ce qui me distingue des autres, des «sans particules», c'est mon habit de sortie, mon épée au côté, mon panache, mon étendard, mon vif blason.
J'ai le sens du sacré, le sens du mystère. Je crois aux chimères dans la mesure où j'y crois. Avec naïveté, avec obscurantisme, avec imbécillité, certes. Mais avec noblesse. Avec grandeur. Avec un sentiment « donquichottesque » au coeur.
Ma particule, je ne l'occulte pas comme le font certains membres de ma famille. Je la montre tant que je le peux, selon l'élémentaire bienséance qui règle ordinairement les rapports sociaux. Je ne l'affiche pas comme un argument imparable, je la montre simplement et cela est suffisant. La crinière du lion seule fait autorité, nul besoin qu'il sorte la griffe. Je n'ai pas honte de mon «de». J'ai un beau nom, je suis bien né, et je rends grâces au Ciel pour tous ces bienfaits impalpables. «L'essentiel est invisible pour les yeux», disait le Renard. Ma particule n'est pas seulement inscrite sur mon front (sur lequel on peut y lire ma noblesse), elle est également et surtout secrètement logée au fond de mon coeur. Je sais que je suis un noble, et j'y crois. Le reste, c'est-à-dire les tentatives de dénigrement, n'est que prosaïsme le plus horizontal.
Pour rien au monde je ne veux faire partie de la moyenne générale. Et mon discours sur la particule, c'est un combat personnel contre la pensée borgne et fruste, tiède et insipide de la masse, du peuple, de cette racaille qui n'est pas éveillée aux beautés secrètes de l'invisible. Le peuple ne connaît pas les beaux sentiments. Il n'est guère sensible à l'élévation du coeur et de l'esprit. Il ignore la beauté d'une simple particule.
Et tout est dit.
Refuser de glorifier sa particule quand on a la chance d'en posséder une, c'est ne pas faire honneur, à mon sens, à la mémoire de ceux qui ont contribué à faire ce qu'on est aujourd'hui. Car enfin, qu'est-ce que la particule ?
Pour l'esprit dénué de critique comme pour l'inculte, c'est simplement deux lettres précédant un patronyme. Autant montrer à un âne une partition de musique. Il ne verra que des points épars sur des lignes. L'âne n'entend pas Mozart de la même oreille qu'un mélomane. De même, pour l'humble équidé un poème de Victor Hugo ne sera rien d'autre qu'une succession de caractères noirs jetés sur un carré de papier blanc, sans nulle valeur à ses yeux. Pour l'être doté d'un minimum d'intelligence et de sensibilité, un poème de Hugo sera autre chose que des simples lettres additionnées et agglutinées de façon à former des mots sans nulle résonance. L'intelligence, la sensibilité transforment les mots en chants sacrés ou en histoires d'amour. Bref, des choses cohérentes et admirables naissent des mots, des partitions. Parce que l'être doué d'intelligence sait prendre du recul par rapport aux simples apparences brutes et primaires des choses, les mystères se révèlent à lui.
L'érudit se délecte de la prose kantienne, quand le grossier, ne trouvant là que perte de temps, s'ennuie. Un gouffre culturel sépare ces deux êtres. Le mystère et la beauté cachés derrière les apparences ne s'ouvrent qu'aux plus beaux esprits.
Entre l'âne et le philosophe, il y a le mur infranchissable et sacré de l'intelligence, quelque chose de divin. Je sais que vous ne voyez dans ma particule que deux lettres bien banales. Vous éludez, consciemment ou non, le contexte particulier du problème. Face à ma particule vous vous comportez comme l'âne devant une partition de Mozart. Par pur esprit réactionnaire vous semblez (comme la plupart des gens à qui je tiens ce discours) ne pas avoir accès à la beauté secrète de l'affaire, trop préoccupés que vous êtes à regarder le plus près possible cette particule.
En ce cas vous ne prendriez pas le recul nécessaire qui permet de voir l'ensemble dans son contexte, comme lorsqu'on prend du recul pour admirer un tableau impressionniste. Pour vous comme pour mes détracteurs il est vain de prendre à coeur comme je le fais ce problème de la particule, parce que selon vous (insensibles que vous êtes à ce problème) il n'y a nul mystère à sonder là-dedans. Et vous aimeriez que je traîne mon « de » sans aucune fierté particulière, ignorant du trésor légué par le Ciel... Je finis par croire que finalement la particule se mérite.
Si l'heureux possesseur d'une particule ne sait pas décoder le message céleste tombé sur lui à sa naissance, il n'en est pas digne. Tout le reste, c'est de la mauvaise littérature. C'est comme si l'on tentait de désacraliser les partitions de Chopin ou les écrits de Hugo en expliquant que ce ne sont là que des signes inscrits sur du papier, et que les beautés que l'on accorde à ces choses sont subjectives, artificielles, sans fondement solide, vu que tout n'est qu'affaire de sensibilité personnelle, et donc aléatoire, arbitraire. On a le droit de ne pas être sensible à la musique de Chopin ou aux histoires de Hugo, mais a-t-on le droit de dénigrer les arts pour l'unique raison que l'on est hermétique aux caractères imprimés, donc que l'on est analphabète ? Ou bien sourd ?
Le problème est là, en ce qui concerne cette chère et précieuse particule qui fait ma fierté. Si des sensibilités incultes ou sourdes et aveugles ne veulent voir rien d'autre dans le «de» que deux lettres alphabétiques, c'est bien triste mais c'est leur problème au fond. Ceux-là n'ont pas accès aux richesses intérieures, aux émotions oniriques, poétiques. Pour ces gens-là le romantisme n'est qu'un mot formé de 9 lettres alphabétiques, le rêve un autre mot de quatre lettres, etc.
Jusqu'au mot «IZARRA» qui ne veut rien dire non plus, en tout cas pas plus que la particule. Pour moi ce mot suprême signifie «ETOILE». Et en plus ce mot est enrichi d'une particule. Tous les signes sont là pour sacraliser, à juste titre, ce beau et noble nom que je porte.
128 - Au nom de mon nom
Une particule me faisait un jour de l'ombre par sa simple présence sur une liste. Insolente présence à côté de ma particule. Voici ce que j'ai répondu à cet autre porteur de particule :
En ce lieu conquis, j'estime qu'il y a une particule de trop. Une concurrence insupportable qui me déplaît au possible. Je ne saurais tolérer que l'un d'entre vous affiche avec prétention sa particule, son nom à rallonge. Ce rival, ce fat qui se garde bien de faire le malin, et qui feint l'humilité, vous l'avez tous reconnu : c'est ce Monsieur de la Châtelière.
Qu'il cesse d'apposer au bas de ses mails sa piètre et vaine particule (qu'il doit chèrement et ridiculement porter dans son coeur pour qu'il l'expose ainsi à la vue de tous...), ou bien qu'il fasse silence ! Je veux être le SEUL à jouir d'une particule en semblable société. Pensez donc, si tout le monde avait sa petite particule à revendiquer, quelle valeur aurait celle-ci ? Une belle et digne chose se doit de demeurer rare pour avoir du prix. Je m'autoproclame exclusif porteur du signe de la noblesse ici. Le seul habilité à représenter l'aristocratie parmi vous, c'est moi. Et nul autre que moi. Je le déclare solennellement.
Si vous voulez jouir de mon estime Monsieur de la Châtelière, oubliez donc votre futile panache qui m'offense, et faites-vous appeler désormais, plus simplement, plus sobrement, "Castré" ou Monsieur "Châtré". Soyez humble, c'est l'apanage de la vraie noblesse. Abandonnez en ma présence cette trop visible marque de prestige, sinon vous me fâcherez. Montrez-vous grand Monsieur de la Châtelière : en respectant ma fierté et en devenant plus modeste. Les dieux vous en seront reconnaissants, tandis que vous ferez un heureux sur Terre.
Je vous salue, Monsieur le "Castré de la Particule".
P.S.
Au cas où par orgueil déplacé vous refuseriez de régler à l'amiable cette affaire selon mes exigences, ou bien pour quelque autre futile cause que ce soit vous émettriez des objections à cet honnête contrat proposé, sachez que je ne manquerai pas de vous faire entendre raison en employant des procédés certes moins tendres mais plus persuasifs, croyez-moi. Que le Ciel vous soit d'un heureux secours dans cette épreuve de modestie.
129 - Le prix d'une piètre naissance
Monsieur Dutour,
Une chose m'ennuie : je n'ai pas encore vu chez vous l'ombre d'une particule. Je vous avoue très ouvertement que votre nom trop bref m'importune, m'offense, m'afflige.
En effet, "Jean Dutour" ça n'est pas, que je sache, un nom à rallonge...
Je vous pose donc LA question : mais où donc est votre "de", je veux parler bien entendu de votre sainte particule ? Permettez-moi Monsieur de railler ici sans vergogne votre nom, et encore de le bafouer, de le mépriser, de le honnir, parce qu'il est à présent évident que vous êtes parfaitement dépourvu de cette indispensable particule qui confère tant d'avantages aux élus... La particule répand moult grâces sur la tête de ceux qui ont l'heur d'en posséder une. Or vous n'avez pas de particule, Monsieur Dutour. Hélas pour vous, vous ne pouvez donc que me déplaire.
Dans ces circonstances je me vois obligé de cesser tout commerce avec vous, que cela vous agrée ou vous chagrine. Souffrez une bonne fois pour toutes Monsieur Dutour que je ne puisse concevoir de rapports honnêtes avec un sans particule de votre espèce. Cela n'est pas seulement une question de bienséance en ce qui me concerne, c'est-à-dire essentiellement une question de respect de ma personne, mais c'est aussi et surtout une affaire de goût.
En effet, un noble comme moi, autrement dit un sang si pur, un coeur si valeureux, une âme si belle, ne saurait se frotter à la roture* de quelque manière que ce soit, sans se compromettre aux yeux des gens du monde et de ses chers voisins, tous de haute extraction il va sans dire...
Aussi je vous en prie, ne dites à personne que j'ai croisé la plume avec un représentant de la plèbe, avec un sans particule. Avec vous en un mot. Je vous dis donc adieu Monsieur le sans particule, en espérant que vous saurez m'oublier assez vite, de crainte de voir salir ma réputation à cause de vos éventuelles indiscrétions.
*J'entends par roture tout ce qui ne possède point de particule.
130 - Macabre baiser
Vous m'avez tué.
Mon cadavre étendu sur les dalles froides de la cathédrale s'est vidé de sa chaleur. La lame assassine gît non loin de mon corps. Mes yeux ouverts et inexpressifs fixent les voûtes plongées dans la pénombre. Il s'agit bien de mon cadavre. Ce sont bien mes yeux qui sont ouverts sur le néant, c'est bien mon sang qui tache mon flanc, c'est bien ma plaie qui bée. Vous m'avez tué.
Vous avez plongé la lame profondément dans mon corps, et mon coeur déchiré s'est tu pour toujours. Jamais plus il ne battra. Vous m'avez tué. Je suis mort. Je n'existe plus.
Que vous reste-t-il, meurtrière que vous êtes ? Que vous reste-t-il à aimer à présent que je suis mort, à présent que vous avez tué le cher objet de votre amour ?
Je vous ai tendu l'arme dans un ultime geste de provocation et vous avez été jusqu'au bout de votre logique. La lame du poignard a servi votre cause désespérée et me voilà mort. Jamais plus je ne vous dirai des mots d'amour. Il ne vous reste plus rien que des souvenirs.
Alors, criminelle impie, vous commettez l'odieux blasphème, au nom de l'amour. Vous vous approchez de mon corps, de mon cadavre, de ma dépouille, de ce macchabée déjà froid qui me ressemble tellement... Mes lèvres bleuies par le masque glacial de la MORT sont rigides. Vous approchez votre visage de mon visage de pierre. Pas un souffle ne sort de ma bouche. Vous approchez encore...
Vos lèvres chaudes effleurent mes lèvres mortes.
Puis imperceptiblement elles se referment sur ma bouche à jamais close. Vous venez de m'embrasser. Vous venez de voler un baiser à un mort, ce mort qui de son vivant n'avait jamais voulu vous accorder ce baiser.
Et j'emporte la caresse de vos lèvres dans la tombe.
131 - Cygnes, crépuscule et avions
C'était en fin de journée. Je traînais mon ennui sur les bords de Marne, le pas nonchalant. Les feuilles mortes crissaient sous ma semelle, les barques amarrées se balançaient mollement au gré du clapotis, des cygnes faisaient des gestes gracieux sur l'onde...
Aux alentours de l'aéroport le ballet des avions à l'approche commençait à s'intensifier. Haut dans le ciel, d'autres aéronefs laissaient de longues traces blanches sur leur passage. Ceux-là ne faisaient que passer au-dessus de l'aéroport.
Avec l'arrivée du crépuscule s'estompaient les bruits ordinaires de la journée, et je pouvais entendre l'aile furtive de l'oiseau rasant l'onde, le croassement plaintif du corbeau au loin, le bourdonnement sourd des avions dans la nue.
Je stoppai le pas pour observer le vol de quelques oiseaux de belle envergure. Les yeux levés au ciel, j'admirais leurs allées et venues au-dessus de l'eau. En levant un peu plus les yeux, dans mon champ de vision apparut un des avions sur le point d'atterrir. D'un mouvement imperceptible de la pupille, mon regard passa de l'oiseau à la machine.
L'avion, que je distinguais assez bien d'en bas, changea de cap. D'un basculement ample il se mit sur le flanc, et dans cette manoeuvre son aile m'envoya un reflet de soleil dans l'oeil. Ce fut comme un minuscule éclair dans le ciel.
Pendant quelques instants je demeurai là, silencieux, attentif près des flots paisibles. Les cygnes s'étaient rapprochés de moi, à l'affût de quelque poignée de pain providentiel. Les corbeaux croassaient à l'horizon, tandis que les avions chuintaient en entrecroisant leurs fumées blanches au-dessus des nuages.
Les cygnes s'agitaient inutilement à mes pieds, quêtant vague quignon. Ne voyant venir aucune pitance de cette main humaine, ils se dispersèrent bientôt.
D'autres avions s'approchaient, prêts à atterrir à leur tour. Le ciel commençait à s'assombrir et j'avais un peu froid sur les bords de Marne.
Je m'en allai.
132 - Un ami à combattre
Monsieur,
Vous avez bien raison de m'admirer à ce point et les autres feraient d'ailleurs bien de prendre exemple sur vous. Je reconnais volontiers en vous un digne admirateur de mon authentique talent.
Votre appréciation m'a été droit au coeur. Je suis bien aise que ma prose vous agrée à ce point. Je suis flatté et honoré que votre plume ait daigné m'accorder quelque importance. Voilà déjà un heureux présage de notre entente.
Par ailleurs, votre émoi si sincèrement avoué me touche et m'honore. Et même si je suis depuis longtemps accoutumé à la chose, je ne me lasse point des éphémères éloges, et sais toujours rendre un juste hommage à ces âmes averties qui ne craignent pas de louer celui qui ose allumer certains feux.
Les circonstances m'obligent donc à vous répondre ici avec coeur. Ce qui est non seulement concevable, mais encore nécessaire si l'on veut éprouver l'ardeur naissante de ce premier mouvement.
Toutefois laissez-moi vous prévenir que j'aimerais faire d'un phénomène tel que vous mon pire ennemi. En effet, au regard de la qualité de celui qui ose vers moi ces dignes éloges, un duel se doit être envisagé. Et sous les meilleurs augures encore ! C'est inévitable. Vous êtes brillant, vous êtes beau, vous êtes à ma hauteur : engageons donc les hostilités sans plus tarder !
Je vais imaginer quelque futile prétexte afin de vous chercher querelle, beau Monsieur. Ne vous soustrayez surtout pas à mon fer vengeur, le duel entre vous et moi s'annonce piquant et risque donc d'être particulièrement savoureux. Un véritable feu d'artifice, inutile et beau.
A bientôt cher ami.
133 - Un hérétique avisé
Je viens de terminer une discussion longue de plus d'une heure avec deux Témoins de Jéhovah venus me rendre visite pour proposer leur sainte vérité. En résumé, il y eut ces deux Témoins de Jéhovah et une contre-balance nommée Raphaël Zacharie de Izarra. Pas facile dans ces conditions de répandre la prétendue bonne parole. Raphaël Zacharie de Izarra ne fait pas partie de cette moyenne moutonnière molle, insipide et facile. La vérité "jéhovahesque" n'est pas si évidente à faire entendre à ceux qui osent la discuter avec autant de coeur. Ce serait bien trop simple. Dieu merci, les Témoins de Jéhovah doivent aussi compter avec le facteur redoutable "RZDI".
Lui, Raphaël Zacharie de Izarra, il ne leur claque pas la porte au nez aux Témoins de Jéhovah : il les fait entrer pour leur servir plus d'une heure durant son épaisse soupe izarresque, bien consistante.
Et c'est à l'aune de ce facteur que l'on peut mesurer l'extrême difficulté de faire partie du "club" des Témoins de Jéhovah... Acte héroïque ou pure inconscience de la part de ses adeptes ? Je leur fais face comme un roc de granit. C'est là mon rôle. Il ne faudrait pas m'oublier, je fais aussi partie de cette réalité du monde, tout autant que les Témoins de Jéhovah. Peu importe que l'on pense que je suis hermétique à la vérité des Témoins de Jéhovah, que je suis hérétique ou que mes propos sont infâmes : je fais partie de ce monde. Ca aussi c'est une vérité. Peu importent mes raisons, le monde est monde.
Il y a la théorie, et il y a la pratique. Il y a les paroles, les pensées, et il y a les faits. Les Témoins de Jéhovah ignoreraient-ils semblable évidence ?
La vérité n'est pas l'apanage des plus convaincus, mais des plus forts. C'est-à-dire de ceux qui demeurent, ceux qui sont, ceux qui forment la structure de ce qui est.
Les Témoins de Jéhovah ne sont, selon moi, qu'un incident mineur parmi tant d'autres dans la grande marche de l'Humanité vers son destin.
134 - Une visiteuse
Un soir on a frappé à ma porte. J'ai ouvert en hésitant un peu car les douze coups de minuit venaient juste de sonner. Une étrangère au teint blafard et au sourire ravageur est entrée. Elle s'est invitée d'elle-même non sans une certaine désinvolture. A peine passée le seuil de ma porte, l'hôte indésirable m'a aussitôt tenu un discours sans ambages :
- Raphaël, je suis venue te chercher. Le glas a sonné pour toi. Viens donc contre moi que je t'enlace, t'embrasse, te serre dans mes bras d'airain, avant de me suivre jusqu'au fond des ténèbres.
- Madame, qui que vous soyez, souffrez qu'à une heure aussi indue je n'aie pas l'intention de suivre la première mendiante venue. Passez votre chemin, vile séductrice, et ne vous avisez plus de m'importuner. Adieu !
Mais elle a tant et si bien insisté qu'elle est restée. Et nous avons passé ensemble la nuit. Ricanante, laide et perfide, mais d'un charme venimeux, elle m'a tenu tête, tentant obstinément de m'attirer à elle.
- Raphaël, vois mes belles dents blanches. On m'appelle la Ricaneuse et ça n'est pas pour rien. Ne les trouves-tu pas à ton goût, mes belles dents blanches ? Mon sourire est irrésistible, inextinguible, éternel.
- Et mortel !
- Certes.
- Madame, s'il est vrai que l'on vous appelle habituellement la Ricaneuse, permettez que je vous nomme à mon tour la Crâneuse car il me semble que vous avez bien des atouts de ce côté-là.
- Raphaël, si tu ne veux pas de moi, moi je veux absolument de toi. Et il faudra bien que tu finisses par agréer à mes vues, aussi austères soient-elles. Je sais que je ne te plais pas. Mais toi tu me plais. Tu seras à moi cette nuit-même, et je t'emporterai dans mon royaume.
- Vous êtes bien laide Madame, mais il est vrai que votre laideur est belle à regarder. Eh bien soit ! Je consens donc à partager avec vous ma couche, puisque vous êtes si persuasive. Mais je vous préviens, demain dès l'aube je ne veux plus vous revoir. Vous repartirez sans faire d'histoire, ni sans rien me demander. Faites-m'en la promesse ici.
- Je puis te faire cette promesse maintenant Raphaël, car avant l'aube je sais que tu seras à moi pour toujours. La question ne se posera donc plus.
- C'est ce que nous verrons, amoureuse maudite !
- Tu seras à moi te dis-je. Le risque est nul pour moi en te faisant une si ridicule promesse, puisque je serai de façon certaine la gagnante et tu seras le perdant. Ignorerais-tu donc mon pouvoir ? Ceux qui s'étendent en ma compagnie ne se relèvent en général jamais. Cette nuit tu t'endormiras dans mes bras sans même t'en rendre compte. Ton dernier sommeil sera doux : ma caresse fatale sur ton coeur sera insidieuse, imperceptible. N'oublie pas que j'agis toujours à la manière d'un voleur. Sans jamais avertir, sans un bruit, sans un mot. A pas de velours.
- Et moi je vous dis que vous ne m'emporterez pas cependant.
- Tais-toi donc pauvre prétentieux, et fais-moi une place dans ton lit.
Nous avons donc froissé les draps ensemble, la Camarde et moi. Mon amante était décharnée de la tête aux pieds et sa chair était sèche et froide. Ses doigts osseux étaient un supplice sur mon corps. Son haleine sentait le caveau et ses gémissements de plaisirs étaient rauques comme les soupirs d'un moribond. Mais je suis resté jusqu'au bout avec l'odieuse maîtresse. Son étreinte était dure et glacée comme le marbre, ses caresses étaient âpres et aiguës comme les cailloux, ses baisers étaient lugubres et morbides comme un chant sépulcral.
Les ébats nuptiaux furent affreux.
Mais je lui avais donné tant et tant de plaisir, à cette catin du diable, qu'elle en avait redemandé toute la nuit durant. Encore et encore. Et bien que l'aube arrivât déjà, ivre de voluptés et avide de nouveaux plaisirs, la sinistre amante m'enlaçait encore, oubliant la raison primordiale de sa visite.
Ma ruse avait réussi.
- Le soleil s'est levé, partez maintenant, puisque vous me l'avez si bien promis. Et que je ne vous revoie plus avant longtemps !
Et la Mort dut tenir sa promesse.
135 - Je dis à ma jeune nièce ce que je pense d'elle
Ma nièce,
Vous êtes décidément bien niaise, Mademoiselle la pimbêche. Souffrez que je n'aie que faire de vos puérils émois de gamine, et que vos manifestations d'allégresse en direction de je-ne-sais quel dérisoire objet d'infantile attention m'incommodent plus sûrement que n'importe quel autre désagrément domestique. Vous avez la piètre, risible et infâme éloquence de ceux qui ne savent point parler ni écrire, ni même chanter. J'ose railler votre jeune âge, votre inexpérience, votre ignorance !
Je me gausse de vous, de vos vues, de vos rires et de vos larmes, Mademoiselle la jeunette ! Sachez que vous n'êtes rien, tandis que je suis tout. Les enfants ne valent rien, strictement rien du tout à mes yeux. Ce sont juste des espèces de meubles encombrants et bruyants que l'on pousse sans le moindre égard lorsqu'ils gênent le passage. Les adultes ont besoin d'espace, de liberté, d'air. Et les enfants ne cessent (les monstres !) d'étouffer les adultes. Un enfant, ça ne devrait pas avoir le droit de rire. Les rires des enfants sont des offenses aux personnes adultes qui ne rient jamais et se préoccupent toujours d'argent.
Votre parent.
136 - Votre plume et mon aile
Conseils à une jeune novice de la plume.
Puisque vous souhaitez si impérieusement enfanter de votre plume, osez l'aventure des mots. Les muses daigneront dispenser leurs secrets à un coeur si avisé. Ces prêtresses de la lyre élisent dans un premier temps ceux qui savent se montrer dignes de leurs avances. Et je vous sais amoureuse de leurs chants inaccessibles. Vous faites donc partie du Parnasse des postulants. Faites chanter votre plume et séduisez les dieux, ils vous le rendront bien.
Avec adresse, patience et rigueur maniez toujours dans le bon sens la langue, creusez avec sagesse le verbe, cherchez avec justesse la délicatesse ou la brutalité de votre verve, affirmez votre style, puis modérez-le : tout est dans la mesure, le bon goût, la discrétion. Tout en évitant de tomber dans la banalité. On peut briller sans être vain, de même qu'on peut être bon sans être stérilement agité. Sondez les ténèbres de votre encre et révélez son éclat : le miracle de l'Art est là.
Soyez différente surtout. Exigez de vous une originalité sûre, sans jamais vous départir d'un classicisme de bon aloi. À mon exemple, bafouez toutes les lois de la standardisation : son fruit suprême et unique à la saveur de l'ennui. Raillez les vanités infructueuses des sages modèles policés du monde, et opposez-leur une face rebelle, un regard supérieur ! Jouez de la différence avec virtuosité, avec éclat, avec insolence ! Offensez l'ordinaire, agitez l'inerte, secouez le monde et ses sédentaires occupants ! Il faut aux coeurs élevés bannir le commun au profit du superbe. Le monde est si plat autour de nous, donnez-lui du relief ! Fuyez la grisaille des communs archétypes et accompagnez-moi dans les nuances vives de la vie débarrassée de ses chaînes insanes.
Mon âme est brûlante, mon coeur est héroïque. J'ai la mesure d'un roi, d'un prince, d'un chevalier. La vie déborde en moi. Parce que je maîtrise le rêve. Je suis né avec une lyre dans le coeur, et je suis condamné à chanter l'amour toute ma vie. Voilà pourquoi nous nous retrouvons aujourd'hui vous et moi, unis dans l'amour de l'écrit.
Ne craignez pas la bataille, ni le ridicule : si votre art est discipliné, votre technique domptée, votre peine dépassée, votre angoisse vaincue, vous pourrez fanfaronner en toute impunité avec vos lauriers pourvu que nul ne sache vous rattraper sur votre propre terrain. Personne n'osera vous usurper une si éclatante couronne si elle est bien méritée. Vous règnerez sur un royaume de lettres : les mots vous appartiendront.
Ils seront vos sujets.
137 - Ma liberté, ma particule et les autres
Lettre à un détracteur.
Souffrez donc, inconsistant adversaire, que l'humilité soit l'orgueil des âmes faibles, des coeurs mous, des petits esprits, des sans noblesse. Je ne suis guère modeste, n’ayant pas les moyens de l’être : j’ai encore trop d’envergure pour servir une si piètre cause. Pendant que les modestes pataugent dans leur modestie, laissons parler les beaux sangs.
Jugez par vous-même : mon nom (qui n'est pas un pseudonyme) est déjà tout un roman en lui-même. Je suis un roi, un prince, un chevalier. Pas un épicier.
Ma verve hargneuse est ma coutumière signature. Ici mon verdict fait autorité, que cela vous plaise ou non. Je puis par exemple m'autoproclamer roi de la Lune si je veux : nul ne peut me contester semblable titre tant que rien ne s'y oppose raisonnablement. Voudriez-vous donc, au nom de cette modestie dont on fait si grand cas ailleurs, disons dans le peuple, que je m'agenouille devant la roture comme un misérable que je ne suis pas ? Et pour prouver quoi je vous prie ? Que je suis issu de la vile société de ceux que je méprise tant ?
Je ne vous apprends rien en vous disant que j'appartiens à la belle espèce des "de". Je suis noble, je suis grand, je suis beau, je suis riche, je suis fort, je suis fier. Fier et fier. Et encore fier. Mon humilité, je ne la place certes pas dans ce qui vous agrée : grâce à Dieu je demeure libre de mépriser qui je veux, et pour la raison qui me chante encore. Contrairement à la plupart de mes semblables...
Je suis libre de glorifier le banquier, le notaire, le curé, et de railler ces jeunes idéalistes sans le sou assoiffés de vent, de poésie et d'autres richesses impalpables, sans valeur à mes yeux. Je suis libre de préférer l'argent, le confort, la sécurité de ma personne, la préservation de mes biens matériels à cette pseudo ivresse de l'âme que procurerait la poésie des amateurs... Laissez-moi plutôt m'enivrer de mes propres oeuvres.
Je me suffis amplement à moi-même et n'ai nul besoin que l'on me dise à quelle coupe boire. Je sais bien que l'authentique nectar de ce monde n'est pas logé ailleurs que dans mon nombril. N'est-ce pas ce que pensent au plus profond de leur coeur les petits poètes au vers ennuyeux ? J'aime mon nom, j'aime mon image, j'aime ce que je suis. Définitivement, fatalement, suprêmement.
Cette admirable franchise dont je fais preuve ici fait toute la différence entre mes détracteurs et moi, entre moi et vous.
138 - Ôtons la joie aux enfants
Mademoiselle,
Vous irez prier dans le plus austère silence, lors que vous sortirez enfin de l'âge puéril dans lequel vous vous tenez encore à l'heure même où vous lisez cette missive. Las ! J'aimerais vous voir ôter tous vos vains ornements de l'enfance, pour revêtir à la place les saints artifices de la piété. J'aimerais mieux vous voir troquer votre hochet habituel d'innocente créature -poupée de chiffon ou bien balle de son- contre le sceptre grave et précieux de la dévotion -crucifix ou bien chapelet- qui sied si bien aux âmes matures...
Ho ! Je vous en conjure Mademoiselle, chassez de votre âme infirme d'infante les démons de l'insouciance ! Venez donc avec moi vous humilier le front contre les dalles rudes des cloîtres désertés ! Venez ensevelir votre blanche jeunesse dans le digne caveau où périssent bien vite les joies impures et les rires futiles de l'existence humaine. Entrez, à la suite des âmes vertueuses et des coeurs éteints aux passions terrestres, dans ce couvent que je vous désigne aujourd'hui, dans l'espoir que, peut-être, vous tomberez subitement et miraculeusement sous ses charmes dépouillés avant que d'avoir atteint l'âge des menstruations.
Répondez-moi promptement, candide mais vaine enfant.
139 - Le vieil époux de ma nièce et ma jeunesse d'esprit
Ma nièce,
Votre insolence mérite la sévérité la plus extrême. Non seulement vous vous moquez ouvertement des préceptes de la piété, mais en plus vous semblez honnir celui que nous vous avons désigné pour époux, j'ai nommé Monsieur de la Roche-Maillard, noble et riche vieillard de la meilleure lignée qui soit.
Est-ce donc simplement sa bosse qui met tant de répugnance dans votre coeur si puéril ? Allons, si ce n'est que ça ! Ca vous passera avec le temps, Mademoiselle. Vous vous accoutumerez bien vite à son beau panache. Il faut reconnaître que Monsieur de la Roche-Maillard porte beau, avec sa bosse.
Cela lui ajoute encore un air de noblesse désuet, qui ne manque pas de charme ma foi. Finalement votre futur époux me semble bel homme. Il est vieux, il est sale, il est laid, il est bossu, bancal, myope et chauve, il est vrai. Cependant je lui trouve quelque circonstance atténuante : il est riche.
Très riche.
Quant à votre humour sur la réalité de mon âge, vous serez justement punie. Avec rigueur, sans indulgence ni moindre pitié pour votre jeune âge. Sachez que je suis un enfant Mademoiselle, et cela en dépit de mes 34 ans que vous semblez railler de manière inconséquente. Je suis jeune d'esprit, de coeur, d'expérience, de sensibilité. Mes manières sont celles d'un enfant : je sais encore m'émerveiller sur la beauté des calvaires, la beauté des larmes, la beauté des tombeaux, et la laideur des femmes. Dans ma tête je dépasse à peine le cap des 12 ans. Dans mon coeur je suis demeuré au stade des gens de votre espèce, Mademoiselle. Par ma sensibilité j'atteins la profondeur et le mystère obscur des nuits les plus denses.
Je suis demeuré jeune d'esprit, et je m'en vais vous le prouver ici même. D'abord vous serez punie pour votre insolence à l'égard de ma digne personne. Votre humour, en effet, n'a point trouvé grâce à mes yeux. Je ne ris pas de vos piètres amusements de gamine ébaudie. Je suis sévère, rigoureux, dur et intransigeant avec les âmes insouciantes de votre genre. Je n'aime pas les enfants, surtout lorsqu'ils sont pleins de joie, de vie, d'insouciance et de légèreté : cela perturbe l'austérité des grandes personnes. Les enfants n'ont nulle importance à mes yeux. Seuls les adultes méritent toutes les attentions du monde. Surtout lorsque à juste titre ils se croient importants, et qu'ils sont riches. L'argent seul donne du prix aux êtres.
J'aime les riches moralisateurs, toujours tristes, toujours vêtus de noirs -couleur de la dignité-, qui ne rient jamais, qui condamnent les joies de l'existence, qui sont pieux avec ostentation, et qui méditent avec pessimisme sur le monde, drapés de noir, d'ombre, et de mort. Je les aime sinistres et lugubres, ces fantômes-là, ces aimables corbeaux, ces plaisants croque morts. Vous voyez bien Mademoiselle que je suis demeuré jeune d'esprit.
140 - Le plus vil des métiers
Regardez-les avec leurs blouses blanches maculées du sang de leurs victimes, regardez-les ces bourreaux modernes, ces dépeceurs de cadavres qui se targuent de caler agréablement vos estomacs avec les fraîches dépouilles de leurs proies scientifiquement engraissées puis criminellement découpées, consciencieusement mises en parcelles, professionnellement mises en étalage avec goût, art, raffinement. Regardez-les comme ils sont vils avec leurs gros bras de tueurs, leurs muscles de forças, leurs épaisses moustaches d'ogres, leurs pognes d'assommeurs, leurs horribles instruments de charognards ! Ils sont d'autant plus vils qu'ils s'ignorent tels qu'ils sont en vérité. Je veux parler des bouchers-charcutiers : artisans hautement méprisables, quoique rarement dénigrés par la société complice.
Laissez-moi rétablir la vérité ici, au nom de la civilisation trop vite oubliée, au nom de vos viscères indolents qui digèrent avec bonne conscience le fruit des oeuvres les plus ignobles de l'humanité. La boucherie est, entre toutes les professions, la plus méprisable qui soit. Contrairement aux idées imbécilement toutes faites, il y a dans ce monde non seulement des sots métiers, mais encore des corporations infamantes, barbares, criminelles. La boucherie fait indéniablement partie de ces corps de métiers indignes des sensibilités civilisées, des esprits éclairés, des consciences évoluées.
Allez donc visiter les abattoirs, vous les carnassiers primaires au palais si délicat, vous les connaisseurs qui, à travers vos achats honnêtes chez le boucher, faites honneur à la gastronomie française, vous qui vous enorgueillissez de contribuer à développer le petit commerce de proximité et à valoriser l'artisanat de qualité de nos chers petits quartiers si conviviaux...
Allez vous rendre compte sur place de ce que l'homme peut concevoir en ignominie, au nom des plus primaires instincts dictés par son ventre. Dans les abattoirs la mise à mort industrielle et le viol sordide des dépouilles animales sont des activités comme les autres, naturelles, saines, propres, très ancrées dans les moeurs, honorables aux yeux de tous. Et d'ailleurs ces activités bouchères génèrent beaucoup d'emplois, ce qui est le meilleur argument qui soit au monde, puisque très à la mode dans notre société obsédée par l'emploi. Dans les abattoirs on s'occupe de fournir à l'humanité la moins évoluée (la plus grande partie de l'humanité donc) de quoi satisfaire ses habitudes millénaires, et par la même occasion ses pires illusions nutritionnelles.
Et tout ça sans le moindre respect pour l'animal, évidemment. Mais on ne s'attarde pas à ce genre de délicatesses dans le milieu des « viandars ». L'industrie ne connaît pas d'états d'âmes : la réalité économique avant tout. Il faut dire que la dignité est un luxe lorsque des emplois sont en jeux...
Les animaux ne sont que plus des choses dès qu'ils passent le seuil de l'une de ces « usines à viande » avec leurs hordes de primitifs hilares avides de sculpter la chair morte jetée en pâture à leurs sauvages assauts. Votre boucher est aimable avec son rire bonhomme et son sens commercial, c'est bien connu. Détrompez-vous cependant sur l'état des choses telles que vous les voyez : derrière ces civilités de bon aloi règne la plus parfaite sauvagerie. Le métier de la boucherie est pourtant très formateur pour la jeunesse et on ne s'arrête pas à des considérations aussi puériles face à l'enjeu économique que représente la profession vous diront les anciens... Je veux parler de ces pauvres brutes dégénérées ignares qui en général meurent de la cirrhose du foie ou du cancer des poumons ou plus souvent, juste retour des choses, de maladies du coeur. Charcuterie oblige.
141 - Le testament d'un amant moribond
Le tourbillon des jours qui passent s'achève. Je vais mourir. J'emporte avec moi des pierres millénaires et la pluie du ciel, le reste de mes rêves et encore la musique du vent jouant dans vos cheveux : tout l'héritage de mon passage sur Terre, le seul or qui vaille d'être emporté.
Avec vous j'ai porté le regard jusqu'aux étoiles, et j'ai frémi en approchant l'infini : à deux pas de vos salons. J'ai atteint quelque mémorable sommet, et je me suis ému au bord du vide : celui de vos conversations. Je vous ai aimée et j'en ai éprouvé quelque vertige : emporté par l'ennui.
Maintenant je vais mourir.
J'ai construit avec vous un édifice dédié autant à l'éternité qu'aux tasses de thé, l'oeuvre indestructible qui survivra à tout sur cette Terre et qui perdurera plus loin que mes os jaunis. L'Amour ma bien-aimée, l'Amour est bien la cause de tous nos soucis, de tous nos transports. J'aurais connu les vicissitudes qu'il draine ordinairement avec lui. A vos côtés j'ai appris la souffrance mondaine, les us de vos amies lettrées, les chapeaux à plumes. Et le pardon véritable.
Je vais partir. Ne pleurez pas, parce qu'au long de toutes ces années qui vous restent à vivre sans moi, mon banquier vous tiendra compagnie. Prenez soin de vous, puisque c'est vous la vivante et moi le moribond. En attendant de venir me rejoindre.
Lorsque votre tasse de thé sera définitivement refroidie.
142 - Tous égaux
Je ne suis pas différent de vous. Je mange, bois, dors comme tout un chacun. Certes je n'ingurgite pas l'eau du robinet comme le font communément les indigents. Le seul breuvage qui agrée à mon palais est le champagne de grande cuvée. J'ai besoin autant que vous de m'hydrater. Je ne m’alimente pas dans vos cantines ouvrières c'est vrai. Seulement chez mes traiteurs attitrés. Cela n’empêche pas que j'ai autant besoin que vous de quotidienne nourriture. Je ne dors pas dans vos bouges, le sort ayant fait que je loge dans un hôtel particulier. Mais si je dors sous des lambris de marbre et des lustres dorées, c'est d'un sommeil aussi paisible, aussi moelleux que le vôtre.
Les différences de prix entre nos draps, de saveurs entre nos plats, de qualité entre nos verres sont superficielles. La forme seule nous sépare, mais le fond nous unit indubitablement. Fondamentalement nous nous ressemblons.
Ha ! Vous parlerai-je de mes soucis boulevardiers ! Vous pensez sans doute que je coule des jours faciles entre les soirées chez la Marquise et les sorties au théâtre... Détrompez-vous, les problèmes me minent : la domesticité de nos jours laissant à désirer, que de peines avant de trouver la perle rare ! Entre celle qui se fait engrosser par mégarde et celle que l’on est obligé de renvoyer dès le premier mois (sans gages, heureusement), quels ennuis !
Mais je sais rester simple. Comme vous, mes préoccupations quotidiennes sont très terre à terre : la façon de positionner mon chapeau, l’heure des réceptions chez la Marquise, comment éviter les fautes de goût dans mon apparence vestimentaire... Ennuis qui peuvent m'ôter le sommeil. Mes soucis mondains sont aussi pénibles que vos soucis d'argent. Certes les tracas diffèrent, mais le coeur humain lui ne change pas. Le mien est aussi tourmenté à cause de la position de mon chapeau sur ma tête que le vôtre l’est à cause de vos fins de mois difficiles.
143 - Un bouffon bien rigide
A mes funérailles je serai le héros, une dernière fois. On me pleurera, on me chantera, on m'encensera avant de m'ensevelir. Bien coiffé, bien mis, bien droit, cravaté, impassible, je serai en représentation devant les vivants. Sage. Muet. Pas contrariant. Presque beau. Un cadavre ordinaire en somme.
Mes amis, s'il m'en reste encore assez pour meubler l'air, me regarderont avec curiosité. Comme si à leurs yeux j'eusse dû être immortel. Trop accoutumés à me voir vivant pour me croire déjà mort. Ils tiendront tous à m'offrir les services funéraires les plus beaux, les plus onéreux. Ils financeront les obsèques pour faire bonne figure devant le mort, la réputation du cadavre rejaillissant automatiquement sur eux. Merci mes amis, je n'en demandais pas tant.
Mes ennemis, eux, n'en reviendront pas non plus. Et, trop émus de me voir ainsi étendu, ces imbéciles deviendront d'un seul coup mes amis. Ils me trouveront finalement plein de qualités.
Mes femmes, mes amantes, toutes ces légitimes, ces pas légitimes, les belles, les moins belles, les inconsolables, les consolées, les dépitées, les ravies, elles seront toutes là. Certaines me maudiront encore. D'autres, avec ostentation, me chériront davantage que de mon vivant. Une ou deux brûleront d'envie de me cracher dessus en ricanant : mes favorites peut-être. Même pas le respect des morts... En voyant mes traits tirés par le voile opaque de la mort, toutes, unanimement, me trouveront une meilleure mine qu'à l'accoutumée. Et ce harem de pleureuses et de ricaneuses me mènera jusqu'au lieu du Grand Bal. Et j'emporterai avec moi les dernières larmes, les derniers crachats récoltés sur cette Terre peuplée de jalouses et de perfides.
Amis, ennemis, femmes, hommes, chiens, tous à mes funérailles m'accompagneront et me rendront un dernier hommage ou me feront un dernier outrage.
Mais moi je serai déjà trop loin pour les entendre. Je serai enfin arrivé à destination. Dans un port de lumière.
Et là je pleurerai.
144 - Réponse faite à un fat
Si vous estimez que mes textes ne sont pas à la hauteur de votre prétentieuse personne "à la sensibilité si aiguisée, si particulière", je ne vous oblige nullement à émettre vos commentaires stériles...
Taisez-vous donc quand un prince s'exprime, et laissez-le parler quand il a quelque chose à dire ! Admirez-moi, louez-moi, faites mon éloge plutôt que de me railler de la sorte, cela sera assurément plus constructif. Vous n'êtes qu'un faquin, tandis que je pourrais être votre maître. Vous n'avez pas le droit de vous exprimer en ces lieux si c'est pour conspuer ma si belle et si chère personne. Je suis le seul, me semble-t-il, a avoir le droit de porter une couronne ici. Il n'y a qu'un paon dans cette estimable cour, qu'un coq, qu'un Pégase. Et cet hôte joli, c'est moi.
Il n'y a qu'un beau plumage véritablement, et c'est le mien. C'est mon plumage. Rien que le mien. Souverainement, fatalement, définitivement.
Je n'ai de cesse d'admirer mon très évocateur et très beau nom.
145 - La dentelle et l'épée
Madame,
Comme vous avez tort de conspuer ce beau spécimen que je suis !
Vous ai-je donc autant convaincue que j'étais vexant vis-à-vis de la belle gent ? Bien au contraire, je rends hommage à celles qui par leur charme, leur beauté ou même leur touchante laideur savent si bien faire de moi cet amant fou qui vous déplaît tant aujourd'hui. Prendrait-on mes éloges pour des offenses ?
Ce sont toujours les idéalistes de l'amour qui s'en prennent à ma quiétude et font de moi un Casanova de la plume. Ma séduction ne tient guère que dans ma plume d'ailleurs. Mais abandonnerai-je donc ici mon habituel panache pour oser avec vous l'aventure de l'amour sans arme ? Je doute que l'expérience vous plaise davantage. Vous faites partie, j'en suis persuadé, de ces amantes qui dans le jeu fiévreux de la séduction réclament plutôt maints détours de plume, jolis coups d'épée, inextricables intrigues épistolaires et tortueux discours donjuanesques.
Le romanesque vous plaît, c'est évident. Les émois livresques ne font qu'augmenter la soif inextinguible de votre coeur de femme, et le fiel de l'amour, pourvu qu'il soit enrobé de dentelles soyeuse et de plume virile, ne vous est pas chose si désagréable.
146 - Procès de la laideur
Les femmes laides ne valent rien. Ce sont de ridicules amantes, de désagréables compagnes, de risibles faire-valoir. Les femmes laides ont cet inconvénient majeur par rapport aux belles femmes, c'est précisément qu'elles sont laides.
D'où la supériorité de la beauté sur la laideur chez la femme.
Si les femmes laides sont délaissées, c'est qu'elles le méritent pour la bonne raison que leur laideur est un naturel repoussoir. Ce qui fait la valeur de la beauté, c'est qu'elle répond à des lois injustes qui échappent à notre volonté égalitaire, à notre souci de nivellement, à la standardisation de notre société. Cela fonctionne exactement comme la grâce : elle peut tomber du ciel sur n'importe quelle tête. La beauté d'une femme ne dépend nullement de son bon vouloir mais des coups de dés du Ciel. Ou si on préfère, de la Nature. Et c'est très bien ainsi. Que les ennemis de l'injustice naturelle fassent donc le procès de la Nature et qu'ils rendent d'un coup de baguette magique la justice selon les références humaines... Toutes les femmes seraient belles, hélas ! Et la beauté perdrait du même coup tout ce qui fait son charme.
Ce serait la dictature de la monotonie.
Vivent les femmes laides et tant pis pour elles ! Grâce à leur laideur l'on mesure la valeur inestimable de la beauté.
P.S.
Que les femmes laides se rassurent, j'ai par ailleurs maintes fois fait l'éloge de leur laideur.
147 - Le passage du plombier : une affaire de muses
J'aime la poésie et ses charmants mystères. La poésie, la vraie : tout ce qui n'est pas livresque, sophistiqué, littéraire. La poésie, l'authentique : tout ce qui est grossier, banal, prosaïque.
La poésie digne de ce nom n'est pas logée dans les étoiles ni dans le coeur des amants, mais tout simplement dans la fange du caniveau ou dans l'estafette du plombier, entre clé de 12 et tuyauteries. Les imbéciles l'imaginent siégeant dans les nues.
Chanter l'amour, béer à la Lune, quoi de plus ennuyeux ? Que de coeurs vulgaires sensibles à ces niaiseries ! Mais rêver au bord d'une rigole fangeuse, méditer à propos du passage du plombier... Quelle affaire ! Les âmes esthètes sont seules capables d'accéder à cette émotion.
La poésie est un oiseau rare qui ne se laisse pas mettre en cage.
Je fais partie de cette belle espèce capable de verser une larme au passage du plombier ou devant les écoulements nauséeux du trottoir.
148 - Homère, cet indigeste compilateur de vers
Homère est l'auteur d'une oeuvre auguste, fondatrice, universelle. Il a jeté les bases de notre culture, il incarne les racines de notre littérature. Cependant, prises dans leur ensemble, les oeuvres de Homère sont ennuyeuses à mourir.
Homère est donc un mauvais auteur. Célèbre depuis deux mille ans et reconnu certes, mais fondamentalement mauvais. Qui a lu jusqu'au bout, dans ses moindres détails et avec fébrilité l'Iliade, l'Odyssée ?
149 - Lettre envoyée aux proxénètes de la culture
Monsieur le Ministre,
La pollution touristique à Montmartre a atteint des proportions insupportables. L'Etat cupide et démagogique que vous avez l'honneur de servir est en train de prostituer la France aux touristes vulgaires, laids, dégénérés et majoritairement incultes.
Ces idiots de touristes bariolés et armés de caméscopes, ces mangeurs de glaces industrielles vêtus de shorts, enfin ces pauvres hères issus de la civilisation "sac banane" sont en train de dénaturer définitivement Montmartre, et cela avec l'assentiment des proxénètes de la culture de votre espèce.
Aujourd'hui il semble que le Ministère de la Culture n'est plus l'organe essentiel de la promotion de nos culture et art de vivre, mais plutôt le centre de gestion infâme d'un bordel culturel pour touristes. Avec l'invasion massive de ces clients de la France une nouvelle pornographie est née.
J'ose dénoncer ici les maquereaux oeuvrant dans votre ministère. Ils vendent sans scrupule la digne et belle France à une humanité déchue et ventripotente en mal d'authenticité frelatée : aux heures de pointes touristiques Montmartre est devenu le lieu le plus laid de la capitale.
Là, on vend aux troupeaux humains venus d'ailleurs (et au prix fort encore) de la France en plastique, de véritables colifichets « made in China », de l'authentique cuisine « qualité touristique ». Montmartre est la grande prostituée de Paris. Souillé, piétiné, envahi par des hordes d'imbéciles moyens, Montmartre n'est plus qu'un vulgaire supermarché d'une France de pacotille et de rapins. Là-haut sur la Butte la France a été mise sur le trottoir, à la merci de clients dénués de goût mais pleins de devises.
Et les collaborateurs de ce tourisme bas de gamme siégeant au Ministère de la Culture se félicitent de cette invasion : la France se vend, la Putain tricolore s'enrichit. Soyez loués vous les proxénètes du Ministère de la Culture. Grâce à vous « Montmartre la putain » assure des emplois. Elle rapporte un maximum d'argent à ses maquereaux. Montmartre fait du chiffre.
Et c'est la raison pour laquelle je vous écris cette lettre.
150 - Monsieur travaille !
Comment, vous vous abaissez à travailler, vous mon plus cher ami ? Eh bien ! Vous perdez d'un coup toute l'estime que j'avais pour vous Monsieur...
Ainsi vous vous adonnez à ces espèces d'occupations viles et méprisables qui consistent à besogner de ses mains comme un vulgaire manuel ? Vous n'avez donc pas, comme tout homme de bien qui se respecte, de valets, de bonniches pour faire à votre place les besognes et corvées manuelles ?
A partir de maintenant vous n'êtes plus mon ami Monsieur. Je ne vous connais plus. Vous me faites trop honte. Songez-vous donc à ma chère réputation ? Me faire l'ami d'un manuel... Quelle ignominie !
Je regrette infiniment de vous avoir eu pour ami pendant un temps Monsieur. Si j'avais su que vous vous adonniez au labeur et que vous n'aviez pas de domesticité à votre service il est bien évident que jamais je n'aurais contracté cette regrettable amitié avec vous... Déjà que vous étiez dépourvu de particule... J'ai daigné vous avoir pour ami du bout des doigts, avec un certain mépris de circonstance parce que vous n'aviez point de particule. Mais à présent que je sais que vous travaillez, tout est fini entre nous Monsieur.
Définitivement, irrémédiablement, fatalement.
Vous avez mon plus profond mépris, Monsieur le laborieux. Je vous crache au visage Monsieur le manuel. Je vous ignore, Monsieur le gueux.
Adieu, Monsieur.
151 - Deuil
Aujourd'hui est un grand jour. Raphaël est mort. Il est là, étendu dans son linceul morbide composé de draps douteux, les yeux clos, les traits pacifiés, les mains crispées, les cheveux sales. C'est un cadavre un peu bizarre. Il est mort après bien des souffrances. Il s'est débattu jusqu'au dernier souffle contre tous ses démons réels et imaginaires. Et il pue déjà, ce cadavre contorsionné !
On va inhumer cette dérangeante dépouille. Mais avant on va la contempler. Se repaître du spectacle morbide, pathétique de ses contorsions figées dans la glace de la Mort. C'est toujours fascinant à voir un macchabée : ça nous renvoie en pleine figure l'image de notre état de futur macchabée.
Sa peau a pris le teint blafard caractéristique de la mort. Il faut se rendre à l'évidence, il est bel et bien mort le bouffon. La Mort a fini par lui clouer le bec. Définitivement.
Regardez-le comme il fait piètre figure à présent qu'il est passé de l'autre côté... Finies les fanfaronnades, finies les hâbleries, les grosses farces, les bravades, les joyeuses railleries... Il est mort le bouffon. Bel et bien mort. Maintenant c'est lui qu'on plaint. Il fait pitié à voir en cadavre échevelé, déguenillé, tordu comme un pantin brisé. Pas très joli à regarder. Il n'aura pas eu le dernier mot cette fois : il avait la Camarde pour détractrice.
Maintenant on va le mettre en terre. La cérémonie est vite expédiée. Ca y est, sa dépouille est dans les entrailles de la terre.
On va pouvoir continuer à se lancer en paix des fleurs et des roses guimauves à la figure. Parler entre nous de tout et de rien, de la météo ou de Tartempion... Mais plus de ce diable d'Izarra !
Sans lui on va peut-être s'ennuyer. Quand même, il risque de nous manquer le bougre... Allez, adieu Raphaël. On t'aimait bien tu sais... Tu es parti rejoindre tes chères étoiles, alors bon voyage dans ton éternité.
Adieu et bon débarras !
152 - La grâce vaut mieux que le mérite
En dépit des faits intégrés, admis et universellement applaudis de la Révolution et du caractère de plus en plus impopulaire et irréaliste de mes points de vue sur les choses et les hommes de ce monde, ma sensibilité de chevalier me pousse à demeurer attaché à l'appropriation par l'élite aristocratique de la culture, de l'Art, des connaissances, de la science.
Je suis pour le non-partage des richesses immatérielles avec la masse. Transporter des cours universitaires jusque dans les bidonvilles pour instruire des illettrés est un non-sens, une mesure faussement humaniste. L'on voudrait donner accès aux études à n'importe qui, à des gueux, à des roturiers ? Le rôle de ces exclus de la culture est de faire valoir la générosité des chevaliers de mon espèce caracolant sur leurs beaux chevaux blancs.
Les prolétaires sont faits pour être pris en pitié par les âmes nobles qui leur font de temps à autre l'aumône avec condescendance. Là est le véritable humaniste. Je suis opposé à l'iniquité de la "méritocratie".
Seul "l'état de grâce" a du prix à mes yeux.
Le mérite a ses limites. Celui qui par son travail, son courage et ses vertus accède à certaines richesses, à quelque palme se hisse injustement au-dessus des autres prétendants au bonheur, au confort, à la justice. Et de quel droit celui qui est né plus talentueux, plus courageux, plus vertueux que les autres s'accaparerait-il les richesses de ce monde ? Les bandits, les idiots, les paresseux ont aussi un droit de jouissance inné sur les biens de cette Terre. Ne sont-ce point des êtres humains comme les autres ? A ce titre ce droit leur est acquis.
La grâce élit des têtes sans distinction de classe ou de mérite. C'est un principe divin, gratuit, poétique et par conséquent infiniment juste et beau.
C'est précisément l'esprit des chevaliers.
153 - Les poètes du vent
De nos jours l'art poétique s'est démocratisé en bassesse et incompétence. Et, se répandant dans toutes les sphères du possible (de la plus inepte à la plus insane, de la plus populaire à la moins honnête, de la plus minuscule à la plus infâme), la poésie est devenue prétentieuse, soporifique, creuse.
Et pour lui donner plus de poids, un cachet, bref pour faire impression sur les imbéciles, on la fait comiquement hermétique. Là où je ris, d'autres s'extasient. Ou feignent de s'extasier. A moins qu'ils ne croient vraiment à la valeur de ce qu'ils lisent, dupés par l'imposture du verbe mis en vers sous les plus ridicules prétextes.
Ici on chante le ciel bleu et les oiseaux, mais on les chante dans un langage parfaitement abscons. Là on peint l'imaginaire "émoi cosmique" issu de la cervelle la plus ordinaire qui soit, et c'est grotesque, pitoyable.
Ainsi l'art poétique a été si dévalué qu'un simple, inoffensif ciel bleu devient chez le poète une affaire d'état ou un enjeu phraséologique aux conséquences infinies... Ou bien la plus insignifiante des humeurs tourne, sous la plume d'immatures auteurs, au raz-de-marée verbeux.
Nul ne sait plus discerner l'art véritable des simples gammes que fait sur son piano l'élève qui a encore tout à apprendre de la musique. Un quidam improvise selon son intuition maladroite sur le clavier : il en sort du bruit et les ânes applaudissent... Ils n'entendent eux-mêmes rien à la musique mais ils applaudissent quand même, trop heureux de pouvoir ajouter du bruit au bruit, histoire de s'exprimer eux aussi, à leur manière, dans cette cacophonie générale.
Chacun s'exprime avec ce qu'il possède : pour certains ce sera avec le vide, pour d'autres ce sera en tapant des mains. Remarquons que les premiers offrent un écho aux seconds, sachant que le vide fera toujours résonner le moindre son.
Surtout lorsqu'il émane de cloches.
154 - Un directeur d'institution bien naïf
Madame,
J'ai pris connaissance avec un grand mécontentement de votre lettre. Ainsi vous prétendez que les jeunes filles de cette digne institution religieuse que j'ai l'honneur de diriger s'adonnent à la luxure la plus éhontée ? Vos affirmations choquent la morale, Madame. Vous vous faites ici l'écho de rumeurs parfaitement infondées, de ragots infâmes sans doute diffusés par les ennemis de la religion.
Comment avez-vous osé m'écrire de telles choses, vous qui êtes pourtant une ancienne pensionnaire de cette institution ? Est-ce donc là le résultat de la saine éducation prodiguée aux jeunes filles de bonnes familles entre ces murs choisis ? Vous corrompez l'éducation honnête que l'on vous a donnée en ces lieux Madame.
Vous ne faites pas honneur à vos précepteurs Madame, en prétendant avec autant d'impudence que derrière les murs de cette institution nos Demoiselles se livrent à un commerce immoral avec des débauchés... Vous faites preuve d'une bien grande effronterie pour oser affirmer avoir vécu de telles turpitudes au temps où vous étiez chez nous, et jamais l'on a vu chez nos sages et vertueuses Demoiselles semblable impertinence, ni pareille démesure dans la licence, ni telle outrance dans le langage !
Aucune jeune fille bien élevée ne songe, sachez-le bien Madame, à des choses aussi horribles, aussi répugnantes et aussi impies que ces chimères libidineuses que vous avez évoquées. Et s'il en est quelques-unes qui évoquent de temps à autre quelque galant jeune homme ou bien tel Monsieur entr'aperçu et qui avaient une belle prestance, croyez bien Madame que c'est toujours en termes honnêtes. Jamais les propos entendus ne dépassent les limites bienséantes du coeur, et les pensées elles-mêmes, pourtant secrètes, ne vont pas au-delà, j'en suis persuadé, du discours public et platonique.
Lorsqu'une de ces honnêtes Demoiselles dont j'ai la charge s'émeut vivement au nom de tel ou tel visiteur étranger de l'institution, c'est soit à cause de sa belle toilette (à entendre certaines), soit c'est au nom de l'épée qu'il porte au côté. Curieusement ces épées sont très souvent un vif sujet d'émoi chez nos jeunes filles. Simple lubie juvénile, bien innocente ma foi.
Bref, soyez certaine Madame qu'aucune de ces Demoiselles ne songe à mal en ces circonstances. Mes élèves me sourient de manière bien innocente, lorsqu'elles me parlent de l'épée de tel ou tel visiteur, et je les laisse toujours aller s'ébaudir ensemble comme des enfants derrière les murs de notre chapelle, ne leur interdisant même pas de prendre la main à ces visiteurs impromptus, tant ma confiance en leurs vertus est grande. Ces étrangers de l'institution sont devenus des habitués d'ailleurs (je les connais bien à force de les voir, et ils sont plus amis qu'étrangers, comment pourrais-je les soupçonner ?).
De leurs chastes divertissements, ces Demoiselles me reviennent chaque fois apaisées, sereines, comme épanouies. Cela m'inspire d'ailleurs les meilleures certitudes quant à leur avenir conjugal. Ce seront des épouses honnêtes et ignorantes au jour de leur légitime hyménée car bien accompagnées aujourd'hui.
Avec quelle charmante naïveté elles évoquent les épées de ces Messieurs ! Elles me racontent qu'elles n'ont de cesse de les toucher, de les caresser (il faut dire que certaines sont ouvragées avec art), voire même de les baiser... C'est à rire de bon coeur tant c'est frais, touchant, charmant ! Je crois bien que toutes les jeunes filles de l'institution ont déjà goûté aux épées de ces prestes moustachus galonnés. Comment pouvez-vous donc raconter qu'il se passe chez nous toutes ces horreurs en rapport avec la chair ? Cela ne se peut, Madame.
Cela est vraiment touchant de voir à la fin de la récréation vespérale ces Demoiselles revenir de derrière les murs de la chapelle, où je les laisse jouir un peu de leur liberté, si restreinte le reste du temps (pensez donc, ce sont des pensionnaires cloîtrées toute l'année à l'institution)... Elles me reviennent à chaque fois les yeux ravis, le sourire aux lèvres et les habits biens mis, consciencieusement réajustés et... Et ma foi c'est curieux à vrai dire... A présent que j'y songe...
Certaines ont des brins d'herbes dans la coiffe, d'autres des mèches folles qui sortent du chignon et presque toutes ont l'haleine singulière... Mais suis-je bête !
Tous ces signes, ces symptômes ne peuvent tromper : c'est la preuve qu'elles ont joué à colin-maillard ou à je ne sais quel autre jeu d'enfant, et que prises dans ces espiègleries, ces farandoles et tourbillons qui siéent à leur jeunesse, elles n'ont point vu la racine malencontreuse ni pris garde à la pomme trop mûre cueillie à la hâte, dans la fougue de leur âge (il pousse nombre d'arbres fruitiers derrière la chapelle de l'institution), gâtant ainsi leur fraîche haleine... Omettant se s'essuyer après avoir croqué le fruit et l'avoir savouré en toute innocence, leur haleine exhale naturellement quelque effluve superflu.
Enfin bref, l'important est que ces galants visiteurs qui rendent parfois visite à nos jeunes filles leurs changent les idées avec leur épée (ces jeunes filles ont vraiment d'étranges centres d'intérêt, j'en conviens, mais c'est là un mystère que je ne suis pas encore parvenu à percer chez elles).
Maintenant n'allez plus m'inventer, Madame, d'odieuses considérations. A la lumière de ce que je vous ai relaté, constatez que les évocations libidineuses sont étrangères de mes élèves et qu'elles sont vôtres uniquement, parce que votre âme est perturbée, parce que votre chair a des penchants contre-nature, et parce que le péché semble vous plaire, Madame.
Adieu Madame, et laissez-moi me consacrer à l'éducation des jeunes filles que m'ont confiées les meilleures familles du pays. Je suis trop lucide pour ne discerner que piété, pureté et jolies pensées dans le regard de ces Demoiselles.
Tout le reste, ce sont vos vues mensongères Madame. Ce sont vos vices, et rien que vos vices.
155 - Un cadeau pour la Camarde
Madame la Mort aux beaux yeux noirs m'a prêté sa faux, sa belle faux sonore qui crisse quand elle tranche. Avec cet instrument jardinier magistral, j'ai eu l'idée de raser les herbes folles qui s'élèvent hardiment de mes terres : ronces des concessions, chaînes du quotidien, épines du prosaïsme, vanité du paraître. Je dois couper tout cela. Rien ne doit dépasser ma cheville.
Il faut que je sois le maître chez moi. Il me faut soumettre à ma loi la flore que je foule. Du matin au soir, tout doit donner l'impression que je domine. Sous le poids inconsidéré de mon ombre qui passe, la tige pimpante ploie jusque dans la poussière. Si elle a l'audace, la folle, d'ériger la tête, impitoyablement je la lui ôte.
Madame la Mort m'a prêté sa belle faux qui crisse, et j'ai mis un peu d'ordre sur mes terres. Toute la sainte journée mon bras a fait sa besogne. Arpentant des heures durant les étendues de mon domaine, j'ai amassé l'herbe rebelle vaincue par le fer justicier. De ce foin de géhenne j'ai fait une meule. Puis j'ai engrangé.
Et le jour ou légitimement Madame la Mort est venue reprendre son outil, me demandant au passage de prendre ma vie, au lieu de lui remettre cette dernière, trop chère à mes yeux, je lui ai fait don de mon ivraie. J'ai côtoyé la grande Dame et me suis montré plus rusé qu'elle : je l'ai regardé repartir croulant sous le poids de mon offrande.
Depuis ce jour Madame la Mort aux yeux si noirs, si profonds ne m'a jamais plus importuné. Je ne songe plus aux ronces : emportées par la Faucheuse ! Exorcisées !
Voilà pourquoi aujourd'hui je suis encore de ce monde, plus vivant que jamais, le coeur léger. Plus fort que la mort, plus fort que les rêves qui se brisent contre la dureté du quotidien, c'est l'amour que je porte aux étoiles.
156 - On m'a reproché d'avoir dit "Nègre"
Un détracteur, sans doute pétri d'un humanisme bien sirupeux, m'avait reproché d'avoir employé le terme "Nègre" pour désigner un Africain à peau noire, et voici ce que je lui ai répondu :
Sachez, inconséquent Monsieur, que la négritude n'est point une déchéance. Il n'est pas offensant d'user de ce terme pour désigner mon semblable descendant de Cham. L'espèce nègre est une espèce noble, comme toutes les espèces humaines. Auriez-vous mieux aimé que j'emploie le terme "black" pour faire jeune, pour faire moderne, et être en même temps lisse, docile, bovin dans l'esprit ?
Je ne saurais succomber aux phénomènes très à la mode de "gentillesses" faussement respectueuses, comme ces mots qui édulcorent les Nègres et les éclaircissent, pour en faire des presque Blancs (voyez Mickaël Jackson, il a pris au pied de la lettre cette manie d'édulcorer, de "dénoircir" les Nègres, et c'est grotesque, pitoyable - mais il est libre de se faire blanchir le visage si cela l'amuse, je ne vais pas lui interdire de dépenser comme il l'entend ses millions de dollars).
Quant aux nains, que croyez-vous donc qu'ils sont ? Des Gulliver, des sportifs de haut niveau, des champions de hockey sur glace, des basketteurs professionnels ? Et les vieux moribonds, que sont-ils pour vous ? Des nouveau-nés pleins de santé et qui ont la vie entière devant eux ? Allons, un peu de maturité, et de bon sens ! Ne soyons pas comme ces précieuses ridicules pleines d'une affligeante sensiblerie citadine et séniles avant l'âge.
Un peu de virilité, que diable ! Sinon la mort et la souffrance n'existeront plus du tout, puisqu'on les désignera du bout des lèvres, du bout des doigts, et les hommes ne seront jamais adultes. On en est arrivé à emprunter des chemins tortueux pour désigner les moribonds, comme si on voulait à tout prix se voiler la face devant la réalité. "Personne en fin de vie", dit-on à leur sujet de nos jours... Alors pourquoi pas "individu ayant involontairement accédé au degré le plus élevé de forme physique défaillante" ? Et pour les Nègres, pourquoi ne pas les désigner (pour ne surtout pas parler de leur négritude, si offensante quand on la nomme de manière trop évidente...) de cette manière-là : "personnes issues des terres blacks situées dans le continent au sud de l'Europe" ?
Cessez donc, vous les pauvres anonymes, d'être des victimes du nivellement culturel mondial, ne soyez pas des produits, des robots, des singes mimant les modèles imposés. Réfléchissez, inventez, soyez créatifs, soyez riches de différences, soyez critiques, soyez libres.
Soyez des hommes.
157 - Je défie un piètre rival
Monsieur,
Je me targue, me vante, m'honore d'être un oisif, un esprit bourgeois, un hypocrite, un lâche, un profiteur. Mais je suis également un seigneur, contrairement à vous qui n'êtes qu'un vil serviteur incapable de me défier, de me toiser dignement. Vous faites partie de ce vaste et ordinaire troupeau sans coeur et sans hargne pour qui les politesses valent mieux que des coups d'épée. Je suis un Cyrano plein de morgue, de superbe, de panache et je suis toujours prêt à passer au fil de ma plume les gens banals de votre espèce qui ne savent écrire que des choses banales, mille fois entendues, et donc sans intérêt aucun pour un bel esprit digne de ce nom... Je vais vous donner une bonne leçon. Je vous prouverai que je suis ce que je prétends être : la chose la plus passionnante qui soit au monde. A mes yeux, bien entendu. Cela vous changera certainement de vos écrits nombrilistes et locaux qui ont le défaut immense de me déplaire.
158 - Un poète sans coeur
En vérité je vous le dis, dans l'existence je n'aime véritablement qu'une chose, qu'une étoile, qu'un idéal : la Poésie. Autrement dit le rêve, les humeurs pures et délicates de l'esprit, la lueur bleutée de l'amour spirituel, la beauté gelée de la mort, la beauté glacée des chastes amours, la beauté froide des esthétiques émois, et accessoirement, la laideur des femmes et le charme suranné des bossus.
Ma mie n'est après tout qu'une des réductions terrestres de mes plus pures aspirations célestes. Et, tel un cloaque clos, son hymen certes encore inviolé mais voué aux plus infâmes turpitudes de la chair, ne me rappelle finalement que les bassesses terrestres auxquelles, fondamentalement, je n'aspire pas.
L'amour charnel n'est plus une science ni un art pour moi, mais plutôt un exercice quotidien purement hygiénique, strictement alimentaire, essentiellement animal. Comme le boire et le manger : rien qu'un des plaisirs profanes qu'il nous est donné de connaître en cette vallée de larmes. C'est dire que je me suis assez vite lassé de ces espèces d'ennuyeuses formalités nuptiales... J'ai fait le tour de ma mie, et à présent je n'aspire plus à accéder aux sommets de sa chair flatteuse, mais à ceux de son esprit. Et à travers cette quête assez anecdotique des beautés de son âme, à la Poésie suprême qui siège ici et partout et que l'on nomme communément "Cosmos".
Je suis une âme presque désincarnée, un feu follet, une pierre de lune, et j'erre déjà dans les hauteurs cosmiques de l'Harmonie suprême. La Poésie m'a éloigné de mon morne chemin terrestre, et m'a davantage rapproché du divin.
J'aime oui. J'aime en égoïste, en esthète et en froideur. Et qu'aimé-je donc si impérieusement et plus chèrement que mes frères humains ?
Rien d'autre que la Lyre.
159 - Le plus grand poète doit faire dans les deux mètres
Je ne saurais concevoir la poésie comme un émoi pour élite, prétentieux, à la Chateaubriand. Je crois moins aux sentiments littéraires élevés, finalement assez loin de l'authenticité de l'homme ancré dans le quotidien, qu'aux sentiments plus courants certes moins élevés (face aux académiques panthéons d'airain) mais plus proches sur le plan humain.
N'oublions pas que la culture n'est jamais qu'un artifice de l'esprit dans une civilisation donnée et qu'elle n'a aucune valeur sur le plan spirituel. La littérature, ça n'est finalement qu'un bagage terrestre, social, horizontal. Nul besoin d'être un lettré pour être dans la vérité. La poésie de Rimbaud ou de Hugo n'a aucune valeur chez les sauvages d'Amazonie.
Ma définition de la poésie n'a rien à voir avec celle des exégètes compassés comme le furent Aragon et Cocteau, artificiels à force d'érudition, monstrueux à cause de leur distance avec la masse ignorante.
La poésie c'est selon moi, tout simplement, tout bêtement et tout "prosaïquement" une certaine pureté de l'âme. Il ne suffit pas de savoir versifier sur le plan technique pour être poète. Mais on n'est pas pour autant poète en ne sachant pas versifier.
La versification n'est que le caractère formel, temporel, académique de la poésie, elle n'a qu'une valeur strictement littéraire : c'est beau parce qu'on sait lire, écrire, qu'on a une culture livresque. Les mots mis en vers ne peuvent émouvoir que des mortels sachant lire, donc des êtres limités par leur culture, leurs oeillères académiques. Ce qui émeut les âmes de manière universelle a beaucoup plus de valeur : là est la véritable poésie.
Les étoiles, la Lune ou la forêt sauvage ont certainement remué beaucoup plus d'âmes vierges de toute pollution culturelle que tous les vers compliqués des milliers de "poètes" que la Terre a portés à travers toutes les civilisations.
Après tout le véritable poète est celui qui sait atteindre les étoiles du ciel ainsi que l'âme de son prochain. Tout le reste n'est finalement que de la forme et non du fond.
Autrement dit de la pure, stricte et vulgaire littérature.
160 - La plume et le plomb
C'est un grand péché à mes yeux que de se faire ennuyeux auprès de son lectorat. Je blâme les auteurs ennuyeux plus soucieux de se plaire à eux-mêmes ou à leurs pairs que de se montrer plaisants à leurs lecteurs. Ce qui est fort méchant. Une bonne littérature, c'est une littérature qui touche la sensibilité. Et non l'intellect.
Vaine littérature que tous ces sujets prétentieux traités avec une gravité ridicule ! Ennuyer le lectorat avec des mots comme des enclumes, quel crime ! Un auteur qui prend des airs d'universitaire pour ajouter du crédit à son texte austère, ça apportera certainement un peu plus de lustre à ses lauriers, mais pas nécessairement au texte lui-même.
Ecrire des oeuvres ennuyeuses est un exercice certes fort plaisant pour l'écrivain, surtout si, tout pénétré de son importance il se prend au sérieux comme tout coquelet digne de ce nom. Las ! Les oeuvres graves souvent sont profondément soporifiques. En général le volatile à la plume pesante est pétri d'un orgueil tout parisien, et sa crête est d'une distinction formelle. Ce qui est une grave faute de goût.
Auteurs, mettez-vous à la place de vos lecteurs, séduisez-les avec votre beau panache, non avec vos pieds. Amenez-les à votre cause tout en légèreté, fantaisie, poésie et non avec de gros marbres intellectuels. Le vrai écrivain -qui par définition est poète- doit les prendre entre ses ailes et les emporter loin du quotidien prosaïque, non les assommer à coup de pierres, fussent-elle taillées en forme de grosses gélules. Quoi de plus contre-nature que de servir des cailloux en guise de nourriture aux êtres sensibles que sont les humains ?
C'est flatter leur orgueil que de prendre les lecteurs pour ce qu'ils ne sont pas : de purs intellectuels. Les gens sont des hommes, des humains, autrement dit des êtres sensibles, des enfants souvent, avant que d'être de purs esprits épris de littérature sèche. La plupart des auteurs se complaisent dans leur fatuité étalée avec des manières solennelles sous prétexte de littérature... Ha ! Ce fameux besoin d'écrire, impérieux, essentiel que l'auteur compare volontiers à une respiration vitale du haut de son minuscule perchoir de plumitif qu'il prend pour un piédestal !
Parmi ces malades de l'ego, les plus atteints publient sans complexe chez la "Pensée Universelle". Ces auteurs-là écrivent pour faire des livres. Ils écrivent pour la poussière et non pour les étoiles. C'est ce qui différencie le vrai écrivain, chantre des mots, et le faiseur de livres, simple "remplisseur" de pages. Heureusement pour ces derniers, il se trouve des lecteurs assez sots pour les lire.
Dans ce rapport auteur-lecteurs notons qu'il ne suffit pas à l'écrivain de posséder une plume de choix, encore faut-il que ses lecteurs aient le talent de la lecture.
Bref, le talent de l'écrivain consiste à plaire, séduire, émouvoir, enchanter les coeurs comme les esprits, non à tenter de faire ployer sous le fardeau de la pensée sèche, dure, le si fragile roseau humain qui n'aspire fondamentalement qu'à rêver.
161 - Des ailes dans la tête
Je me dresse contre la tyrannie des lieux communs : il est vrai que je fais l'apologie de ce qui déplaît en général dans la pensée ambiante. Je fais l'apologie du vice, du crime, de la banalité, de la médiocrité. Cela ne signifie pas que je défends ces causes pour autant. Je défends une autre cause en fait : l'indépendance de pensée.
Ne nous y trompons pas : pourquoi tant de gens de nos jours sont écologistes, anti-pédophiles, défenseurs des animaux maltraités, etc. ? Exactement pour les mêmes raisons qu'en 1933 la plupart des Allemands étaient hitlériens : par simple mimétisme de pensée et non par personnelle et individuelle conviction. Autrement dit tous ces bons sentiments n'ont strictement aucune valeur. La plupart des écologistes sont écologistes parce que la pensée ambiante l'exige. Ces mêmes gens seraient aujourd'hui des bleus acharnés ou bien rouges convaincus si la pensée ambiante était assez forte pour les entraîner dans l'une de ces voies.
C'est fondamentalement l'absence d'indépendance d'esprit que je dénonce.
162 - Le vent de l'hermétisme
Réponse faite à un écrivain qui encensait Mallarmé.
Vous semblez faire l'apologie de l'hermétisme dans l'art, applaudissant sans l'ombre d'un salutaire scepticisme la plume absconse de Mallarmé, comme si l'hermétisme était un gage infaillible de talent. Vous dites : "plus que jamais l'hermétisme mallarméen s'impose à nous..."
Vous faites là le plaidoyer d'une cause fumeuse !
Du sable et de la poudre aux yeux que cet hermétisme de bon aloi, trop systématique pour être honnête. L'hermétisme dans l'art est une illusion prétentieuse, un tour de passe-passe malhonnête pour entrer dans la cour des grands avec rien d'autre qu'un vide pompeux et solennel.
Comme beaucoup, vous n'avez jamais fait la différence chez les auteurs entre le véritable souffle créateur de l'esprit, et le simple vent.
Ce souffle sacré est en moi. Et je laisse la brise inoffensive agiter les cheveux fous de ces poètes mal chaussés qui se prennent pour des héros, pour des chevaliers de l'esprit parce qu'ils ont hué les bourgeois un jour dans leurs vers.
Le jour où vous chanterez les petits bourgeois provinciaux, les épiciers, les fonctionnaires et les comptables, le jour où vous raillerez les temples les plus sacrés de la poésie, ce jour-là vous serez un authentique poète.
A bas Rimbaud, vive mon plombier !
163 - Les enfants : nos pires ennemis
Sachez que les enfants sont des monstres par nature vicieux, insolents, bêtes et méchants. Ce sont des infirmes de l'âme : chez eux le démon a une facile, fatale et funeste emprise. Le larcin, le mensonge, l'impureté, le désordre leurs sont choses naturelles, coutumières. Il convient donc de châtier très durement les moindres écarts de la gent puérile.
Par exemple vous n'omettrez point, vous les parents sévères mais justes, de mettre au goût du jour chez vos enfants les corrections corporelles les plus austères, et ce dès leur plus jeune âge. En effet, il faut habituer très tôt les enfants à la souffrance physique. C'est une excellente méthode éducative.
Ainsi vous éviterez de laisser se développer leur goût naturel pour la mollesse, le vice, la gourmandise, la luxure. Et vous tuerez dans l'oeuf toute tentative d'extériorisation de tendresse. Faut-il vous rappeler que le désir de tendresse chez les enfants est l'expression de leur faiblesse, de leur débilité physique et psychologique ? Le désir de tendresse chez les enfants est un désir évidemment très puéril, donc stérile, imparfait. C'est avant tout l'aveu de leur grande immaturité.
Aussi, je vous le dis : méfiez-vous par-dessus tout des enfants. Si vous commencez à les choyer, ils finiront tôt ou tard par vous perdre. Apprenez-leur dès leur plus jeune âge le goût amer de la badine, et vous en ferez de parfaits citoyens, de dignes fils de Dieu, d'irréprochables chrétiens.
164 - Le paradoxe de l'oeuf et la poule : la solution
Pour répondre à une question évoquée en d'autres lieux, sachez que l'oeuf (autant que la poule) est apparu de manière spontanée. L'on appelait cela au dix-neuvième siècle "LA GENERATION SPONTANEE". L'oeuf et la poule sont deux fruits vivants issus d'un même miracle nommé "MAGIE".
La magie explique beaucoup de choses en bien des domaines. De plus elle a l'immense avantage de ne pas nous obliger à nous poser des questions trop embarrassantes, voire insolubles. N'avez-vous donc jamais entendu parler des alchimistes, des astrologues, des sorcières, des guérisseurs, des diseuses de bonne aventure, des charlatans même ?
Ces gens-là savaient vous donner des explications avec beaucoup de sérieux et à grand renfort de chapeaux pointus parfois, moyennant quelques humbles piécettes en or. Avant Newton, avant Galilée, avant Darwin, on croyait à la science héritée des certitudes millénaires. Sur le plan des connaissances tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes en ces temps bénis : il y avait les érudits, jaloux de leur savoir, et les ignares, admiratifs devant ces mages détenteurs de la Vérité.
Parmi ces ignares, certains étaient prêts à se délester d'une partie de leurs richesses pour en connaître davantage auprès des magiciens sur les mystères de la génération spontanée ou de l'attraction universelle exercée par les génies invisibles.
Génération spontanée, soleil tournant autour d'une galette terrestre et non d'un globe, attraction terrestre expliquée par les génies invisibles séjournant sous le disque de la terre, etc. Il serait temps de réhabiliter quelques bonnes vérités scientifiques des temps passés...
165 - Ma fierté d'être
Vous me dites orgueilleux parce que j'ai "l'insolence" de ne pas m'effacer devant ces icônes mortes que sont tous ces auteurs que vous encensez à longueur de temps.
Ces sortes de légendes à qui vous attribuez implicitement de la valeur surtout par la seule et sotte vertu du temps qui passe (le temps semble bonifier le souvenir des morts illustres), ces idoles que vous semblez adorer de manière imbécile parce que dès l'école primaire on vous a appris à vous incliner devant des faux dieux institutionnalisés par le saint Enseignement National, ces bergers prétentieux de la cause littéraire et philosophique que vous ne suivez de toute façon pas soit par manque de coeur, de talent, de loyauté ou de constance, bref tous ces maîtres à penser et à écrire qui vous volent votre personnalité, ne sont en définitive que des morts qui, à cause de votre intime et directe complicité, usurpent votre droit à être ce que vous êtes.
Et qu'êtes-vous donc ? Je vous le dis en vérité, vous n'êtes ni plus ni moins que ces petits dieux du panthéon littéraire et philosophique que vous chantez sans cesse, parfois sans rien comprendre à leurs "paroles d'évangile" (comme par exemple certains des vers "rimbalesques"). Mais vous ne la savez pas ou ne voulez pas être reconnus comme tels, trop humbles que vous êtes pour vouloir être autre chose que des éternels petits.
Vous vous croyez beaucoup moins que ces modèles officiels de la culture classique et vous complaisez dans cette respectable et si valorisante misère de l'être, en indécents et incorrigibles modestes que vous êtes ! Vous mettez tant de fierté à n'être que les "adorateurs" de vos augustes aînés...
La société aime les gens modestes comme vous. Vous n'osez pas défier les dieux narquois (gens déifiés bien malgré eux...) de ces temples arbitraires, et la Société des gens de Lettres vous est reconnaissante de votre humilité qui assied encore plus son prestigieux mais mensonger monopole (le monopole de la prise de parole dans les salons littéraire).
Rimbaud, Pascal, Descartes, Montesquieu, rien que des noms de prestige qui vous impressionnent et que vous ne songeriez jamais à railler au nom de votre si précieuse, si chère et impénitente modestie... Mais toutes ces belles gens ont précisément prôné la légèreté, la liberté et le courage de penser par soi-même, l'humour (si salvateur !), l'esprit critique, bref la SOUVERAINE INTELLIGENCE, celle qui vous fait tellement défaut ici !
Est-ce mon extraordinaire assurance qui vous irrite tant, ou bien simplement mon incommensurable et si inattendu bon sens ? Vous, vous n'êtes sûrs que d'une chose : de votre moindre valeur, de votre statut de moutons, de suiveurs, d'adorateurs, de serfs...
Les vrais seigneurs de ce monde ne sont pas les gens dénués de digne assurance, de virile certitude, d'indispensable fierté comme vous, mais ceux qui, comme moi, savent tenir tête aux héros. Et cela au nom de rien d'autre que de leur inaliénable, incorruptible et définitive fierté d'être ce qu'ils sont. Nulle lumière de l'esprit, si prestigieuse soit-elle, ne m’empêchera de briller comme l'étoile que je suis.
Sachons rendre un juste hommage à tous ces empereurs de la Pensée et des Arts qui nous ont précédés, certes. Mais César, parce qu'il est César, ne pourra cependant jamais m'empêcher d'être ce que je suis. Ni de me faire de l'ombre. Une pyramide, si haute, si colossale, si durable soit-elle, n'a pas la vertu de rendre moins glorieux un astre.
Je suis cet astre. Demeurez ces ternes personnalités si vous le souhaitez, mais de grâce, laissez-moi m'enivrer de mon propre éclat.
166 - Les gueux et le noble
Détracteurs, détractrices,
Auriez-vous préféré que je sois lisse, plat, fade, gentil et mollement aimable avec vous tous, à la manière des mondains de la plume qui, curieusement et comme par hasard, trouvent toujours dignes d'intérêt les livres de ceux qu'ils ont en face d'eux ?
Auriez-vous préféré que je vous parle de la pluie et du beau temps littéraire en ces semblables termes que vous usez ordinairement, c'est-à-dire avec le bout de la plume, avec des précautions puériles et ennuyeuses ? Auriez-vous mieux aimé que je vous parle de mes dernières lectures, que je vous dise que tel ouvrage paru est intéressant, que tel autre est moins intéressant et que le monde littéraire va son train-train avec ses hauts et ses bas, le tout arrosé d'un inoffensif nuage de lait dans le propos ?
Le débat, vous le préférez au vitriol ou à l'eau de rose ?
J'ai déjà assassiné le "Bateau Ivre" de Monsieur Rimbaud en cette société si peu choisie. J'ai encore fustigé cet imbécile de Beaumarchais avec son "Figaro". J'ai également dénigré quelques éminents érudits détenteurs d'un savoir encyclopédique et hermétique. J'ai ridiculisé les poètes, encensé les bourgeois, fait l'éloge de la richesse, de ma particule, du vice et du crime. De ces charmants sacrilèges j'attendais quelques beaux duels, des salves de haute volée, de martiaux coups de plume, terribles, historiques.
Je n'ai récolté que des bêlements, des aboiements et des beuglements. Voire des cancans.
Mais rien qui ressemble encore à quelque chose de "littéraire". C'est que faire la basse-cour est chose aisée pour de communs volatiles dénués de panache, tandis qu'atteindre les nues est une bien plus difficile affaire. Entre la plume du dindon et celle de la noble créature de Léda, il y a tout un monde.
Que fais-je donc dans ce poulailler ? Continuez à caqueter tous sur mon compte. Je me réserve pour moi le chant final du cygne.
167 - Ma très haute piété
Réponse faite à un Témoin de Jéhovah prosélyte.
A vrai dire je me fiche un peu de savoir ce que c'est que, par exemple, la Sainte-Trinité : ce sujet à la réponse insoluble n'offre aucun intérêt pour une âme aussi légère et frivole que la mienne. Mes préoccupations sont moins poussiéreuses que ces vanités toutes théologiques, glacées et sévères.
D'ailleurs je crois me souvenir que les Témoins de Jéhovah ne reconnaissent pas la Sainte-Trinité, ce qui est déjà un signe de grande hérésie. Je me fiche en effet de savoir ce qu'est exactement la Sainte-Trinité, en revanche je sais qu'il faut y croire dur comme fer pour être reçu dans les salons du Vatican et y déguster des petits fours. C'est ce qui me préoccupe le plus en définitive : faire bonne figure aux yeux de mes pairs.
C'est ça finalement la religion : juste une affaire de dogmes. Personnellement j'ai pris le parti des dogmes mondains, plutôt que ceux de l'austérité, de la chasteté et de l'économie de plaisirs. En bon sybarite que je suis, je vous invite d'ailleurs à m'imiter dans cette démarche essentiellement esthétisante. Les plaisirs usés à bon escient, sans excès mais sans culpabilité non plus, rendent le coeur de l'homme moins sec, les pensés plus humaines, à l'image de la musique qui adoucit les moeurs.
Les religions nous conseillent de ne pas user des plaisirs, mais que nous promettent-elles finalement ? Rien que des plaisirs éternels. Chez les musulmans les justes pourront même forniquer tout leur saoul avec des vierges destinées à cet effet. Dans leur paradis la satisfaction la plus primaire des sens est promise... Dans leur paradis encore, et dans le nôtre aussi il me semble, coulent ces fameuses rivières de lait et de miel.
Sur cette Terre je ne fais finalement qu'annoncer le paradis à travers mes exemples apparemment impies.
168 - Le salut de l'esprit par l'artifice
Je prône des valeurs artificielles, fabriquées de toutes pièces par la culture. Ce qui est issu de ce genre de pure culture est éminemment raffiné, élevé, sophistiqué : un signe de grande civilisation en fait. Seuls les sauvages sont proches de la terre. Les êtres évolués sur le plan culturel comme les aristocrates, les snobs, les mondains et autres piliers de salons vivent dans un monde d'artifice. L'artifice est le propre des gens évolués, lesquels sont détachés des préoccupations domestiques et blasés de tout avec élégance.
Je me réclame de cette civilisation superficielle, artificielle et surfaite.
169 - De la poussière pour atteindre le Ciel
Mademoiselle,
Je vous ai aimée dans la clarté sereine d'un humble vitrail d'église.
A l'heure où je vous écris, à peine sorti de cette église, je me sens intimement uni à vous, illuminé par le souvenir de cette pauvre clarté. Je vous ai rejointe dans les hauteurs pures de l'âme en éveil, là où s'exprime l'amour plein d'éclat. Laissez-moi vous raconter...
J'étais seul dans cette église triste, assis sur un banc, attentif au jeu étrange de la poussière dans un soudain rai de lumière. C'était le croisement de deux mondes. La lumière d'en haut descendue à la rencontre de la poussière issue de la terre pour former ce brouillard ne matérialise-t-elle pas l'esprit vivant, l'âme mouvante ?
Comment de simples particules de poussières dans un rayon de soleil dévié par un vitrail anodin pouvaient-elles remettre en question tant de certitudes terrestres, faire bouger des montagnes d'habitudes matérialistes ? Ces choses apparemment insignifiantes me remuaient profondément cependant. Pas un bruit ne se faisait entendre dans l'église.
Le calme était solennel, la fraîcheur apaisante. Dehors les feux de l'astre accablaient la petite cité. De loin en loin j'entendais le passage des voitures sur la route, comme si elles n'étaient plus que de vagues intruses. Puis je ne les entendis plus. Elles ne faisaient plus partie de mon monde : j'étais déjà loin.
Alors, toujours assis sur le banc, imperceptiblement mon visage s'est retrouvé baigné dans ce bain de poussière et de clarté. Les particules tourbillonnaient autour de ma tête comme des étincelles argentées. Je me suis senti soudain emporté, corps et âme, en direction du rayon de lumière devenu irradiant. Et, perdant subitement tous repères, j'ignorais si j'étais encore dans l'église. Les particules de poussière se transformèrent peu à peu en des feux plus consistants, ralentirent leurs mouvements fébriles, s'éloignèrent les unes des autres, et je m'aperçus bientôt que je baignais dans une pluie d'étoile...
Je me retrouvai au coeur du cosmos.
Un silence majestueux régnait dans l'espace. Les étoiles étaient d'une beauté inouïe, elles brillaient d'un éclat inédit. Chacune d'elles formait un point éclatant d'une extrême pureté sur le fond noir, infini du ciel. Une paix immense m'envahit. Puis, venue du fond de ce ciel magnifique, une lueur se forma.
Elle apparut, d'abord floue, puis de plus en plus limpide, légèrement bleutée. Lentement, elle se mut en ma direction. Elle s'approchait. Et plus elle s'approchait, plus je sentais la fusion imminente entre cette lumière et moi. Et plus je sentais cette fusion sur le point de s'opérer comme une nécessité, une vérité, plus je vous reconnaissais à travers cette lumière.
Nous nous fondîmes l'un dans l'autre.
La rencontre fut foudroyante, éblouissante, cosmique. Divine. Nous accédâmes à la Vérité suprême en un éclair. Et chacun de nous vit dans l'autre le reflet de l'Eternité.
Je me suis réveillé sur le banc de l'église. M'étais-je évanoui, endormi ? Avais-je rêvé ? Je sortis de l'église, songeur, pour me retrouver sous un soleil aveuglant. Et je m'en allai.
J'ignore si j'ai rêvé ou non, mais il y a une chose que nul n'expliquera jamais : juste avant que je ne reparte, dans l'église la poussière est retombée. Et, bien que la disposition des choses dans ces lieux sombres rende impossible une telle probabilité à quelque heure et à quelque saison que ce soit, le rayon de lumière issu du vitrail est pourtant venu jusqu'au fond de l'église frapper la tête du Christ en bois.
170 - Un défi christique
Lettre envoyée à un jeune prêtre catholique.
Mon Père,
Les dignitaires de notre Église bien-aimée se devant de montrer l'exemple à leurs ouailles, nous en convenons tous, une idée m'est venue : si nous leurs faisions passer un examen ? Une sorte d'épreuve grandeur nature à l'image de leur concret engagement sur le terrain, parmi les hommes. Au nom de la cause pie, quasiment céleste que ces hautes gens défendent, je ne doute pas que ma proposition sera accueillie avec chrétienne allégresse. Je présage que celle-ci remportera un réel succès auprès de ces membres choisis du clergé, habituellement si prompts à donner corps à leur publique piété.
Une si éloquente mise à l'épreuve ne peut se refuser. Comment douter de la valeur des éminences de l'Église ? Et qu'elles s'abstiennent pour une fois de faire les humbles : l'occasion leur est donnée de nous montrer le prix qu'elles mettent à leur cher sacerdoce.
Venons-en au fait. Ne serait-il pas séant que vous demandiez à un évêque de piétiner en public, et avec coeur, ses plus irréductibles attributs (mitre et crosse), au nom du fait que l'attribut n'est point l'essence, que l'essence vaut encore mieux que l'attribut, et que sans cette éclatante initiative aucun évêque ne saurait être crédible (le piétinement d'objets d'apparat équivalant à un glorieux renoncement des convenances ecclésiastiques) ?
Je m'explique.
Le sacrifice est un geste d’élévation, il est pur altruisme. L'amour qui se désiste dès le moindre sacrifice ne vaut guère. Gratuit, irrationnel l'amour est cependant exigeant, c’est ce qui fait son infinie valeur. Il faut concrètement mettre un prix aux choses, ne pas hésiter à mettre en pratique certains principes, exalter la portée de l’acte. C'est le principe que je défends au sujet de la mitre et de la crosse. Il ne serait pas mauvais de les faire piétiner en public par l'évêque en personne, de temps à autre, aux fêtes de Noël ou de Pâques, par exemple. Il s'agit surtout de montrer aux fidèles, qui ont toujours tendance à s'égarer, que l'essentiel n'est pas dans le sceptre du roi mais dans le coeur des hommes.
Autrement dit s'il fallait qu'entre ces deux intérêts, attribut et essence, l'un fût à sacrifier pour le salut de l'autre, ne verrait-on pas triompher la cause dictée par le choix le plus congru ?
Rien de trivial dans cette affaire, juste une banale épreuve que je ne craindrai pas de qualifier de biblique. Les évêques que je tiens pour de saintes conceptions théoriques n'en sont pas moins pécheurs en réalité, mais surtout hommes perfectibles, au même titre que n'importe quel quidam de cette Terre. Et sous leur pied vaillant au service de la vérité prendraient tout leur sens les paroles quasi christiques du Petit Prince : "L'essentiel est invisible pour les yeux."
Mon dessein n'est pas autre que de vérifier l'aptitude et la promptitude des évêques à piétiner publiquement mitres et crosses. Autrement dit, de vérifier la profondeur de leur piété, la grandeur de leur âme, le poids de leur vocation.
J’espère de tout cœur que ma proposition sera prise au pied de la lettre, que sous mon impulsion l'exemple tombera d'en haut. Soyez témoin mon Père de mon sincère, pieux empressement de voir foulées mitres et crosses par le talon de leurs légitimes porteurs.
171 - L'honnêteté de la chair
Daignez, Mademoiselle, prêter quelque attention au discours inattendu que je me suis mis en devoir de vous tenir ici, au lieu de plus accoutumés propos.
L'amitié que je vous porte est vive et constante, vous le savez. Mais je dois vous avouer que c'est essentiellement vers le siège de mes émois les moins avouables que se font sentir les effets de cette amitié. Les passions que vous avez su inspirer à mon coeur par trop sensible sont, paradoxalement, celles de la chair. Vous ne l'ignorez plus désormais. Ce commerce qui me lie à vous en devient certainement éhonté à vos yeux, cependant considérez je vous prie ces manifestations outrancières de ma virilité comme les immédiats, naturels et plus sûrs hommages qu'un ami puisse rendre à une femme de prix.
Sachez faire bon accueil à cette flamme que vous n'espériez point. Elle a au moins le privilège d'être durable, sincère.
Mais si vous estimez qu'à la proximité de votre beauté mon coeur s'est corrompu au point d'en vouloir à votre vertu, alors sachez que loin de refroidir ces feux que je vous destine, vos raisons, pour austères qu'elles fussent, ne feraient au contraire que les aviver.
Votre séant, bien plus que votre habituelle conversation, agrée singulièrement à mon coeur esthète. Quant à vos plus nobles appas, ils m'inspirent, Mademoiselle, autant de passion. Votre personne entière trouve grâce à mes yeux. Mais votre intact hymen est encore à conquérir, et c'est avec transport que j'irais vérifier la profondeur de votre piété.
Mais je vous sais sage et non corrompue. Aussi, si vous chérissez ce fragile écran de chair au point de refuser de le sacrifier en l'honneur d'un ami, je vous propose de recevoir plus à l'étroit mais avec autant de conviction l'hommage de ma ferme, profonde, impérissable amitié.
172 - New York un dimanche d'hiver
Exilé chez les Yankees, j'ai parfois éprouvé un immense ennui dans la Babylone de béton.
En hiver, sous le coup d'une lancinante averse de neige fondue ou d'une ondée mollement déversée par un ciel sans espoir, New York prend le visage morose et plombé des jours de deuil et d'ennui, qui est le visage universel des grandes villes sous les pluies de janvier.
Les rues sans soleil semblent soupirer sous la glace qui se brise, sous les pas qui s'enlisent, et les grands pans de murs qui s'élèvent de toutes parts pèsent comme des ombres démesurées sur l'âme des passants.
Les visages humains prennent alors le ton terne de la ville. Et les pierres comme les coeurs, définitivement, sont tristes.
Les têtes si hautes de New York, je veux parler des tours, soudain paraissent déshéritées, misérables. Leur majesté, leur gloire, leurs regards de géants, si fameux au soleil, s'effacent devant la grisaille immense qui s'étend, répercutée de pierres en pierres, de rues en rues, de gratte-ciel en gratte-ciel...
Des ailes sombres recouvrent ce monde qui est un univers entier depuis le Bronx jusqu'au fond de Brooklyn en passant par Manhattan et le Queens, et lorsque je longe les hauts murs de la rue ou j'habite, je me sens au bord d'une tombe sans limite.
La cité a des allures de ville de province sous l'onde froide de la saison brumale, et je sens tous ses habitants prisonniers d'un interminable dimanche aux barreaux de béton gigantesques comme l'Empire State Building. Alors je vois un peuple encerclé de gratte-ciel, recouvert de froid, de pluie, de béton. D'ennui. Les tours de New York ne me font pas rêver.
Mon éden n'est pas ici.
173 - Des pensées élevées
Quelque part à Manhattan, à côté de bouquets de tours serrées, agglutinées, lesquelles forment un véritable hérissement de béton, s'érige, semblable à un phare, une tour relativement isolée surplombant un des rares espaces encore libres de la ville. C'est une belle construction, élancée, élégante, longue et fine comme une tige, d'inspiration gothique, à l'architecture étudiée, raffinée.
Lorsque je la contemple de ma fenêtre rue Plymouth ou que je passe à proximité, empruntant le fameux pont de Brooklyn, j'aime à imaginer que je suis installé tout en haut, à l'étage ultime formé par son toit aux allures de clocher de village.
Dans cette pointe, minuscule vue d'en bas, intime comme une mansarde, secrète ainsi qu'une chambre, confidentielle telle une alcôve, je me projette, rêveur, charmé par ses sculptures de pierre et de bronze qui me rappellent les cathédrales de France. Cette tour semble vide, de haut en bas. Elle me fait songer à un donjon à l'abandon. Avec délices mon imagination m'entraîne dans les hauteurs magistrales de cette flèche... Alors les yeux fermés, le coeur léger, je pénètre sous sa toiture filiforme devenue le refuge de mon âme exilée.
Je me figure être le seul locataire de la tour, installé au dernier étage, loin du sol. Ce sol si dur, lourd, vain... Oui, j’aimerais aller là-haut, habiter sous ce faîte étroit, fuselé, demeurer dans ce cloître charmant qui trône dans les airs. Avec pour seules compagnies le vent et les nues, mes souvenirs et le ciel entier, indifférent au monde d'en bas.
Je ne serais préoccupé que par le vol des grands oiseaux qui tournoient dans le ciel de New York, au-dessus de ses cimes de pierre et de béton, et qui viennent parfois frôler le sommet de cette tour isolée.
Au haut de cette singulière érection gothique surgie du XXème Siècle, mes rêves se sont accrochés, et ma mélancolie a pris place. Mes pensées, prenant appui sur la tour qui de son doigt doré me désigne un monde céleste à gagner, s'élancent vers un infini radieux, vers un imaginaire plein d'idéal. Et lorsque le soir de ma fenêtre qui donne sur les gratte-ciel mon regard se dirige vers cette tour isolée, insensiblement s'élève au ciel le chant triste de mon âme adressant ses prières aux étoiles.
Je sais que par-delà l'océan, à Chartres précisément, une autre âme m'entend.
Cette âme, c'est vous.
174 - Les vitraux de Chartres
Dans mon imagination ardente, il est des lieux où je puis vous retrouver en toute heure. Ces endroits, véritables oasis intérieures, ce sont mes souvenirs des cathédrales. Les édifices ressurgis de ma mémoire sont mes refuges les plus sûrs en ce monde agité. C'est là, dans les tréfonds de mon âme en proie à ses plus chères réminiscences, parmi des colonnes jaillissantes, sous des voûtes élégantes à l'extrême, entre des rangées hautes de vitraux que m'apparaissent vos traits. Graves.
Désireux de fuir les bassesses de ce monde, les yeux fermés je me glisse dans l'ombre sanctifiée de cette cathédrale en souvenance pour vous rejoindre... Alors, ancré dans mes rêveries, je laisse libre cours aux fantaisies qui me prennent sur le moment et qui m'emportent plus loin que les admirables hauteurs gothiques. Voici un exemple de ces fantasmagories ascensionnelles :
J'imagine que nous sommes seuls, vous et moi, dans ce sanctuaire de pieuse beauté. Dehors la saison ne m'importe plus, tant je préfère au soleil cru (qu'idolâtrent les jouisseurs impies) le jour transfiguré diffusé par les vitraux. La foule hérétique peut bien danser, boire ou chanter, seuls valent à mes yeux le silence des pierres et le bruit discret de nos pas en cette maison de paix. Le reste du monde ne me préoccupe pas dans ces moments où je flâne en votre compagnie sous les ogives. Et ma rêverie se poursuit.
A genoux à vos pieds, je lève les yeux vers votre visage qui se baisse sur moi. A l'arrière plan resplendit, éblouissante et majestueuse, la rosace de la cathédrale. Je suis saisi devant la beauté solennelle de ce tableau impromptu formé par votre visage et la mosaïque de verres multicolores... Vos traits se croisent avec la lumière dans une perspective inattendue qui donne une féerie particulière à votre regard, à votre face dont les contours bien découpés se détachent sur le fond de clarté enluminée.
Puis peu à peu votre visage se morcelle, se disperse de manière surnaturelle avant de s'évanouir... Nullement effrayé par le prodige, mon émotion n'est est pas moins profonde, et front contre terre je verse les larmes pures d'une joie mystique. Une fois mon émoi versée, toujours agenouillé, je relève la tête et constate que vous avez mystérieusement disparu. Mais aussitôt je reconnais vos traits transposés dans les éclats de lumière de la rosace, radieux, glorieux, pleins de magnificence.
Et je demeure là, confondu, émerveillé, seul dans l'immense cathédrale face à votre regard incrusté dans le vitrail de la rosace, oeil unique dans lequel je vous vois tout entière et qui semble scruter pour l'éternité mon âme éperdue d'amour.
175 - Le soufre de l'amour
Je suis la pluie, le vent, la poussière des chemins et le chant des étoiles. J’imagine ta main passant sur ma joue. Je vois d’ici tes épaules nues. Je vois surtout la brise agitant tes mèches blondes, et ton front qui s'allume. Je vois encore tes lèvres pâles... Je suis le ciel, tu es la lumière. Je suis le cierge, tu es la flamme.
Je suis l’ange, tu es le diable.
Je t’aime Sandrine, inaccessible créature, lointaine toulousaine, invisible présence. Je t’aime cher souvenir, mauvaise amante, ange cruel, fiancée infidèle. J’aime tes yeux farouches et beaux, tes cheveux couleur de sable, ta peau comme la lumière, ta bouche de menteuse, ton corps désirable, tes ailes maudites.
Oui je t’aime, mon bel oiseau de malheur.
176 - La fleur et le sang
Je ne suis pour toi qu'un astre obscur et vaguement importun qui passe dans ta vie. Tu voudrais que je t'oublie. Je ne parviens cependant pas à tirer un trait sur ton visage, sur tes sourires doux et pénétrants, sur tes yeux grands ouverts qui savaient si bien m'enchanter.
Laisse-moi au moins la liberté de t'aimer selon mon évangile Sandrine. Car enfin, je t'aime comme un trouvère, comme un diable, comme un mort. Je te chante un amour dolent, vain et macabre. Dolent parce que je suis un malade de la cause. Vain pour la raison que c'est encore plus beau ainsi. Et macabre pour mieux en rire. C'est donc un amour qui vaut.
Je rêve de tes lèvres refermées sur mes lèvres. Notre baiser, comme un voile pudique aux yeux du monde, dissimulerait de ténébreuses et moites étreintes. Nos lèvres unies par un pacte implicite et furieux se chercheraient querelle. Je boirais ton haleine Sandrine. Je plongerais mon souffle jusqu'au fond de ce puits de fièvre et de soupirs pour mieux me rafraîchir d'amour, me brûler de désir. Nos baisers échangés seraient le miel et le fiel tout à la fois de cet hyménée sauvage et barbare.
Je t'aime Sandrine ma belle souffrance, mon cher blasphème. Tu es mon étoile cruelle. Je brûle pour toi, pour tes lèvres que tu ne m'as jamais offertes, pour tes yeux d'hier, pour ta haine d'aujourd'hui, pour tes larmes futures, pour ton éclat lointain, pour ce poignard imaginaire dans ta main assassine, pour ton coeur sans fruit, pour ton chagrin versé au nom de rien. Je t'aime pour tes crachats sur mon visage, pour tes sourires devinés au téléphone. Je t'aime pour ton corps livré aux flammes du plaisir. Je t'aime pour les mots de vipère que tu ne dis pas mais que tu penses.
Je baise ta main traîtresse, ton pied perfide, tes lèvres venimeuses, mais aussi ton front couronné d'épines, ton coeur crevé, ta joue salée. Je baise le caillou perdu, la pierre jetée, l'étoile filante que tu es, et la Lune méchante que tu seras.
177 - En attendant la Ricaneuse
L’existence est brève, ne méprisons pas les jouissances qui mettent tant de joie dans nos cœurs de mortels. Jouissons ma mie, jouissons sans entrave des plaisirs qui s’offrent à notre belle jeunesse. Goûtons aux vins rares, festoyons sans entrave, chantons, dansons sous tous prétextes ! Mais n’oublions pas cependant que l’amour est la plus exquise des ivresses.
Aussi je vous invite, ma bien-aimée, à m’imiter dans cette quête urgente de l’amour. Le jour où votre front sera chargé de rides, ma pauvre, si vous n’aimez pas aujourd’hui, avec quelle amertume il vous faudra passer la grande Porte ! Croyez-moi, pour bien mourir il faut avoir bien aimé.
Quel plus magistral soufflet flanqué à la face de la mort que sont les joies issues de l’amour ? Même si elles nous semblent éphémères, les semences de l'âme se propageront dans l'Eternité. Plantées sur Terre, elles perceront la tombe pour éclore au Ciel. L’amour est inépuisable, et survit à la mort des êtres de chair que nous sommes.
Buvons chaque jour à petites gorgées le vin insidieux de l’amour, buvons jusqu’à l’enchantement, jusqu’aux larmes s’il le faut, car l’amour est aussi un poison terrible et exquis. Il est non seulement la source de nos chagrins les plus chers, mais encore leur baume.
Osez les mots qui font oublier le mal de vivre, les dimanches de pluie, l’ennui de l’Homme. Je vous aime avec du sable dans une main, de l'or dans l'autre, de l'écume au coeur. C’est l’amour comme un cheval fou, l’amour au galop. Entrons dans le tourbillon la rage au ventre, les cheveux au vent.
178 - Lettre à un fantôme
Ce soir ton visage est loin de moi. Je n’ai plus revu tes yeux depuis onze mois et cinq jours. Je garde en mémoire ton sourire dédié à je ne sais quel mystère, là-bas à la station Denfert-Rochereau. Tu es partie comme une ombre. Je ne t’ai plus revue. Plus jamais.
Tu es belle à mes yeux parce que tu es absente Sandrine. Tu as le charme des terres lointaines. Ton nom c’est pour moi comme l’appel du large. Un coin de mon âme est sensible à ses sonorités. Tes yeux laissés à Paris, alors que coulent les jours, les semaines, les mois, et bientôt l’an, sont une invitation aux étoiles. Ils brillent dans ma mémoire, non comme des rubis, mais comme des yeux de fille. Un regard de femme, humain, charnel, tangible.
C’est l’éclat vivant des astres qui brûlent. Je ne crois pas aux diamants inventés, je crois seulement aux visages humains, aux traits de femme, à tes yeux Sandrine. Je t’envisage donc comme un point au firmament. Parce que le ciel est une réalité depuis longtemps vérifiée : il me suffit d’allonger le bras pour m’en rapprocher. Infiniment peu, mais d’une manière infiniment vraie. Tu es loin de moi Sandrine, et tes yeux en exil ont le prix des vérités cosmiques. Je sais qu’ils me sont désormais inaccessibles.
Tu es belle parce que tes pieds touchent la terre, parce que tes yeux ne se plissent pas différemment de mes yeux face au soleil qui nous aveugle aux mêmes moments, et parce que tu t’appelles Sandrine, et que tu n’es pas là.
179 - Une brise venue du Sud
Je suis las ce soir, et mon âme éprouvée se tourne vers toi. Sois mon cierge Sandrine. Mon coeur lourd résonne jusqu’à toi, et c’est l’écho de sa solitude que tu entends. La quiète et officielle désignée est près de moi certes, mais moi je suis loin d’elle. Je suis seul comme un amant peut l’être lorsqu’il a perdu ses plus chères étoiles.
Je t’aime comme je t’ai aimée de loin dans le train de Louxor, dans les rues du Caire, dans l’avion, à la station Denfert-Rochereau… Je t’aime comme je t’ai aimée de près devant la légitime présence aux aguets, sans rien lui cacher, franc comme le soleil, droit comme une statue.
J’aime Toulouse à cause de ton nom Sandrine. Je ne connais pas cette cité que l’on dit rose, mais je connais Amiens que l’on dit triste. Et sais-tu pourquoi j’aime Amiens la grise ? Pas seulement parce que j’ai grandi dans la Somme, mais aussi et surtout parce que là-bas j’ai aimé cet autre oiseau bien nommé que tu as rencontré dans le train Louxor-Le Caire, jadis. Las ! Aujourd’hui le volatile s’est embourbé dans quelque fange et ses ailes sont devenues vaines.
Je te sais fille du Sud, soeur du mistral, enfant de la lumière et du sel : mûrie sous le soleil azuréen, enivrée des effluves marins. Je t’aime Sandrine, fleur sèche, mystère amer, belle et linéale créature, pauvre enfant aux cheveux d’or, chère affligée aux yeux clairs…
Ce soir je t’écris pour la millième fois Sandrine : écoute-moi, ne raille pas mon émoi, ne bafoue pas mes rêves, ne m’abandonne pas pour la millième fois. Et je n’ai pourtant d’yeux que pour celle qui me raille, me méprise et me maudit... Je n’ai de sentiments que pour cette fille qui m’ignore, me bafoue, m’afflige : ce soir je n’ai de coeur que pour toi Sandrine. J’aime une impossible conquête, hélas !
J’attends une pauvre étoile que j’aime et qui ne m’aime pas.
180 - La beauté d'une gargouille
Mademoiselle,
Ainsi comme vous me l'avouez, il est flatteur pour vous d’être ma muse et vous voulez que je rende un juste et mérité hommage à votre beauté absente, à la pauvreté de votre éclat, à la tristesse de votre face plus humaine qu’angélique… Eh bien soit ! Point de vaines séductions stylistiques, pas d’artifices malvenus ni de mensongers violons au bout de ma plume pour vous honorer.
Pour vous plaire, je vais donc mettre un peu de ces réalistes arabesques autour de mes propos. Si vous êtes laide, alors votre laideur est toute gothique. Telle une cathédrale ornée de gargouilles, votre séduction est dans les grimaces de votre féminité. Et c’est là que vous m'êtes aimable : avec ce voile d’ombre et de pierre sur le front. Le bleu de Chartres est dans vos pupilles, et je crois voir dans votre regard cérulescent cette Vierge affligée déjà aperçue dans quelque vitrail. Votre mystère est austère, certes. Mais c’est précisément cette humilité qui fait chanter les poètes.
Vous n'êtes pas vraiment belle Mademoiselle, mais c'est en cela que vous brillez.
181 - Un poison candide
Elle a le sourire mutin, le geste puéril et la mèche fringante. Deux prunelles venimeuses qui effraient déjà les hommes. Et font rougir le diable. Voilà une innocente au bord de l'enfer qui joue avec le feu, à peine consciente. Une âme d'enfant dans un corps de sorcière...
C'est une fleur qui s'éveille, douce, fragile, pubère. Et sanguine, vénéneuse, redoutable. C'est une eau vive qui jaillit, fraîche, chaste, prude. Et trouble, écarlate, insolente.
En ces traits gracieux et paisibles on sait de futures amours pleines de promesses trahies, de rendez-vous sous l'orage, d'étreintes impies, d'infidélités ostensibles et de serments voilés. Dans ces cheveux trop fins, trop longs, trop clairs, on devine déjà l'empreinte des baisers égarés, des brins de paille oubliés, avec la brise tardive du soir pour les chasser. Et puis des senteurs de musc dans le cou. Et un ou deux jaloux pour le lui reprocher.
Les robes blanches du jour alterneront avec les coupables échancrures de la nuit. Les ébats éhontés au fond des théâtres, les étreintes furtives aux coins des monuments, les baisers de voleur derrière les portes cochères et les soupirs indus destinés aux oiseaux de passage succéderont aux heures interminables passées à bayer sous les étoiles en sempiternelles compagnies : amants de longue haleine et inconnus fiévreux se croiseront sous les dentelles de ce démon sans défense. Inconstance innée et pouvoir insidieux de la femme ! Tant d'années glorieuses à venir... L'ange a hérité de la beauté des damnées. La créature terrestre prend forme. Et elle a toute une vie de femme à faire.
C'est une pucelle de quinze ans.
182 - Enigmatique et ambigu
Dans mes yeux mystiques pénètre la lumière du monde et des étoiles. Mon regard qui se pose sur vous est un perpétuel point d'interrogation.
Les initiés voient dans mon oeil une lueur sacrée, comme si j'étais le vivant autel de quelque divinité. Les méfiants me supposent messager des enfers, soupçonnant un mauvais mystère au fond de mes prunelles.
Certains admirent mon aspect racé, mes formes élégantes, ma face pleine de distinction. D'autres craignent mon ombre qui passe, mon pas silencieux, mon air subtil. Il est vrai que si la société des gens bien nés ou fortunés fait mon affaire, me roulant dans de la soie entre le salon d'une comtesse et le bureau d'un archiduc, j'évolue avec autant d'aisance en pires compagnies. Et, indifférent à tout, perdu dans mes pensées obscures, je trouve également mon bonheur dans un taudis.
Rien ne m'atteint au fond de mon silence et de ma solitude. Et si j'ai l'air dédaigneux envers mes hôtes c'est que, accueilli chez le riche dans un fauteuil de style où je laisse mon empreinte douteuse ou bien chez le pauvre où je crache dans un méchant panier percé, partout on me traite comme si j'étais un dieu. L'humble comme le fortuné me flattent avec une égale dévotion. Ils me prodiguent louanges et caresses à n'en plus finir, même si la plupart du temps je demeure de marbre, observant de loin durant des heures entières mes bienfaiteurs.
C'est surtout dans ces moments interminables et silencieux où j'observe que l'on me prend pour une divinité. Bénéfique pour les uns, méchante pour les autres.
On m'a donné le nom de chat.
183 - Les misères de la laideur
Mademoiselle,
Votre hymen intact ayant traversé les ans avec gloire et trompettes, vous n'en êtes pas plus honnête pour autant. Le vice masqué vous plaît. La fange, pourvu qu'elle se voile de chastes atours, vous agrée.
Vous êtes laide. Laide et corrompue. Méchante et perverse. Les âmes naïves vous aiment et les coeurs puérils vous encensent sans compter pour les dignes apparences que vous arborez. Moi je vois non seulement les traits de votre visage ingrat, mais encore la noirceur de votre âme aigrie. Si vous étiez belle, vous seriez une sainte. Mais vous êtes laide, et vous êtes un démon.
Les bigotes vous prennent pour un modèle de vertu. Le bon prêtre auprès de qui vous faites si bonne figure, dupé par votre piété mensongère, vous croit pleine de valeur. Comme si votre absence de joliesse conférait quelque beauté à votre âme... A la beauté va la vertu, à la laideur va le vice. Vous êtes née laide, vous mourrez damnée. Vous avez beaucoup reçu en disgrâce, il vous est donc beaucoup demandé en échange.
Mais vous êtes faible, et vous préférez la facilité. Votre malheur était pourtant prometteur. Vous l'avez gâché. Vous n'avez pas su contrer le vice. Le combattre vous aurait grandi. Mais vous l'avez adopté.
Vous êtes laide en dehors, laide en dedans.
184 - La brique et le lierre
Je me suis vu sous des ombrages qui me sont chers, en un lieu oublié, connu de mon enfance seule. Et sous ces feuillages mouvants d'un été ancestral, des instants prestigieux de ma jeune existence se sont écoulés, paisibles et tendres. Cette terre en souvenance, cet éden humblement foulé par l'âge puéril, ce jardin de nostalgie, c'était un parc, celui d'un château.
Les frondaisons qui ondulaient sous la brise chaude rivalisaient de majesté, de gloire et de grandeur séculaire avec la façade claire du château. Je me souviens particulièrement de ses murs élevés, de ses fenêtres innombrables, de son aspect magistral et gracieux comme d'un paysage quotidien, familier, rassurant. Ces images m'envoûtent comme lorsqu'on retrouve, une fois adulte, une ambiance ensevelie dans la mémoire se rapportant aux heures innocentes de la vie.
Où me trouvais-je ? Qui étaient les hôtes de ce château ? Quel âge avait ma jeune âme ? Et ce château, était-ce, réellement un château ou bien un rêve, une fantasmagorie d'enfant ?
Plus tard j'ai retrouvé ces lieux perdus. J'ai goûté à plein coeur ces saveurs idylliques, j'ai senti le poids incomparable de la pierre érigée à glorieuse hauteur, j'ai eu chaud sous le souffle refroidi des passions d'antan, éteintes depuis un siècle. J'ai reconnu les verdures estivales apprises je ne sais où, je ne sais quand, et j'ai eu l'ivresse d'un jour, l'ivresse mélancolique. J'ai retrouvé mes chimères. C'était sous le règne de l'Amour, c'était au temps de l'indélébile illusion. La rencontre enchanteresse de la vigne vierge avec le vieux mur de briques rouges. Ce que l'on nomme communément : le lierre. Sur la pierre.
Un pan de mur ombragé par un bouquet de feuilles et quelques soupirs. Un pan de vie jamais effrité, toujours debout, dignement illustre, auguste, sans âge. Intact. Inébranlable.
Mais laissez-là mes briques, mes feuilles et mes larmes, aujourd'hui j'ai besoin d'être aimé pour une raison qui vaille, enfin : pour rien.
185 - Le violoncelle
Chère amie,
En ce jour de pluie Euterpe est à l'honneur : le violoncelle déverse ses larmes molles et sucrées, sanglotant comme un gâteau sénile. J'entends sa satanée mélodie. Quelque chose de dominical, poussiéreux, mortel... Il me parle et j'écoute ses fadaises : de la salade morose mêlée de confiture. Dessert de l'âme exquisément écoeurant. Le mets indigeste éveille en moi des appétits inédits : votre nom soudain est délectable.
Effet étrange des états d'âme morbides, alchimie mystérieuse des saveurs honnies...
L'archet est un peu plus rapide. Les cordes s'agitent et peu à peu la guimauve durcit, le miel devient marbre, la courbe se brise... Et j'entends des sons de silex. Alors votre image banale s'estompe, vous devenez plus linéale. Une tige.
Perçantes et plaintives, les notes vous habillent d'épines. L'instrument se fait de plus en plus viril, et vous m'apparaissez avec un sourire écarlate.
Des sons sortent des ténèbres, lourds et solennels. Porté par ces ailes sombres et majestueuses, je m'affranchis des quotidiennes pesanteurs. Etat de grâce... Vu d'en haut vos traits sont plus flous. Transfigurés.
Les sons montent, montent...
La musique se fait aiguë, aiguë... Si aiguë que le rêve se brise !
Comme une corde trop fine qui se casse.
Et à travers le chant strident de l'instrument redevenu source de migraine, je crois entendre vos sempiternelles jacasseries.
186 - Le feu du diable et le saut de l'ange
Madame,
Afin de mieux vous éclairer ici sur les événements et que cela éveille votre coeur à l'humaine pitié, et qu'il se rallie ainsi d'emblée à ma cause, je vais vous narrer un fait lyrique des heures heureuses de ma vie avec votre rivale.
Sachez qu'autrefois, à la faveur d'une grâce divine sans doute, je fus maître des cieux chartrains. C'était en mars 1992, et j'étais accompagné de ma mie, charmante jeune personne à l'époque qui partageait les jours de ma vie, et mon alcôve. Il s'agissait bien entendu de ma très chère et très aimée Isabelle. Oui, j'ai foulé d'un pas glorieux -et nocturne- l'illustre toit du monument sacré de la vieille cité. Explication : j'ai violé l'espace interdit à partir duquel j'ai pu par la suite accéder à un échafaudage (des travaux de rénovation avaient lieu) menant directement sur le toit de la cathédrale. C'était au début de notre relation, et en ce temps la fortune ne cessait de nous être favorable. Privilège, semble-t-il, réservé aux neufs amants.
Toutes mes frasques, toutes mes romanesques tentatives, étrangement, dépassaient mes espérances. Bref, j'avais lors de cette singulière expédition sur le toit de la cathédrale de Chartres pour uniques complices la sélène lueur, la muette escorte des statues croisées au fil de l'ascension, et ma douce amante à mon bras, sorte de Juliette enchaînée à mon destin de bouffon et d'acrobate.
En ces prestigieuses et illicites hauteurs, nos coeurs unis volaient, planaient, s'émerveillaient au-dessus de la ville endormie. Nous avions la sensation d'une félicité inconnue jusqu'alors, étrangère de nous-mêmes et du monde. En vérité nous étions devenus comme des dieux, des anges, des séraphins, le temps d'un tourbillon inoubliable de nos consciences anesthésiées par l'amour mutuel.
De cette escapade insolite, nous avions rapporté une clef, objet trouvé aux hasards des portes rencontrées, franchies ou non, mais qui nous paraissaient toutes célestes là-haut (nous avions arpenté les couloirs multiples de la cathédrale, passé quelques portes, et escaladé les nombreux escaliers cachés dans les tours, et les divers sommets). Cette clef fut longtemps notre secret. Elle demeure visible et palpable aujourd'hui, matérielle, telle une preuve tangible et dure comme l'acier de notre amour originel. Elle gît en un coin oublié de ce lieu d'où je vous écris cette lettre. Partagez donc avec moi le secret de l'existence de cette clef. Soyez le témoin de cet intime trophée arraché au ciel chartrain, symbole d'un amour mémorable.
Et aujourd'hui avec les événements, le passé qui s'éloigne, se renforce ma mémoire aimante envers certaines pierres millénaires. Celles d'une cathédrale de France un instant de ma vie approchée, et caressée : vous savez laquelle maintenant. J'ai gardé la certitude du beau, de cette beauté effleurée, sentie, et qui est plus durable que la pierre elle-même qui l'exprime.
Au contact intime de ce noble édifice, j'ai acquis un trésor humble et magnifique à la fois : des visages de pierre aux allures gothiques gravés dans mon esprit, jadis témoin. Et aujourd'hui ces statues jamais oubliées me parlent. Elles me rappellent les temps bénis où nous venions les saluer, elle et moi, avec espièglerie et insouciance. Nous accédions ainsi jusqu'au faîte du monument, aidés par quelque génie céleste complice et protecteur.
Depuis le parvis je convoitais les hauteurs où, glorieux, trônaient ces rois de pierre. Et, poussé par je ne sais quelle force du ciel, j'atteignais avec ma tendre complice leur visage et nos regards se croisaient enfin de près, de tout près. Des ailes pieuses assurément, à travers un échafaudage providentiel et une surveillance négligente, nous amenaient à hauteur de ces saints figés.
Combien il m'était aisé en ces temps d'aller vérifier de si près le sourire plein d'onction de ces lointaines silhouettes haut perchées ! Je me jouais alors des gargouilles hors d'atteinte pour rejoindre ces inaccessibles statues. Pour les profanes intrigants, pour les coeurs sans fantaisie, la mission eût parut impossible, et sans intérêt d'ailleurs. Mais moi j'avais le coeur en plein éveil et tout me devenait possible sous l'oeil de Cupidon. Et aujourd'hui, alors que je vous écris cette lettre, sachez que ces têtes immortelles me rappellent.
J'aimerais prendre par la main Isabelle et l'emmener, comme avant, jusqu'à la cime de l'une de ces églises gothiques, afin de sanctifier une seconde fois notre amour et de le sauver définitivement à travers l'ivresse poétique. Oui, j'aimerais faire revivre ainsi cette union qui a pris racine sur cette Terre il y a plusieurs années, et qui doit naturellement se déployer vers le céleste horizon. J'aimerais faire cela sous le regard pétrifié et approbateur d'un de ces bienveillants témoins ancestraux rencontrés là-haut jadis, à Chartres.
Parce que mon destin éphémère s'est lié aux têtes moyenâgeuses depuis le jour où elles se sont penchées sur moi en 1992.
Mais un jour, peut-être, j'irai retrouver les hauteurs inviolables de mon passé, à Chartres. Je m'approcherai ce jour-là une nouvelle fois encore, la dernière, du point le plus élevé de la cathédrale. Plus près du Ciel. Et plus loin du sol.
Et puis, plein d'une définitive résignation, du haut de mon perchoir sanctifié par les siècles je saluerai le monde avant de répondre à l'appel irrésistible du vide. Et mon corps défait et inerte se retrouvera en communion intime avec la pierre usée, en bas, tout en bas du saint édifice. Je serai alors au pied de l'édifice de ma vie. Et ce sera tout.
Parce que j'ai connu par le passé l'ineffable émoi provoqué par l'amour, là-bas à Chartres, au sein de la cathédrale, et que je n'ai jamais pu oublier ce vif instant d'éternité, j'irai mourir en cet endroit du monde où est demeuré pour toujours mon coeur touché à mort.
Ma chute me sera plaisante comme le vol d'un chérubin. Un coup d'aile, certes furtif et funeste, mais qui me fera survoler les siècles, les illusions et la souffrance. Ma gloire, qui durera une seconde ou deux, sera intemporelle, universelle, absolue.
Et j'inviterai le souvenir de Isabelle, le souvenir de son nom, de son visage, de sa voix et de son sourire à ce banquet d'azur, de désespoir et d'amour mêlés. Je serai réconcilié avec l'Univers entier, et durant une seconde ou deux, le temps de ma chute, tout me semblera beau, enfin. Suprêmement. Fatalement.
187 - Le plomb de l'amour
Retour en arrière : 1992, le Mans. Année faste. Ma vie bifurque, chavire, s'engage, s'allège : je suis deux.
Dans le Jardin des Plantes de la ville, elle et moi nous scellons par les sangs croisés notre hyménée. A la manière des gitans. C'est viril, romantique, puéril et poétique. Je suis alors au faîte de ma gloire, parvenu à la porte de l'Olympe. A travers les lèvres de l'amante je suis en possession de la clé du Temps : passé et futur se diluent dans la paix nouvelle d'un Présent partagé, sous la forme d'un premier baiser. Bref, mon coeur bat.
Le monde prend la couleur de ses yeux clairs et cérulescents. Mon univers, sacralisé, ne s'ancre plus dans l'espace physique mais dans la profondeur de mon être : je prends racine.
Puis, riche d'une sève neuve, je croîs, je monte, je m'élève, je m'édifie. Tout en illusion.
Etourdi par le mirage, je suis tombé dans tes bras. Dans tes bras Sandrine, après un lustre passé dans la commune alcôve à vénérer un rêve brisé. Dans tes bras demeurés pourtant muets, croisés, lointains. Que me reste-t-il Sandrine ? Mes mots vers toi, porteurs de mes rêves les plus éclatants, sûrs messagers de mes jours perdus, ces jours désespérément reconstruits, réécrits, réinventés à la lumière de tes sourires, de tes yeux, de ton visage chéri.
Nous sommes en 1997, en fin d'année. Que reste-t-il de mes amours ? Le sang a séché, les coeurs se sont taris, l'eau à coulé sous les ponts.
Et toi Sandrine, tu demeures loin de moi, belle comme l'aube, l'onde et le vent.
188 - L'esseulée
Vous l'esseulée, vous le visage qu'on ne regarde jamais, les yeux qu'on ne croise pas, le coeur qu'on évite, vous l'épouse de l'indifférence, vous la jeune fille que l'on dit sans grâce et sur qui nul amant n'attarde son regard, un coeur bat pour vous.
Malgré, vous, malgré moi et malgré tout, je suis épris de votre pauvreté.
Les galants sur vous lèvent les yeux et passent, ne laissant ni fleurs ni compliments, et au bal votre bras demeure veuf, éconduit, tandis qu'on danse avec vos soeurs plus jolies tout en leur clamant mille fadaises...
Mais si tous dédaignent vos traits modestes, vous l'indésirable créature, vous la fleur unique semblable à aucune autre, tous ignorent vos dehors cachés d'oiseau blessé, à travers vos larmes versées sans témoin, vos soupirs dédiés aux jours vides qui durent, votre coeur cloîtré et vos yeux depuis toujours baissés, mariés avec la poussière, à cause de ce poids de tristesse sur vos paupières.
Que vous êtes touchante, et tellement belle, quand vous vous révélez si humble, le visage plein de langueur : vous ressemblez à un ange en détresse. Votre secret renoncement m'attire de la même manière qu'une terre sévère et inculte, si austère que le silence n'est pas silence, mais prière émanant des pierres et des ronces.
Vous avez pour moi le charme sûr de l'authentique mélancolie, et votre coeur que l'on néglige est une délicatesse que je vous demande de m'offrir parce que vos pleurs, pareils à une neige sur un paysage terne, donnent un prix à ces prunelles qui se posent sur moi.
Discrète et pudique, simple et sage, sans toilette, ni ruban, ni soie, votre grâce siège sur votre front nu. Et votre sourire qui me sera voué formera votre unique et sobre parure.
189 - Lettre d'amour à une jeune et laide bigote
Mademoiselle,
Permettez qu'un prétendant digne de votre chaste hymen se manifeste enfin. J'aime singulièrement vos grâces d'oiseau dépourvu d'ailes, vos airs d'ange déchu, votre vol de papillon sans mystère. Vous êtes un joli caillou, une sorte de diamant obscur au prix indéfini. Votre front dénué de lauriers vaut votre regard sans fard. Vous êtes d'ailleurs si vraie que l'artifice serait une offense à votre nature.
Votre authenticité inédite a les charmes bruts de l'amertume.
Vous êtes belle comme un rêve dont on ne se rappelle plus.
190 - Vertueuse et improbable
Je rêve d'une fille, qui serait bientôt une femme, dont le visage sage, doux et paisible se tourne vers moi, empreint d'un amour infaillible, profond, noble, un amour hors du commun. Son regard plonge dans le mien, et devine mon âme. La jeunesse, la grâce et la joliesse sont ses naturelles parures. Elle a la chevelure aux teintes douces d'automne ou aux éclats vifs du soleil, peu importe, et ses yeux vifs et clairs ont les reflets nets du ciel.
Son coeur est demeuré pur, son corps sans tache, et sa parole a plus de poids que l'or. Elle porte en elle le mystère des grands départs. Dans sa voix qui prononce mon nom, il y a le ton d'un ailleurs, un long rêve qu'elle ne dit pas, mais que l'on pressent. Son monde intérieur est une riche bohème. Son esprit est sûr, avisé, éprouvé, et son tempérament est prompt aux rêveries et à la mélancolie.
Son corps est fin, gracile, sa chair a les lignes délicates des nymphes, et ses formes sont généreuses. Sa vertu préservée m'est vouée tout entière. Elle a la force d'âme de ceux qui ont reçu le divin enseignement. Elle est fidèle, constante, mesurée. Elle aime l'honneur, l'humilité, la vérité. Elle rêve de gloire, et la mort n'est pour elle qu'un adversaire déloyal que méprise son âme éprise de lumière. Elle est honnête, sensible, saine. Elle brille par le coeur et par l'esprit. Elle a le goût du classicisme, des traditions et des connaissances séculaires. C'est une fille de bien.
Je ne connais pas son nom encore, mais existe-t-elle vraiment cette compagne imaginaire ? N'est-elle pas tout près de moi finalement ? Peut-être est-elle loin, trop loin dans l' irréel... Pourtant j'ose croire qu'un jour elle sera là. Je la reconnaîtrai, et elle me reconnaîtra. Cette fille, cette amante idéalisée et imaginaire, je l'aime déjà.
Je l'attends, comme j'attendrais un rêve.
191 - De l'huile sur un coeur en feu
Amante en pleurs,
Je viens de recevoir ce matin votre lettre couleur sang. Remettez vos habits de scène, la pièce n’est pas terminée.
Pour vous aimer dans toute la gloire de mon coeur d’élite, je viens vers vous l’épée au flanc gauche, le heaume relevé, les pensées droites, la rose de Damas à la main. Je viens vers vous plein d’honneur et de noblesse. Sur un signe de moi, mon cheval pose un genou par terre et courbe l’échine jusqu’à votre cheville où je viens déposer la fleur d’Orient. Vous prenez entre vos doigts délicats l’éphémère joyau floral. Et au moment où vous portez à vos lèvres ce calice de parfum digne d’un baiser, celui-ci vous pique. L'épine sournoise... La rose gît à vos pieds. Amour vénéneux, douloureux, acide et amer. C’est ici que peut commencer notre histoire. Au seuil de la souffrance. C’est un roman qui commence par une perle de sang.
Comprenez Ophélie que cela est digne d’être vécu. Vos larmes font la valeur de ce roman vivant et vécu. Cet amour difficile est à l’image de l’intemporel drame humain. Souffrez donc à la mesure d’une princesse Ophélie, parce que mon coeur vous élève jusqu'à ce rang. Et surtout sachez verser les larmes simples et vraies, terriblement touchantes de la bergère, de la pauvresse, de la fille en deuil. Troquez votre couronne de princesse contre quelques sanglots que je viendrai entendre, pour ma peine et ma joie.
Que je vous nomme Dame ou pucelle, princesse ou paysanne, votre coeur chagriné sera l’égal de tous les coeurs de femmes en douleur. Ophélie, lorsque sur votre joue ruisselle votre peine, je sais que vous vous moquez d’être princesse, et mêlez vos larmes aux larmes de toutes celles qui souffrent un semblable chagrin, vous unissant ainsi au monde entier en un torrent de douleur sublime.
Votre douleur me fait vous aimer davantage. Quelle plus belle signature d’un amour qu’une goutte de chagrin ? Je veux que vous me témoigniez de votre attachement si tendre pour moi par cette encre de cristal, de sel et d’amertume. Je veux voir sur votre lettre prochaine cette trace sublime et dérisoire de la douleur humaine. Pour dépasser la scène de théâtre. Pour faire voler en éclats le jeu théâtral, et le vivre dans toute sa splendeur et sa cruauté. Que meurent et Shakespeare et Corneille, vains rimeurs et poètes, et que vivent nos coeurs de chair humaine, plus sensibles aux coups de poignards qu’aux trop jolies paroles ! Qu’ils soient crevés par les lames aiguës de l’affliction et les épines de l’amour... Gardez donc vos habits de soie et de velours Ophélie, ils seront votre plus beau linceul.
192 - Une noce perverse
Aujourd'hui les choses prennent une ampleur concrète. Depuis plusieurs jours déjà je songe à emporter avec moi un souvenir personnel et marquant de vous. Contre mon corps je désire une trace de votre passage. Une trace sanguine, écarlate, douloureuse, vive et significative.
Contre ma peau j'aimerais sentir l'empreinte d'une caresse âpre de votre main. Il me plairait de garder des jours durant contre ma chair les sillons tracés par vos ongles, ou par quelque lame acérée mue par votre main, contrôlée par votre coeur épris de romanesques sentiments. A l'endroit de mon corps qu'il vous plaira, vous signerez votre amour.
En hommage à votre nom Ophélie, je porterais avec fierté cette blessure d'amour plus glorieuse qu'une blessure de guerre. Ne craignez point la grimace due à ce doux martyr, et prenez-là plutôt comme un sourire, au moment où vous rayerez ma peau contre vos griffes. Ou contre le fer.
(Avant que de me faire bénéficier de cet intime présent, ma peau non infaillible aura été purifiée des invisibles germes, vils ferments issus des miasmes ambiants, ainsi que vos ongles ou quelque autre objet incisif que vous aurez choisi. Voilà pour les précautions domestiques de l'audacieuse besogne.)
A présent préparez votre coeur sensible à cet acte bourreau, et remplacez votre pitié par un courageux sentiment de romantisme. Montrez-vous digne de mon désir de sacrifice.
193 - Le testament d'un collectionneur
Amantes collectionnées, je vous ai choisies pour vos grâces ou disgrâces, pour vos esprits naïfs ou pervers, vos âmes pieuses ou légères, puis j'ai fini par vous aimer pour vos lettres qu'une encre solennelle rendait si chères, et qui tombaient dans ma boîte : éclats indélébiles de vos coeurs de verres. Pour vos mots d'amour j'ai attendu avec fièvre le passage de l'agent des postes, messager impartial de vos gloires et misères apportant dans une professionnelle indifférence vos espoirs, désespoirs, rêves et sanglots.
Je voulais ces mots tombés du ciel, dictés par des éplorées, et les veux encore. Sachez qu'un être parvenu jusque dans mes bras et qui paisiblement s'endort le soir en la légitime alcôve ne m'empêchera pas de continuer à songer à l'amour et à sa naissance : cette miraculeuse émergence annoncée par ces courriers reçus comme autant de maîtresses : vos lettres.
Vos correspondances sont des preuves d'amour que je conserve comme un trésor dans mes classeurs numérotés. Chaque lettre que vous m'avez adressée recèle un miracle imprimé : de l'amour sur parchemin, écrit noir sur blanc, lu, approuvé, signé. Parfois en lettres de sang, folles que vous êtes ! Cette naissance de l'amour dans le berceau de vos lettres, ne fut-ce pas l'accouchement de vos coeurs ?
Faire naître le sentiment amoureux, c'est mon chemin de gloire, la graine obligée que je dois ensemencer en cette Terre aux prises avec les forces du prosaïsme, de plus en plus vidée de poésie.
Amantes de plume, que vous soyez roses ou chardons, pétales ou épines, vous avez éclos sous la lumière de mes promesses et, le temps de votre magnificence épistolaire, vous avez ensoleillé mon terrestre séjour par vos empressements, vos pleurs, votre beauté. Ou votre laideur magnifiée. Mais aussi par vos mains qui traçaient avec une sainte frénésie mon nom sur des papiers soigneusement choisis, puis baisés, parfumés parfois, envoyés avec des fièvres romantiques qui vous flattaient...
Les fruits de cet arbre aux feuilles variées, aux racines profondes que vous adoriez, ce sont vos âmes tombées dans le piège de l'amour, mûries par mon suc amer et doux. Transfigurées. Vous avez enfanté de votre propre douleur d'aimer. Ma terrestre progéniture : un poème dans chacun de vos coeurs. Ne vous ai-je pas aidé à vivre ? Vous le rosier, moi le chêne.
Vos coeurs brisés sont mes oeuvres d'art, des diamants malléables à distance. En esthète je vous aime, amantes lointaines, bijoux durables, âmes blessées que cicatrisera l'éternité... Je vous aime, mes chères conquêtes, non comme des proies, mais comme des trophées qui ornent mon existence.
Soyez heureuses, vous qui vivez le souvenir de ma flamme. C'est ma prière, ma bénédiction, mon testament. Mais surtout mon rachat, ma rédemption, ma délivrance.
Mon salut.
194 - Un cosaque cosmique
Imaginons cette scène onirique, hautement poétique : je suis un cosaque et vous êtes ma compagne d’armes. Enfants du froid, fils et fille des terres slaves, nés et élevés dans les immenses prairies gelées que l’on appelle la toundra.
Nous nous préparons pour une course folle à travers la steppe enneigée. C’est un jeu de guerriers. Viril, didactique, rude et barbare.
Nous sommes en selle, vêtus de bottes et de fourrures. Du haut de ma monture mon regard se dirige vers l’horizon que recouvre la froide écume. Loup affamé, aigle assoiffé d’azur, je suis un souffle féroce. Ce pays est de glace, mon âme est de feu. Vous me frôlez, assise sur votre cheval avec mâle assurance, témérité, arrogance, l’oeil farouche, le poing agrippé aux rênes, quelques mèches de cheveux flottant dans le vent...
Une odeur musquée se dégage de nos vêtements. Les chevaux pleins de fièvre et de sang sont deux flèches vivantes sur le point de se détendre. Fatal, le coup d’éperon les jettera bientôt dans le blanc infini.
Je caresse l’échine de mon cheval. Il se cabre. Ses muscles tressaillent, mon sang fait battre mes tempes. La tension est au paroxysme, animaux et humains sont fébriles.
Face à nous, la plaine. Glacée, vaste, ensoleillée, flamboyante. Le vent de la steppe caresse âprement nos visages. Il joue avec vos mèches, et quand se resserrent vos lèvres sous la morsure du gel un air sauvage fait briller vos prunelles. Bêtes et hommes sont prêts pour la course.
Votre regard hautain croise une dernière fois mon visage martial. Et dans un ultime défi, le toise avec dureté.
Mon talon frappe les côtes de la bête, vous m'imitez et nous dévalons la plaine dans une clameur de rires rauques !
Les chevaux s’emballent, le bruit étouffé de leurs sabots dans la neige se mêle avec harmonie à leur souffle bref et sonore. La cadence de ce mutuel galop s’accorde parfaitement au rythme de nos coeurs. Nous ne faisons plus qu’un avec les chevaux, enchaînés à leur pas de course.
Nous filons côte à côte dans la neige à une allure magistrale, emportés par nos coursiers qui fendent l’air avec fureur. Indociles, excités, admirables. Le vent bourdonne à mes oreilles et à travers la poussière de givre tourbillonnant autour de nous je distingue les traits de votre visage, tendus sous l’euphorie.
Votre air intrépide, vos cheveux fous, votre main agrippée à la crinière onduleuse du cheval, les rênes trop longues qui tournoient dans l’air et viennent s’enrouler autour de l’autre main comme des bracelets de cuir éphémères, l’écume de l’animal qui s’abat en pluie contre votre face et fait plisser vos yeux, les cristaux de neige qui blanchissent vos cils, le tout baigné dans le bruit sourd de la cavalcade, tout cela donne à ce tableau fugace et fulgurant une grâce suprême, une expression de noblesse profonde, un sentiment de grandeur ineffable. Vertigineux.
Dans l’ivresse de l'élan, dans cette étourdissante chevauchée, tout devient féerique : l’instant se fige, se transformant en une sorte de songe.
Et nous chevauchons dans un espace d’éternité, dans un paysage onirique aux dimensions cosmiques.
Radieux, votre visage se tourne vers moi, transfiguré. Votre cheval devient Pégase, je sens ses ailes blanches qui frôlent ma main... Mon cheval a des ailes également. Je ne sens plus le sol poudreux sous ses sabots. Je lève les yeux vers le ciel et vois les myriades de cristaux de neige qui forment à présent la Voie Lactée : nous sommes en route pour l’infini.
Nous étions cosaques, nous sommes devenus des petits dieux, emportés par nos chevaux.
195 - La littérature chèrement payée
Voici une lettre envoyée au directeur d'une revue littéraire.
Monsieur,
Je vois dans le numéro 53 de "Ecrire aujourd'hui" une publicité pour un stage d'écriture cet été en Bretagne, que vous vantez vous-même dans votre éditorial.
Ce stage est étonnamment onéreux. Finalement non, cela n'est pas étonnant... Mais là n'est pas l'affaire qui me préoccupe. Je pensais que votre publication n'avait aucune ambition commerciale de bas étage, méprisant les méthodes habituelles de manipulation des esprits. Or, en proposant ce genre de stage aux ignorants, aux faibles, aux naïfs ou aux grands narcissiques, il est flagrant que vous tirez profit du filon que représente l'amateurisme dans le domaine de l'écrit.
Bien sûr, vous saurez toujours donner d'excellentes raisons pour proposer un tel voyage en Bretagne et à grands frais aux amoureux maladroits de la plume, mais l'objection la plus élémentaire, la plus radicale qui me vient très naturellement à l'esprit est la suivante :
Est-il vraiment besoin d'aller s'exiler en terres extrêmes, aux antipodes du pays (dans le cas d'un marseillais intéressé par ce «voyage d'étude») et aux confins de la sobriété, de la simplicité, pour se faire enseigner l'art de manier la plume ?
Cela me fait songer à tous ces sportifs du dimanche qui ne pourraient courir, et tout simplement courir, sans leur panoplie vestimentaire de marque achetée dans un magasin prévu à cet effet... Cette mode de l'habillage outrancier des diverses activités privées de l'homme contemporain est parfaitement ridicule.
Ne souhaitez-vous vraiment pas, Monsieur, rendre adulte votre lectorat ? Je ne pense pas que les gens assez riches (ou assez inconscients) pour envisager un tel déplacement à vocation prétendument littéraire soient d'une grande maturité, qualité pourtant essentielle de tout écrivain. Je serais curieux de connaître votre avis sur le sujet.
Je vous remercie pour votre attention, et vous prie d'agréer mes salutations civiles.
196 - Les plumes sans aile
Lettre envoyée à un directeur de revue littéraire.
Monsieur,
J'ai lu avec fièvre les pages glacées de la revue «Ecrire Aujourd'hui» (numéro 58), publiée sous votre autorité. Dans l'éditorial votre confrère Monsieur Berthelot -qui n'a pas daigné me répondre- exhorte les plumes de mauvaises volontés à poursuivre leur vol d'essai vaille que vaille, en leur assurant son éminent soutient (dûment tarifé, il ne le précise pas mais cela va de soi). Je constate que vous vous faites le chantre des innombrables producteurs de brouillons qui pullulent actuellement dans cette société où l'amateurisme est devenu un passe-temps en voie de développement, un filon prometteur pour les marchands d'illusions avides de vendre divers conseils, guides, méthodes... Bref, du vent cédé au prix fort.
Aujourd'hui c'est la mode de l'écriture, de la littérature même, qui est à l'honneur chez les profanes assoiffés de prestige calibré et de reconnaissance télévisuelle (la télévision : ce fameux pinacle de la «réussite littéraire», le temple de la vanité moderne !). On fait croire à ces amateurs que le talent littéraire chez les gens de leur espèce est un fait acquis, et que le seul problème pour eux n'est que de revendiquer le droit d'être publié. On mène avec ardeur le noble combat pour la démocratisation de la gent porte-plume, comme si n'importe qui pouvait devenir Hugo.
Vous êtes-vous seulement déjà demandé ce qui se produirait pour la littérature, l'édition, les lectorats, si chaque amateur de l'écrit se faisait éditer ? Cette littérature se vendrait au kilo, et nous croulerions sous une «pensée universelle» de rigueur, et à ce point accessible, à ce point représentative de l'état des choses et si «digne d'intérêt» qu'elle pénétrerait sans complexe jusque dans les sphères les plus crétines de la société. Par exemple dans les asiles d'aliénés.
Mais venons-en au réel objet de cette lettre, ce qui précède n'étant qu'une introduction. J'ai lu sous la rubrique « Beauté du texte » du numéro 58 de votre revue un "poème de choix" (l'auteur est Frédéric Besnard), ainsi qu'un autre de Jean-Noël Gueno page 15 (Même tu l'amour vit-il dans l'eau. etc.), tout aussi surprenant.
Je sais bien que l'hermétisme donne du prestige à la poésie, surtout lorsque l'auteur est dénué de talent poétique... Quand un lecteur comme moi fait remarquer avec beaucoup de bon sens qu'un texte est incompréhensible, il s'entend rétorquer que la poésie est un exercice d'initiés, qu'il ne s'y connaît guère en la matière, que la critique est aisé, etc. Et c'est ainsi que le charabia est encensé dans les pages d' «Ecrire Aujourd'hui», au nom de la promotion d'un genre en déclin. Je pense que si on n'avait pas donné la parole à ces piètres amateurs, la situation de la poésie n'en serait pas là aujourd'hui, et on s'occuperait à relire sans se lasser Baudelaire plutôt que de se perdre en conjecture sur la poésie actuelle. Il faut oser désacraliser les faux dieux et dénoncer l'imposture littéraire contemporaine si on veut défendre la littérature de qualité. Mais est-ce vraiment la vocation de votre revue ?
Je me permets de vous poser la question. Celle-ci mérite que vous y répondiez en toute bonne foi, intelligence et rigueur.
Je vous remercie pour votre attention et vous prie de bien vouloir me pardonner si la vigueur de mes propos vous a ému. Je ne cherche pas tant à railler la littérature actuelle qu'à la rétablir dans sa splendeur perdue.
197 - Le souffle du vent
La revue littéraire "Ecrire Aujourd'hui" n'est pas d'accord avec mes critiques sur la littérature. A la réponse molle et consensuelle de la revue (que je ne recopie pas ici car dénuée intérêt), voici ce que je rétorque :
Marie Doal,
J'ai bien reçu votre courrier et vous remercie de votre attention. Il est vrai que vous me répondez avec coeur, intelligence, habileté, mais également avec beaucoup de partialité. Vous semblez vouloir défendre avant tout une cause qui n'a plus rien à voir avec l'art poétique véritable : la prospérité de votre clocher (qu'elle soit simplement pécuniaire ou plus immatérielle). Ce qui vous intéresse plutôt ici c'est le succès de votre revue, et non pas surtout la gloire du beau verbe. Sur le plan humain je le comprends fort bien. Je ne saurais toutefois souscrire à ce que vous dites sur le plan strictement intellectuel.
En effet, je persiste à penser (avec toute l'honnêteté d'esprit dont je suis capable), que de nos jours l'hermétisme en poésie est la plus flatteuse et la plus facile parure des plumes communes, voire médiocres. Quand on se trouve trop lourd pour décoller, on singe le premier bel oiseau venu et on se prend aussitôt pour un certain albatros. A défaut de planer dans les airs on ne parvient qu'à faire comme le perroquet sur son perchoir : comme lui on en est réduit à répéter de manière grotesque, clownesque, ridicule ce que disent les maîtres.
Aujourd'hui lorsque le poète n'a rien à dire, il le dit sous le masque prestigieux et bien opaque du "sonorisme" (pour prendre un de vos exemples dans votre lettre), et nul n'omet d'applaudir, parce que celui qui n'applaudit pas est aussitôt taxé d'ignare, d'insensible, de provincial. Qui d'ailleurs oserait critiquer des textes si avant-gardistes au risque de passer pour un inculte ? Vous me parlez de la richesse de la poésie contemporaine, «vivante, variée, polymorphe, engagée». Soit. Cela est-il pour autant synonyme de valeur ? La richesse, la variété, l'originalité, la nouveauté ne sont pas nécessairement des gages de qualité et ne sauraient par conséquent être des arguments de choix.
A force de vouloir faire la promotion des excès poétiques en tous genres, il n'y a plus personne pour oser défendre le bon goût, la mesure, la simplicité, l'économie de vocabulaire. Je sais, cette poésie est trop sûre pour être à la mode. De nos jours il faut être audacieux, il faut inventer, comme si les amateurs de l'écriture étaient aptes à une créativité littéraire digne de ce nom. Tenir une plume ne signifie pas pour autant avoir des ailes. On peut être couvert d'effets et ne jamais quitter le sol, à la manière du paon. Faire la roue n'est pas avancer. Il ne faudrait pas confondre l'habit avec le moine. L'avant-gardisme poétique n'est plus qu'une forme insidieuse d'immobilisme pur et simple : les poètes qui s'en réclament pataugent dans les éclatantes incertitudes du genre en habits d'apparat ! N'ont-ils pas tendance, en effet, à confondre le verbe subversif, étonnant, novateur avec le simple vers qui fait mouche ?
Non, la poésie aujourd'hui n'est pas vivante comme vous l'affirmez : elle est expirante, dégénérée, malade, difforme. Elle se cherche des marques nouvelles, et semble ne pas en trouver. Elle ne rayonne pas comme vous le dites et voudriez me le faire croire. Si elle rayonne, c'est plutôt à la manière de ces étoiles mourantes appelées je crois «naines blanches» ou «naines rouges» : elle s'enfle, prend de l'ampleur tout en se diluant dans son inconsistance, devient de moins en moins dense avant d'exploser, de s'anéantir. Elle s'agite en tous sens et c'est vain, parce qu'elle a perdu ses véritables racines. Le fait est que tout le monde se targue de faire de la poésie aujourd'hui.
Raillerait-on la poésie officielle, classique, académique, formelle, celle qui a fait ses preuves ? Je constate que les valeurs sûres du genre ne font plus recette chez les apprentis lettrés.
Il me semble que l'art véritable échappera toujours à ceux qui au nom de la créativité se targuent d'être en avance sur leur temps. S'ils tentent de dépasser les règles formelles du genre, cela peut paraître courageux de leur part mais ça n'est pas nécessairement rendre service à l'art. Prendre des risques n'est pas un gage de réussite systématique. Au moins moi je suis sûr de ne pas me tromper en faisant le choix du passé. Et que celui qui ose se mesurer à Hugo au nom de l'avant-gardisme, défiant mes sages et prudentes paroles pleines de bon sens, m'égratigne le premier avec l'or prétendu de sa plume.
198 - Une étoile vagabonde
Je n’ai pas osé vous adresser la parole tout à l’heure dans le train, je le fais ici même si je sais que ces mots ne vous parviendront jamais. Le Ciel les recevra peut-être pour vous, emportés par le vent. Ou par le silence.
Je vous ai vu arriver avec vos trois ivrognes de compagnons, prenant place tous quatre sur les seuls sièges encore libres, juste à côté de moi. Une femme, vieille bourgeoise effarouchée, a changé de wagon. Au début moi aussi je craignais un peu la proximité de cette troupe de va-nu-pieds que vous étiez. Vous fumiez tous quatre dans ce compartiment non-fumeur, vos deux chiens galeux étaient sous les sièges mais surtout, surtout vos allures bohèmes m’effrayaient.
On n’entendait plus que vous quatre dans le wagon. Ce dernier vous emmenait à Laval. Là-bas ou ailleurs... Quelle importance pour vous, me semblait-il ? Très vite je vous trouvais amusants, folkloriques en dépit de la peine que me faisaient deux d’entre vous, ravagés par l’alcool.
Je devinais sans peine qu’aucun de vous quatre n’avait de billet. Tout le monde dans le wagon le devinait. Vous n’aviez pas des têtes à voyager avec des titres de transport. Vous étiez quatre espèces de SDF, quatre squatters de belle humeur, quatre enfants de Bohème.
Bruyants et joyeux.
Cette bande pittoresque attirait tous les regards. Les yeux du compartiment entier étaient braqués sur les trois hommes et la jeune fille. Et c’était la jeune fille que j’avais en face de moi. Cette passagère, c’était vous.
Nous avons croisé nos regards. Vous étiez belle avec votre visage un peu garçon. Vos traits étaient durs, ambigus, et votre regard était à la fois rude et doux. J’aurais voulu engager la conversation avec vous, mais un rien de bienséance m’interdisait de vous adresser la parole. C’est ridicule, mais j’ai de l’éducation.
J’étais attentif aux propos d’ivrognes que vous échangiez avec vos trois compagnons, tant votre langage était cru : quand vous parliez, c'était une rose qui crachait du fumier. Un vrai charretier en robe blanche. Une canaille avec un visage d’ange. Mais quand vous ne parliez pas, c’était l’enchantement. Avec vos yeux pleins de braise et de rocailles, vos allures d’oiseau sauvage, votre charme d’androgyne, je vous imaginais princesse au royaume des garçons manqués.
Le contraste était grand entre vos manières grossières, votre parler infâme, les trois pauvres diables qui vous accompagnaient et la délicatesse de votre visage, l’angélisme de vos traits, la lumière de votre regard. Vos ailes blanches mêlées de vase avaient des grâces vénéneuses : la vaurienne qui me faisait face était troublante.
Avez-vous lu ce trouble dans mon regard ? Le plonger dans vos yeux était un étrange supplice, et j’étais à la fois effrayé et ravi de le faire. Ces braises permanentes dans vos prunelles devenaient mon plus cher enfer.
Le diable était irrésistible.
Vous étiez belle comme le vent, la brume et la pierre : la douceur de votre visage se mêlant à cet air si dur vous donnait un charme naturel et sauvage. Et vous étiez belle également comme la tempête, la grêle et les cailloux. Belle, ainsi qu’une Vénus fine taillée dans un roc grossier.
Vous donniez du « monsieur » pour me demander si la fumée de votre cigarette ne me dérangeait pas. Sans surprise, je vous ai répondu que non. Alors que si... Et puis je vous ai souri, policé. Le train s’est arrêté avant Laval, je suis descendu.
Je n’oublierai jamais ce cygne sauvage croisé dans le train, accompagné de ces trois lascars au vol ras. Adieu, oiseaux de malheur. Adieu, la passagère.
199 - Un oisif mélancolique
Je m'étais égaré loin des grandes artères de la ville dans une de ces innombrables rues secrètes que le touriste ne visite jamais. Réceptif à l'atmosphère vieillotte de ces quartiers retirés, attentif aux moindres détails pittoresques, sensible au parfum périmé émanant des murs, tout me semblait hors du temps, figé, provincial, avec un je-ne-sais-quoi de bourgeois et de désuet.
Je longeais ces sages propriétés en jetant de temps à autre un oeil à la dérobée sur les jardins. Certains étaient minuscules, dérisoires, stricts et sans goût, d'autres plus vastes, plus botaniques, recherchés. Tous étaient entretenus avec un soin typiquement citadin. Ils me paraissaient pleins de charme et de tristesse : charme suranné si particulier dégagé par les photos jaunies datant de un siècle, tristesse banale de la banlieue...
Dans cette rue anonyme tout n'était que torpeur, mélancolie, portes closes et cheminées éteintes. Ce monde ceint par ses propres toits était silencieux et morne comme un dimanche.
Je devinais les destins sans histoire, humbles, ordinaires, indolents qui s'écoulaient, s'évaporaient derrière les fenêtres sans style. En passant devant des fenêtres plus cossues j'imaginais d'autres existences, moins ternes, plus remarquables, pleines d'aventures, chargées de mystères. Je me représentais les êtres jouissant de leur maison, de leur jardin aux heures privilégiées de la vie. J'entendais sans peine le bruit des choses familières qui se passaient dans ces demeures. Je me figurais les faits insignifiants qui devaient ponctuer les jours anodins de cette rue sans nom.
Et je cheminais.
Je voulais prolonger ce délicieux malaise qui m'avait envahi à la proximité de tant de banalité cachée. C'était ordinaire et inattendu, simple et touchant, commun et secret, sans surprise et cependant surprenant. J'errais, plein d'une langueur vague et pénétrante, légère et démesurée, sourde et identifiée, douloureuse et délectable. Et je me perdais sans compter dans cet état singulier, le pas oisif, le regard rêveur.
C'était vain et beau, inutile et délicieux, stérile et troublant.
La beauté est autorité absolue, elle est un despote servi avec zèle par des esclaves. Sa loi est cruelle, sélective, injuste. Mais la beauté a tous les droits en amour : c’est son privilège. Et votre beauté injurieuse, vous l’héritière de Vénus, fait la loi en ces lieux. Votre gloire est dans votre éclat, soyez vénérée pour les lauriers gagnés par votre seule naissance.
Votre vénusté, c’est votre vertu : il n’y a plus de vice lorsque triomphe le faste. La séduction est votre arme cinglante, et les proies sont votre coutumière aventure. Vous seule méritez l’hommage d’un regard déférent. Votre beauté vous donne vraiment tous les droits. Abusez-en. Je vous admire, vous célèbre, vous honore.
Et je m’efface.
Le plus cher objet de mes transports se nomme FEMME, créature de luxe que vous incarnez, mystère à portée de lèvres... Oui, cette femme idéalisée vous ressemble terriblement. Elle s’exprime en vous, venimeuse. Femme vous êtes. Immodérément. Vaillamment. Farouchement. Vous êtes belle, certes. Mais plus que cela, vous êtes femme en esprit. Née reine, vous dépassez la simple beauté. Vous êtes féminité incarnée, et rien que féminité : votre face sévère est adorable.
Sous vos griffes de prestige j’incline volontiers le regard pour mieux servir, sans une once d’indocilité, votre hautaine beauté.
Avec diligence je courbe l’échine lorsque votre front me désigne, impérial. En silence je convoite votre chair. Et me plie au ton arrogant de votre voix qui prononce déjà mon nom... Sous le poids aigu de votre talon dûment chaussé de cuir et de luxe, je vous rends hommage. Et baise votre pied dédaigneux.
2 - La beauté des laides
Le sentiment amoureux que peut éprouver un honnête homme à l'endroit d'une femme, contrairement aux idées reçues, ne s'alimente pas nécessairement des beautés sensibles tels que de beaux yeux et de ravissants sourires. Ces charmes physiques flattent la vue, assurément. Pourtant là n'est point la base solide et crédible, la terre ferme et prometteuse sur laquelle s'appuie, pour mieux s'élancer, le véritable sentiment amoureux.
On n'imagine pas, conditionnés par les décrets de la mode diffusant les normes d'une beauté contemporaine, occidentale, ce qui émeut réellement l'esthète averti, le coeur sensible, l'âme éveillée, quand le sujet de ce curieux et terrible émoi, au lieu de s'appeler "beauté", se nomme plus volontiers "disgrâce"... Je crois plus en la profondeur d'une émotion née à la vue d'un visage féminin ingrat qu'au sentiment superficiel éprouvé face à des traits plus flatteurs. Je ne fais pas ici le procès de la beauté bien au contraire. Je suis extrêmement sensible aux charmes évidents des jolies filles, des belles femmes.
Cela m'empêche-t-il de vouloir rendre hommage aux autres ? Comme tous les garçons normalement constitués et programmés par la toute puissante Nature, je suis naturellement sensible à la grâce féminine, aux doux visages de l'amour, aux appas de ces demoiselles nées sous l'aile de Vénus.
Pourtant si ces dernières sont des fleurs vivantes, des femmes qu'il faut chérir à juste titre, des anges adorables qu'il est agréable de regarder passer dans la rue, d'admirer pour leur seule beauté, les autres, toutes ces créatures à la beauté absente, disgraciées pour la vie entière, ce sont des poèmes.
Tristes et beaux.
Ces femmes sont pareilles aux brises qui agitent les blés, délient les longs cheveux, font tourner les ailes des moulins : seuls leurs effets sont visibles. Transparentes, les laides passent inaperçues dans la rue. La norme ne les reconnaît pas. Leur attrait est indirect, subtil, mystérieux. Proust ne disait-il pas : "Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination" ?
Il y a du roman et des soupirs dans les amours qu'elles inspirent. Il y a du souffle et de l'esprit chez ces femmes sans éclat. Le vrai poète préfère faire rimer l'amour sans atours. Il trouve de la grâce là où ordinairement nul ne vient s'extasier.
Lire à travers leurs traits ingrats le désir d'un amour idéalement conçu est ma plus chère ivresse. J'aime me faire aimer des laides. Quoi de plus exquis qu'un regard que l'on sait secrètement amoureux ? Ces pauvres visages qui regardent l'être aimé sont à l'image de ma conception de l'amour : empreints de noblesse, sensibles, chastement inspirés, répandant un triste et bel état intérieur... A travers elles, l'amour est un mystère encore plus beau.
La détresse physique des femmes est chose émouvante. Le feu intérieur en elles se révèle ardent. Je suis un esthète de la cause impie : je chante les ombres, les mortes, les haillons.
J'aime les disgraciées plus que les arrogantes déesses des grands boulevards et des salons. J'aime les femmes fragilisées à cause de leur aspect, les filles laides et sensibles, pleines d'idéal.
Les larmes des poupées de chiffon font mieux fléchir mon coeur que les sourires des créatures de porcelaine. Je suis ému par les paysages d'automne, touché par les sanglots, troublé par les violons tristes, séduit par les feuilles mortes, les fleurs brisées.
3 - Lettre d'amour pour une femme laide
Mademoiselle,
Cette lettre vous étonnera. Elle vous choquera peut-être, vous irritera possiblement, vous ôtera sans doute le sommeil. Ce que je souhaite surtout, c'est qu'elle vous fasse pleurer. Soit à cause de son inutile cruauté, soit à cause de la joie qu'elle saura inspirer à votre coeur délaissé. Ce qui revient au même, le prix de vos larmes n'étant pas différent pour la flèche de l'aveugle Cupidon ou pour l'éprouvette du distingué, calculateur, aimable corrupteur que je suis. Que vos larmes soient amères ou bien douces, aucune importance, pourvu que l'Amour en soit la cause.
La façon d'extraire vos larmes futures importe peu. Le résultat seul compte, non les moyens déployés pour l'obtenir. Finalement cette lettre vous agréera : étant laide vous ne devez pas avoir l'habitude de recevoir des lettres d'amour.
Votre laideur est loin de me déplaire. Sincère soupirant, je n'hésite pas pour vous mieux séduire à faire fi des moindres lâchetés, hypocrisies, vilenies et mensonges si coutumiers aux vils et ordinaires séducteurs. Je ne suis certes point de cette espèce commune. Ma quête est plus digne : je flatte votre laideur non dans le but d'entretenir ma mâle vigueur (ce qui serait un simple, banal, peu glorieux exercice amoureux de routine), mais dans le but de gagner votre coeur, votre hymen, votre main, envisagés comme de véritables trophées.
Je veux faire de ces conquêtes si peu enviées une espèce d'exploit dont je me glorifierai. La laideur des femmes en ce monde étant une chose fort peu cotée chez les esthètes, pour ma gloire, et accessoirement pour la vôtre, je désire être un don Juan maudit.
Je veux briller parmi les astres citadins grâce à la terne étoile que vous êtes. Soyez ma curiosité mondaine, mon nouvel objet de snobisme, mon sujet de scandale, mon triomphe de salon, mon faire-valoir paradoxal : soyez à moi. Je ne vous trouve vraiment pas belle. Mes mots ne sont nullement mensongers puisque belle vous ne l'êtes assurément, irrémédiablement pas.
Je ne vous aime certes pas pour votre beauté, celle-ci vous faisant définitivement défaut. Je vous aime bien plutôt pour votre laideur, qui elle est réelle, authentique, évidente.
Presque insolente.
Cette permanente laideur est votre durable parure, votre fard naturel, votre habit de sortie, votre indélébile grimage qui vous interdit tout espoir d'être aimée. Voilà précisément un motif de vous aimer. Je veux être votre étrange accident, la bizarrerie qui fera mentir le sort, l'anomalie terrestre qui rendra perplexe le Ciel. En pur esthète, je désire vous contempler dans votre pure laideur.
Pleurez maintenant, de peine ou de joie, mais de grâce versez vos larmes en mon nom puisque vous vous savez enfin aimée. Non pour votre beauté absente, mais pour votre laideur omniprésente.
4 - L'inanité des amateurs
L'hermétisme chez les amateurs de la plume est toujours prétentieux. Phrases compréhensibles par leurs seuls auteurs, incompréhensibles pour le reste du monde. En général ça veut faire le poète, mais ça ne fait que le verbeux de bas-étage. De tels mots alignés les uns à la suite des autres, il y en a à la pelle chez la Pensée Universelle. Ha ! les vertus de la poésie contemporaine... Inspiration de nombriliste à la plume de piètre envergure. Rien de plus.
Certaines de ces oeuvres que je fustige sont d'amusants sujets d'études sur les maladresses ordinaires commises par des gens ordinaires.
5 - Le beau visage de la disgrâce
Lorsqu'un jour j'ai vu passer cette ombre, touchante de modestie, de grâce voilée, mon coeur blasé s'est ému. C'était une infante créature à la vitalité déchue, un papillon aux ailes brisées (elle était invalide, claudicante, et c'était en Turquie en 93).
J'ignorerai pour toujours le nom de cette fleur blessée, si pâle, dont la détresse apportait à ses membres frêles, à son regard, à ses traits inquiets une grâce bouleversante. Ainsi cette vision confirmait ma sensibilité pour les vierges exclues, ces femmes flétries par la vie, jeunes et déjà fanées. Les demoiselles vulnérables sont plus dignes que leurs soeurs satisfaites d'être la cause d'une esthétique émotion, l'objet des émois les plus recherchés. Elles sont attentives aux tendresses, aux délicatesses que recèlent les choses les plus ordinaires. L'amour en elles prend des allures magistrales, parce qu'il est porté à des hauteurs inédites.
Les amants les plus doués mériteraient ces coeurs laissés dans l'ombre : ce sont des trésors qui gisent dans des coffres ternes. Mais les amants les plus doués -qui choisissent toujours les plus flatteuses conquêtes- s'ennuient bien vite dans les bras de leurs quiètes grâces.
Je sais que le coeur n'a point d'éloquence quand il s'agit de défendre des causes entendues, trop évidentes. Rien de superbe, en effet, dans les amours convenues, millénaires, universelles de deux êtres symétriques. Nul panache entre Roméo et Juliette. Le sublime ne vient qu'avec Cyrano.
Comme les plus beaux chants, selon Musset, sont les plus désespérés, les plus émouvants visages de femmes ne sont-ils pas ceux que la beauté a dédaignés ?
La joliesse qui a refusé de s'incarner chez une jeune fille donne plus de prix à son coeur avivé, sensibilisé, aiguisé par la détresse. Il est certes aisé de conquérir ces coeurs en ruine, mais comme il est délicat d'affiner sa sensibilité à la mesure de leur affliction ! Conquérir n'est rien. Cultiver est un art bien difficile. La conquête est peu de chose. Ce qui compte, c'est la moisson. Et celui qui de la terre ne voit que la surface, dédaignant ses sillons profonds, ne fera rien surgir de champs conquis si facilement. Je veux aimer dès aujourd'hui à ma façon : avec envergure, noblesse, courage, déraison, profondeur et science. Avec tout l'art de mon coeur éclairé.
Je veux arracher toutes ces filles meurtries à leur sort infâme pour leur ouvrir l'âme à ma réalité amoureuse, qui est poétique et cruelle, sereine et féroce, subtile et grotesque. Je désire non seulement marquer leur coeur au silex d'un amour esthète, mais encore les cautériser au fer rouge de mon nom. Je suis le virtuose du sanglot, le musicien du soupir, le violoniste de la douleur.
Je suis le chantre des déshéritées de l'amour.
6 - Entre Terre et Lune.
J'erre entre ciel et poussière dans la solitude et le silence, le regard perdu dans les étoiles, le coeur plein de mélancolie. J'allonge le pas sous une nuit éternelle, sur un rivage infini : mon pied est léger, mon coeur est lourd, et mes larmes s'évaporent comme de l'éther dans l'espace. Mon chagrin a le prix des choses inconsistantes : je pleure pour rien du tout.
Je suis affligé, inconsolable, perdu. Je n'ai plus de joie, et mon infinie tristesse est cependant ma raison de vivre. La blonde veilleuse est mon asile : je suis PIERROT LUNAIRE.
7 - Celui qui est en moi
Le son des pas du cheval dans la plaine me fait songer à chaque étoile que compte le ciel de ma longue nuit. Lorsque je foule la poussière des chemins, c'est toujours vers le firmament que se tournent mes regards.
Tous les astres du monde sont logés dans mon coeur comme autant de larmes ou d'émeraudes, selon que je suis triste ou plein de joie. Je porte en moi les chagrins les plus secrets, les plus futiles de l'univers. Mais je sème aussi les lumières les plus pures dans les coeurs. En quête d'un amour que je suis seul à concevoir, je parcours le monde depuis des siècles en infatigable rêveur, trouvant la force de durer à travers les âmes pures. Ma jeunesse est intacte, préservée par des siècles de vertu.
Mon souci n'est pas l'or, ni le temps, ni la mort qui effraie tant les hommes, mais l'amour, la beauté, la poésie. Aussi, je ne puis mourir : l'infini est mon compagnon de route. Loin de vos lois, je règne en souverain sur vos nuits, vos songes, l'imaginaire.
Parfois on me tend la main sous la Lune : je prends la forme d'un paysage, d'un feu follet, d'une chandelle. Là, j'apparais dans mon ineffable vérité.
Je poursuis ma route la tête dans les constellations à la rencontre des âmes pures.
Je suis un fou d'amour, un spectre, une flamme traversant le temps, accroché à des incarnés. Je voyage d'âme en âme. L'être dont je possède le souffle aujourd'hui est l'auteur de ces lignes que vous êtes en train de lire.
J'ai pris possession de lui et je prends la parole à travers sa plume.
Mon nom est Pierrot.
8 - Qui je suis
Sachez qu'en général je me meurs d'ennui. Je suis un oisif, une espèce d'aristocrate désoeuvré en quête d'aventures, d'amours, de futiles occupations. Je tue les heures de mon existence trop facile à coup de mots bien placés, d'idées et d'émois d'un autre monde.
Apprenez également que mon nom est basque. Il est tiré de la petite cité nommée "Izarra", au pays basque espagnol. Toutefois je n'ai jamais mis les pieds en ces terres barbares. Je viens d'ailleurs en vérité. Je suis né sous les lueurs de la nuit.
Mes pères, les Anciens, viennent du ciel. Ils descendent des étoiles. Mon nom "Izarra" signifie en basque "Etoile", en souvenir précisément de l'une de ces lumières qui brillent aux nues et d'où est issu mon sang. J'ai l'allure fière, le coeur haut, et mes pensées sont fermes. Ma poitrine porte les marques vives de ma gloire : des cicatrices imaginaires héritées au cours de duels (j'ai dû voler lors de quelques songes au secours de femmes à la vertu offensée...).
Je suis craint et respecté, mais surtout très aimé. Et pas uniquement des femmes. Mes terres sont presque aussi vastes que celles des plus riches propriétaires et seigneurs du pays réunis. C'est là le legs de mes ancêtres, terres conquises au prix d'un bien noble sang... L'étendue de mes richesses n'a pas d'équivalent, en aucune contrée que je connaisse.
L'or et la musique sont les hôtes continuels de mon château où l'on ne boit nulle part ailleurs meilleurs vins. La fête, l'art et la danse forment l'ordinaire de mes jours insouciants. Avant tout, je suis un oisif je le répète. Les femmes convoitent mes dignes étreintes, non seulement les plus élégantes et les mieux tournées du pays, mais encore les filles des grands seigneurs des provinces reculées, et même les très lointaines princesses de l'Orient. A croire que ma renommée ne connaît point de bornes.
Mon coeur a cependant déjà choisi. Je n'ai pas ignoré les intrigues de l'amour, très souvent déjouées par les jaloux, les rivaux, les éconduits. Combien d'épées tirées pour l'amour d'une femme ? Ou pour défendre son honneur ? L'amour idéal commence par un coup d'épée, une cicatrice, du sang. Je suis un chevalier, un prince, un roi. Soyez disposés à l'entendre ainsi. Et qu'il en soit de mes rêves comme il en est de vos plus chers désirs de roturiers.
Me voici donc présenté à vous en toute simplicité.
9 - Philosophons un peu avec la Fanchon et Alphonse
- Hé la Fanchon, ramène un peu ta grosse culasse que je l'y pète à grands coups de crogne !
- Ha ! Ce cher Alphonse. Vous ne changez décidément pas mon bon ami. Toujours aussi impatient à ce que je vois. Dois-je vous rappeler pour l'énième fois que nous ne sommes point encore mari et femme, et qu'en vertu de cet état de fait je ne saurais consentir au moindre hyménée avec vous, dût-il être à l'état de simple évocation ?
- Qu'est-ce que tu dégoises encore là, la gueuse ? T'as vu mon gros sauciflard ? Et pis t'as vu ton gros cul ? Et ben figure-toué que j'avions envie de me la taper ta grosse culasse de pute-à-cul ! C'est pas pus compliqué que ça. Arrête donc de causer comme une bourgeoise endimanchée, hé, trivache à la con ! Viens donc là que je te saute la crapiole, sale truie de mes deux !
- Mon cher Alphonse, votre parler m'est parfois un peu abscons... En effet, je n'entends guère les propos que vous me tenez ici avec tant d'insistance... Mais que me racontez-vous là au juste ? De quoi est-il question pour que vous vous mettiez dans un tel état ?
- Hé, parbleu, j'avions envie de me farcir ton gros cul de pouffiasse pardi ! Tu comprends donc pas que tu me fais durcir le sauciflard avec ton gros cul et que j'avions une sacrée envie de le faire dégueuler au fond de la matrice mon gros saucisson ? Même qu'y l'a un os dedans, tellement qu'y l'est dur c'te salopiau de canon de chair à baise de putain de mes deux ! Et pis arrête donc de faire des manières, pasque sinon je vas te cracher mon purin dans la gueule, qu'après ça tu causeras comme une enflure de fumelle de putain de couille-à-vache de bouseuse de fille de ferme !
- Ho ! Je crois comprendre mon doux Alphonse ! Vous avez envie de procréer chrétiennement avec moi, c'est cela n'est-ce pas ? Ho ! Comme vous êtes charmant : vous voulez que je vous donne le premier fruit de notre amour... Un charmant petit qui vous ressemblera, sans doute. Vous êtes si impatient de donner la vie. Comme je vous comprends ! Mais attendez encore un peu Alphonse. Attendez que le prêtre nous passe l'anneau au doigt.
- Passer l'anneau au doigt ? Tu rigoles la Fanchon ! C'est ma grosse saucisse que je vas te foutre dans le cul, oui ! Et pis tu vas bien me la faire dégorger, ma tripe ! Dans ton boyau à fumelle tu vas me la faire dégorger, hein la Fanchon ?
- Certes Alphonse, certes. Je vais tout de suite vous chercher quelque saucisse accompagnée d'un peu de laitue puisque vous me semblez si affamé. Mais diantre ! Que ne pouviez-vous me dire plus tôt que vous aviez si faim ? L'émotion à l'idée d'une future paternité sans doute.
10 - Le bel oiseau que je suis
Je vais me présenter ici de manière plus précise ici, peut-être pour me rendre agréable et me mieux faire aimer.
Dans l'existence ma plus chère occupation consiste à pratiquer l'oisiveté aristocratique. Je suis un rentier, un désoeuvré. Quelques paysans besognent sur mes terres héritées. Je gère ces affaires de loin, avec détachement, voire négligence. J'occupe mes jours libres à observer mes humbles semblables défavorisés par le sort pour mieux porter sur eux mon regard hautement critique.
J'évite tout commerce, de près ou de loin, avec la gent grossière. Toutefois je daigne me frotter au peuple, de temps à autre. Et puis je lui trouve quelque attrait, par-dessous sa face vile et épaisse. Je le taquine avec charité et lui porte attention avec condescendance. Je lui parle également, choisissant bien mes mots, mon vocabulaire, de crainte de le blesser ou de ne pas parvenir à me faire comprendre de lui. Il convient d'être prudent avec le peuple : ses réactions peuvent être vives, crues, irréfléchies. Il faut un minimum de psychologie afin de bien le dompter. Bref, mes rapports avec la masse sont enrichissants et amusants. La populace m'offre le spectacle gratuit et plaisant de ce que je ne saurais être, moi.
Je lis «France-Soir» cependant. Tous les matins je traque le fait divers sordide, l'événement infâme, l'ignoble héros du jour qui me feront oublier un instant mes heures d'oisiveté. La politique m'ennuie profondément. La tête des hommes politiques en cravate en première page des journaux ne m'engage pas à dépenser quelques sous pour accompagner mon thé matinal. Ceux-là me lassent. Moi je préfère l'aventure, l'extraordinaire, le rêve.
Bien sûr j'aimerais mieux lire des faits plus extraordinaires que criminels dans le journal. Malheureusement mes semblables sont fous. Et à défaut de rêver chaque matin devant un événement hors du commun, un étrange personnage ou bien une belle curiosité, je me rabats sur des faits plus noirs, des êtres plus sombres, des rêves proches du cauchemar. Cela n'est pas noble, assurément.
Mais ce sentiment de noblesse je le place dans cet aveu. Je ne cache pas le fond trouble de mon être. Je suis un humain. Comme tous, je suis fasciné par les noirceurs du monde. Oui, les histoires vraies les plus racoleuses me distraient. Ce que je préfère dans les journaux, c'est d'abord les faits extraordinaires. Et à défaut, les cauchemars, ainsi que les plus vils ragots. Je lis Pierre Bellemarre. Non, cela n'est pas de la littérature. C'est l'humanité, tout simplement. Les histoires de mes frères me passionnent. Tandis que la politique ou les analyses sèches me font gémir d'ennui.
Dès que j'ouvre "France-Soir", c'est pour me précipiter à la rubrique des faits divers. Avec fièvre je parcours les articles, attentif au moindre trait frappant, à la moindre mine patibulaire... Je cherche l'étalage de la vie secrète et misérable d'un homme insoupçonnable qui vient de se faire arrêter pour un délit quelconque. Je jouis sans me dissimuler aucunement en lisant ce genre de torchon.
J'aime me vautrer dans cette fange quotidienne qui m'aide à digérer mes petits fours matinaux, qui me fait patienter en attendant que refroidisse un peu mon thé. A votre avis, à quoi peuvent bien servir ces espèces d'informations, si ce n'est à distraire l'Homme ? N'allez surtout pas inventer des justifications oiseuses sur la responsabilité du citoyen ou sur la dignité d'un certain lectorat... Les gens sérieux qui lisent la politique dans "Le Monde" sont aussi sensibles que moi aux histoires fangeuses. Seulement ils se délectent de manière transposée : à travers les cours montants ou descendants de la bourse ou bien à travers la phrase politique la plus banale. Tout n'est qu'une affaire de forme. Le fond demeure le même. Parce que nous sommes tous des humains, nous avons tous nos faiblesses. Mais combien osent l'avouer comme moi ?
11 - Un poète des labours
Voici deux des lettres envoyées à Monsieur Diard, authentique paysan de son état. A travers celle-ci vous devinerez aisément à quel genre de personnage je m'adresse et vous comprendrez mieux la raison pour laquelle j'emploie ce ton si singulier avec lui.
Monsieur Diard est un ami de très longue date que je respecte pour son authenticité, sa simplicité, son bon sens, sa finesse. Il m'a inspiré l'histoire intitulée "Un rêve éveillé" (voir mes excellents textes sur ce présent site). J'assure souvent à Monsieur Diard que c'est un poète qui s'ignore. Mais je crois qu'il ne connaît pas le sens du mot "poète"... Heureuse indigence du pâtre qui donne toute sa fraîcheur, son originalité, son charme à ce véritable représentant de la chouannerie. Car Monsieur Diard est un Chouan qui vit au vingt-et-unième siècle. Dans la mentalité, l'accoutrement. Avaricieux jusqu'à l'extrême, à l'écart de toute mode, nourri à la spartiate (à base de pain douteux, de lait caillé, de fruits tombés des arbres), Monsieur Diard est un cas exceptionnel pour notre aseptisée société de consommation.
Chez lui il n'y a pas d'horaire, pas ou peu d'électricité, pas d'eau courante, pas de contrat écrit, pas de toilettes, pas de moteur, aucune machine de quelque sorte que ce soit si ce n'est une antique bicyclette rafistolée au petit bonheur la chance. Monsieur Diard ne jure que par le travail à mains nues, la grosse soupe, le pain, le feu dans la cheminée et l'eau de pluie ruisselant sur son toit, qu'il boit sans faire de manière, avec laquelle il se rase. Cette pluie parfois glaciale qui lui arrose le visage dans ses champs... L'outrance poussée jusqu'à la poésie fait tout l'attrait de cet homme. Il est âgé de 80 ans. C'est un paysan dans l'âme.
Pardon ! Un Chouan.
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Cher Monsieur Diard,
Cette lettre pour vous dire que nous allons bien et que la nouvelle année 2002 est enfin arrivée cette année. Comment allez-vous mon cher Seigneur ? Comment va votre maison ? N’est-elle pas malade ? Isabelle et moi nous attendons avec grande impatience de vous revoir, cher ami.
J’espère que vos vaches ne pondront pas d’oeufs cette année et que vos poules ne donneront pas de lait. Il vaut mieux que ça soit le contraire, n’est-ce pas ? J’espère que votre vélo n’est pas en panne d’essence. Avec le remplacement du Franc par l’Euro, on ne sait plus où on en est dans nos comptes. Heureusement qu’on a encore jusqu’au mois de février pour payer encore en Francs. Le pain de Crissé a-t-il le même goût lorsque vous le payez en Euros ?
Cette année il faudra encore élire un nouveau Président de la République comme il y a sept ans car on n’est plus au temps des bons rois de France. Allez-vous voter pour ce cher Chirac ? Si Chirac est réélu cette année, on n’aura pas un nouveau Président de la République. Ca sera le même qu’avant, alors à quoi ça sert de voter ? Ca va user encore du papier pour rien, puisque Chirac est déjà au pouvoir… Enfin c’est comme ça, on n’y peut rien.
Il pleut ici. Et par chez vous, pleut-il ? La pluie c’est quand même bien pour faire pousser des betteraves dans les champs, mais à Paris il n’y a pas beaucoup de champs de betteraves me direz-vous. C’est vrai. Mais il pleut quand même. Ca serait bien si au lieu de faire pousser rien du tout on faisait pousser des pommes de terre à Paris. On devrait remplacer les maisons et les voitures de Paris, qui je vous le rappelle est la capitale de la France, par des champs de tournesols. Ca serait beau. Et pis ça rapporterait des sous au propriétaire des tournesols. Ca serait bien si, vous Monsieur Diard, vous étiez propriétaire des tournesols qui pousseraient à Paris. Vous seriez un homme riche.
Allez, je vous dis au revoir et à bientôt Monsieur Diard. N’oubliez pas de regonfler les roues de votre vélo et de donner à manger à Mesdemoiselles vos vaches. Couvrez-vous bien et travaillez pas trop quand même.
Raphaël Zacharie de Izarra
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Très cher Monsieur Diard,
Bien le bonjour Monsieur Diard. Je vous écris cette lettre parce que nous sommes revenus de voyage, Isabelle et moi, et le temps des cartes postales est révolu. Ici en région parisienne le temps est plutôt de saison : un peu frais le matin, et encore beau, ma foi, la journée. Il n'y a pas beaucoup de vaches dans la ville, mais par contre, il faut bien l'avouer, il y a beaucoup de circulation automobile, un peu trop à mon goût d'ailleurs. Mais
enfin, c'est ainsi, on ne peut rien y faire...
J'espère que vous lirez ma lettre avec plaisir, parce que j'ai pris la peine d'acheter un timbre à mes frais. Vous allez me dire que trois malheureux petits francs, ça ne va pas chercher bien loin, mais quand même, il faut les sortir de la poche. Enfin, le principal c'est que le courrier arrive en temps et en heure.
Isabelle va bien. Moi aussi je vais bien. J'espère que vous allez bien également, comme ça tout le monde sera content d'aller bien. C'est ça je crois qui est important. Je vais peut-être aller voir les parisiens à Paris, puisque je suis à côté de Paris. A six kilomètres à vol d'oiseau pour tout dire. Mais je ne pourrais pas y aller en volant, puisque, comme tout le monde le sait, moi Raphaël Zacharie de Izarra je ne suis pas un oiseau. Je n'ai rien d'un oiseau d'ailleurs. Alors je devrais, pour y aller, prendre la route, comme tout le monde. Mais par la route la ville de Paris se trouve, non plus à six kilomètres mais à plus de dix ! Comme quoi il vaudrait mieux parfois être un oiseau plutôt qu'un automobiliste, c'est plus avantageux pour certaines choses. Mais, me direz-vous, si J'étais un oiseau et non pas un automobiliste, il ne me viendrait pas à l'idée de traverser la ville de Paris, qui est la capitale de la France, pour aller voir les parisiens...
Non, si j'étais un oiseau, je demeurerais à Colombes pour manger les miettes de pain dans la rue, lesquelles miettes de pain et rues sont nombreuses en cette ville de la banlieue parisienne. Donc, même si Paris se trouve à six kilomètres à vol d'oiseau, j'emprunterai la route sur plus de dix kilomètres pour rejoindre cette belle et grande ville de la France. Ca n'est pas marqué "pigeon" sur mon front, que je sache !
A part ça, ça va bien ici. Le matin le soleil se lève, et le soir, comme tous les soirs d'ailleurs, il se couche. Moi aussi je me lève le matin et je me couche le soir. Sauf quand je dors le matin, et que je veille la nuit. Les nuits sont faites pour dormir, et les journées pour aller et venir sous le soleil qui brille ou sous les nuages qui pleuvent. On ne peut rien y faire, c'est ainsi. Pourtant il m'arrive de dormir sous le soleil qui brille ou sous les nuages qui pleuvent et d'aller et venir sous les étoiles et la lune qui brillent la nuit, parce que le jour je suis fatigué et la nuit j'ai envie d'aller me balader sous la Lune. Ca arrive. Alors que vous, vous Monsieur Diard, je sais que la nuit vous dormez (ronflez-vous ?) et le jour vous vous adonnez au plus sain des labeurs dans votre ferme et sur les routes de la campagne sarthoise.
J'espère que le facteur de Crissé, qui doit être très gentil pour distribuer ainsi le courrier aux gens sans que ceux-ci ne lui demandent rien, vous apportera pareillement cette lettre, même si vous ne lui demandez pas la veille qu'il vous l'apporte. Mais enfin, il faut avouer que le timbre que J'ai collé y est pour beaucoup dans cette affaire.
C'est commode d'avoir un facteur sous la main pour qu'il nous apporte ainsi des lettres que l'on ne demande pas. S'il n'y avait pas de facteurs, il n'y aurait plus besoin de boîtes aux lettres dans les maisons. Plus besoin de lettres non plus. Plus besoin de timbres. Plus besoin d'enveloppes. On s'écrirait sans papier, sans enveloppe et sans timbre. Ca serait quand même moins onéreux.. Alors pourquoi ne pas rénover le système ? J'ai envie d'alerter le Ministère des Postes et Télécommunications pour lui faire part de mon idée. Et puis on pourrait étendre le système de la poste sans enveloppe et sans timbre au téléphone : on supprimerait le téléphone, les lignes et les poteaux téléphoniques, les annuaires, les cabines téléphoniques et les centres techniques, afin de téléphoner sans téléphone. Ainsi je pourrais vous appeler de Paris sans payer un seul centime ! Ca serait quand même mieux que le système actuel, qui nous oblige à avoir un téléphone et à payer la communication quant on veut parler à distance avec quelqu'un... Et puis il y a l'abonnement à payer aussi... Tout cela est vraiment trop cher et trop compliqué. Mais qu'y peut-on ? C'est Chirac qui décide à notre place, puisque c'est lui qu'on a élu. Il fallait élire quelqu'un qui propose de supprimer les timbres et le téléphone. Maintenant il est trop tard, il faudra attendre la prochaine élection présidentielle.
Pour ma part, si j'étais Président de la République Française, je supprimerais tous les feux rouges, et je les ferais remplacer par des feux verts permanents, afin que plus jamais les voitures ne s'arrêtent inutilement dans les villes à dépenser de l'essence qu'on paye cher pour faire du sur-place. Une voiture c'est fait pour avancer, alors pourquoi les pouvoirs publics s'obstinent-ils à placer des feux rouges qui stoppent les voitures dans les villes ? C'est bien pour embêter le monde qu'ils font ça !
Je ne vais pas vous prendre votre temps plus longtemps Monsieur Diard, et je vous dis au revoir en cette lettre. Nous viendrons peut-être ce week-end, j'espère. Bonne journée, bonjour à vos bêtes, bien le bonjour à l'Evêque du Mans si vous le voyez dans les parages faire du vélo, on ne sait jamais.
12 - Les bassesses de la séduction
Mademoiselle,
Me voici enfin libre de mes mouvements, mon coeur est libre d'aimer qui il veut et de battre où il veut. Donnons-nous rendez-vous à la cathédrale de Chartres. Je suis libre vous dis-je, et votre jour sera le mien.
Ce contretemps aura-t-il atténué vos femelles transports ? Vous avez l'âme d'une livresque amante, je sais votre tempérament ardent, croisons nos regards dans la cathédrale ! Y serez-vous ?
Aurez-vous le courage de rencontrer votre amant et d'engager avec lui une fatale amitié ? Je veux voir briller vos yeux d'amoureuse dans la cathédrale. Je veux sentir le parfum du scandale sous les voûtes sages du pieux édifice. Les amours provinciales ont des charmes vipérins vraiment irrésistibles : je veux boire à la fontaine vénéneuse. L'esthète a soif.
L'existence, en plus de ses ordinaires vicissitudes, offre de temps à autre des occasions de donner le vertige aux coeurs avisés. Et je ne manque jamais, croyez-moi, de répondre à l'appel du sort. Votre nom m'est aujourd'hui une faveur.
Lirez-vous cette lettre dans les mêmes dispositions de coeur et d'esprit où je l'ai écrite ? C'est mon plus cher espoir. J'attends votre agrément. Cette fois l'adversité ne contrariera pas mon dessein qui est de vous voir de près, de très près.
13 - Eloge du vice
Chère cousine,
Vous n'ignorez pas que je suis un garçon honnête, ami des arts, frère des hommes, fervent chrétien. Je vous sais femme de bien, cultivée, fortunée, vertueuse. Nous avons en commun le souci de redresser les torts de nos semblables moins bien nantis que nous ainsi qu'un ardent désir de justice, de beauté, de vérité... En conséquence, agréez de tout coeur les hautes vues que je vais vous dévoiler.
Partagez donc ma nouvelle lubie. Esprit curieux, critique, vous ne craindrez point de porter atteinte à vos convictions au nom du triomphe de la sainte vérité, ce triomphe fût-il obtenu au prix des larmes de nos sujets d'étude : nos semblables. Ces gens sans fortune sur qui nous daignons abaisser nos regards.
Soucieux d'égalité entre les êtres, préoccupé d'équité, tourmenté par l'idée de rapprocher les hommes les uns des autres, je me suis surpris à prendre en pitié tous les exclus : simples besogneux, racailles en tous genres, repris de justice, maquerelles, prostituées de bas étage, commis d'écurie, valetaille, manoeuvres, travailleurs de force, sans particule, miséreux de tous bords, vagabonds, bandits... Bref, tous ces gens de peu qui constituent la roture.
Rétablissons l'honneur de cette vile espèce, faisons-nous les chantres de sa cause afin que plus jamais les honnêtes gens n'en fassent leur bouc-émissaire. Que les bandits, les forçats, les gueux, les catins, les valets, enfin les pires criminels qui soient en ce monde, expriment enfin leur dignité et aient leur couronne, leur blason. Et que l'on porte haut leurs couleurs !
J'ai songé à une sorte d'académie dédiée à la race vile où tous ses membres pourraient jouir de la reconnaissance de leurs pairs, et surtout de la considération des honnêtes gens que nous sommes vous et moi. Il faut des droits nouveaux pour ces êtres-là, même si à nos yeux ils sont déchus.
Dans un souci de solidarité vis-à-vis de la piétaille honnie, l'on pourrait également convertir les gens de bien à la raison et aux intérêts de ceux que je veux aider ici. Quels meilleurs drapeaux, quels plus éloquents porte-parole de la cause que des belles gens adoptant, par pure solidarité, les moeurs de ceux qu'ils ont toujours injustement combattus au cours des siècles ?
Il faut répandre ces idées nobles parmi la bonne société, persuader les meilleurs éléments de cette humanité choisie à se ranger à ces vues révolutionnaires. Soyez du combat ma cousine. Unissez-vous à moi pour mener à bien ces desseins justes.
Secondez-moi, répandez ces idées nouvelles. Aidez les exclus, les damnés de la terre. Au nom de ceux-là, allez pervertir l'innocence, allez souiller l'honnêteté, allez avilir la beauté.
Répandons des idées de débauche parmi les vierges de bonne famille, montrons-leur l'exemple sans craindre de s'investir dans la pratique. Enseignons aux pucelles des couvents les pratiques charnelles les plus éhontées. Bref, incitons toutes ces timides au crime !
Apprenons-leur aussi le commerce, le travail manuel, la filouterie, la besogne du palefrenier, le vice et le goût de la bassesse. Soyons solidaires, fraternels, unis ! Volons, buvons, ripaillons, copulons, forniquons, "luxurions", sodomisons, commerçons, trompons, blasphémons et péchons encore !
Bref, encensons les bandits, pervertissons les jeunes filles vertueuses. Le progrès des coeurs est à ce prix. A l'instar du Christ qui n'hésitait pas à se compromettre en s'affichant avec la lie de l'humanité pour la sauver, mêlons-nous à la plèbe pour la mieux comprendre, la mieux aimer.
Salissez votre blanche réputation, faites-vous martyre pour la justice. Par bonté, imitons ces gens que nous avons toujours haïs : nos frères ! A l'heure où certains, se ralliant à quelque minorité oppressée arborent des brassards aux couleurs vives des vérités faciles, au nom de la cause indéfendable agitons notre noir drapeau !
14 - Plume martiale (ou l'art de l'attaque)
Aux imposteurs,
Je crois que les excès d'érudition de mes détracteurs sont là pour masquer une grande misère culturelle et intellectuelle chez eux. En fait ces gens sont de grands incultes et d'énormes frustrés. Ils donnent l'apparence de connaître de grandes choses en d'innombrables domaines. Ils font semblant de manier la langue avec leur plume de singe. Ils feignent avoir de l'esprit. Ils prétendent au talent même. Ils veulent faire les artistes...
Ce sont de grands simulateurs. Ils ont su tromper tout le monde, sauf moi. Je déclare la guerre aux imposteurs ! Ils se consolent de leur petitesse avec une culture, un savoir, une aisance intellectuelle de pacotille, par masques interposés. Mais tout est faux. L'illusion est leur domaine.
Leur insignifiance est telle qu'ils éprouvent le besoin de se faire chroniqueurs, critiques, penseurs, conseillers, trônant dans la minuscule assemblée d'un salon ultra local : celui des illusionnistes de leur espèce. Cela est bien, cela nous ébaudit même franchement, mais ça n'empêche pas qu'ils demeurent des imposteurs. A l'image des astrologues, ils transmettent de l'illusion.
Ils me haïssent parce qu'ils croient voir en moi leur véritable reflet, leur double insignifiant. En effet, je suis le miroir de leur misère, et c'est cela qui leur est insupportable. Ils me haïssent parce qu'ils sont convaincus que je suis l'image de ce qu'ils sont en vérité. Ce ne sont que des masques, et ils ne sauraient voir en face leur vrai visage que, selon eux, je suis censé représenter.
Voilà pourquoi ils sont si méprisants face à mes attaques. Je les blesse parce que je suis le révélateur de leurs mensonges. Leur mépris n'est que la signature de leur échec, de leurs artifices. Si je n'avais pas déjà dégainé, ils se seraient empressés de me désigner comme le tartuffe de service, de crainte que j'use de cette même arme contre eux. Mais à présent tout le monde sait que ce sont eux les véritables tartuffes. Levons le voile avant qu'ils ne détournent vers moi toutes les attentions afin d'éloigner d'eux le danger. Ils se seraient empressés de faire amorcer vers moi l'ire collective, ils m'auraient fait endosser leurs propres défauts, m'auraient fait expier à leur place.
D'habitude ils ont l'apparence de dignes esprits, et moi j'ai celle d'un clown. Mais aujourd'hui la vérité est rétablie.
Bas les masques les illusionnistes ! Vous n'êtes plus les maîtres : je prends votre place.
15 - Eloge de la banalité
Quoi de plus vulgaire en société que la différence, l'originalité, le hors-norme ? L'authentique bon goût n'est en vérité que dans ce que les esprits qui se prétendent supérieurs nomment la "banalité".
Ce que l'on désigne avec si peu de gloire comme étant la "banalité" dans les rapports humains est en fait le garde-fou contre tous les excès de mauvais aloi qu'affectionnent ces esprits rebelles à tout conformisme social.
Les conventions sociales les plus étriquées sont mes uniques repères dans le commerce que j'entretiens avec mes semblables. Je bannis toute forme d'originalité romanesque, "manouchisante" ou poétique au contact de mes chers égaux, de crainte d'enfreindre le saint protocole immuable, figé, pétrifié que conspuent tant mes détracteurs. Je veux parler de ces prétendus "originaux" qui se croient plus intelligents que les autres parce qu'ils se disent "ANTICONFORMISTES", "REBELLES", "RéVOLTéS"...
Il suffirait donc d'être vulgaire, choquant ou imprévisible pour être plaisant, plein d'esprit ?
Dieu merci, le conformisme a fait ses preuves : rien de plus aimable que les bonnes vieilles manières issues du conditionnement bourgeois séculaire. Le protocole le plus orthodoxe, c'est le costume-cravate de la relation : une attitude sans surprise, classique, formelle, conventionnelle.
Adopter le conformisme le plus étroit dans les rapports humains, c'est l'assurance de ne jamais faire de faute de goût.
Croyez-moi, dans la vie mieux vaut être critiqué pour excès de banalités, plutôt que pour excès d'originalité.
16 - Lettre à ma nièce de onze ans
Mademoiselle,
J'ai trouvé pour vous un bon parti. Vous ferez un heureux et beau et honnête hyménée. Un certain Monsieur de la Roche-Maillard s'est porté volontaire pour faire de vous sa légitime épouse. Il s'est proposé de devenir l'acquéreur de votre jeunesse, de votre avenir, de votre ventre principalement. Le futur auteur de votre future lignée, en somme.
Mais je vais vous parler un peu de ce beau Monsieur de la Roche-Maillard. C'est un honnête homme, descendant d'une grande famille de clercs et de bourgeois anoblie sous Louis le Treizième. Il est rentier, comme les gens de son espèce. Il jouit de toutes ses facultés mentales. Je dirais même qu'il est rusé, le renard !
Il n'y a qu'un léger défaut chez lui. Si léger qu'on le lui pardonne : c'est la bosse qu'il porte sur le dos. Une bosse affreuse me direz-vous ? Certes pas ! Bien au contraire, elle lui donne une silhouette, un aspect, un air caractéristiques. Sa bosse, c'est toute sa personnalité. Sa richesse, son coeur, son âme...
Son étendard.
Autre chose : ce bel homme est âgé. Quelle chance ! Il est très âgé même. Décidément, vous avez beaucoup de chance. Il n'est pas loin d'avoir atteint un siècle d'existence. A moins qu'il ait déjà dépassé cet âge vénérable... N'importe ! Il porte la canne avec beaucoup d'élégance. Quel ravissement que de le voir claudiquer avec sa bosse sur le dos le soir à l'heure de la promenade ! Il est édenté également. Rassurez-vous, son sourire n'a point perdu son charme pour autant. Et c'est cela véritablement qui est adorable. Il est chauve, ceci est encore vrai. Mais il faut voir avec quelle prestance il porte son beau chapeau de noble propriétaire ! Détail coquet : son front est parcouru de rides profondes qui le font ressembler à un vieux philosophe. De fait, l'on pourrait dire que ce vieillard est un jeune homme. Un jeune homme instruit par l'expérience de la vie, un jeune homme plein de sagesse. Vous ne lui résisterez pas Mademoiselle, cet homme a vraiment toutes les grâces du monde, vous en conviendrez.
Le mariage aura lieu dès que vos parents auront touché la dot.
17 - L'imposture chez Rimbaud
Il est arrivé à Rimbaud de composer des poèmes de choix, je ne le nie pas un instant.
Mais que dire, pour prendre un exemple célèbre, du «Bateau ivre» ? Qu'ont bien pu inventer les exégètes pour donner du prix à ce charabia ? Par quels chemins tortueux ces parfaits érudits sont-ils passés pour réussir le tour de force d'étaler et de vendre sans complexe, et au prix fort, leur science quant à la valeur de ce baratin versifié ? Comment peuvent-ils faire illusion aussi longtemps sans faire naître une saine, salutaire suspicion ? Pour moi cette oeuvre est tout simplement digne d'un canular de potache.
Il est vrai que l'ancienneté de l'oeuvre, le prestige de son auteur, son particulier retentissement dans les couloirs des lycées (contribuant ainsi à en faire une espèce de légende calibrée répondant parfaitement aux goûts du siècle, surtout chez les pubères émotifs un peu fragiles) lui confèrent un cachet poétique qui trompe tout le monde.
Les «connaisseurs» admirent le "Bateau ivre", qu'ils soient simples ignorants ou bien éminents docteurs en lettres. Dans les deux cas nous avons toujours affaire à des imbéciles victimes du tapage culturel ambiant.
Osons désacraliser ces mythes nés de la bêtise intellectuelle qui polluent notre jugement, notre sens critique, conditionnent notre pensée vers le bas et amoindrissent nos défenses mentales. Osons dire que le «Bateau ivre», c'est tout simplement un bel exemple d'âneries portées au rang de légende universelle.
J'ose affirmer que le «Bateau ivre» ne serait qu'une grossière mais efficace plaisanterie de Rimbaud. Au plus ces vers ne seraient que des banales élucubrations, des divagations égocentriques, des masturbations d'un auteur en mal de mal-être. Il était à la mode à l'époque de Rimbaud de jouer les poètes maudits et incompris, à la pensée éthérée, hermétique (en un autre temps pas si éloigné de Rimbaud, il était de bon ton pour les marquises et les dames du monde d'avoir des "vapeurs "). Le «Bateau ivre» n'est que le Veau d'Or de la poésie : une incommensurable hérésie.
Le triomphe de la vérité est parfois au prix de quelque apparent sacrilège. J'ose lever le voile sur le «mystère Rimbaud», quitte à vous déplaire un instant en vous montrant le visage de hideur qui se dissimule sous une imposture longue de plus d'un siècle.
18 - Je réponds à une carte de voeux de ma nièce, onze ans
Ma nièce, dans sa carte de voeux envoyée au mois de janvier de l'année 2001, me signifie qu'elle aimerait bien que nous fassions ma compagne et moi un bébé en ce nouveau millénaire... Voilà ce que je lui ai répondu :
Ma nièce,
Souffrez que je n'aie que faire de vos voeux pour l'année 2001. Vous pouvez garder vos souhaits hypocrites et parfaitement anodins pour les redistribuer au commun, au vulgaire, à la racaille.
Isabelle Rameaux ma compagne n'est pas une outre, une matrice, un ventre à poupons. Nous n'aimons pas les enfants elle et moi, je vous le rappelle. L'espèce puérile est à nos yeux une espèce nuisible, haïssable, encombrante. Nous préférons couvrir d'or et de soie notre chat, animal autrement plus noble, plus beau, plus aimable que vos horribles monstres tout fripés, et que vous appelez avec tant de niaiserie «bébés».
Nous gardons donc notre cher, notre adorable, notre irremplaçable petite princesse à quatre pattes. Jamais, m'entendez-vous, jamais nous ne troquerons ce cher ange à poils et à moustaches par un affreux braillard tout chauve et incontinent des trois orifices ! Les urines, les excréments et les vomissures répandus sur notre saint hyménée ne font pas partie de nos belles, poétiques et égoïstes aspirations. Nous n'éprouvons absolument aucun amour, aucune tendresse, aucune compassion pour la gent puérile que vous représentez si bien. Ou plutôt si pitoyablement.
Aussi je vous saurai gré de ne plus m'importuner avec vos sots courriers. Vous pourrez attendre encore longtemps que sorte du ventre de ma compagne quelque intrus à deux dents : son ventre est définitivement voué à des causes plus ludiques, plus légères, plus festives. Jamais il ne sera déformé de manière grotesque par un importun visiteur du Ciel. Les seuls anges que nous reconnaissons comme tels étant les chats, les chiens et même les araignées, tant notre horreur des enfants est absolue.
Bien le bonjour à vos géniteurs, Mademoiselle la pimbêche.
Votre parent.
19 - Le dernier mot
Dialogue imaginaire entre une plume et une page blanche.
- Aujourd'hui je m'ennuie, veux-tu me tenir compagnie un moment, mon amie ? Tu es si blanche, si belle toi la page vierge.
- Oui je suis vierge, et je crains depuis toujours que ne vienne une séductrice de ton espèce pour noircir ma vie. N'approche donc pas de moi si hardiment, car je saurai bien faire dévier ton trait afin de protéger ma vertu.
- Ne soit pas si farouche, je ne suis pas n'importe qui. Ma pointe est fine et délicate, somptueuse et élégante. Je trace ma ligne au fer souple et lisse du savoir-faire. Je ne suis pas une vulgaire bille épaisse et commune. Je suis une artiste. De mon flanc coule l'encre de Chine. J'oeuvre avec talent. Je suis de la race oubliée des plumes d'antan. J'ai le sang luisant et indélébile de la noblesse. J'ai tant de secrets à répandre sur ton grain soyeux, tant de choses à te raconter...
- Cesse ton beau discours, tu ne m'auras pas si facilement. Ma beauté tient dans ma pureté. Je suis trop fière de ma blancheur pour la sacrifier à des mots, si choisis soient-ils.
- Sans doute, mais ici ta beauté est muette, tandis que je puis, moi, lui donner la parole. Un beau texte vaudra toujours mieux qu'une belle page blanche.
- Peut-être, mais j'ai l'avantage d'être admirée par l'enfant encore analphabète. Ma beauté apparaît universellement aux êtres, à l'inculte comme au lettré, à l'enfant comme au vieillard, au savant comme à l'ignorant.
- Certes, cependant l'enfant grandit et apprend à lire. D'analphabète, il devient érudit. L'ignorant reçoit un enseignement.
- Et que raconteraient tes mots à ceux-là que tu aurais privé du spectacle de mon éclat originel ?
- Ils leur raconteraient d'autres éclats, d'autres beautés : ceux de mon art.
- N'insiste pas. Vierge je suis, vierge je demeurerai. Aucun trait, aucune lettre, aucune virgule, aucun point ne souillera ma face immaculée. Passe ton chemin sans même me frôler de ton doigt impur.
- Si je passe près de toi sans tracer ces mots enfouis en moi, ils seront perdus à jamais dans l'oubli. Les écrits au moins demeurent, alors que fuient les paroles. Laisse-moi au moins te toucher d'un mot, un seul. Et tu feras de moi une plume heureuse.
- Ta ruse est fine, mais tu ne m'auras pas. Tu ne parviendras pas à me toucher avec tes belles phrases bien emballées. Je ne tomberai pas dans le piège de tes jeux de mots perfides, aussi subtils soient-ils. Aucun mot, quel qu'il soit, ne viendra se coucher sur moi.
- Pourtant je suis sûre qu'un seul mot m'ouvrira la porte difficile de ton blanc hymen...
- Tu perds ton temps, plume légère et frivole. Je suis blindée, parée contre tous les mots tentants que tu pourrais imaginer afin de les coucher sur ma face inviolée. Je connais ces mots dangereux auxquels il faut éviter de prêter attention, comme par exemple les mots doux, les mots brillants, les mots de la fin, les bons mots, les mots pour le dire, etc. Tous des mots creux destinés à séduire les pages vierges de mon espèce.
- J'insiste encore, page blanche si belle, si fière ! Tu m'ouvriras la porte de tes charmes, grâce à un mot qui fera céder toutes tes résistances. Tu seras séduite par ce mot-là. Alors tu verras, il naîtra de cette union une histoire simple et belle : la nôtre.
- Ha oui ? Tu me sembles bien impertinente ! Ne serais-tu pas une plume de paon pour être gonflée de tant de vanité ? Quel est donc ce mot qui me ferait ainsi chavirer ?
- Ce mot, le plus juste qui soit, le seul dont la simple évocation t'ouvrira avec certitude à mes prières, entends-le bien, c'est très précisément le mot clé.
20 - Eloge de moi-même
Ne suis-je pas de ceux qui peuvent sans complexe se permettre de faire leur propre éloge tant est large leur front, tant sont verts leurs lauriers, tant est exceptionnel leur narcissisme ? Ceux à qui je m'adresse ne peuvent se permettre semblable luxe : ils n'ont pas de si grandes ailes.
Mes détracteurs trop humbles, dénués de moyens, et surtout si chèrement attachés à leur modestie n'ont pas assez de fierté pour égaler Raphaël Zacharie de Izarra dans sa splendeur aristocratique. Leur sceptre insignifiant n'a pas assez d'allure pour une si estimable entreprise. Si je suis si peu modeste, c'est que je n'ai pas les moyens de l'être.
Comme beaucoup, ils ont besoin de maîtres, de repères pour leur rabaisser le caquet et finalement sentir qu'ils sont peu de chose. Ils se disent volontiers qu'au nom du fait qu'ils ne sont que ce qu'ils sont, ils ne peuvent se targuer d'être autre chose de mieux, de plus flatteur, de plus grand. Moi je n'ai besoin d'aucune fallacieuse autorité pour me proclamer Raphaël Zacharie de Izarra.
Nous sommes tous rois de nous-mêmes, rois de ce qui nous chante. Encore faut-il s'en donner les moyens. Celui qui se vante à ce point de son humilité ne sera jamais ce roi de lui-même. Rares sont les gens qui osent être ce que je suis.
C'est bien pour cette raison que mon statut de roi autoproclamé est enviable et a une si haute valeur.
21 - Lettre aux employeurs ou la gratuité de la vie
Lettre envoyée à des employeurs consciencieusement choisis dans les petites annonces du "Figaro".
Messieurs,
Je suis jeune, vaillant, entièrement disponible, totalement dénué d'ambition professionnelle, plein de mauvaise volonté quant au travail, indifférent au culte de l'emploi et ne souhaite pour rien au monde changer. Puisqu'on dit qu'il n'y a que les imbéciles qui ne changent jamais d'avis, j'accepte très volontiers d'être de ces irrécupérables imbéciles.
Je ne désire pas plaire à mes semblables au nom d'une cause qui, fondamentalement, m'afflige : celle de la sainte, religieuse Entreprise. Je suis un hérétique de l'ANPE, un damné de l'emploi, un excommunié du marché du travail.
Je ne veux pas vendre à votre entreprise mon temps précieux utilisé à ne rien faire, même contre une reconnaissance sociale, même contre l'estime de mes contemporains, même contre des congés payés, même contre l'assurance de recevoir une retraite de soixante ans à quatre-vingt-dix-neuf ans. Je ne veux pas vendre des sourires professionnels, ni me faire accepter dans le cercle enviable des privilégiés qui se lèvent tôt le matin pour gagner leur pain industriel, leurs vacances d'été, leur droit de porter cravate, bref leur bonheur et dignité d'employés. Je ne veux pas être utile, je ne veux pas produire de richesses. Ni pour mon pays, ni pour mes voisins, ni pour moi-même. Je n'ai aucune ambition professionnelle vous dis-je, absolument aucune.
Je n'aspire nullement à m'élever sur le plan social. Je ne désire pas accéder à la dignité du salarié, ni à celle du patron. Je tiens à rester à la place qui est la mienne, puisque je ne suis nulle part sur l'échiquier de l'emploi. Hors des enjeux économiques de ce monde. Loin des statistiques. Ignoré des registres. Absent des comptes.
Je n'ai pas honte de mon inertie sociale, ni de profiter du travail des autres pour vivre (en effet, il faut bien que d'autres travaillent à ma place pour que je puisse être aussi glorieusement oisif, inutile et vain), ni de l'exemple que je donne aux jeunes sans emploi. Je n'ai pas honte d'être inutile à la société, ni d'être une charge.
Je souhaite continuer à être absent, vain, inutile au monde économique. Me faire totalement oublier du monde du travail. Ne compter que pour du vent dans le système. Je veux aux yeux des employeurs n'être rien du tout. Il n'y a aucun espoir, je suis vraiment irrécupérable. Une plaie pour le monde du travail. La peste de l'entreprise. Le fléau de la rentabilité.
Je ne suis pas un instrument de production, pas une bête à performances, pas un rouage humain de la sainte machine industrielle. Je ne suis pas sur cette Terre pour servir les entreprises. Je suis sur Terre parce que je suis sur Terre : gratuitement, pour rien, contre rien. Juste pour être heureux, sans avoir aucun compte à rendre à aucune entreprise. Je suis sur Terre par l'effet d'une grâce infinie. Aussi inutilement que le papillon.
Je suis libre, inutile, et mes ailes ne sont pas à vendre.
22 - Vive le conformisme !
En bien des domaines le conformisme me plaît. Ses rituels immuables, ses lignes droites, ses angles formels me rassurent comme une oeuvre d'art aux traits de classicisme. Il est des valeurs sûres que seuls la vulgarité, le mauvais goût peuvent éclipser. De nos jours il est de bon ton de se dire "ANTICONFORMISTE". Et pour remplacer le conforme on met le difforme en se croyant un bel esprit...
N'importe quel prétendant à l'anticonformisme, au nom d'une originalité d'esprit qu'il n'a évidemment pas, révèle le pire de lui-même. Lisez donc les annonces passées par les hommes dans le "Nouvel-Observateur" : ils se disent tous anticonformistes. Galvaudé à outrance, ce mot ne signifie plus rien.
Il y a encore des hommes assez stupides et assez fortunés pour faire mettre dans une annonce du "Nouvel-Observateur" (où chaque lettre, chaque syllabe est facturée au prix fort) les mots "anticonformiste" ou "sympa" ! Quelle femme intelligence oserait répondre à ces annonces ineptes ? Et pourtant, les termes "anticonformistes" et "sympas" se monnayent couramment sur le juteux marché des annonces. Et qui de plus est dans le "Nouvel Observateur", un journal au lectorat prétendument cultivé...
L'important n'est pas de se montrer anticonformiste, ce qui prime, n'est-ce point la qualité de l'esprit, du propos, du coeur ?
Y a-t-il encore des honnêtes hommes de nos jours ? Ils veulent tous faire les artistes, ils singent les modèles d'esprit, ils prétendent au talent... Pas un n'aura l'humilité, la grandeur, la noblesse, le bon goût de se montrer simple.
23 - Le prince que je suis
Je suis le plus bel oiseau de ces lieux, l'unique albatros de cet espace de libre expression. Ma plume admirable et mon aile majestueuse confèrent à ma personne autorité, dignité et infinie élégance. Mes détracteurs sont des corbeaux jaloux de mon éclat. Et les gracieuses colombes planant dans mon sillage, mes disciples.
Je détiens quelque chère vérité, certain secret des arts, possède la science de l'amour. Pétri de noblesse, je me prétends défenseur des belles causes, de ma particule et des femmes laides, mais surtout des jolies filles, et ma plume est prolongée par le fer vengeur et justicier d'une infaillible épée. Ces deux flammes vives sont inséparables chez moi : plume et épée forment mon double panache.
Je suis l'ennemi de la populace, l'ennemi du vulgaire, l'ennemi de la bassesse. Cependant je protège et défends indifféremment les faibles, les veuves, les orphelins, les beaux sangs comme les têtes communes, les nantis comme les déshérités, les poètes comme les bourgeois, les joliment chaussés comme les va-nu-pieds.
Je vole également au secours de ceux qui forment la vaste roture de ce monde. Une fois extraits de leur fange, je tente de les élever jusqu'à ma hauteur. Et s'ils s'ingénient à demeurer dans leur aveuglement, je me permets d'exercer contre eux l'acier de mon art. Pour certains, ce sera celui de ma plume, pour d'autres, celui de mon glaive.
Je suis un authentique chevalier, un prince dans l'esprit, un guerrier des belles causes, un albatros, un ange tout de plume et d'épée.
Nul ne saurait accéder à ce degré de gloire où à la force de l'âme je suis parvenu. En qualité, noblesse et coeur qui peut se targuer de me valoir ? Comme l'astre roi, je suis unique.
Inégalable.
24 - Mon panache
Si j'ai quelques sincères laudateurs, j'ai également des détracteurs, ce qui n'est certes pas pour me déplaire. Les duels sont stimulants, divertissants, salutaires. Mais surtout, les coups reçus font chanter mon armure.
A mes détracteurs,
Vous évoquez avec une canaille éloquence le nom de celui qui n'a pas eu l'heur de vous plaire... Si la dignité de mon front vous offense, si la hauteur de mes vues vous dérange, si la majesté de ma tête vous indispose, bref si ma personne entière vous est chose peu aimable, je ne manquerai pas de croiser avec vous la plume pour mieux rehausser mes couleurs et faire briller et mon nom et ma particule. Mes plus chers lauriers.
Je mésestime ces manières infâmes que vous avez de me considérer, propres à la plèbe. Je ne suis point de ce monde. Dans le coeur, dans l'esprit, je suis plein de noblesse. Imbu de ma personne pensez-vous ? Certes, je suis fier. Est-ce donc péché que de s'aimer à ce point ?
J'incarne noblesse, poésie, rêve. Mais encore aristocratie oisive et pédante. Je prétends faire partie d'une élite : l'espèce française. Je suis froid, hautain, arrogant. J'ignore modestie, docilité, bassesse. Plein d'idéal, je donne des leçons à mes semblables moins fortunés, moins titrés, moins valeureux que moi.
Je ne vous interdis nullement de vous ébaudir en ignoble société, ni de ripailler comme des romains ou bien d'accoucher de la pensée la plus basse qui soit. Cela est votre intime liberté. C'est la mienne également que de me mieux plaire loin de votre univers malséant. Les dentelles et la soie siéent mieux à ma vie que vos petites vérités temporelles et prosaïques.
Il est vrai que je n'ai guère d'indulgence pour la gent déchue qu'est la populace. Je méprise avec beaucoup de conviction tout ce qui ne vole pas haut : les sensibilités populaires, la religion du matérialisme, le culte du plaisir immédiat, toutes ces quêtes temporelles, alimentaires, horizontales (tels que confort matériel, sécurité de l'emploi, assurances en tous genres). Ces affaires domestiques chères à mes contemporains ne sont qu'hérésies, bassesses, insignifiances. Moi je parle des dentelles mais surtout des richesses subtiles de l'âme.
Les nécessités temporelles tels que le boire et le manger que mes semblables prennent tellement au pied de la lettre ne me touchent guère, tant il importe avant tout de donner la parole à la poésie. Je n'ignore pas que les gens ordinaires sont assoiffés de prosaïsme. C'est certes leur droit et je ne leur ôterai nullement cette piètre liberté. Mais les ânes ne savent pas chanter, et le bel oiseau que je suis est bien obligé de le faire à leur place.
Qui, si je ne me faisais l'apôtre de la légèreté, de l'esprit, de la cause poétique prendrait la parole à ma place pour dénoncer la lourdeur, le prosaïsme du monde ? J'ai le courage de porter haut mon épée, ma particule, mon mépris. Je ne suis pas d'un commerce facile. Je ne flatte pas ceux qui m'écoutent. Je ne défends pas vos causes pitoyables. Là n'est point mon rôle. Ma véritable affaire en ce monde consiste à éclairer les esprits et enrichir les coeurs. Dont les vôtres, mes chers détracteurs.
25 - Eloge de ma particule
Ma particule est infiniment belle, précieuse, estimable. Elle confère à ma tête noblesse, grâce, dignité. Ce "DE" est digne de respect. Elle me différencie de ceux qui en sont dépourvus : sans-naissance, petites gens, fils et filles de rien.
Ma particule attise envies, déchaîne passions, fait naître jalousies, inspire indifférence et autres vils sentiments humains. Ce qui est naturel puisque posséder une particule est un privilège de salon : le genre de faveur inutile qui exaspère.
Posséder la particule est une sorte de grâce. Ce qui compte, c'est d'avoir été élu "DE". Peu importe le prix de cette élection. La particule, c'est la gratuité par excellence. Cette raison suffit pour que je sois fier d'en posséder une.
26 - Défense de la courbe
La ligne, nul n'ose en douter, c'est droit, net, précis, direct. C'est la plus chère valeur en vigueur au siècle vingt-et-unième. Avec la ligne la sécurité est pour ainsi dire parfaite. Dans cette élémentaire structure linéaire, base universelle du nivellement, fusionnent avec un égal principe de régularité et de persistance toutes les normes ayant accédé au degré supérieur de la conformité la plus stricte, la plus stable, la plus implacable.
Sur la ligne s'étend la plus sécurisante, la plus constante, la plus juste des moyennes. D'un bout à l'autre de l'immobile schéma de rectitude, d'une extrémité à l'autre de l'immuable figure emblématique, du début au terme, en passant par le milieu, triomphe superbement l'ORDINAIRE.
Mais dans ce monde de sérénité linéale survient parfois l'inattendu, le baroque, l'inclassable : la courbe. Obéissant à des lois fuyantes, subtiles, incarnation odieuse de la fantaisie la plus gratuite, du désordre, fruit infâme de la nouveauté, elle brise toute certitude. La courbe est rebelle par définition. Elle se détourne d'emblée d'un chemin à la droiture sans faille, sans surprise, tracée d'avance par une volonté dénuée d'imagination. La courbe se démarque surtout de la ligne par son caractère indiscipliné, fantasque, inutile.
Elle se complait à décrire vains détours, allées et venues sans signification pratique. La courbe s'insère dans un espace d'anarchie joyeuse que la ligne, inexorablement droite, ignorera toujours. La ligne n'a pas de pire ennemie que l'ondulation. Une ligne régule, nivelle, aplanit une série de points. Alors qu'une courbe ne recèle pas ce secret inné de fatale régularité : chaque arc est unique, chaque boucle est nouvelle. De la courbe naît l'arabesque, l'image, l'onde qui donne la vibration. De la courbe naît l'imprévu, l'irrationnel, le romanesque, la rêverie, l'émotion, et c'est alors le triomphe sans équivalence de l'EXTRAORDINAIRE.
Le monde actuel représente la ligne. Et moi, je suis la courbe.
P.S.
Il s'agit essentiellement de la courbe labiale provoquée par la contraction des muscles zygomatiques.
27 - Brûlons Sade !
A propos des "120 Journées de Sodome".
Sade n'a rien de divin et tout de démoniaque, au moins à mes yeux. Sa pensée malade à l'extrême relève de la psychiatrie la plus lourde, et même d'une authentique psychiatrie d'exception. Un cas monstrueux comme il n'en existe nulle part dans le monde. Sa littérature sent la pourriture, l'excrément, la honte et les Ténèbres. Cette littérature, c'est le dépotoir de l'Enfer, la fosse du Diable, la Gueule ouverte de tous les démons de la géhenne.
Le seul point positif que je lui accorde, c'est qu'à travers les conceptions innommables, épouvantables, abominables issues de son cerveau damné, il permet d'élargir notre champ de conscience sur une réalité que la pensée ordinaire est incapable de concevoir. Une fois sensibilisé à ces conceptions extrêmes du Mal, on peut alors entrevoir une réalité aussi profonde et aussi extraordinaire que l'univers sadien, mais une réalité située à son exact opposé. On se dit que si un tel gouffre existe, la cime doit également exister. Et la conception d'un semblable gouffre fait ardemment désirer celle d'une cime. Alors on lève les yeux de force, on s'élève presque malgré soi, poussé, porté par les miasmes émanant de l'abîme fangeux.
On ne peut pas lire les "120 Journées de Sodome" sans éprouver un légitime malaise mental, et même physique. Je suis persuadé que nul ne sort indemne de ce cloaque. Cette lecture blesse l'esprit comme le ferait le métal tranchant sur la chair. Sade est un criminel de l'esprit. Les blessures qu'il inflige à ses lecteurs ne sont pas visibles à l’œil, certes. Cependant il agresse l'esprit sain de l'honnête homme, atteint la pureté, offense l'innocence, tente de tuer le beau.
Je suis pour la censure inconditionnelle de Sade. Je ne vois pas en quoi cette censure est criminelle ni ce que cette littérature apocalyptique peut apporter de bénéfique à l'Homme, sinon une image monstrueuse de ce qu'il n'est pas. En effet, comment peut-on faire d'un simple cas pathologique une cause générale ? Le patrimoine littéraire de l'Humanité ne perdrait vraiment pas grand-chose si on jetait une bonne fois pour toutes Sade sur le bûcher de la censure afin que nos enfants n'héritent pas de cette lèpre littéraire.
Face aux écrits de Sade, les défenseurs de la liberté d'expression se croyant investis d'une mission sacrée font figure de mauvais génies de la pensée. Comme si au nom de la littérature on pouvait défendre une cause si noire... Il aurait alors suffit à Adolf d'avoir la plume d'un héraut du malheur pour qu'on encense et défende ses écrits au nom de la littérature... Au bûcher "Mein Kampf" et les "120 Journées de Sodome", au bûcher ! Et tant pis pour ces messies des ténèbres, défenseurs d'une infernale, criminelle, pestilentielle liberté d'expression !
28 - Le monde à travers mon lorgnon
Prôner ce qui est ordinairement désigné comme des valeurs artificielles fabriquées de toutes pièces par la culture n'est-il pas finalement un signe de grande élévation de coeur, d'esprit ?
Ce qui est issu de la pure culture est éminemment raffiné, estimable, sophistiqué : un signe évident de civilisation. Seuls les sauvages sont proches de la terre. Les êtres évolués sur le plan culturel tels les aristocrates, les snobs, les mondains et autres piliers de salons, vivent dans un monde d'artifice. L'artifice est le propre des gens évolués affranchis des contingences domestiques, éloignés de toute préoccupation prosaïque et blasés (donc libérés) de tout avec élégance.
Je me réclame de cette civilisation prétendument superficielle, artificielle, surfaite.
Je suis un snob, un fat, un prétentieux. Je suis hautain, fier, méprisant. Je déplais à la roture, à mes voisins, au monde entier. Mais l'important n'est-il pas d'être satisfait de soi-même ? Ha ! Vous dirais-je avec quel auto contentement je contemple ma face le matin dans le miroir... Je suis un grand auto satisfait. Je ne me remets jamais en question tant je suis sûr de la valeur de mes opinions, de l'inanité de celles des autres, de l'importance de ma petite personne et de l'insignifiance de ceux qui sont dépourvus de particule.
Je suis snob, snob, snob... Et encore hypocrite, vaniteux, odieux. Je dégouline de mauvais sentiments. Je fais l'éloge de ma particule, de mon cher lorgnon, de mon nombril, de mon oisiveté. Snob et factice, voilà ce que je suis... Résolument snob et décidément factice. J'aime le superficiel, la feintise, l'illusion. Je défends les valeurs les plus contestées, les moins flatteuses.
Je suis tout ce que mes détracteurs se défendent d'être : snob et odieux.
29 - Au jour glorieux de mes funérailles
Je veux être inhumé en grande pompe et en petits souliers. En bonne compagnie j'espère franchir la jolie porte du cimetière, entendre autour de mon linceul les médisances chuchotées. Pour ce grand jour de ma vie je veux des larmes. J'en veux des chaudes, des tièdes et des glacées. Des pleurs sincères et des sanglots hypocrites. J'attends pour ce grand rendez-vous des mines affligées, des faces de rat et des amantes franchement éplorées.
J'aimerais qu'un public admirable et douteux à la fois fait de femmes et d'amis, d'ennemis et de bêtes m'accompagne jusqu'à la tombe. Je veux pour mon enterrement rien que du beau monde : des saints et des salopards. Une assemblée composée d'amis fidèles et de Judas, de vierges timorées et de dévoyées, d'aristocrates et de chiens galeux. Et que chacun me rende hommage, m'ignore ou me maudisse à sa manière.
Il faut qu'au jour de mes funérailles ça sente la rose et la graille, l'encens et le mauvais cigare. Je veux une tragi-comédie, une fête ratée, une farce tournant court, du beau temps alterné avec de la pluie maussade. Que l'on rie et que l'on se désole, que l'on boive à ma santé et que l'on rende tout sur mon tombeau ! Que l'on banquète comme des paillards après le spectacle et que l'on vienne me demander pardon sous les étoiles.
Vous viendrez cracher sur ma bière, vous mes ennemis. Vous serez les hôtes de choix, la fête sera belle. Vous apporterez cet indispensable piment qui réchauffera un peu la viande froide. Quant à vous mes amis, vous serez là pour donner de la dignité aux réjouissances. Vous suivrez au premier rang le convoi funéraire : rôles secondaires qui ont toujours été les vôtres. Vous serez présents pour donner une bonne figure à cette pénible et joyeuse affaire. Et aussi pour abandonner quelques sous au curé.
Vous mes femmes, mes bien-aimées, mes mal-aimées, mes hochets, mes ardentes soumises, mes tièdes insoumises, mes fausses compagnies et mes chères fuyantes, je vous ferai un grand honneur ce jour-là. Bien mis et roide comme un soldat de plomb, j'écouterai vos doléances sans mot dire, sans broncher et sans nulle amertume. Vous pourrez vider vos besaces : je serai parfaitement pacifié, loin des passions terrestres. Vos charmants discours ne me feront plus aucun effet. Je serai roide, vous dis-je. Froid comme un glaçon, dur comme un coeur de pierre, d'une inébranlable rectitude. Une correction parfaite, un maintien irréprochable. Mais définitivement inerte.
Curé, vous m'enterrerez pas sans une dernière faveur : à ceux qui seront réunis autour de ma dépouille vous lirez cette plaisante histoire que je viens de leur écrire.
30 - Eloge de la lâcheté
La lâcheté n'est pas l'arme des faibles, mais des forts, des survivants, des hommes libres. C'est une arme très efficace : les lâches sont les éternels épargnés des vicissitudes. Dénoncer par lettre anonyme son voisin, trahir ses amis, accuser un innocent, pour le lâche c'est l'assurance de sortir vainqueur d'un mauvais pas, d'être récompensé par de l'argent ou bien de gagner in-extremis sa chère liberté.
Les vrais courageux sont les lâches. Jaloux de leur liberté à un point extrême, ils sont âpres au gain. Fiers, discrets par nature, farouchement attachés à leurs valeurs personnelles, ils vont toujours jusqu'au bout de leurs idées. Jamais ils ne se trahissent. Pour rien au monde. C'est pourquoi ils préfèrent tant trahir les autres.
La lâcheté est non seulement une arme efficace, mais encore facile, simple, et surtout sans danger pour qui en use avec art : seuls les autres sont victimes du lâche. La lâcheté permet de provoquer en duel un ennemi sans avoir à se mouiller : le lâche ne sort jamais de l'ombre. Il peut sans aucun péril insulter, provoquer, menacer, jamais il ne s'exposera au feu. Le lâche sait user de toutes les opportunités qui s'offrent à lui : lettres et coups de fil anonymes, coups bas, etc. Le lâche est judicieux, prudent et il offre les apparences de la plus parfaite honnêteté.
C'est pourquoi les lâches réussissent en bien des domaines, et au prix de peu d'efforts. D'où l'indiscutable supériorité de la lâcheté sur le courage quand on veut se faire un nom dans l'anonymat.
31 - A mes détracteurs
Je lève mon verre à ces corbeaux de malheur posés sur un cercueil imaginaire orné de mes quatre initiales. Je bois l'absinthe de ma gloire, m'enivrant à la coupe dorée de mon art, dédaigneux, hautain, superbe et immoral, frondeur et princier.
Votre fiel stérile n'a point la vigueur de mon fer vengeur, et vos chants criards pleins de haine ne valent pas le son mélodieux de mon aile dans l'azur. Vos plumes ténébreuses sont trempées dans une encre de misère, et vous décrivez dans le bleu du ciel des cercles lugubres, et vous écrivez dans le couchant embrasé des sentences infernales : vous êtes incapables de faire naître la beauté, salissant tout ce qui est sain, gracieux, noble...
Mais aucun de vos forfaits ne saurait m'atteindre : je suis l'intouchable albatros de la légende.
32 - Eloge de la bêtise
Je chéris et loue la bêtise. La bêtise est une haute qualité, une authentique vertu, le rempart absolu contre la souveraine et tyrannique intelligence qui l'écrase, la méprise, la persécute. La bêtise est l'apanage de ceux qui sont totalement dépourvus d'intelligence, et qui sont par conséquent remplis de saines certitudes, d'inébranlables convictions, de salutaires illusions. La bêtise empêche de trop penser, elle pousse à l'action irréfléchie. Elle éloigne et préserve fatalement l'être de la pensée stérile, creuse, futile.
La bêtise rend toujours heureux tandis que la réflexion angoisse. La bêtise résout tous les problèmes de la pensée en éliminant tout simplement la pensée. Le penseur se crée des problèmes, l'intelligence est inconfortable parce qu'elle pose des questions embarrassantes à l'homme. Les gens intelligents se posent toujours des questions insolubles. Alors que les gens sots ne se posent tout simplement pas de questions : voilà le secret de leur bonheur.
Les gens stupides cultivent leur jardin sans plus se poser de questions. Les gens intelligents se préoccupent plutôt du temps qu'il fait au-dessus de leur tête bien faite et en oublient totalement leurs activités horticoles. Ils s'y désintéressent parfaitement, préférant se torturer l'esprit avec des choses qui, aux yeux des gens bêtes, n'en valent pas la peine.
D'où la supériorité de la bêtise sur l'intelligence qui force l'heureux élu à cultiver son jardin. Et avec coeur encore. Alors que l'intelligence ne fait rien pousser du tout sous les pieds de ses victimes bien pourvues.
33 - Encore un éloge de la bêtise
La bêtise est le privilège de ceux qui ne sont pas habités par la vaine et méprisable intelligence.
L'intelligence, ce vernis de l'esprit... Cet habit d'apparat hautain et superficiel, cet artifice cérébral indigne de l'Homme, cette pollution mentale qui dénature si bien les pensées et met plein de mollesse dans le cerveau à la manière des substances nocives que l'on nomme héroïne, cocaïne, Marie-Jeanne... L'intelligence est un poison dangereux et la bêtise est son naturel antidote.
L'intelligence empêche l'action, elle freine l'instinct et la saine pensée primaire. L'intelligence oblige les gens à penser de plus en plus et donc à faire des études, à se lancer dans la recherche. Elle excite la curiosité et génère maintes questions aussi difficiles qu'inutiles. En un mot l'intelligence pousse à la réflexion et de par ce fait empêche de vivre. Il est tellement plus agréable, plus facile de ne point penser et de se laisser guider par l'instinct, l'ignorance, l'innocence, ou par l'autorité ecclésiastique, politique, syndicale...
Obéir sans penser, n'est-ce pas l'assurance de ne jamais commettre d'erreur par soi-même ? Jamais de remords avec la bêtise, puisqu'elle excuse à peu près tout. Alors que l'intelligence est au contraire un facteur de responsabilités pénales, morale, professionnelle. Plein d'ennuis en perspective avec l'intelligence...
La bêtise heureusement empêche le développement de la pensée : c'est le confort de l'esprit par excellence. La bêtise est l'apanage des authentiques esthètes soucieux de leur qualité de vie.
34 - Un peu de fiel dans la soupe
Voilà ce que je dis à mes vrais amis rencontrés sur le NET. Et puisque ce sont d'authentiques amis, qu'ils lisent sans broncher ce qui suit :
Vous mes chers amis, vous les ennemis du Beau, de l'Art, de la Poésie, vous les vaniteux pleins d'une humilité de circonstance, vous les représentants d'une société improvisée issue du NET, sachez que je ne suis que l'écho retourné, le reflet inversé de ce que vous êtes. Si votre mépris pour moi est si profond, c'est que vous vous méprisez vous-mêmes.
A travers l'éclat de celui qui vous conspue si bien, vous ne voyez que trop votre propre ineptie. Le bouffon bouffonne, les sujets rient jaune. Il leur montre ce qu'ils sont véritablement : de la matière à bouffonner, de la pâte à rire, de la glaise pour amuseur public.
Voilà ce que vous êtes mes amis. Je bouffonne et vous continuez à antibouffonner entre mes mains. Vous jouez dans cette fanfare de cirque dont suis le chef d'orchestre. Nous sommes dans le même bateau : moi à la barre, vous à fond de cale.
C'est que je suis libre, mes chers rameurs.
35 - Epées, moines et amour courtois
J'aimerais passer mon temps dans le luxe de la pierre millénaire d'un cloître, perdre les heures de ma vie là où tout silence vaut une prière. Un cloître... Ces charmants caveaux sont des volières pour âmes libres. Des tombes de lumière où les vivants s'égaient sans mot dire, se réjouissent avec gravité. Les cloîtres sont des châteaux pour esprits d'élite. Fuir la trivialité du monde et me rapprocher des étoiles entre quatre murs nus, voilà mon plus cher désir.
Plus de superflu ni de vulgarités... Rien que des icônes, des écussons, de la pierre, de l'austérité et du silence.
Je veux vivre dans un monde de chevalerie, un monde peuplé de laboureurs et de gens nobles. Un monde de guerriers en esprit, de héros, de rêveurs, de porteurs d'épée et de poètes.
Mon monde.
36 - En exil
C'est une fois hors de l'onde que le poisson se met à aimer passionnément son élément... Voici ce que je ressens pour la France, lorsque je m'attarde trop longtemps en terre étrangère :
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Un ciel, une terre, un pays sont loin de mes yeux. J'ai quitté mon sol natal, un royaume de petits riens mystérieux et de grandes choses familières, et je n'entends plus aujourd'hui le chant du vent dans les herbes folles.
Tout un monde me manque. Cette terre quittée, ce lointain pays d'origine, ce cher empire, pour vous le nommer ici permettez-moi d'y mettre un peu d'esprit et beaucoup de cœur. Ce paisible royaume, ce séjour plein de quiétude, ces rivages aux ondes sereines, c'est tout humblement la France.
Quel expatrié pourrait sans rougir renier plus de dix jours ce pays aux mille châteaux où coulent des ruisseaux sages de vins âgés, où s'élèvent, dressées sur leurs pieds puants, des montagnes de fromages vifs, où des poètes ivres chantent des vers suaves et féroces ?
Ma France, ma terre, mon berceau, mon alcôve et ma tombe, je n'ai qu'un mot pour elle : NOSTALGIE. Oui, j'ai l'honneur d'aimer la France. Nulle autre contrée ne saurait consoler mon coeur exilé, et je donnerais l'Empire State Building, et encore tous les monts de l'Olympe, pour un plateau de fromages de mon pays.
Je déteste Paris, je hais sa triste banlieue et j'exècre encore tous ses habitants aux regards moroses. Je vomis sur la banalité et l'ennui des dimanches provinciaux aux heures molles pleines de torpeur ensoleillée. Et pourtant, qu'il est doux mon amour pour la France !
Je vous parlerais volontiers de ces petits clochers de villages qui sonnent les heures discrètes des jours qui passent. Ou bien de ces sentiers perdus, pavés ou non, où souvent l'Histoire croise la Poésie et où se concertent muses et troubadours. Ou encore de ces chères demeures hantées par leur propre charme, habitées par les pierres elles-mêmes, lesquelles ont une âme en ce beau pays de France...
Mais tout ceci est un secret. Un délicieux mystère commun à ses habitants. Elle est là. Vous la trouverez au bout de ma plume, à la fin de cette lettre, et mon coeur se serre. Regardez-la, écoutez-la, sentez-la, respirez-la chaque jour depuis vos fenêtres en ville, admirez-la à travers champs et chemins de campagne, c'est elle, c'est la mienne, c'est la vôtre, c'est notre FRANCE.
37 - La pollution des consciences ou le Graal vert
Le combat de José Bové est horizontal : il défend des valeurs palpables. Tout en étant opposé comme lui à l'invasion de la culture Mac-Donald en France mais loin d'être un fanatique de la guerre aux humburgers, je vais quérir ma pitance de temps à autre chez les cuisiniers yankees. Après tout, quelle importance ? Nous ne sommes sur Terre que pour quelques décennies.
La Terre qui n'est pas éternelle... Si la plupart des fumeurs acceptent de prendre le risque de détruire leur corps, de contracter un cancer des poumons pour le plaisir de fumer, pourquoi n'accepterions-nous pas de prendre le risque d'abîmer la planète pour gagner un peu plus de confort, de sécurité, de bien-être ? Qu'y a-t-il d'illégitime à cela ? Rien n'est impérissable en ce monde. La planète se détruira sans nous un jour. Le soleil lui-même mourra car à l'échelle cosmique il n'est pas perpétuel lui non plus.
Etre contre la mondialisation, n'est-ce pas aussi irresponsable qu'être contre la révolution industrielle qui a certes profondément endommagé la planète depuis un siècle mais, quoi qu'on dise, nous a indéniablement fait progresser ?
Les économies d'énergie ? Pure aberration : les réserves de pétrole seront brûlées de toute façon. Que ce soit à petit feu ou à vive flamme, le pétrole brûlera au service de l'activité humaine. Quoi qu'il arrive l'Homme brûlera le pétrole et fatalement il y aura des rejets nocifs dans l'air, économie d'énergie ou pas.
Bien sûr, sur le plan psychologique ces rejets étalés plus longuement dans le temps PARAITRONT moins nocifs pour l'environnement car moins perceptibles à l'échelle humaine. Mais à l'échelle géologique, quelle différence ?
La mode de l'écologie est surtout une manne commerciale pour les industriels : sous prétexte de préservation de l'environnement ils vendent au peuple, et au prix fort, des gadgets à haute valeur morale (voitures "moins polluantes"), mais dont se contrefout la planète Terre.
Bové passera. La Terre passera. Les étoiles passeront. L'esprit demeurera.
38 - Le Ciel m'a parlé
Le Ciel m'a parlé, et voici ce qu'il m'a dit :
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Raphaël, si ta noblesse a l'éclat des sommets, si ton coeur ne s'effraie pas des ossements au fond des tombes, si ton âme a la transparence de l'eau vive, alors tu es digne de l'épée que tu portes.
Va, et pourfends tes ennemis, combats ces diables d'hérétiques au nom de ce que tu es, porte tes coups sans faiblir ! Tu es un prince, et eux ce sont des chiens galeux. Ne crains pas leurs ricanements lugubres, ni leurs crocs fétides, ni leurs hurlements impies.
Tu es un prince Raphaël. Tu es le chevalier de la Lune, le paladin des étoiles, le cavalier de la Lumière, l'aimé des anges... Tu es le dragon du Ciel, et tu craches sur la Terre le feu blanc de la Poésie.
Tes traits sont neufs comme l'aurore. Ton front a la majesté des cimes et ton regard reflète l'infini azur. Ta face a la vérité des icônes. Elle trahit ta flamme. Ton âme, ton feu, ton or... Tu es l'aube glorieuse, avec une goutte de rosée dans tes prunelles, un éclat de soleil dans le coeur. Tu es un chevalier, un guerrier, l'amant des muses, des vestales et des statues de sel.
Ta quête n'a pas de fin, pas de bornes, pas d'objet, pas de sens : la Beauté, l'Amour, la Poésie sont ta folie. Ta folie.
Et l'éternité est ton asile.
39 - Le mal de l'écrivain, encore un mythe
Contrairement à tous ces auteurs écrasés par le poids de leur production et entretenant avec celle-ci des rapports quasi mystiques, le maniement de la plume ne sacralise nullement ma liberté, ne tourmente pas ma pensée, ne perturbe point mon sommeil. Les gens en proie à ces espèces de délires "rimbalesques" leur conférant une importance de cloche d'église sont de bien présomptueux poètes.
Une oeuvre écrite ne vaut pas plus qu'une oeuvre culinaire. Pour moi l'écriture n'est que de la cuisine pour l'esprit, plus ou moins fine, plus ou moins digeste, plus ou moins savoureuse. Mais certainement pas une divine sécrétion à placer sur quelque "foutaiseux" autel dédié à la Sainte Littérature, à l'opposé de ce que croient tous les malades imaginaires de la plume. Il n'y a pas plus de gloire à étaler de l'encre sur du papier qu'il n'y a de malédiction à être un poète incompris. Un poète incompris est un poète qui ne sait pas composer correctement. Ou qui a une écriture illisible. Rien de plus.
Le mal de l'écrivain n'est qu'une imposture. Une mode mondaine qui certes dure depuis quelques siècles, mais qui finira bien par passer un jour quand les fumistes cesseront de polluer le paysage littéraire. Une fois le livre écrit, lu, il peut avantageusement servir de cale pour les tables bancales. Volumineux, il peut encore servir de tabouret de fortune afin que l'écrivain trop las y pose dignement son séant.
Les vrais bons écrivains ont un rapport heureux à l'écriture. Ils ne ressentent aucun malaise de prestige à se consacrer à leur art. Ils font tout simplement de la bonne cuisine. Et les vrais gastronomes savent les reconnaître : ils se délectent entre eux, laissant à leurs divagations les mauvais cuisiniers dans leur cantine en compagnie des écoliers qui boivent sans broncher et avec une masochiste admiration à la coupe amère de la médiocrité.
40 - L'imposture du Q.I.
Sur la valeur du QI sachons entendre raison et relativiser la sentence des chiffres censés mesurer l'intelligence humaine. Qu'est-ce que l'intelligence ? Comme la folie, l'intelligence est un mot passe-partout galvaudé qui signifie tout et rien.
On considère que le plus intelligent des êtres sera celui qui aura su résoudre un maximum de problèmes logiques en un minimum de temps. Mais qui dit qu'en ce domaine l'intelligence véritable ne se déploie pas pleinement dans un temps maximum plutôt que minimum ?
Posséder un QI élevé est finalement plus un prestige social qu'autre chose.
Comprendre cela, c'est déjà gravir un premier degré dans la saine intelligence. Cette dernière est d'abord et avant tout l'entente sociale. Je constate que partout les tests de QI génèrent des passions déplacées, comme si c'était là la quête sociale finale, la récompense suprême d'une vie humaine, la valeur définitive de l'individu... Notre société valorise ce qu'elle définit comme l'intelligence selon les critères réducteurs des tests du QI. Ainsi les "surdoués" sont bien vus, comme si c'était chez eux une vertu, un mérite, une qualité humaine.
Tous adhèrent à cette intelligence-étalon que l'on mesure précisément, à l'unité près de la même manière que l'on mesurerait l'amour avec des chiffres. Les esprits se confinent dans cette certitude que la vraie intelligence est là, puisqu'on l'a ainsi désignée officiellement... Voilà ici une belle preuve de bêtise collective.
41 - Les étoiles
Seul sous les étoiles, je rêve parfois de les approcher, de les saluer de tout près : je me vois enfourcher quelque fantastique Pégase qui m'emporterait jusqu'à la voûte céleste, à la rencontre de ce peuple de lumières. A dos de chimère je quitterais la planète pour rejoindre les feux énigmatiques du ciel...
Et, caracolant sur mon cheval ailé, je voguerais pour toujours dans les champs de constellations. Je me noierais dans ces océans de mystère, buvant à pleines gorgées le vin de la Poésie, ivre d'immortalité, d'infini, d'éternité.
42 - Terrae incognitae
Dernièrement j'ai emprunté les petites routes de campagne plutôt que les grands axes rouges pour venir à Paris. J'ai choisi les routes blanches sur la carte au 1/50 000 où chaque ferme isolée est répertoriée. Je suis allé à la rencontre de la France profonde, paisible, inconnue des citadins, un peu mystérieuse.
De charmants petits clochers perdus dans la campagne ponctuaient ma route. Je suis entré dans l'un d'entre eux pour me rafraîchir et me recueillir. La canicule est moins désagréable dans la verdure et la fraîcheur des sous-bois que dans le béton de la banlieue parisienne. Je me suis mis à haïr encore plus Paris et sa banlieue lors de cette excursion bucolique. Nul besoin de s'exiler à l'autre bout du monde pour trouver le dépaysement : il est à nos portes. Il suffit de s'écarter des grands axes routiers, de pénétrer dans le coeur de la France via ses voies vicinales. Le peuple ne sait pas : il part dans le midi de la France chercher du soleil stéréotypé et des loisirs falsifiés alors qu'à deux pas de chez lui sont cachés les vrais trésors de la France. Il suffit juste de savoir regarder. J'ai croisé sur ma route maints clochers admirables. Humbles, historiques, pittoresques, ils m'ont laissé un goût de bonheur simple et authentique. Moi-même issu de la campagne profonde, j'ignorais qu'il pouvait exister de semblables coins épargnés par la civilisation citadine. Ces petits villages forment une véritable mosaïque d'Arcadies. Ce sont les zones blanches sur la carte.
Autrefois on appelait les coins encore inexplorés de la planète "terrae incognitae".
On pourrait dire que ces zones rurales que j'ai traversées sont les terrae incognitae du tourisme de masse. Des trésors préservés de la bêtise des touristes moyens. Le touriste de base ne voit aucun intérêt à explorer cette France rurale : trop proche de chez lui, pas assez exotique à son goût. Dieu merci, cette belle France est épargnée par ces idiots en shorts.
J'ai l'intention de retourner dans ces royaumes de verdure aux mille clochers, dans ces lieux bénis où tout est "terra incognita".
43 - Le français correct
Réponse à l'attention d'un scientologue au verbe odieux, aux propos infamants, auteur d’un article dans un quotidien national :
Sachez que les détracteurs de votre espèce qui revendiquent si fort leur appartenance au "Club prestigieux de la scientologie" et qui commettent la maladresse d'écrire "délatoires" au lieu de "délatrices" ne sont pas dignes de défendre leur cause à la pointe de la plume. Ils n'ont en ces circonstances d'autre droit que celui de se taire. Votre crime est grand Monsieur, car vous semez l'ivraie dans ce beau jardin qu'est la langue française. Certes cette langue peut être fleurie, verte et même crue au besoin. Mais elle demeure toujours joliment académique sous la plume de ceux qui la respectent. L'incorrection de votre parler vous discrédite. Ouvrez donc un dictionnaire avant d'envoyer vos salades en ces lieux choisis !
44 - Lettre à des vendeurs de voitures
Messieurs,
J'ai la joie de vous signifier que votre discours aux allures sottement standard, au contenu fondamentalement crétinisant a trouvé en moi un fervent adversaire. Vos propos cadrés selon les normes ordinaires, criminelles en vigueur dans ce monde hérétique du travail sont le reflet exact de l'inanité de la société dans laquelle je vis. Je suis résolu à combattre les gens de votre espèce qui impunément s'ingénient à répandre parmi la jeunesse les valeurs viles de notre époque.
Combien de jeunes esprits sans jugement se laissent tenter par le culte impie de l'emploi, du salaire, de la sécurité matérielle ? Vos idéaux professionnels sont des Graal de brèves portées qui rendent l'Homme vulgaire, trivial, indigne.
Sur un plan plus personnel vos desseins me paraissent minables, mesquines, honteuses pour une âme de bien comme la mienne. Les sots métiers existent, et ce que vous proposez en est la preuve magistrale.
Dans votre annonce vous osez user du terme «talent» pour mieux appâter vos proies imbéciles, comme si le fait de vendre des voitures nécessitait d'avoir ce que vous appelez du talent. Emploi abusif, galvaudé, flagorneur d'un mot passe-partout dans le monde inepte des commerciaux.
Je n'adhère pas à la religion Renault qui fait de ses adeptes des esclaves, des serviteurs de votre enseigne, des machines à vendre. Les proxénètes de votre espèce n'agréent pas à mon coeur demeuré pur. Vous ne ferez pas de moi un vendeur, un corrupteur, un racoleur. Intactes je garderai vertu, innocence, joie de vivre.
Je suis une âme libre.
45 - Encore une lettre envoyée aux employeurs
Messieurs,
C'est avec cœur que je réponds à votre annonce, comptant sur le prompt succès de cette personnelle entreprise de sabordage, et ce afin d'être certain de n'avoir jamais à me mettre à votre service. Vaille que vaille, je fuis le monde des entreprises en me faisant connaître des principaux grands employeurs de la contrée.
J'espère que vous voudrez bien voir en moi la personnification la plus achevée de la mauvaise volonté, la contre valeur parfaite de notre société, la figure désespérante de ce que l'on ne saurait concevoir dans le monde réglé, codifié, sacralisé du travail.
Je vais avec grande insolence, autant d'inconscience et sans nul regret sur mes 38 ans. De toute mon existence, je n'ai pas travaillé plus de trois mois, en tout et pour tout. Je ne m'en porte que mieux : santé excellente, moral au plus haut, finances stables (la grâce, la divine providence). Ce qui n'est pas le cas de mes semblables s'ingéniant à besogner tous les jours de leur vie.
Je suis un oisif. Je ne fais strictement rien de mes saintes journées. Du moins rien qui vaille à vos yeux. Je voue ma peine à la belle inutilité. Ma plus chère occupation consiste à pratiquer l'oisiveté aristocratique, au gré de mon humeur ou du temps qu'il fait. Je suis un rentier, un désoeuvré. Quelques paysans besognent sur mes terres héritées. Je gère tout ça de loin avec détachement. Voire négligence. Mais cela ne suffit guère pour occuper les heures creuses de mes journées creuses. J'occupe le reste de mes jours libres à observer mes semblables "favorisés par le sort" qui trouvent leur contentement dans le labeur quotidien, pour mieux porter sur eux mon regard hautement critique.
J'évite tout commerce, de près ou de loin, avec la gent laborieuse (patronale, ouvrière et artisanale). Toutefois je daigne me frotter à ces jolis, de temps à autre. Et puis je leur trouve quelque attrait à ces travailleurs, à ces patrons, à ces employés, par-dessous leurs blouses, leurs costumes, leurs déguisements.
Je les taquine avec charité, leur porte attention avec condescendance. Je leur parle également, mais toujours en choisissant bien mes mots, de crainte de les blesser. Il convient de les ménager, mais surtout de flatter leur religion, le travail étant chose sacrée pour les pions d'usine de leur envergure. Un minimum de psychologie évite bien des heurts et permet de dompter ceux qui travaillent.
Bref, mes rapports avec les travailleurs sont enrichissants. Ils m'offrent le spectacle gratuit et plaisant de que je ne saurais être : prompts au travail, consciencieux à l'extrême, admirables de ponctualité, courageux jusqu'à l'héroïsme, patients comme des saints, ardents à l'ouvrage, matinaux cinq à six fois par semaine.
Certains en ont "plein les reins", d'autres en ont "plein le dos", d'autres encore en ont "plein la tête". Et ils sont tous près de chez moi. Ce sont mes semblables, mes contemporains, mes frères. Et pas un parmi eux pour faire l'éloge de l'oisiveté. Pas un. Permettez-moi de prendre la parole à leur place : je suis l'incarnation de leurs rêves. Ou de leurs non-rêves.
Je suis leur ennemi, puisque je suis l'Ennemi du Travail.
Cependant, sans eux qui serait là pour faire en sorte que je puisse vaquer à mes chères futilités, chauffé au moyen de leur charbon, choyé grâce à leurs usines, nourri du grain de leurs efforts ? Et puis surtout, comment tuerais-je le temps s'il n'y avait personne à regarder travailler ? Le travail des autres est donc utile ! La morale est sauve...
Les promesses palpables de ce monde mercantile ne m'agréent guère et je vous abandonne volontiers, Messieurs les employeurs, ces trésors qui sauvent les apparences. Sans le travail, que seriez-vous donc ? Plus rien du tout.
Ma souveraine oisiveté sert mieux le monde que vos agitations professionnelles : je ne produis rien. Absolument rien. Nulle richesse issue de mes dix doigts pour plaire aux gens de votre espèce. Je suis un heureux parasite, le premier des profiteurs, le dernier des Mohicans. Grâce à ceux qui travaillent, je puis m'adonner sans entrave à mon passe-temps favori : ne rien faire du matin au soir. Professionnellement parlant.
Vous êtes producteurs de néants nommés «confort matériel», «sécurité de l'emploi», «assurances temporelles»... Rien que du vent. Un peu de paille, beaucoup de fumée. Vous promettez une belle fiche de paie à la fin du mois à conserver comme un talisman. Carotte mensuelle.
Quant à vos coups de bâtons, ils ne sauraient m'atteindre : je plane toutes ailes déployées au-dessus du troupeau. Albatros de la condition humaine, je m'abreuve de Poésie, me nourris de Beauté, vis des fruits du Ciel.
La grande mode de nos jours étant à l'emploi, la jeunesse n'a plus que cette piètre ambition. Je ne saurais, quant à moi, me baisser à la hauteur de vos boutons de chemises pour asseoir ma demeure en ce monde.
46 - La grande Crâneuse
Monsieur,
Aujourd'hui c'est votre fête. Peu habitué à recevoir des hommages, vous voilà servi : c'est aujourd'hui qu'on vous enterre. Rassurez-vous, vous n'aurez aucun discours à prononcer. C'est vous le héros.
Aujourd'hui vous êtes grand, solennel. Et assez crédible. Etendu dans votre linceul, vous avez les allures d'un digne pontife de l'administration. Un vrai notable ! Ha ! cet homme quasi homérique que vous n'avez jamais été dans votre vie... Ce front de chef de rayon, de responsable syndical, de gagnant du loto, vous l'avez enfin hérité. Pour une fois la bière vous donne de la prestance. Quel panache vous confère votre nouvel état ! Recte, hautain, indifférent... Un vrai seigneur.
Vous êtes presque impressionnant dans votre soudaine immobilité. Méconnaissable.
On fait silence autour de vous. On s'abstient même de fumer. Vous voyez, il suffit de pas grand-chose pour que l'on vous respecte : de la rigidité, un peu de pâleur, ce je-ne sais-quoi de formel, de formolé, de naturel. Vos proches, hérétiques, s'imaginent que vous irez directement au trou, que tout est fini pour vous. Vous le pensiez aussi, Monsieur.
Moi je vous dis que ce n'est que le commencement pour vous. Le plus dur, c'est qu'il faudra vous habituer à avoir de l'esprit. Beaucoup d'esprit. Rien que de l'esprit : vous ne vivrez désormais qu'à travers cette constante essentielle qui faisait si cruellement défaut à votre existence terrestre.
Aussi, je vous souhaite vraiment bon courage, Monsieur le mort.
47 - Eloge des privilèges
Voici un texte envoyé au journal "Le Figaro". Une bonne leçon pour ses prétentieux journalistes qui se targuent de travailler dans un journal gouvernemental formel, sûr, assis, de référence.
Sachons de temps à autre railler les si conventionnels et trop habituels héros de notre panthéon littéraire... Monsieur Beaumarchais, je vous tiens tête ! Pour une fois donnons la parole à l'espèce haïe :
- Figaro, parce que vous n'êtes qu'un valet vous pensez valoir votre maître à qui vous devez tout. Et si vous vous enorgueillissez d'avoir de l'esprit, je vous rappelle que vous n'avez point d'or, et encore moins de titre de noblesse. Je puis m'enorgueillir moi, d'être bien né. Mais vous, qu'avez-vous à opposer à ma particule, Monsieur le bel esprit ? S'il est vrai que tout l'or du monde ne saurait donner de l'esprit à un honnête homme, il est également vrai que tout l'esprit du monde ne saurait pour autant faire d'un valet un marquis. Valet vous êtes, valet vous demeurerez. Votre esprit, m'entendez vous, votre esprit Figaro ne pourra jamais rien y faire... Vous me devez obéissance, respect, reconnaissance. Je suis votre maître. Sans moi vous n'êtes rien. Vous êtes à mon service et si je n'étais pas là pour entretenir votre mauvaise graisse de roturier vous n'auriez pas l'occasion d'avoir tant d'esprit et si peu de modestie. Je puis être raillé par mon valet, je ne serai pas moins son maître. Mais vous ? Changez de maître à votre guise, valet vous demeurerez. Vous avez de l'esprit, cependant vous n'avez ni argent, ni château, ni titre, ni rien de ce qui fait que je suis pour vous ce sujet de joyeuse raillerie.
Vous croyez sans doute que l'esprit fait l'homme en ce monde ? Détrompez-vous. C'est la naissance, et rien que la naissance qui fait l'homme. La preuve : vous êtes un valet et vous n'êtes rien, tandis que je suis votre maître et je suis mieux loti que vous. En vertu de mon or, de mon titre de noblesse. Si vous pensez que mon or et mon titre ne valent rien, que fais-je en si haute position ? Et si l'esprit dont vous faites si grand cas vaut plus que mon or et mon titre, que faites-vous donc ici costumé en serviteur ? Vous faites le procès des privilèges injustes, de la richesse facile, du luxe honteux, de la bêtise de vos maîtres, mais Monsieur que feriez-vous si comme moi vous étiez arrivé au monde dans la soie, roulant sur l'or sans l'avoir mérité autrement que par la grâce d'être bien né, banquetant trois fois par jour sans autre raison que celle qu'il faut bien manger pour demeurer en vie, dansant tous les soirs au bal en galante société parce qu’il faut bien remplir les jours qu'il nous est donné de vivre ? Que feriez-vous d'autre ? De l'esprit vous croyez ? Certes pas ! Vous tiendriez ce semblable discours, trop jaloux de la fortune tombée du Ciel sur votre tête.
Le sort vous a fait valet et du haut de votre bel esprit vous frondez votre maître, mais au fond de votre coeur médiocre vous auriez mieux aimé être à ma place. Si à vos yeux il faut mériter les honneurs non par la naissance mais par la vertu, le travail, la religion, quel sort réserveriez-vous à ceux qui n'ont pas votre chance d'avoir de l'esprit, et qui en outre n'ont comme moi ni vertu, ni courage, ni religion ? Vous feriez mettre les seigneurs au service de leurs valets sans doute ? Et au nom de quoi la valetaille mériterait telle faveur ? Ainsi il suffirait d'être un laquais de votre espèce pour s'arroger le droit de faire la loi parmi les belles gens argentés et titrés ? Est-ce donc là votre jolie conception de l'ordre des choses ?
Taisez-vous donc et retournez à vos domestiques besognes. C'est pour cela que je vous paie, laquais ! Votre esprit vous dessert en tel cas, tandis que mon or et ma particule me mettent à l'abri de devenir ce que vous êtes. Ce qui prouve l'inanité de vos belles idées. Seul l'argent donne le pouvoir. Et même lorsque vous aurez compris cette vérité, cela ne vous donnera ni argent ni titre pour autant puisque, définitivement, vous n'êtes point de belle naissance.
48 - L'ineptie de certaines listes
Un monde inconnu s'ouvre à moi. Les choses prennent une couleur nouvelle, un sens autre. Je ne reconnais plus rien autour de moi, ni sur le NET. Tout me devient étranger. L'espace n'a plus d'ampleur, les objets n'ont plus de poids et les quatre murs qui m'encerclent ne veulent plus rien dire. J'ai perdu mes repères du quotidien.
En entrant dans la liste, je suis entré dans un autre monde. Au bord du vide. Je ne sais pas encore où je suis, mais je sais que ce monde, c'est celui des consciences exilées. Ici plus rien ne peut advenir parce que tout est figé. Les objets sont là, mon écran est face à moi et je puis le mouvoir si je veux, mais il n'y a aucune signification à tout cela. Il n'y a plus de fondement. L'endroit où je suis n'est pas un endroit. L'espace et les choses ont beau m'entourer, ils demeurent absents parce qu'infiniment loin de moi. Je suis sorti d'un univers pour entrer dans un autre, sans consistance ni saveur, ni signification. J'ignore toujours où je suis en cet instant précis, mais là où je suis je sais que c'est l'absence, le vide, le rien. Silence et inertie.
Les choses sont là, mais une sorte de brume les nimbe. Je prête aux objets une réalité informe, impondérable, une existence sans question ni réponse. Monde bizarre... J'ai l'impression de ne plus faire partie de ce qui m'entoure. Pourtant je puis encore me poser la question de savoir quel est ce monde où je me trouve, parce qu'à l'instant où j'écris ces mots je commence enfin à y voir clair...
La réponse est en train de se former en ce moment-même dans ma conscience égarée, à la fois simple et terrible. A présent je sais où je suis, je sais comment se nomme cet univers si particulier, si opaque, si indéfinissable, et pour tout dire si ennuyeux... Je sais où a atterri ma conscience à travers cette liste.
Je ne suis nulle part.
49 - Un jet de fiel
Souvent j'entends des quidams affirmer avoir une "PASSION" pour l'écrit. Je m'adresse à ces pigeons au vol ras :
Connaissez-vous le sens du mot "passion" ? Terme employé à tort et à travers pour signifier que l'on aime les poissons rouges, les haricots verts ou le cinéma américain commercial... Bref, un mot vide. Dans la bouche de certains écervelés il est utilisé de manière aussi sotte et stérile que les termes "GENIAL" et "SYMPA".
Vous n'avez nullement la passion des écrits. Vous êtes simplement victime d'un conditionnement qui aliène votre pensée, vous fige les neurones, vous amollit la tête et le coeur, comme tous les gens de votre espèce. L'écriture est votre "passion". Un passe-temps "génial" et "sympa" pour abruti moyen.
50 - "Sensibilité à fleur de peau" et autres niaiseries
Une de mes lectrices m'avez écrit : " je vous perçois comme quelqu'un de très sensible et donc réceptif"...
Et moi j'ajouterais, pour rester dans la même veine stérile et "imbécillisante" qui inspire cette sotte admiratrice, qu'elle a une "sensibilité à fleur de peau", et encore que :
"Derrière sa carapace parfois un peu bourrue se dissimulent des trésors d'humanité..."
Mais aussi que :
"Elle a souffert dans sa vie et elle est très généreuse, formidable, extraordinaire, etc, etc..."
On connaît tous la sempiternelle chanson.
Les histoires de sensibilité, de réceptivité, de générosité, c'est comme les "SYMPAS" et les "GENIAL" si souvent entendus : ça permet de boucher des trous quand on n'a rien à dire.
51 - Conseils pour une jeune épouse au lendemain des noces
La pieuse et honnête épouse, âme chrétienne éprise de chasteté, de propreté, de droiture ne manquera pas, après s'être solennellement engagée à servir dignement son cher époux, de faire la première bonne oeuvre de son état marital : devenir mère.
Dans ce dessein la mariée envisagera de gagner le coeur de son maître de la manière la plus intime qui soit. Dès le coucher du soleil, derrière les volets clos de la chambre nuptiale des époux légitimes, les pires résolutions charnelles devront être prises.
Là est la partie la plus délicate de l'affaire. En effet, bien des couples, sans doute trop purs, se montrent maladroits et pèchent sans le savoir le lendemain de leurs noces en entravant la chrétienne procréation.
Belles âmes ingénues ignorantes des nécessités profanes de la chair ! Le bon pasteur sera touché de constater tant de candeur chez les nouveaux mariés... L'homme d'Eglise cependant devra rappeler aux époux leur devoir. En vertu des serments échangés la veille lors de la cérémonie du mariage, il leur faudra promptement se soumettre à l'humaine condition, se résigner au devoir conjugal qu'impose leur nouvel état d'épouse et d'époux. Ainsi est la loi du chrétien hyménée. Et le prêtre, le garant de son application.
Ce dernier qui aura uni les mariés la veille à l'église pourra éventuellement porter secours aux plus timorés. Il mettra au service des plus innocents sa science, et ce dans le but avouable de donner à l'Eglise des enfants aptes au baptême, qui plus tard donneront à leur tour des enfants, qui eux-mêmes donneront des enfants, et ainsi de suite jusqu'à la fin des temps.
Pour ces âmes pures que la reproduction de l'espèce chrétienne demeure encore un mystère, l'Eglise a tout prévu. Le ministre du culte a beau être le serviteur des causes célestes, il n'en est pas moins frère des hommes. Il n'est donc point étranger aux menus tracas de ses semblables. C'est pourquoi l'officier du culte soucieux du bon déroulement du procès de procréation se transportera le soir du projet nuptial dans la chambre des époux qu'il estimera trop ignorants des gestes de la reproduction, afin de leur faire profiter de son savoir.
Et, pieusement penché sur eux, il tiendra dans la main une chandelle pour mieux constater le bon déroulement des faits, et éventuellement pour aider à la déchirure de l'hymen à la clarté de son cierge.
Au besoin, il aidera le mari à perforer le voile virginal récalcitrant par d'incessants encouragements. Il se peut toutefois que l'époux, malheureusement très peu avantagé par la nature, faille à son devoir. En ce cas pour le bien de tous, mais surtout pour sauvegarder la réputation du mari et mieux sauver les apparences, le teneur de chandelle n'hésitera pas à mettre à contribution sa propre personne s'il s'avère de meilleure constitution, afin de mener à terme le procès de procréation. En ce cas c'est le mari qui tiendra la chandelle et qui se fera le témoin, de loin, du bon déroulement dudit procès.
Ainsi le serviteur de l'Eglise, par constat direct, sera en mesure de certifier de manière irréfutable la consommation du mariage qu'il aura célébré la veille. Chacun des époux sera par conséquent rassuré et se félicitera pour les bons services rendus par leur confesseur. L'ordre immuable des choses étant ainsi scrupuleusement respecté, la bonne conscience des uns et des autres demeurera intacte, chacun étant renvoyé à ses devoirs et n'ayant de compte à rendre à personne. Qu'il en aille pour les événements et les hommes de ce monde selon cet ordre établi.
52 - La monstruosité naturelle des enfants
Les enfants, éternels parasites de l'humanité, sont les pires ennemis des causes admirables, des esthètes et de la poésie en général. Un enfant ne saurait apprécier le génie de Kant, ni celui de Pascal, encore moins celui d'Einstein. Allez donc faire comprendre à un de ces êtres débiles, puérils et infiniment vains que E = MC2...
Les enfants n'entendent rien à la raison, ni à la technique, ni à la pensée des énarques, des politiques, des savants ou des théologiens. La philosophie les laisse absolument froids, stupides, et leurs regards imbéciles à l'évocation de Spinoza en dit long sur l'état de leur petite cervelle... Parfaitement insouciants, stériles, superficiels : ce sont des arriérés par nature.
Les enfants ne savent pas écrire. Ni lire, ni compter. Ils ne savent pas courir aussi vite ni sauter aussi haut que un adulte. Ils ne savent en fait rien faire comme les adultes... Ce sont des sortes d'infirmes, des handicapés moteurs et mentaux, des êtres irresponsables, des gens pitoyables.
Les enfants sont le fléau de l'homme, le frein des civilisations, les boulets de nos sociétés modernes où ils pullulent. Incapables de survivre par leurs propres moyens, ils réclament moult soins, maintes attentions... Et nous gaspillons un argent fou, un temps précieux à les nourrir, à les éduquer et même à les ébaudir. C'est que les enfants ne se contentent pas d'absorber les énergies vitales des sociétés qu'ils parasitent, et cela juste pour se maintenir en vie, engraisser et croître... En plus ils exigent des adultes des soins inhérents à leur nature puérile. Figurez-vous qu'il leur faut encore des activités ludiques ! Un comble. Que d'énergie, de temps, d'argent consacrés à nourrir leurs désirs stériles, leurs fantasmes ineptes, leur imaginaire insane ! Rien que des choses vouées au néant. Au service des petits oisifs, les adultes aliènent leur chère liberté, se laissant sucer le sang par ces vampires en culotte courte. Que d'énergies investies à perte qui pourraient être dépensées avec fruit !
Adultes encore libres de ce pays mes frères, faisons front contre les enfants, mettons-les hors d'état de nuire, extirpons-les de nos villes, boutons-les hors de nos terres, chassons-les de nos coeurs !
Libérons les grands de l'oppression des petits.
53 - Les enfants, ces viles créatures
Je n'aime pas les enfants. Je ne leur trouve ni la moindre intelligence, ni aucune sensibilité, ni rien d'humain. Ce sont des êtres infirmes : des esprits bancals, des coeurs imparfaits, des âmes promptes au péché.
On a l'habitude d'entendre dire que les enfants sont intelligents, hypersensibles, gentils... Foutaises ! Il n'y a qu'à constater la façon dont ils pensent, dont ils s'expriment, dont ils se gouvernent. Ce sont des ignares incapables de prendre des initiatives, inaptes au travail de force et de précision, hermétiques à l'art, à la philosophie, à la littérature...
Ils sont tout juste bons à babiller des inepties. Désobéissants, difficiles à dompter, naturellement portés vers les futilités, la saleté, l'anarchie, les enfants sont des ânes ne comprenant que les coups de bâton.
Il n'y a guère qu'avec les coups qu'on peut faire de l'enfant quelque chose de pas trop mauvais. Hélas ! Combien d'enfants mal battus, mal éduqués, mal dirigés par la badine ont compromis des adultes ? Combien de précepteurs ont dû rendre des comptes à la justice par leur faute ? Pour n'avoir pas admis recevoir de la part de leur maître quelques corrections corporelles méritées, des enfants insoumis ont osé se plaindre ! Honte à ces petits cancres rebelles et dénaturés qui par leur faiblesse de caractère, leur déchéance morale, leur mollesse physique ont fait traîner devant les tribunaux de bons et honnêtes redresseurs de torts à la réputation exemplaire...
N'est-ce pas là la preuve, s'il en fallait une, de la nature mauvaise et malsaine des enfants ?
54 - Une lettre d'amour authentique
Madame,
Si j'ai l'âme en joie, je n'ai point le cœur à rire pour autant. La situation est bien trop grave. Votre compagnon revient donc demain de l'hôpital ? Soit. Vous feindrez l'honnêteté, la loyauté et la fidélité en sa présence. Mais dès qu'il aura le dos tourné, vous vous ferez un devoir de rendre hommage au souvenir de ma personne. Vous servirez avec zèle votre nouveau maître. Vous le louerez, le chanterez, l'adorerez tout en conservant des dehors sages, vertueux, honorables. Vous ferez cela pour moi Madame. Quant à vos chers petits, mettez-les en pension, placez-les chez une méchante vieille, envoyez-les dans une école militaire ou que sais-je encore ? Mais chassez-les de notre vie car je n'aime pas les enfants.
Par ailleurs sachez donc que j'ai une si haute estime de ma digne personne que je ne saurais souffrir une quelconque descendance, une espèce de prolongement de mon sang hors de moi-même. J'ai l'impérieux souci de l'unicité. Pour ma gloire je veux demeurer Raphaël Zacharie de Izarra, et garder pour moi seul mes traits de caractère. Je n'ai nul besoin de me contempler à travers mes oeuvres pouponnières, un simple miroir renvoyant ma propre image me suffit. Je ne suis pas un vil reproducteur. Ma mission sur cette Terre est tout autre. Je suis là pour séduire et faire rêver les femmes. Et non pour les engrosser comme un goujat. Je ne serai point ce malotru qui ensemencera votre matrice.
J'accepterai seulement de me frayer un passage entre vos flancs, mais sans les jamais féconder. Voilà pourquoi je n'aime pas les enfants. Ils personnifient la réalité de l'amour la plus prosaïque qui soit. Ce sont des tue l'amour par excellence. Les enfants sont les projections ratées des meilleures intentions de l'homme, les effets secondaires et regrettables des plus beaux élans d'amour charnel, le résultat indésirable des mâles hommages !
Les enfants sont des espèces de créatures monstrueuses dédiées aux cœurs médiocres, je veux parler de ces mauvais amants qui ne savent point aimer sans laisser derrière eux des larves vagissantes, des témoignages gluants et fripés de leurs ébats.
Je sais que vous me comprendrez, que vous serez d'accord avec moi chère amie. Et j'espère que vous arriverez bientôt à m'imiter dans cette démarche essentiellement esthétisante. Pour l'amour de l'Art, pour l'amour du Beau, pour l'amour de la Poésie, pour l'amour de moi enfin, renoncez à vos maternelles passions. Vous gagnerez en liberté, insouciance, estime. Les muses vous seront reconnaissantes d'un choix qui ne peut être que souverainement beau. En retour, elles vous accorderont, j'en suis sûr, richesses matérielles, succès extraconjugaux et honneurs temporels. Faites le choix de la charnelle licence, des plaisirs de la table, de l'or, et reniez religion, devoirs moraux et sociaux, contraintes en tous genres, disciplines austères, horaires de travail. Vivez dans la mollesse, le désordre et le vice. Laissez-vous aller à vos plus faciles penchants. Bref, choisissez de vivre dans la corruption la plus totale. Voilà la véritable sagesse en cette Terre. Nous ne sommes pas des anges, aussi vivons comme des hommes que nous sommes.
Quant à votre compagnon, ne vous embarrassez pas de vains scrupules : il est souffreteux, incapable d'ouvrir les yeux sur la réalité de notre commerce, et je suis sûr qu'il vous fait aveuglément confiance... A la moindre occasion vous n'aurez qu'à profiter de sa faiblesse. Vous n'aurez qu'à lui fausser compagnie durant ses crises de fièvre pour venir me rejoindre. Vous le laisserez délirer seul, et à votre retour vous lui ferez croire que vous aurez passé tout ce temps à son chevet. Il mettra sur le compte de son délire cette absence, que vous aurez soin de nier farouchement pour plus de vraisemblance. Mettons donc à profit cet heureux concours de circonstances ! A n'en point douter le Ciel nous vient en aide. Votre compagnon que la maladie aliène deviendra la risée de notre hyménée.
Ha ! Combien l'amour est savoureux lorsque le sort verse dessus un peu de sel !
55 - Lettre envoyée à une prolétaire
Madame,
La bourgeoisie a quelque chose de supérieur au prolétariat : ses membres sont riches, cultivés, bien mis et ils savent les bonnes manières. Tandis que le prolétariat use et salit quotidiennement les mains de ses adeptes. Dans le club des riches, les us sont hautains, délicats, charmants. Alors que chez les prolétaires de votre espèce, ils sont communs, frustes, voire infâmes.
Les riches bourgeois sont des gens très recommandables : toujours bien nourris, dûment argentés, joliment vêtus, il ne leur viendrait pas à l'idée d'aller voler les honnêtes gens dans le but de ne pas souffrir la faim comme le font souvent les pauvres... En effet, c'est toujours chez les crève-la-faim que l'on trouve la pire des vermines. Les prisons sont d'ailleurs remplies de ces mendiants. Jamais de riches bourgeois au bagne, rien que des méchantes gens issus du prolétariat.
Les bourgeois vont tous les dimanches à la messe. Ils donnent des sous à la quête et le font d'ailleurs bien voir aux autres. Et quand ils vont voir des filles aux mœurs légères, ils le font toujours en cachette. Toujours ce sain souci de sauver les apparences. C'est pas comme les prolétaires. Eux, ils ne rougissent pas de s'afficher publiquement en honteuse compagnie ! De plus les riches bourgeois payent uniquement des gamines pour satisfaire leurs vices légitimes et non des jeunes femmes, ce qui est moins grave pour la santé de leur chère épouse. En effet, la vérole se contracte plus souvent chez les femmes adultes que chez les gamines pré-pubères. Les prolétaires eux contaminent systématiquement leur femme en allant voir des filles de mauvaise vie d'un âge avancé, et qui en plus ont une hygiène déplorable. Les pauvres ne savent pas rester propres. Ils ne se respectent pas. Les prolétaires n'ont de toute façon pas de quoi se payer des créatures (toujours propres sur elles).
Les bourgeois ont également le bon goût de pouvoir se payer ce qu'ils désirent, alors qu'en général les prolétaires ne peuvent même pas s'acheter les choses les plus élémentaires. Un bourgeois pourra sans problème s'acheter les services d'une gamine, un poste à responsabilité à la Mairie, une réputation nouvelle ou un casier judiciaire vierge.
Un prolétaire ne pourra jamais s'acheter toutes ces choses. Voilà pourquoi la bourgeoisie est infiniment préférable au prolétariat.
56 - Eloge de l'esprit petit-bourgeois
Je suis un bien-pensant et mets un certain prix à mes petites certitudes. Je les protège tant que je peux contre tous ceux qui ne pensent pas comme moi. Je n'aime pas les nouveautés, les philosophes me font peur, les pauvres me font peur, mes voisins me font peur. J'aime les traditions et puise dans le passé des références culturelles rassurantes. J'aime l'ordre par-dessus tout.
Je trouve que les libres-penseurs sont trop libres, et surtout qu'ils pensent trop. On devrait faire taire les esprits qui diffèrent trop de ma façon de penser, au nom de mon rassurant confort d'esprit que certains libres-penseurs qualifieraient de "petit bourgeois". Je ne reconnais que l'autorité en vigueur dans mon pays, en honnête républicain que je suis. Je suis pour le fait que les citoyens paient leurs impôts. J'appartiens à ceux qui, officiellement, s'acquittent dûment de ce genre de dettes et qui ne se privent pas pour le faire savoir aux voisins, qui le crient sur les toits au besoin, tout en trichant sur la déclaration du montant de leurs revenus. Oui, l'hypocrisie fait partie de mon monde, de ma culture, de ma manière de penser.
L'apparence est très importante à mes yeux. Je préfère avoir affaire à un homme véreux dans le fond mais "bien comme il faut" en surface, plutôt qu'avoir affaire à un homme foncièrement honnête mais suspect aux yeux de la société. Dans le premier cas mon honneur sera sauf au regard de cette société de laquelle je suis issu. Mes véritables frères, ce sont ceux qui me ressemblent : bourgeois uniquement préoccupés par le confort de leur esprit et de leur corps, et les biens matériels qu'ils peuvent amasser au fil des ans. Penser autrement signifierait perdre l'estime de mes pairs, perdre mes richesses matérielles, perdre mes certitudes si rassurantes, si confortables.
Je suis égoïste. Je ne désire pas partager, même avec ceux que j'appelle mes frères (ces "petits bourgeois" que décrient les libres-penseurs) les richesses terrestres que j'ai accumulées avec avidité. Mon sens de la fraternité, qui est déjà très sélectif au départ, cesse net dès que j'entends le joyeux cliquetis du verrou de mon coffre-fort. Une chose surtout est sacrée, à mes yeux, aux yeux de mes voisins, aux yeux du monde entier : l'argent.
L'important, en somme, c'est de faire bonne figure devant ses voisins, ses amis, son percepteur, son évêque, même si dans ce dernier cas il est de notoriété que l'on fréquente les maisons closes. Les apparences avant tout, il n'y a que ça de vrai. Seules les apparences sauvent. Le reste -tout ce qui n'est point d'ordre visuel, tout ce qui n'est pas vestimentaire, ostentatoire, tout ce qui n'est pas façade- n'est rien qu'idées sans lendemain, fort mal admises par ceux qui forment la corporation des bien-pensants dont je fais chèrement partie.
57 - Lettre à mon avocat
Voici la réponse faite à mon avocat, lequel me demandait par courrier de lui renvoyer un document à remplir pour que je puisse bénéficier de l'aide juridictionnelle (il avait défendu ma cause dans une petite affaire administrative). Mais pour remplir ce document, j'avais besoin d'un petit renseignement de sa part. J'ai donc passé un coup de fil à son cabinet. En tant que modeste client j'avais estimé avoir reçu un mauvais accueil au téléphone (une secrétaire de son cabinet m'avait répondu), alors que je souhaitais obtenir ce renseignement de la part de mon avocat, en personne. Voici donc ce que j'ai répondu à mon cher avocat qui attendait que je lui renvoie ce document :
Monsieur,
Si depuis plus de trois décennies le Ciel miséricordieux n'a pas jugé opportun que je rende mon dernier souffle, je considère que vous pourrez attendre quelque temps ma réponse. Selon mon bon vouloir, ma fantaisie, mon humeur ou que sais-je encore, je daignerai, Monsieur, vous communiquer les renseignements que vous me demandez. Vous défendez ma cause certes, mais ne vous ai-je point grassement payé pour la défendre très précisément ? Je me doute bien que mon affaire est trop secondaire à vos yeux, voire trop insignifiante, pour contenter votre orgueil personnel et professionnel.
Cependant il serait inconcevable que vous n'accordiez pas la plus haute attention à cette « peccadille » : sachez que mon point de vue vaut autant que le vôtre, sinon plus, pour la bonne raison que c'est exactement le mien et pour l'autre raison que Dieu l'a ainsi voulu. A moins que vous ne soyez un hérétique Monsieur, je vous invite à vous ranger dès maintenant à mes vues et à régler les mouvements de votre cœur imparfait sur ceux, austères mais souverains, de la divine autorité.
Nous ne sommes définitivement pas du même monde : vous êtes humble et je ne le suis pas tout à fait, vous faites l'avocat alors que j'aspire à devenir rentier, vous êtes rouge et vous voyez bien que je suis bleu, vous êtes sans cesse occupé tandis que je suis résolument oisif, vous êtes compassé, sévère, droit, solennel, et j'ai la chance d'être frivole. Enfin vous êtes honnête et moi je suis railleur. Bref, vous êtes un serf et je suis un être libre. Je condescends toutefois, Monsieur, à accorder quelque importance à votre cas, autant par chrétienne et authentique charité que par personnelle pitié.
J'ai téléphoné à votre cabinet aujourd'hui. Sachez que l'on m'a fort mal reçu à l'appareil. Tout d'abord je n'ai pas eu l'heur de vous parler ainsi que je le souhaitais, comme si le fait de n'avoir pas eu à vous offrir une affaire « digne » de votre art oratoire valait que l'on me dédaigne à ce point. Une femme très peu aimable, c'est-à-dire très peu soucieuse de mon cas, a daigné prendre l'appareil à votre place mais n'a pas su apporter pour autant une réponse satisfaisante à la question que je voulais vous poser. J'en ai été réellement et durablement fâché, Monsieur.
Un cabinet d'avocats n'a-t-il point pour vocation d'être au service de sa clientèle ? Pourquoi donc jugeriez-vous indigne de me répondre personnellement au téléphone, alors que je constitue la base même de votre affaire ? Vous auriez dû me répondre Monsieur, plutôt que de laisser une de vos bonnes, de vos chambrières, de vos buandières le faire à votre place. Vous n'aviez pas le temps sans doute, vous aviez d'autres soucis en tête peut-être, d'autres affaires plus dignes d'intérêt » en cours probablement...
Et pourquoi donc n'auriez-vous point eu ce temps, ce loisir, cette élémentaire courtoisie, cette priorité, cette expresse et professionnelle volonté de me servir, de m'écouter vous parler au téléphone, puisque j'ai bien eu l'extrême obligeance, moi, de vous écouter et de vous regarder en face lorsque vous me parliez dans votre cabinet ?
Vous avez des dettes envers votre clientèle, tout comme j'en ai envers celui qui a défendu ma cause avec si peu d'éloquence mais apparemment tant de cœur. Je vous ai payé avec de l'argent chèrement gagné, en échange servez-moi dûment puisque c'est là tout votre métier, et l'exercer est même, paraît-il, un sort très enviable pour les gens de votre espèce.
Je suis las de cette affaire, je vous l'avais déjà signifié dans ma précédente lettre. Par vos impairs vous ne contribuez pas à alléger ma peine, et encore moins mon dégoût pour cette racaille nantie, impie, mécréante, impénitente, et qui usurpe l'autorité divine, qu'est ce corps de magistrature d'inspiration républicaine que nous connaissons tous. Le Président Roucou et tous ses complices n'ont pas mon estime et je le leur ferais volontiers savoir si le cœur ne me manquait pas autant. Espérons toutefois qu'il me manquera toujours, au nom de la préservation de cette paix à laquelle j'aspire très sincèrement. Je laisse cet imbécile courage aux fous, aux poètes, aux insanes, aux bohémiens, aux va-nu-pieds, à tous ces gens désargentés qui n'ont rien à perdre.
Mais pour l'heure, j'ai ma chère quiétude à reconquérir et j'espère bien que vous m'aiderez avec plus de dévouement dans cette quête honorable et impérieuse. La prochaine fois que je vous appellerai au téléphone oubliez bien vite vos autres affaires (qui ne me concernent absolument pas et que vous m'imposez pourtant en ne me répondant pas), vous feriez mieux. Consacrez-vous à tous ceux qui vous payent et qui vous font confiance, et pas seulement à vos clients les plus flatteurs. Ne me négligez pas pour la simple raison que je ne suis pas le seul ni le plus gros de vos poissons. Je participe aussi à l'entretien de vos filets.
Je sais que cela n'est pas spécialement dans mon intérêt, mais je vous communiquerai les renseignements que vous me demandez lorsque cela me chantera et surtout lorsque vous consentirez à prendre avec plus de considération les coups de fil que je vous destine personnellement.
Je ne veux plus avoir affaire à une domestique (ou une sorte de clerc) incompétente, pressée, rurale et impatiente lorsque je vous réclame au téléphone.
58 - Loqueteux et stellaire
Lettre écrite à un vieux paysan sarthois déphasé, mi-chouette, mi-chouan.
Mon cher Monsieur Diard,
Savez-vous, Monsieur Diard, que le chemin qui mène au «Clos Chauvin» est un joli poème où les âmes délicates viennent s'enivrer du bon air qui y règne ? Moi je vous le dis, votre demeure me fait songer à un refuge, un jardin secret hors du temps et du monde. Une espèce de paradis terrestre où hommes, plantes et bêtes vivent en harmonie. Comment peut-on se priver de ce paradis-là ? Ouvrez-moi la porte de ce havre de paix qu'est le «Clos Chauvin», j'ai besoin de respirer l'herbe et le foin de vos prés, besoin de sentir souffler le vent de l'aventure intérieure, besoin d'entendre les chants mystérieux de la nature, préservée chez vous comme dans l'Arche de Noé.
J'aime votre côté rustique Monsieur Diard. Vous êtes sain, simple, un berger à l'état brut qui sent bon la terre, le feu et les bois. Tout droit sorti d'un livre de Balzac, vous êtes un vrai personnage de roman, passionnant. Moi je sais apprécier votre présence. Auprès de vous je me ressource. Vous ne le savez pas, mais vous êtes un poète, un paysan romanesque, un héros de la terre.
J'aime votre face éternelle dans le vent, votre front subtil sous les rides, vos sentences paysannes pleines de fraîcheur et de bon sens.
Vous êtes un poète qui s'ignore Monsieur Diard. Souvent je rêve du «Clos Chauvin» avec nostalgie, je me remémore les soirs d'été passés chez vous au clair de lune, j'imagine des étoiles nouvelles qui brillent au-dessus des champs entourant votre domaine. J'ai le mal du pays, ce pays qui est le vôtre et qui est fait de pâtures et d'arbres, de foin et de paille, de chants joyeux et de liberté. J'envie les oiseaux qui nichent sous votre toit. Heureuses créatures d'un éden qui se trouve à deux pas d'ici ! Laissez-moi rendre hommage au «Clos Chauvin», puisque vous semblez ignorez la poésie qui règne chez vous. Je m'empare de la lyre à votre place et vous destine ses plus beaux accords.
Vous êtes un bien noble paysan Monsieur Diard, et je ne crois pas que quelqu'un aime aussi durement, aussi tendrement et aussi vaillamment la terre que vous. Vous êtes un exemple pour la jeunesse citadine, un père pour ceux qui ignorent les secrets de la terre. Vous tracez le frais sillon et moi je vous suivrais volontiers les yeux fermés, car je suis sûr que lorsque vous allongez le pas sur la terre, vous allez toujours droit comme tous les vrais amoureux des champs.
Je n'oublierai jamais votre silhouette austère sous le vent d'automne, ni votre habit de misère aux heures froides de la triste saison, ni votre ombre cheminant sur les routes au crépuscule lorsque vous revenez des champs juché sur votre antique vélo. Personne ne peut oublier un homme si sage, si libre, si noble. Vous avez le ciel avec vous Monsieur Diard. Et les anges, les étoiles et les oiseaux de nuit vous accompagnent durant votre sommeil, toujours paisible. Et à votre réveil le matin, c'est pour vous que brille le soleil et que souffle le vent.
Au revoir Monsieur Diard, à bientôt.
59 - Conseils pour un poète amateur
Vous voulez publier vos "guimauveux" poèmes scolaires d'éternel pubère boutonneux ? Armez-vous d'illusions et de quelques boisseaux de bons sentiments bien sirupeux et allez chanter au premier auditoire venu le fameux refrain du poète incompris. On fera semblant d'apprécier vos bonbons au miel ou pire encore, par manque de goût on s'émouvra vraiment de cette confiserie d'amateur.
Bon courage !
60 - Ma petite collection
Brève amante,
J'aime votre dépit ultime, votre désespoir. Touchant. Mon oeuvre est bel et là : en esthète j'ai fait naître une souffrance belle à regarder. De l'art vivant. Le coeur des femmes est la matière vivante, sensible de mon travail d'artiste. Je sculpte les formes que je veux. Mon burin est sans pitié. Je tords les coeurs les plus malléables, mais aussi et surtout les moins dociles (et c'est là ma prouesse), pour en faire des sortes de statues figées pour l'éternité dans une douleur admirable. Je sers l'Art en vérité.
Vous aurez été ma dernière statue érigée au nom de l'amour.
A présent que j'en ai fini avec vous, je vais enrichir ma chère collection. Un autre coeur de femme sera mon prochain trophée.
61 - Demande d'aide à ma nièce âgée de onze ans
Mademoiselle,
J'en appelle à la puérile tendresse de votre cœur ingénu, ma nièce. Sauvez-moi d'un mauvais coup du sort, et je vous en rendrai mille et mille grâces. Figurez-vous qu'un méchant individu que j'ai osé provoquer en duel avec grand courage pour lui mieux apprendre à respecter mon art qu'il dénigrait, a eu l'audace de répondre à ma proposition de le défier à ce duel à l'épée...
Il veut se venger de ma témérité et de mon bel esprit, ce grand lâche ! Etant donné que j'ignore le maniement de ce dangereux instrument servant à redresser les torts (je manœuvre avec plus de dextérité le gourdin, le bâton ou le pistolet, mais toujours dans le dos pour plus d'efficacité et moins de péril pour ma personne), je vous propose ma chère nièce d'aller vous faire étriper à ma place. Vous n'êtes qu'une enfant, et qui de plus est une enfant du sexe faible. Autrement dit votre âme a bien peu de valeur comparée à la mienne. Votre vie ne vaut assurément pas la mienne. Allons ! Cela ne sera pas, je crois, un gros sacrifice pour vous que d'aller défendre mon honneur au prix de votre petite vie...
Si vous m'aimez ma nièce, ne refusez pas mon offre généreuse. Et flatteuse. Vous ferez un heureux sur terre, je vous assure, si vous acceptez de croiser le fer avec ce grand lâche qui veut m'occire, moi votre oncle ! De plus, et cela vaut la peine d'être relevé, il faut que vous sachiez bien ma nièce que je n'ai aucunement envie de trépasser dans d'atroces souffrances, percé de toutes parts par l'épée de ce méchant qui s'improvise justicier ! Pensez donc, moi votre oncle subir un tel supplice. Prenez plutôt ma place, chère enfant.
Vous conviendrez avec moi, j'en suis certain, l'avantage d'envoyer quelqu'un d'autre se faire transpercer pour moi. Ainsi je sortirai vivant de ce duel. Et cela sera bien mieux ainsi, n'êtes-vous point de mon avis ? Bien sûr vous êtes de tout cœur avec moi, alors acceptez de vous battre et de vous laisser massacrer en mon nom. Vous aurez mon infinie reconnaissance en échange de vos services, Mademoiselle.
D'ailleurs ce fat qui a osé répondre à mon défi, je suis sûr qu'il n'aura point de scrupule pour lever la main sur l'enfant innocente et fragile que vous êtes ! Cela sera assurément fort déshonorant pour lui, et j'aurai eu raison de vous envoyer vous battre à ma place, pour mieux me rendre compte de la lâcheté de ce faquin ! Il ne vaut pas la peine que je me déplace en personne pour lui, vraiment. Il vous massacrera dès le premier coup d'épée, cet assassin !
Ha ! Combien je regrette de ne pouvoir l'occire de ma main à coup de gourdin, cet apache ! Il aura fallu, pour votre infortune et la mienne, qu'il vît mon reflet dans un carreau et qu'il se retournât avant que j'aie eu le temps de lui briser les os comme un vulgaire lapin ! Ce malheureux concours de circonstances fait que vous voilà aujourd'hui envoyée à l'échafaud à ma place. Allons, courage ma nièce, il en va de l'honneur de votre oncle bien-aimé. Vous vous rendrez sur la place publique sise en la ville de mon assassin, afin que tous les témoins de ce duel jugent le degré de lâcheté de mon ennemi.
62 - Une enfant à éduquer
Mademoiselle ma nièce,
J'ai eu vent de vos espiègles amabilités. Toutefois je vous prierais de bien vouloir adopter un comportement qui soit plus de circonstance pour la prochaine fois. Je vous veux funèbre, austère, digne et sévère à l'évocation de ma sépulcrale personne. Souffrez que là soit mon bon gré.
Vous n'ignorez pas mes tourments Mademoiselle, à cause de la vilenie de ceux dont les noms n'ont que trop souvent résonné à vos puériles oreilles, lors de ma dernière visite chez vous. Réglez donc dès aujourd'hui les mouvements inconstants et par trop spontanés que votre jeune âge dicte à votre âme encore pauvre et infirme sur ceux, Ô combien plus élevés, riches et posés, des gens parvenus à saine maturité. Imitez-moi plutôt, sotte enfant que vous êtes, et veillez à ce que la joie sauvage et naturelle de votre petite âme n'importune point les sinistres idée qui m'habitent. Réprimez vos vains instincts d'insouciance, et chargez plutôt votre âme inconséquente avec le plomb quotidien des adultes congrus que nous sommes.
Mettez aux fers de la froide raison les élans ridicules de votre coeur imparfait (à dix ans, on n'est rien du tout Mademoiselle!), et psalmodiez plutôt avec moi le chant ténébreux, lugubre et cafardeux des morts. Louez à ma suite les personnages des vieux tableaux de ma cellule monacale, dont les mines sobres et graves, immuables, et recouvertes par la poussière silencieuse des ans, paraissent se lamenter sur le sort du monde.
Entendez-vous s'élever dans la nuit glacée le son caverneux de cette voix qui se lamente ? C'est le digne chant que j'adresse aux morts. A présent j'appartiens au peuple d'outre-tombe, puisque la joie s'est enfuie de mon coeur de chair. J'aime le roc, le froid et les reflets du marbre noir. Je suis une âme en peine, un croque mort, un fossoyeur, un oiseau de mauvais augure, et je croasse avec mes frères qui hantent les cimetières, je veux parler de ces noirs corbeaux à la voix rocailleuse. Suivez-moi sur ces chemins de carême Mademoiselle ma nièce, oubliez la joie inutile qui habite votre coeur décidément si vain. Revêtez la robe sombre des cloîtrées et retirez-vous de ce monde de cris, de rires, de couleurs et de lumières dans lequel vous vous agitez sans fruit. Choisissez d'ensevelir votre jeunesse dans l'ombre et le silence d'un couvent : c'est la suprême récompense des âmes vertueuses.
Vous avez offensé le bon goût en manifestant votre joie, votre innocence, votre nature légère. Vous savez que je n'aime pas les enfants, que je déteste les agitations festives, que j'abhorre les éclats de rires, surtout lorsqu'ils émanent de créatures telles que vous : puériles, indignes, parasitaires. Vous auriez dû être plus en phase avec mon tempérament taciturne pour me mieux toucher. Ce langage trop joyeux que vous avez choisi pour me parler ne me sied pas, sachez-le. Je crains que vos juvéniles prétentions au bonheur ne m'aient contaminé. Je tremble de devenir joyeux, Mademoiselle. La joie est source d'indignité. Seules la tristesse, l'austérité, la rigueur sont dignes de l'Homme et n'offensent point le Ciel. Homo est magnum, Mademoiselle. Mettez-vous bien ça dans la tête. Pueril est "Nada". Je vous dirai encore : digne et noble "perinde ac cadaver".
Méditez bien là-dessus Mademoiselle. Nous nous reverrons ensuite, et je gage que vous aurez bien vite perdu votre sourire !
Vous avez tort de croire que je demeure toujours sous le toit séculaire de la "Targerie" en compagnie des infortunées araignées. D'une part je ne suis plus à la "Targerie. D'autre part, sachez que la suie accumulée durant cinquante années et plus à la "Targerie", a chassé depuis belle lurette les monstres arachnides qui semblent tant épouvanter les gamines de votre espèce.
Je raille vos joies infantiles. Vous n'êtes qu'une infirme du coeur. Vous ne savez point aimer Mademoiselle. Vous n'avez qu'une dizaine d'ans, ne l'oubliez pas. Cela n'est rien du tout, ou si peu de chose... Les enfants sont incapables d'amour. L'espèce puérile est une espèce inférieure tout juste bonne à être conduite au bâton, comme on fait avec les ânes. Ah ! Vous dirais-je Mademoiselle de quelle manière j'aimerais que soient éduquées les créatures de votre espèce, je veux parler de ces germes d'humains que sont les enfants, ces morveux et morveuses qui ne cessent de m'importuner dans mes méditations de grande personne !
Allez, recueillez-vous, méditez, faites pénitence et pleurez sur l'infortune du monde. Je m'en retourne à mon caveau qui me tient d'alcôve, puisque la joie est définitivement partie de mon coeur.
Votre parent.
63 - Un mariage arrangé pour ma nièce
Mademoiselle,
Soyez heureuse, car demain vous serez riche d'un hyménée de choix. En effet, nous avons trouvé pour vous un excellent parti. Les noces auront lieu au manoir de votre futur époux, j'ai nommé Monsieur de la Roche-Maillard. Un élément de la meilleure noblesse.
Ce digne et sage homme n'a plus d'âge, et il porte la canne avec grande et noble prestance. Il vous donnera, je l'espère malgré son grand âge, quelques aimables héritiers. Vous serez séduite, je crois, par une petite singularité, un petit rien, quelque chose qui précisément apporte un certain charme à sa personne : c'est la bosse qu'il porte sur le dos. Son panache en quelque sorte. Il en est particulièrement fier. Et vous tâcherez d'être digne de cet objet de gloire.
Certes vous trouverez sans doute quelque reproche à faire à son aspect physique. Car enfin je présage que ses traits vous déplairont, vous êtes si jeune et votre jugement est si léger, si vain. Vous me rétorquerez certainement que cet homme n'a point les charmes de votre ami Pierre, celui que vous semblez aimer en secret (oubliez-le plutôt, vous ferez mieux, je vous assure !). Il n'a point ces charmes juvéniles qui trouvent grâce à vos yeux, c'est vrai. Et pour être honnête avec vous Mademoiselle, je dirais même que cet homme est laid, fort laid. Mais il faut vous dire, et vous me trouverez encore honnête avec vous ici, que cet homme est riche, fort riche.
De plus Monsieur de la Roche-Maillard est un noble vieillard plein de sagesse : son or n'a point été dilapidé sans fruit dans des fêtes et des ripailles, comme le font les jeunes inconséquents qui ont l'âge de votre ami Pierre (lequel n'a pas même un début de fortune.).
Malgré son immense fortune Monsieur de la Roche-Maillard est sobre, voire avaricieux. Et c'est là une grande qualité. De fait vous n'aurez point souvent l'occasion de danser en sa compagnie. Votre toilette demeurera sobre et austère, par souci d'économie. Vous serez à la fois sa servante et la maîtresse de maison. Vous vous occuperez des chevaux vous-même, étant donné la fragilité de sa santé. Cet homme est de grand âge, je vous le rappelle.
Bref, en tout lieu et toute occasion vous porterez avec fierté, sévérité et reconnaissance son nom.
Demain l'on vous appellera Madame de la Roche-Maillard. J'attends vos mercis en retour à cette bonne nouvelle. Au revoir, Mademoiselle.
64 - Vieux, laid, bossu, vicieux, vérolé, mais riche
Ma nièce,
J'ai reçu avec tiédeur vos marques de respect familial à mon égard lors de mon séjour chez vos parents. Désormais, j'entends que vous manifestiez plus d'austérité, de rigueur, voire une froideur de bon aloi lorsque vous serez en représentation à mes côtés. Je ne saurais accepter plus longuement ces espèces de familiarités dont vous semblez avoir recours pour me mieux saluer, et par la même occasion me mal rendre hommage.
Ca n'est pas là une façon estimable de saluer un parent qui vient vous rendre visite, impertinente demoiselle ! Lors de notre prochaine entrevue vous vous empresserez de baisser le front et vous contiendrez avec dignité. Vous me ferez une cérémonieuse salutation, les yeux pieusement baissés vers mes pieds. En toutes circonstances vous manifesterez un absolu respect à l'endroit de ma personne. Vous serez recueillie, discrète, docile et pudique en ma présence. J'exigerai de vous un parfait silence, une fois achevées les politesses d'usage.
Vous vous effacerez avec humilité lorsque je m'entretiendrai avec vos parents sur le sort prochain que nous avons choisi pour vous. Vous vaquerez à de saines et chastes occupations telles que la prière, l'aumône, l'étude ou bien la pénitence, ou que sais-je encore ? Bref, vous vous ferez oublier le temps que l'on statue sur votre destinée.
A ce titre je me dois de vous mettre déjà dans la confidence, mademoiselle. Nous avons pour vous trouvé un bon parti. Un vieil homme de bonne famille. Il vous faudra vous occuper de sa santé chancelante. C'est, en effet, un vieillard impotent. Certes il n'offre pas l'apparence de la beauté et de la jeunesse, mais si la verdeur l'a quitté depuis bien des lustres, il n'en a pas moins gagné en expérience et sagesse. Il vous apprendra mieux la vie qu' un godelureau sans cervelle. Il porte avec noblesse, et non sans une certaine élégance, une jolie bosse sur le dos. Il a du charisme ce vieil homme, à n'en point douter. Remerciez donc le Ciel mademoiselle car vous avez de la chance. Beaucoup de chance. Ce noble vieillard tousse un peu, et il tousse gras. C'est normal vu son grand âge, et vous le lui pardonnerez de bon cœur. Il a quelques petits vices dit-on. Rien de bien criminel : il a un faible pour le tabac (il prise fort), le manger (la bouillie et les caramels mous sont ses mets favoris) et la compagnie des enfants de votre espèce. Douces et innocentes passions du vieil âge, à la vérité !
Quelques mauvaises langues prétendent que cet homme est laid, boiteux, syphilitique, vérolé et que sa bosse a poussé sur le fumier de ses vices.
Il boîte, je vous l'accorde volontiers. Il est laid ? Peut-être bien. Mais pour le reste... Mensonges de jeunes vierges jalouses ne n'avoir point été choisies par ce charmant Monsieur ! Une chose encore, la plus importante de toutes : cet homme est riche.
Très riche.
Comme vous serez heureuse sous son autorité matrimoniale ! Remerciez vos parents et moi-même de vous avoir trouvé si flatteur parti.
Les noces auront lieu dès que vous serez réglée.
P.S.
Oubliez donc dès aujourd'hui votre ami Pierre, celui que vous aimez en secret mais qui n'a point de fortune.
65 - Un amour de vieillard
Ma nièce,
Chose curieuse, vous appartenez à l'espèce haïssable des gens puérils et cependant vous inspirez à Monsieur de la Roche-Maillard de bien doux émois, de sincères transports. N'importe ! C'est son affaire. Et ma foi s'il aime, ce noble vieillard, la compagnie des niaises de votre genre, ça le regarde. Sachez surtout qu'il offre à Monsieur et Madame vos parents une belle dot si vous consentez à lui présenter votre main. Aussi je ne saurais trop vous recommander la plus parfaite soumission en cette heure solennelle. Il en va de la fortune de vos proches.
Je ne doute pas un instant de votre sens de l'honneur, Mademoiselle ma nièce, et en ces circonstances plus qu'en toutes autres, je sais que vous ne dérogerez ni au devoir ni à l'amour. Monsieur de la Roche-Maillard vous porte une indéfectible amitié, et je vous préviens qu'en aucune manière vous ne devez le décevoir : la dot s'élève à plus de mille écus.
Vous savez que nous ne voulons que votre bonheur, Mademoiselle, et rien que votre bonheur. Nous connaissons tous vos vertus, vos qualités, vos avantages, et Monsieur de la Roche-Maillard les connaît également. Aussi je vous exhorte à nous prouver votre docilité, votre honnêteté, votre amour filial. D'ailleurs comment une jeune fille intelligente comme vous pourrait se rebeller devant un sort si enviable ? Quelle chance vous avez là ! Monsieur de la Roche-Maillard a non seulement le bel âge de l'expérience et de la sagesse, mais encore celui de toutes les saines paresses : avec cet époux exemplaire vous ne risquerez ni de vous aventurer à confectionner d'improbables mets sophistiqués, vu qu'il est édenté et qu'il ne supporte que la bouillie, ni à vous affairer le matin à sa toilette, vu qu'il est parfaitement chauve.
Vous aurez seulement à l'aider, de temps à autre, à se nettoyer le séant. Il faut vous dire que ce brave homme si peu valide mais si aimant souffre non seulement d'incontinences, mais également de coliques. Mais ne sont-ce point là d'innocents et naturels effets du noble âge ? Ce sont même des choses charmantes, à y bien regarder. En effet, avec ses quotidiennes bouillies, sa totale calvitie et ses oublis intempestifs, vous aurez l'impression de vous occuper d'un nouveau-né. Et comme cet aimable vieillard n'a pas les moyens d'engendrer le moindre fruit, vous trouverez là une avantageuse consolation de n'avoir point d'enfant.
Etes-vous heureuse, ma nièce ? Vous pleurerez de joie, j'en suis sûr, à la lecture de ces mots. Remerciez donc votre bonne étoile Mademoiselle. Vous donnerez donc dès ce soir votre accord à ce prétendant, et demain vous comblerez enfin vos parents : ils seront fiers, honorés, heureux pour vous.
Et riches.
66 - Éloge et défense de la laideur
Voici, fidèlement rapportés par mon imagination, quelques propos échangés entre une femme laide et son amant.
Je me sais laide, et cette laideur est une offense à l'amour. Vous ne pouvez m'aimer. Votre regard doux sur moi me rend honteuse. Votre tendresse a quelque chose de malsain. Il n'est pas séant que vous vous fassiez l'amant de la laideur. Vous choquez la morale, l'honnêteté, le ciel et tous ses anges. Vous me faites rougir, et j'ai envie de pleurer. Je suis laide, je le sais, vous le savez, et c'est un crime de m'aimer ainsi que vous le faites. Le monde est plein de filles jolies qui ne demandent qu'à être chantées, louées, honorées selon les lois ordinaires de l'amour, ne perdez donc pas votre temps et votre jeunesse avec celles qui, comme moi, ne méritent de recevoir aucune fleur de la Terre. Je suis laide, laide, laide, et je vous vous interdis de m'aimer ! Cet amour que vous m'avouez m'est une douleur, une peine, non un bien. Ne m'aimez pas, laissez-moi en paix, seule avec ma laideur comme avant, seule comme je l'ai toujours été. Voilà mon sort, ma juste condition, la volonté du ciel et des hommes. Ne troublez pas l'ordre naturel des choses. Vous faites mal, lors même que vous croyez bien faire.
- Vous êtes laide et je vous aime. En esthète j'admire vos traits ingrats. Mon coeur a choisi pour battre, enfin, le paysage austère de votre physionomie. Lassé des molles merveilles qui ont fini par émousser sa sensibilité, il a élu votre tête déchue qui pleure aujourd'hui de se savoir aimée. Il s'est soudainement ému pour votre front sans éclat qui n'est qu'un désert de pierres, de roc, de cailloux. Et ce désert a séché votre regard, durci vos lèvres, tari vos sourires : votre face est un mets bien amer, mais c'est pour moi un miel nouveau. Je goûte comme un Christ au vin âpre de la misère, et une étrange ivresse me gagne. Votre détresse est une croix qu'il m'est doux de porter. Votre disgrâce a aussi la saveur de la brume, la dureté des glaces, la sévérité du gel. Votre visage est pareil à une montagne rude et magnifique, froide et chaste, lointaine et silencieuse : je le contemple et je m'élève.
- Vous êtes fou. Ma pauvre couronne ne mérite pas d'être si bien servie. Je ne suis que la reine des servantes, la princesse de la poussière, l'aimée des cailloux. Mon pouvoir ne s'étend point au-delà des ronces et des orties qui m'entourent. Je me sais si laide que je n'accepte de compliments que de la part des pierres. Elles sont muettes et leur éloquence me va toujours droit au cœur. Je sais qu'elles disent vrai. Tandis que vous, vous me dites des choses que je ne puis croire. Vous mentez. Allez plutôt rejoindre vos jolies donzelles, au moins elles vous croiront quand vous leur chanterez leurs grâces si sûres. Vous ne mentirez pas lorsque vous leur tiendrez galant discours. Je suis laide, oubliez-moi.
- Vous êtes laide, et vos traits rendent votre coeur humble, fragile, sensible. Vous le briser est chose si aisée qu'il me faut prendre mille précautions pour le manier, de crainte de le blesser sans le vouloir. Vos sœurs plus jolies sont armées de cuirasses, et je n'ai pas besoin de tant de manières pour les convaincre de servir la cause amoureuse : vite conquises, elles ne laissent pas le temps au cœur de s'épancher comme il le faudrait. Sur quelques accords de musique, sur quelques pas de danse l'affaire est entendue. Et la chose est si commune à leurs yeux, que l'hyménée qui s'ensuit est vidé d'émoi. Pour ces filles jolies l'amour est une chose bien banale. On les séduit sans manière, sans dentelle ni beaux discours. On les aime avec des piètres sentiments qui s'évanouissent dès l'aube. Ce ne sont que des étoiles filantes. Elles ont l'éclat de la beauté, mais de racines point. Leur beauté leur confère une futilité toute particulière. Et s'il est vrai que les attraits ostensibles d'une vierge facile sont toujours flatteurs pour l'heureux amant qui les conquiert, il est également vrai que les fleurs les plus belles paraissent aussi les plus superficielles. Sachez donc que la vanité sied mieux à la beauté plutôt qu'à la modestie.
- Ainsi je trouve grâce à vos yeux aujourd'hui, parce que je n'ai pas l'heur d'être de cette race des beautés radieuses que vantent tellement les hommes de votre espèce, ordinairement. Je veux bien croire à la ferveur de votre prière, au singulier émoi de votre cœur, puisque vous voulez tant que j'en sois convaincue. Je ne sais pourtant si votre galante dévotion est une insulte ou un réel éloge. A moins que cela ne soit que pure folie, mon ami.
- Croyez plutôt en la sincérité, l'honnêteté, l'humilité de mon cœur aimant. Et oubliez donc au nom de cet amour -si particulier j'en conviens- les rigueurs de la simple raison. Je vous aime ainsi que vous êtes, parce que vous êtes ainsi.
67 - Une lettre odieuse mais sincère
Mademoiselle,
Soit. Vous n'êtes donc point capable d'aimer dans la clarté d'un coeur habité par l’innocence. Il vous faut intriguer méchamment pour satisfaire votre besoin de déplaire. Comme si votre physique peu flatteur n'y pouvait pas suffire à lui seul, il vous faut encore jouer les acariâtres rosières pour me mieux souffleter… Apprenez, triste pucelle, que votre première gifle reçue fut celle de votre mine sinistre, le jour où elle m'apparut sous la lumière crue de la vérité. Magistrale et sans appel, cette gifle-là résonne durablement. J'en porte les stigmates : votre nom me fait horreur. Il me fait songer à la négation de l'amour et à la misère qui s'y rapporte.
Je ne vous aime pas Mademoiselle. Je me gausse de vous, je ris de votre infortune qui ne me rappelle que trop ma félicité. Oui, je me moque. Je foule d'un pied hautain votre coeur misérable de fille misérable. Je crache avec dédain sur votre front d'amante déchue qui n'a pas eu l'heur de me plaire, moi qui ne cherche en vérité que l'assouvissement de mes instincts de débauché. Vous aviez cru à la tendresse de mon cœur en votre direction, Mademoiselle. Détrompez-vous dès aujourd'hui : je ne convoitais que votre pauvre hymen, n'étais en quête que d'un vil, passager émoi charnel. Je ne cherchais qu'une sombre ivresse entre vos flancs. Accessoirement, à défaut d'accéder à votre alcôve, avec calcul j'ai cherché à atteindre votre âme de vierge à travers mes lettres d'amour. Pour déflorer votre coeur, par dépit de n'avoir pas pu déchirer votre hymen.
Je ne vous aime pas. Vous n'êtes qu'une pauvre dupe, un jouet entre mes mains, une poupée de chiffon malléable, un pantin que je puis casser selon mon gré. Souffrez donc tout votre soûl, pitoyable chose que vous êtes ! Je ne serai pas là pour récolter vos sanglots stériles.
68 - Mon identité poétique
Sous les scintillements de la nuit constellée d'étoiles, je caracole sur ma cavale. La neige soulevée par les sabots de l'animal tourbillonne dans son sillage, entraînée par le vent. La poudre fine projetée en l'air m'enveloppe en formant tout autour de moi des myriades d'éclats argentés et semble se confondre avec les poussières célestes qui luisent au-dessus de la sainte et éternelle Russie.
Je suis le fils de la toundra, l'enfant des neiges, l'héritier des plaines glacées, le chantre des pays d'hiver, le passager des terres gelées. Je n'ai pas vraiment de nom. Je suis l'originel Cosaque. Depuis des siècles je sillonne les étendues sans fin d'un monde d'écume et de solitude, ainsi qu'un immortel cavalier. Je suis le reflet incarné des impérissables légendes, le danseur des blancs espaces, et c'est pourquoi je ne puis mourir. Heureux, j'erre à n'en plus finir dans cet univers immaculé, franchissant lacs gelés, traversant forêts, parcourant steppes à la poursuite de l'horizon, toujours en quête de chevauchées fantastiques, ivre de vent, de neige et d'étoiles.
Chaque nuit ma monture m'emporte vers les neiges lointaines inconnues des hommes. Je n'ai pas d'autre but, d'autre joie, d'autre destin que de chevaucher dans les immensités silencieuses et gelées. Astre fabuleux des paysages givrés, je ne mange pas, ne bois pas, ne dors jamais et suis plus vivant qu'un prince. Je puise mes forces dans la contemplation des grands froids.
Je suis l'Ange de la Russie.
69 - Torpeur cadavérique
Je n'entendrai pas sonner le glas. Et pour cause : c'est pour moi qu'il résonnera dans la campagne affligée, par une triste journée de pluie. Vous serez là, recueillie auprès de ma dépouille déposée dans l'humble église. Un cierge brûlera à ma droite. L'odeur d'encens embaumera les lieux. Vos larmes claires se répandront au bord du linceul tandis que la fumée s'élèvera dans la fraîcheur de l'édifice. Le silence sera la musique mortuaire de ce deuil et votre chagrin, infini mais pudique, sera l'hymne que vous me dédierez.
Mon corps étendu narguera votre inutile amour. Cet amour impuissant à me faire revenir à la vie. Mon visage émacié par le masque étrangement serein de la Mort interrogera les fresques décrépites et sans valeur du plafond de l'église. Vous serez là, questionnant en vain ce cadavre glacé, pétrifié. Vous me prendrez la main, et vous étonnerez qu'elle soit froide dans votre main chaude. Elle demeurera sans réponse à votre étreinte, si peu accoutumée que vous serez à l'idée de la mort, de MA mort...
Oui, ce sera mon corps, mon cadavre, ma dépouille. Je serai là, gisant. Sans me plaindre, sans révolte, sans peur, sans plus de haine ni d'amour. Vous chercherez à comprendre, mais il n'y aura rien à comprendre. Rien que le fait de ma mort. Je serai effectivement mort, bel et bien mort. Aussi mort que le sont les pierres, les tombes et les ruines. Vous pourrez pleurer, prier, défier le Ciel et tous ses anges, rien n'y pourra faire : mon corps s'en ira en poussière et nul ne le verra plus jamais. Il sera déjà sur le chemin d'un irréversible anéantissement.
En signe d'adieu, vous passerez vos doigts contre mon visage de pierre. Il demeurera impassible, indifférent à votre caresse. Mort. Je serai mort, mon cadavre en sera la preuve. Je serai dans le même état que les statues de plâtre peintes de cette modeste église de campagne. Inerte comme un objet, comme un caillou, comme du sable anonyme. Sans vie, sans nom, sans chaleur.
Le cierge continuera à brûler en silence dans l'église devenue sombre vers le soir. Dehors la pluie de mars, triste, lente, lancinante, tombera d'un ciel plombé. Nulle âme ne s'attardera dans les rues en ce jour de deuil, en cette saison de mort. Vous serez seule dans l'église avec cette chose vidée de vie. Parfois le cierge jettera de pâles lueurs contre mon visage endormi, et ces reflets de flamme lui donneront l'illusion d'être en vie.
Vous vous attarderez un peu sur ces éclairs dérisoires, cherchant un réconfort, un signe, un sens, une explication. Mais la flamme mouvante du cierge continuera à brûler en vain et son humble clarté, dénuée de sens, glissera sur mon visage avant d'aller s'accrocher ailleurs.
Vous finirez par comprendre que je suis réellement mort. Vous sortirez de l'église, un cercueil dans l'âme. Vous vous retrouverez seule dehors sous une pluie maussade. Et je ne serai plus là pour vous aimer. Je ne serais plus avec vous. Plus jamais. Et vous serez seule, seule. Et vous me chercherez. Et vous ne me trouverez pas. Jamais. Parce que je serai mort. Mort. Mort. Définitivement. A tout jamais.
70 - Pauvre mais belle
Vous êtes belle lorsque sur votre visage souffle le vent, qu'il déclot vos lèvres, fait trembler vos cils et agite vos frisures, comme s'il était votre amant, fou et caressant. Vous êtes belle à mes yeux, vous la dédaignée des riches, des citadins et des cœurs sédentaires. Vous avez la chevelure italienne, le regard ombreux et la bouche tentatrice. Vous êtes née de la terre, avec l'éclat du marbre sur la peau, la senteur des bois dans les cheveux, la pluie sur le front et un peu d'or dans le cœur. Et si vos pieds sont nus, c'est que votre pas demeure libre, sans attache. Libre comme vous, fille des nuages, enfant du soleil, fleur nomade.
Je ne rougis point de votre habit déchiré, ni de vos chevilles cendreuses, ni de votre coiffure de broussaille qui se délie sous la brise, et qui met tant de grâce sur vos traits insouciants... On vous appelle va-nu-pieds, voleuse ou bien souillon.
Pourtant vous avez la beauté naturelle de l'ange. Vous chantez de chemin en chemin, le cœur aussi léger que l'air, et dites la bonne aventure avec plein d'ingénuité dans l’œil, un sourire d'enfant sur les lèvres. Vous êtes l'Esméralda incarnée : danseuse vagabonde, créature errante, ballerine sans semelle, cavalière des pavés. Vous êtes liberté, danse, poussière, cheveux fous, chants lancés aux nues, airs perdus dans l'azur et rires emportés par le vent. Eternel baladin, vous êtes l'enfant de la Bohème.
Vous êtes passée, et je n'ai jamais pu vous oublier.
71 - Le convoi
L'humble convoi s'ébranle dans la brume. Un vent d'automne soulève quelques feuilles mortes qui tourbillonnent autour des visages, puis retombent aux pieds des marcheurs, dont je fais partie. Le ciel est gris, plombé, le froid pénètre les coeurs en deuil. Les pas sont lents, pesants, feutrés. Le silence de la troupe est inhabituel.
Les regards sont pénétrés, les fronts baissés, les mines affligées. De temps à autre des sourires dignes s'échangent entre deux murmures. Scène pénible. Et puis, après quelques minutes sombres et solennelles, un ange passe.
Moment de pure poésie, instant de grâce. Le tableau pathétique se transforme et m'apparaît sous une lumière inattendue. Tout semble irréel, doux et lointain, idéal et serein. Comme si les suiveurs du convoi étaient désincarnés, hors du temps et du monde matériel. Mystère et beautés étranges... Je vois une troupe d'êtres célestes escorter une étoile jusqu'au seuil du firmament pour lui dire adieu. Les visages qui m'entourent n'ont plus de nom. La poésie universelle a transfiguré les êtres et les choses. Et à travers les larmes j'entrevois le pur cristal d'une vérité poétique révélée.
Le gouffre ouvert à mes pieds ne m'effraie pas, et la vue de cette chose qui gît au fond n'a point ce goût amer que j'avais tant redouté. J'y lance quelques chrysanthèmes, étonné par la sérénité de mon geste. Au passage d'un vol d'oiseaux au-dessus de l’assemblée recueillie, quelques têtes se lèvent au ciel. Tout est fini.
On vient de mettre un ami en terre.
72 - Une visite à la morgue
Ca y est, maintenant tu es mort Raphaël. Bel et bien mort, et plutôt deux fois qu'une. Regarde-toi une dernière fois, ou plutôt regarde ton cadavre pour la première fois. Il est là, sous toi. Tu as vu, c'est le tien, c'est ton cadavre. Et il est déjà froid. Tu es mort Raphaël.
Regarde, tes yeux sont clos pour l'éternité. Ton visage impassible, bientôt voué à la poussière, est le visage d'un mort. De la Mort aussi. Sur tes lèvres muettes on dirait un sourire. Mais non, c'est le rictus de la mort. Tu n'es plus, ta dépouille est étendue. Tu es devenu un gisant. Et comme tous les gisants, la terre sera ton lit de mort. Tu es comme un roi aussi. Comme eux tu gis, pauvre mortel que tu es... C'est vrai que tous les cadavres sont égaux. Es-tu heureux ? Regarde ta bien aimée qui se penche sur ton visage sans vie, elle fixe tes yeux morts. Elle s'imagine peut-être que tu vas les ouvrir juste pour elle... Mais non, tu ne bouges pas, tu n'es plus qu'un cadavre.
Tu es devenu un mort maintenant, tu es content ? Tu vas être célèbre un jour durant. Ce sera ton heure de gloire en somme. Ils seront tous là pour toi. Tes amantes te pleureront. On regardera ce macchabée qui porte le nom de Raphaël, et on le chérira mieux que le corps d'un vivant. Tu seras touché une dernière fois par des mains de femmes. Témoins de tes amours révolues ou en cours, ces maîtresses d'un jour ou d'une éternité te rendront hommage. Évidemment ta mie officielle sera aux premières loges. Elle sera l'invitée d'honneur en quelque sorte.
Mais pour l'instant tu es dans la chambre froide. On va préparer ton cadavre pour les noces : tu viens de te marier avec la Camarde. Pas très jolie ni toute jeune ta dernière amante, il faut le reconnaître. Ca ne sera pas ta plus glorieuse conquête, c'est vrai. Mais tu n'as pas le choix Raphaël. Il faudra désormais partager ta couche avec cette éternelle ricaneuse, piètre épouse pour les plaisirs mais infiniment fidèle envers ses élus : elle n'abandonne jamais ceux qu'elle étreint. Au moins tu ne pourras pas te plaindre qu'elle te dise adieu un jour. Avec elle c'est pour toujours.
Sens-tu la main de ta chère éplorée sur ton corps inerte ? Non bien sûr, mais tu la vois d'ici. Elle devait t'aimer beaucoup pour ainsi baiser ta chair froide. Les lieux sont plutôt sinistres pour ce genre de débordement amoureux... En retour tu lui témoignes d'ailleurs toute ta froideur. C'est dire la mesure de ton flegme. Jusqu'au bout tu auras été un imperturbable amant. Aristocrate, hautain, plein de morgue. Mais attachant.
Ta vie est maintenant terminée Raphaël. Ton cadavre est bien rangé dans le tiroir blanc de la morgue, aligné comme un soldat. Tu as presque fière allure dans ton irréprochable rigidité. D'ailleurs ton costume te va à ravir : il n'y a pas un pli. Pour une fois tu es élégant : tu te tiens bien. Ta fiancée te regarde dans la fraîcheur de ta mort. Tu as encore bonne mine. Mais elle te reverra aux funérailles. Espérons que tu feras aussi bonne figure.
Une main vient de pousser le tiroir frigorifique.
On ferme !
73 - Lettre à un défunt
Vous voilà donc mort Monsieur X.
La cigarette tue. A petit feu certes, mais elle tue. Vous avez fini par le comprendre et finalement réussi à cesser de fumer. Mieux vaut tard que jamais... Vous avez pris de bonnes résolutions, c'est le moment de vous expliquer certaines choses.
Vous ne m'aimiez guère. Moi non plus. Je vous saluais avec condescendance, avec une authentique moue de supériorité. J'avais pitié de cet éternel manuel incapable de la moindre profondeur de vue, de grandeur de sentiments, de noblesse d'âme. Pitié de votre infirmité d'esprit, pitié de vos manières grossières, de vos poumons enfumés. J'avais pitié, c'est pour cette raison que je ne vous haïssais point. Vous étiez un brave type. Un travailleur honnête, ponctuel. Moutonnier, apolitique. Enfin un peu à droite. Et même plutôt à l'extrême droite. Vous étiez légèrement raciste aussi. Et même franchement.
Et puis vous étiez un fin épicurien aussi. Enfin ivrogne pour nous comprendre... Maintenant que vous êtes mort, il ne faut pas dire ivrogne. On restera donc sur "épicurien".
Jusqu'au bout vous aurez incarné la médiocrité. Vous n'aspiriez qu'à de modestes choses en ce bas monde : confort et biens matériels. Des choses à votre portée. Pas exigeant... Aujourd'hui vous êtes servi, vous avez le Ciel devant vous. Ca va vous changer de vos petits meubles et de votre télé. Finalement je crois que je vous aimais bien Monsieur X. En fait non, je ne vous aimais pas.
Ne m'en veuillez pas Monsieur X, c'est juste pour rire. Vous comprenez, rire ? Le sens de l'humour, vous connaissez ? Non pas le vôtre, pas votre humour à vous. Je veux parler des gens qui savent rire sans montrer les dents. En finesse, subtilité, délicatesse. Ce qu'on appelle l'esprit.
Votre plus belle réussite fut involontaire : votre fille. Vous savez, votre fille que j'ai rencontrée un jour, que j'ai sortie de son milieu... Cette personne qui ne vous ressemble décidément pas. Intelligente, fine, cultivée, pleine d'esprit, diplômée. Tout le contraire de vous. A se demander si vous êtes bien son père...
Vous êtes mort, et je me devais d'attendre ce jour pour vous dire tout ça. Vous comprenez, vous m'auriez interrompu si j'étais venu vous raconter ça sur votre lit d'hôpital. Mais maintenant que vous êtes mort, quelle importance ? Ca ne vous fera pas plus de mal. Et ça me soulage tellement de pouvoir vous dire toutes ces choses bien en face...
Allez, cette fois je vous laisse Monsieur X. Je vous souhaite tout de même un bon voyage vers l'infini. Adieu donc. Adieu et sans rancune. Je vous laisse à votre destin, voguez donc en paix dans votre éternité. Je vous pardonne. Pardonnez-moi, vous aussi. Je vous donne ma paix. Ma paix.
Adieu.
74 - Mille raisons de me haïr
En me lisant, vous trouverez certainement autant de raisons de me détester qu'il y a de textes. Âmes timorées s'abstenir.
J'ai besoin d'extérioriser tout l'éclat de ma personne et d'éblouir mon entourage pour progresser, exister, et briller plus encore. L'humilité me va fort mal. Je pense que l'humilité est l'apanage des esprits médiocres. Les humbles sont indignes d'être des princes. Et les princes sont indignes d'être des gueux.
Sans orgueil, que suis-je ?
Ce qui fait ma force, ma vérité, mon éclat, voire mon inimitable panache, c'est que je suis dépourvu de vaine humilité. L'arrogance est ma naturelle signature, l'orgueil ma principale richesse, la particule mon plus solide argument.
Je suis inattaquable car ancré dans ma logique. L'absurde a cet avantage sur les valeurs actuelles de ce monde, c'est que c'est un système qui échappe à toutes ses lois raisonnables. Et prosaïques. Je suis un chevalier, et mes valeurs sont la particule, l'épée, la quête d'un Graal.
La poésie est ma vérité. D'où ces distorsions, ces outrances, ces contradictions dans mon discours, mes idées, ma pensée. C'est en général ce qui déplaît tant chez mes détracteurs dénués de cœur, et c'est ce qui indispose tant les esprits par trop carrés.
75 - L'argent pour acheter le Ciel
Lettre ironique à une détractrice.
Souffrez Madame que je ne partage définitivement pas vos vues aberrantes. La mort n'est point, comme l'avancent ces hérétiques inconséquents de votre espèce, la fin de tout, mais le début d'une éternité faite d'ailes d'anges et de miel, de chants pieux et d'enfants sages.
Et je ne connais guère qu'une seule façon d'accéder à ce Ciel enviable : faire dire des messes. Autrement dit le riche a beaucoup plus de chance d'être sauvé que le mendiant. Dans ce but l'enrichissement personnel est une bonne chose puisqu'il contribue à payer des prêtres pour faire dire un maximum de messes.
Cessons donc de vilipender les riches et d'encenser de manière stérile les pauvres, ces va-nu-pieds, ces gens sans le sou qui rêvent d'un Eden qu'ils sont incapables de s'acheter ici-bas. Les indigents sont certainement aimables à vos yeux, aux yeux de toutes ces bonnes âmes éprises d'absolu, mais ce sont finalement eux, les pauvres, les vrais imbéciles : pendant que les gens avertis s'enrichissent, qu'ils construisent leur demeure céleste donc, ces pauvres se perdent avec leur paresse et leurs viles et vaines séductions. La société et toutes ses bonnes consciences leur savent gré de leur humilité si médiatique, mais tout cela pour arriver à quoi finalement ? A rien du tout car seuls les riches seront sauvés. La gloire de ces pauvres gens sans le sou n'est que terrestre, tandis que la gloire des riches sera céleste.
Je suis donc sur cette Terre pour m'enrichir un maximum, et ce afin de pouvoir faire dire un maximum de messes. Pour le salut de mon âme.
Cessons ces discours révolutionnaires crétinisants et stériles, et crions plutôt : vive l'enrichissement personnel, vive l'argent qui sauve, et tant pis pour les pauvres et les imbéciles convaincus que leur pauvreté et leur imbécillité les sauveront des flammes de l'enfer...
76 - Délicatesses du langage.
Echanges entre Alphonse Torchecul le bûcheron et sa patronne, Madame la Baronne du Lys.
- M'dame la Baronne, j'avons quelque chose à vous montrer.
- Mon brave bûcheron Torchecul, approchez. Qu'avez-vous donc à me montrer de si impérieux pour interrompre ainsi votre travail en plein élan ?
- Ben voilà M'dame la Baronne, j'avons c't'espèce de grosse bûche bien dure qu'est apparue dans mon pantalon depuis quelque temps, même qu'elle arrête pas de m'démanger vu qu'elle est comme ça à cause que votre grosse culasse lui remue juste sous l'nez !
- Torchecul mon fidèle bûcheron, voulez-vous dire en d'autres termes que cet infâme et odoriférant objet que vous tenez dans la main aurait pour suprême objet d'émoi mon chaste séant ?
- En quelque sorte M'dame la Baronne. Mais enfin je dirions plutôt que je bandifie et pue comme un bouc en voyant votre grosse culassière. Votre petite rondelle, j'aimerions bien la tripailler, la défoncer, la pourfendre à grands coups d'andouille, M'dame la Baronne.
- Ha bon ! Ca me rassure. Voyez-vous je n'avais pas bien saisi votre propos jeune homme. Vous voulez dire que, pris par une faim soudaine en plein labeur, vous désirez quelque rondelle d'andouille en guise de collation entre deux cassages de bois ? Et ce que vous tenez à la main n'est pas autre chose, bien entendu, qu'une bûche que vous venez de fendre... Suis-je insane tout de même ! Figurez-vous que je m'imaginais avoir entendu un discours moins sobre mon brave Torchecul et je...
- Tagueule la Baronne de mes deux, tu comprends donc point que j'avons envie de te défoncer la citrouille, bonne-à-cul-de merde ! Te défoncer la citrouille ! C'est ça que j'veux ! Je veux me taper le cul de la Baronne ! Viens donc là que je te foute ma grosse bûche bien dure au fond de ton gros cul, Baronne-à-couille-de-mes-deux !
- Ha ! Mais je comprends bien cette fois ! Torchecul, vous n'y pensez pas ? Et que dirais Monsieur le Baron ?
- Monsieur le Baron votre époux, il est en ce moment en train de foutre sa grosse pine dans le cul de la bonniche du curé, vous savez celle qui se laisse régulièrement mettre par Monsieur l'Evêque quand il rend visite à c'pédé d'curé de mes deux...
- Ho ! Ca oui alors, il faut dire que Monseigneur rend souvent visite à Monsieur le curé depuis que ce dernier a changé de bonniche. Cependant mon bon Torchecul, vous préférez que je vous la serve en rondelle ou en nature votre andouille ?
77 - Rimbaud, ce rigolo
Osons désacraliser le "Bateau Ivre", et "Une saison en Enfer" de ce plaisantin de Rimbaud. Avec ses trafics d'armes et autres méfaits crapuleux, de quoi peut-il se targuer ce rimailleur plein de sempiternelles "hideurs", les poches pleines de trous ? Je lui trouve le haillon un peu trop facile à ce joli. Sa semelle est bien trop usée pour être honnête.
Dehors les imposteurs de la poésie avec leur charabia poétisant, avec leurs émois mesquins de morveux attardés ! Un bon poète est un poète qui sait se mettre à la portée des gens SIMPLES et SENSES comme moi.
Je n'entends rien au "Bateau Ivre". Ca n'est pas moi qui suis un mauvais lecteur, c'est Rimbaud qui est un imbécile.
78 - Lâche mais facile
Heureusement que l'écran me protège de vos coups, de vos regards désapprobateurs, sinon je n'aurais jamais le courage de vous dire en face tout ce que j'ai écrit...
L'avantage de l'Internet, c'est que l'on peut dire tout et n'importe quoi sans crainte de prendre des coups dans la figure. Le NEt est l'arme des lâches, des anonymes, des Judas. C'est donc mon arme préférée.
C'est si facile de faire le bouffon en restant dissimulé ! Ca donne beaucoup de courage aux grands lâches de mon espèce. Je puis insulter, vitupérer, diffamer tout à ma guise : je demeure bien en sécurité, bien au chaud derrière mon clavier. Je préfère donner des coups dans le dos plutôt que de face : c'est beaucoup plus facile et surtout moins dangereux pour moi.
Avec le NET, c'est l'assurance de commettre des méfaits sans avoir à en subir les fâcheuses conséquences. Etant donné que je suis odieux, lâche et traître, Internet est mon outil favori pour asseoir ma puissance.
79 - Hommage à la laideur
Je sais que vous n'êtes pas celle dont on dit qu'elle est jolie. Votre visage, si dur et si doux à la fois, ce visage-là, si triste et si plein d'éclat, n'a point la beauté facile de ces pucelles de dix-huit ans fraîches et gaies qui font si souvent se retourner dans la rue les hommes mariés et qui leur font oublier un instant la pesanteur d'un trop long et trop fade hyménée. Vous, vous n'inspirez que vide et ennui à ces coeurs frivoles.
Vous n'êtes pas belle, certes. Vous ne faites rêver personne. Je vous aime moi, pourtant... Vous ne serez jamais celle qui fera pâlir les blondes de la terre, jamais celle dont on chantera les grâces au son de la viole, au clair de Lune, mais vous serez pour toujours ma pauvre chandelle.
Vierge parmi les vierges, jeune parmi les jeunes, vous êtes la dernière toutefois. Morte en ce monde, vous êtes ma lumière.
80 - Huit ans et sotte
Ma nièce âgée de huit ans m’avait envoyé de sa plage bretonne une carte postale représentant "Mickey-Mouse". Ma réponse fut prompte et expéditive.
Mademoiselle ma nièce,
J’ai bien eu réception de votre missive. Je n’ai cependant pas eu l’heur d’y lire quelque macabre référence à de morte carnation, comme Mademoiselle votre aînée l’avait si bien fait lors de sa précédente lettre. Pas le moindre cadavre sous votre molle plume, pas même un seul propos scatologique, alors qu’ordinairement vous êtes si prolixe en la matière... Rien que des niaiseries propres aux gens de votre espèce, rien que des banalités inspirées par l’âge puéril. Vous me décevez.
Et votre carte représentant cet ignoble personnage de Mickey, à la fois tangible et virtuelle incarnation de ce que la culture yankee fait de pire, objet de culte idolâtré de manière uniforme et imbécile par tous les petits futurs abrutis du monde entier, et surtout vecteur commercial à l’échelle mondiale de la civilisation du hamburger, sachez que c’est pour me franchement déplaire !
Vous vouliez sans doute me séduire. C’est l’inverse qui s’est produit. Petite sotte ! Croyez-vous donc que l’on charme de la sorte un bel esprit ? Avec des objets communs vous voulez éblouir une étoile... Vous êtes réellement naïve. Naïve et décidément bien sotte. Retournez donc à vos dînettes, Pokémont, poupées Barbie et autres mièvrerie monnayables.
En ce qui concerne votre sotte allusion à mes conquêtes, en particulier cet hyménée que vous évoquez de manière effrontée dans votre carte postale, il n’a de réalité que dans votre inepte cervelle de moineau. Nul commerce suspect ne me lie à cette épouse et mère de famille que vous avez désignée. Seuls d’honnêtes, de chastes échanges se font de temps à autre entre elle et moi, et toujours à travers la plume, rien qu’à travers la plume. N’allez pas imaginer quelque intrigue romanesque douteuse entre cette épistolière et moi.
J’oubliais. Votre dessin est réellement insane. Vous n’avez décidément aucun talent ma pauvre ! Une sorte de maison, un vague personnage, Dieu que tout cela est pauvre ! Que c’est commun ! Vous avez une bien piètre imagination mon enfant... Et je dois dire que les commentaires accompagnant votre «chef-d’œuvre» sont à la mesure du trait de votre pinceau : affligeants. Vous n’avez vraiment aucun avenir dans l’expression artistique. Je ne vous encourage pas à poursuivre dans cette voie-là Mademoiselle. Par contre vous pouvez toujours m’écrire, je ne manquerai pas de remettre à leur place les sales gamines de votre genre.
Allez à présent patauger dans votre bac à sable mazouté avec les cormorans. Vous aurez l’air d’un drôle d’oiseau à la vérité !
81 - L'imposture de la littérature
L'éloquence la plus aimable est souvent au service des idées les plus subversives, et celui qui ralliera à sa cause son auditoire essentiellement grâce à sa plume aura plus de disciples que le sec orateur car il séduira d'abord le coeur de ses semblables avant de séduire leur esprit.
Le véritable talent littéraire consiste à se taire en certaines circonstances. Alimenter les élans masturbatoires d'amateurs dotés d'un banal imaginaire, animés d'une scolaire ardeur serait un jeu cruel et je serais bien méchant de succomber à cette bassesse. Aussi je vais mettre ma science au service des profanes de toutes espèces et tenter d'élever le débat à la hauteur de mes rêves, de ma personnelle sensibilité. Ce qui devrait naturellement faire autorité chez les gens de goût. Interrogez-vous sur la situation de l'écrit aujourd'hui... Combien d'anonymes rêvent de devenir des auteurs reconnus ?
De nos jours les écrivains pullulent, prolifèrent, font des petits partout, et c'est l'abondance, l'invasion, le raz-de-marée. Et bien sûr, tout cela au détriment de la qualité. Aujourd'hui n'importe quel quidam écrit. Le peuple même se targue de taquiner la muse. L'écriture s'est démocratisée, désacralisée.
Il n'est plus prestigieux aujourd'hui d'écrire, puisque tout le monde le fait, plus ou moins bien, mais plus souvent mal, voire très mal. L'écriture n'est plus l'apanage d'une certaine élite. Les chanteurs populaires, les acteurs de cinéma écrivent. L'homme de la rue écrit. Certains "passent à Pivot". Il y a un siècle l'instituteur, le curé, l'étudiant étaient respectés parce que détenteurs d'un certain savoir qui paraissait sinon cabalistique, en tout cas prestigieux pour le commun non initié. A présent tout le monde a le BAC. Il ne vaut plus rien sur le plan psychologique.
Il est incroyable de constater le nombre de livres qui paraissent chaque jour en France... N'importe qui écrit n'importe quoi, et il y a tant de ces écrivains d'un jour qu'ils font insulte aux beaux esprits, ceux du cercle de la culture littéraire de base. Personnellement j'aurais honte de me mêler à cette racaille de la plume qui produit des livres aussi ineptes que superficiels. Je ne nie pas qu'il y ait d'excellents écrivains aujourd'hui, mais ils sont trop étouffés par les médiocres formant la grande majorité de la "corporation". Face à ce déferlement ahurissant d’œuvres littéraires contemporaines, ma réaction naturelle est de faire table rase de tous ces ouvrages parasites et de revenir aux classiques, valeurs sûres, indémodables, fruits des plus beaux esprits, héritage culturel du meilleur goût.
Je me moque bien de méconnaître, d'ignorer, d'être parfaitement déconnecté des productions littéraires actuelles, l'essentiel pour moi étant de consolider une bonne culture de base. Je veux dire une culture authentique, consacrée, officielle, classique, celle qui a de tout temps fait autorité chez les érudits, les connaisseurs, les initiés. Les auteurs de qualité sont rares. Et il y a tant de productions qu'on ne pourra jamais tout lire. Il est plus pertinent de se réserver pour des valeurs sûres de la littérature, plutôt que de se perdre dans le labyrinthe des oeuvres actuelles, trop inégales, trop nombreuses, trop diverses. J'ai l'impression qu'en cette époque molle la société se disperse dans une culture d'incessantes "nouveautés".
Il ne suffit pas d'être une victime du SIDA, d'être un moribond en sursis ou bien un drogué repenti pour faire un bon auteur. Ces écrivains tordus, infirmes ou infectés ont la cote sur le marché actuel du livre. Ils se vendent bien et c'est étrange, on leur trouve toujours beaucoup de talent, comme si le fait d'avoir des tares ou d'être issu d'un milieu misérable et d'avoir connu les duretés de la vie transformait -simplement en les écrivant- n'importe qui en écrivain digne d'être édité et lu à des centaines de milliers d'exemplaire...
Il est de bon ton de trouver du génie au triste quidam, à l'inconnu venant de rien, à l'inculte complet comme au spécialiste des causes insignifiantes. De nos jours il faut être sensible, sous peine de réprobation populo-médiatique, aux misères qui sont à la mode. Il faut admirer les poiriers en fleur, et depuis toujours il faut regarder à la télévision les enfants souffrant de malformations diverses avec une vive et typique compassion, il faut encore se faire l'intrépide défenseur de l'emploi pour les jeunes, il faut aider les vieux (et les nommer "seniors"), les éclopés (ceux là il faut les nommer "personnes différentes"), les bossus (handicapés physiques au niveau dorsal), les moribonds ("personnes en fin de vie"), etc.
Bien que cela soit impopulaire je crois, je pense, je suis persuadé qu'on ne devrait pas donner aussi facilement la parole au peuple, parce que le peuple n'a fondamentalement rien à dire sur le plan littéraire. Bien sûr, cela est fort bien vu et très aimable pour tout le monde de dire que tous les citoyens sont responsables, adultes, intelligents et beaux, et que tous les gens qui écrivent ont un talent fou. Mais c'est faux. La réalité ne correspond à ce discours rassurant et crétinisant. Beaucoup des invités de Monsieur Pivot, journaliste et animateur d'émissions littéraires à la télévision, sont des écrivains ineptes. Pas tous, mais beaucoup. Ces médiocres-là feraient n'importe quoi pour accéder à ce banal et vulgaire pinacle de la "reconnaissance télévisuelle". Quelle indignité ! Selon les règles élémentaires du bon goût un vrai écrivain ne devrait pas faire sa publicité. Tel Beckett, il devrait se cacher avec dignité, ne jamais accorder d'interview, ne pas montrer son image. Et ne surtout pas passer à la télévision ! La télévision transforme la rareté en vulgarité.
En aucun cas je n'aimerais être mêlé à cette petite société dévoyée, productrice de pensées à deux sous mais facturées au prix fort, avide de passages "alatélé". Sachez toutefois vous mes lecteurs-détracteurs que je suis inculte. Je ne suis point un rat de bibliothèques, les quelques auteurs que je connais sont d'abord et avant tout des auteurs classiques choisis par goût, par facilité de lecture ou par heureux hasard. Mais cela m'empêcherait-il d'avoir un avis sur la question de la littérature, de la poésie chez certains amateurs de la vile espèce ? Mon avis vaut bien celui de n'importe qui d'autre. Et je ne m'interdis pas d'exposer mon opinion. Au nom de quoi devrais-je passer sous silence mon sentiment sur la question littéraire ?
La société est pleine de penseurs sans épaisseur, de bouffons incapables de montrer une volonté virile. En général les gens ne savent exposer leurs opinions que sur le bout des lèvres, avec des précautions ridicules qui les font ressembler aux demoiselles maniérées des salons pseudo littéraires en vogue aux temps passés. Ils veulent tous se montrer aimables -et terriblement plats-, au détriment du vrai panache qui consiste à afficher une foi insolente dans ses idées, fussent-elles erronées, à clamer haut et fort sa propre vérité sans se soucier de celles des autres (qui devraient, de son propre point de vue, être normalement considérées comme des fadaises). Ces gens préfèrent, au nom d'une républicaine tolérance à la mode depuis deux siècles, adopter une attitude faible et docile qui les fait ressembler à des moutons affables.
Ces délicats ne sont pas dignes d'avoir des opinions si ils ne savent pas les défendre avec autorité, ferveur, voire grandiloquence. Ces petits lettrés sont tous alignés sur des valeurs efféminées, ineptes, insanes, passe-partout, galvaudées et sans plus d'effet dans cette société de gentils ovins habitués à penser selon un mode lisse, dénué de tout heurt. Ils veulent tous exposer leurs petites idées, mais aucun ne veut le faire en froissant l'autre. Et ces gens prétendent aux idées... Pour moi ces poltrons du verbe et de la plume ne sont que des esclaves.
En ces temps industriels, nul brave pour relever le défi d'un beau duel : tous des lâches, des pauvres hères, des misérables serfs en ce monde avide de confort ! Comment chercher querelle à de si piètres guerriers ? Impossible de ferrailler dignement en semblable société. Même à la pointe de la plume, ils ont peur de se battre pour défendre leurs minuscules idées.
Je ne cherche nullement à écraser les petits. Je veux simplement asséner sur la tête du peuple, à grands coups de masse, certaines vérités. On me traite de fasciste ? D'intolérant ? Moi au moins je prends l'initiative de défendre mes opinions à coup de masse : on ne peut pas tenir une telle arme du bout des doigts. Il faut de la poigne, des biceps. Et mes détracteurs, eux, par manque de cœur, d'énergie, d'envergure, continuent de me combattre à la petite cuiller.
82 - Lettre au Maire de Nogent-sur-Marne
Madame le Maire,
Souvent l'ennui, le poids des jours qui passent, insipides et indolents, ou le calme mortel des heures insanes me chassent hors des murs de ma confortable prison, et c'est d'un pas rageur que je foule le pavé oppressant de la ville.
Bravant la pluie, la neige ou le vent frais d'automne, j'arpente les rues en quête d'un hypothétique destin. Au détour de ces chemins improvisés, j'espère croiser un regard, une étoile ou même un chien, que je suivrais et qui m'emmènerait vers des terres promises, loin de cette ville, loin de ces jours sans éclat ni saveur. Mais je marche droit devant moi, et rien ne vient, rien ne surgit du coin de la rue, à part les voitures qui me frôlent, anonymes, ainsi que les pauvres vieilles plus mortes que je ne le suis, qui trépassent à petits pas le long des trottoirs.
Maudites soient ces interminables rues trop ordinaires baptisées " Général de Gaule " et " Général Leclerc " ! Toujours les mêmes, partout. Toutes ces villes de banlieue se ressemblent : rues moroses, mornes, languissantes. C'est un bien triste hommage que l'on rend aux têtes immortelles en les faisant se pencher sur cette grisaille citadine, exsangue, vide de joie, pleine de poussière et de désolation...
Plongé dans ce monde au bord des larmes, dans ce quotidien de deuil, mon coeur mourrant se révolte, animé par une fureur libératrice. Sa dernière étincelle. A force de désespoir il en appelle à la Poésie, à la flamme romantique, à l'Amour, à tous ces feux souverains qui font tellement défaut à la ville où je demeure : Nogent-sur-Marne... Dans ses muets sanglots il s'en remet, plus infortuné, affligé et misérable que vengeur, aux esthètes de la douleur, aux chantres de la détresse, aux poètes du chagrin, laissant à leur solennel ennui de Gaule et Leclerc qui veillent sur les deux grandes rues principales. Mon coeur mis au sépulcre psalmodie alors les chants doux de la désespérance, pour ne point mourir tout à fait.
Et, m'éloignant de plus en plus de ces rues exécrées, continuellement empruntées sous l'égale grisaille des jours qui se succèdent, je pars à la rencontre de ce pauvre Baudelaire, de ce grandiose Hugo, de cet élégiaque Chopin... Rue Victor Hugo. Rue Charles Baudelaire. Rue Frédéric Chopin... Ces rues-là sont tout aussi tristes certes, mais Dieu ! qu'ils sont réconfortants ces bardes illustres auprès desquels vient s'épancher mon âme en ruine !
Sous l’éclat de ces flammes croisées au gré de mes pas tourmentés, je hâte ma fuite vers l'improbable, ivre du désir d'infini, de fortune, de lauriers, assoiffé de lumière, d'aventures et d'amours, indifférent aux fantômes emmitouflés qui passent à côté de moi. Rêveur insatiable, la fièvre au front, dans une belle et secrète folie je m'élance sous l'orage, dans l'air glacé ou au milieu de la brume qui tombe, insensible à l'onde terrible du ciel. J'imagine alors qu'un cheval au sabot d'airain, tel Pégase prenant son essor, m'emporte dans une chevauchée fulgurante et que des ailes soudaines m'arrachent enfin de ce sol de misère. Je rêve, caracolant sur une telle monture, de rejoindre les nues tourmentées qui narguent la ville.
Je me vois côtoyer les nuages dans une onirique cavalcade et hurler au monde la joie pure émanant de mon coeur plein de gloire. Je me vois partir en direction des étoiles, rejoindre un univers de légendes. Aux antipodes de Nogent-sur-Marne et de sa morne vallée de béton.
Lorsque je dévale la grande rue, tout empli de ces pensées, le visage fouaillé par la pluie, le souffle écumant et les cheveux au vent, j'ai envie Madame le Maire, comme un fou, comme un enfant perdu, comme une âme en peine, de traverser la cité d'un trait pour aller vous porter ma flamme mourante, pour vous témoigner, plein d'amertume, les langueurs que communique en moi votre ville au quotidien si terne, aux airs si désolants qui à ce point m'accablent. Au moins que ma détresse aujourd'hui aboutisse au seuil de votre ministère, et qu'elle trouve un ultime, salutaire, charitable refuge dans votre compassion.
83 - Des grains de sable dans un songe
Mademoiselle,
Dans l'infini imaginaire, j'ai des souvenirs de votre grâce féminine. Un coeur qui bat ne demande pas de compte au réel et n'a pas besoin de tangibles preuves d'une promenade amoureuse ou d'un sourire pour continuer à battre. L'idée seule de cette promenade, de ce sourire l'émeut.
J'étais donc avec vous, perdu dans les dunes un peu en friches d'une plage que je crois connaître. Peut-être Fort Mahon, Cayeux-sur-Mer ou quelque part ailleurs dans leurs proches alentours... Nous étions sous un soleil vernal, en milieu de journée, et il semblait n'y avoir que nous parmi ces dunes. La réalité des choses se bornait à l'air, limpide, au sable et au soleil. La chaleur de l'astre était douce, agréable. Pourquoi voyais-je surtout vos pieds nus enfouis à demi dans le sable clair ? Je l'ignore. Je pressentais que vos pieds prenaient le parfum du sable, et cela me troublait étrangement.
C'était comme si vous vous fondiez avec les dunes, en tout cas c'était une façon subtile et directe de vous mêler avec la mer toute proche. Je vous tendais la main, et des grains de sable se mêlaient à l'étreinte de nos doigts.
Une nouvelle fois je pris conscience de l'odeur de ce sable, et en effet je me sentis immédiatement envahi par ces effluves aréneux. Et ne me dites pas que le sable n'a pas d'odeur ou si peu, car j'avais senti jusqu'à son essence : parfum régnant dans la profondeur enfouie du sable, prisonnier dans ses entrailles et que l'on sent furtivement quand on remue à proximité du visage des brassées entières de grains. Parfum évoquant les mystères de la matière faisant écho à ceux de l'âme.
Nous marchions ainsi main dans la main sur les dunes, lentement. Parfois je m'arrêtais un instant pour mieux sentir le sable autour de mes chevilles, car j'étais pieds nus moi aussi. Et puis lorsque je rouvrais les yeux votre visage m'apparaissait, paisible sous le vent, parmi les dunes.
Votre sourire à peine esquissé ressemblait aux tiges d'herbes croissant çà et là sur les dunes, ployant calmement dans l'air en mouvement. On ne voyait que ces dunes, et c'était rassurant parce que chacune d'elles était un exemple de singulière beauté, simple et sans prétention.
C'était la beauté ordinaire de lignes suaves, minces, I'équilibre banal des formes avamment ordonnées par la nature. Une grâce tellement coutumière aux regards qu'elle n'atteint plus les sensibilités blasées. J'étais heureux de cette capacité d'émerveillement en moi, heureux de trouver dans ces dunes délaissées, négligées, une espèce d'éden temporel digne de nos pas mêlés. Le reste du monde nous oubliait avec les dunes, laissant mûrir au soleil mon amour pour vous à mesure de notre avancée sur le sable.
Nous ne parlions pas, et nous n'entendions que le bruit de notre marche dans l'air, car même le vent se faisait oublier, intimement lié au décor. Vos yeux à demi ouverts parcouraient ce paysage de sable et d'herbes sans se fixer précisément en un endroit déterminé, et c'était comme une façon sereine de regarder le monde, sans heurt, globalement, car tout n'étaient que courbes molles et touffes d'herbes aérées. Rien ne brusquait l'attention, le paysage entier formant une unité tranquille dont nous étions le centre.
Il n'y a pas de suite a notre promenade dans ces dunes. Je me suis perdu dans une contemplation qui a éparpillé mon âme dans l'air, la lumière et les grains de sable au nombre presque infini. Je suis devenu les dunes, les herbes, l'azur, les grains de sable entre vos orteils, dans vos cheveux, dans chacun de vos yeux.
Je suis devenu ce paysage à la fois dérisoire et sublime d'une plage de dunes sous le soleil, avec vous au centre, les pieds parfumés de sable.
84 - Une valse dans des ruines industrielles
Mademoiselle,
Vous entrez dès maintenant dans l'univers intime de mes molles errances poétiques. Figurez-vous que je vous ai rêvée dans le Nord de la France, entre Amiens et Arras, peut-être un peu plus haut, un peu plus loin dans les brumes de ces terres oubliées.
Dans cette rêverie nous étions vous et moi au bord d'un champ de démolition, égarés dans ce triste asile telles deux silhouettes surgies du brouillard, déambulant parmi des briques brisées éparses et quelques minces pans de mur qui avaient formé autrefois un complexe édifice, dans une grande, plate étendue sans nulle habitation, sous un ciel terne, morne, éteint.
En fait il s'agissait d'une usine désaffectée datant de la fin du XIXème siècle, construite selon les règles de l'art de l'époque. C'étaient des ruines industrielles comme on en voit dans le nord du pays, faites essentiellement de briques et de friches. Nous cheminions paisiblement dans ce site déserté, côte à côte, confusément témoins du glorieux naufrage d'un passé que nous n'avions jamais connu.
Tant de laideur, dans cette atmosphère onirique, devenait troublant. L'ancienne usine en briques était transfigurée par sa lente agonie, sa déchéance lui conférant un aspect de noblesse. Errant avec vous en ces lieux désolés, je sentais grandir en moi un puissant et étrange sentiment d'amour.
Je stoppai le pas et, prenant votre main dans la mienne, je vous fis face. Mon regard triste se fit tendre sur votre visage. Je posai l'autre main contre votre hanche et, sans toutefois rapprocher plus mon corps du vôtre, je vous entraînai dans une danse improvisée. Sous une brise fraîche, au milieu des herbes folles et des murs de briques éboulés, insensiblement nous nous mîmes à valser. Bientôt pris dans ce tourbillon confidentiel et surnaturel, nous entrâmes en contact intime avec le décor mélancolique qui nous entourait.
Au gré du vent qui tournoyait autour de nous, dévié au milieu de la plaine par les hauts murs encore debout de la vieille usine, vos cheveux blonds volaient, s'enroulaient comme des flammes vives dans l'air, avec des mèches qui tantôt s'agitaient dans votre cou découvert, tantôt dissimulaient à demi votre visage. Valsant maladroitement, nous trébuchions parfois contre les briques enfouies dans les herbes, et selon les caprices de nos pas de danse mal assurés, nous allions et venions parmi les ruines muettes.
Puis, cessant le jeu, nous demeurâmes un instant immobiles debout dans l'herbe qui dissimulait nos chevilles. Pudique, je posai mon regard sur votre visage. Puis contre votre joue je passai la main. La brise se mit à battre doucement vos tempes et entre mes doigts s'emmêlèrent quelques mèches déliées de votre chevelure.
Là, tout devînt étrangement beau : votre visage dans le vent, baigné dans cette pesante atmosphère prit sous mon regard des allures insolites... Vos cheveux étaient des vrilles sous le frisson d'Éole, des filaments impondérables qui fuyaient ma caresse. Vos yeux qui clignaient n'étaient plus que deux échos de la brume, répandant une grande mélancolie, et leurs pupilles vagues faisaient aimer passionnément la bruine. Votre sourire incertain renforçait l'ambiance irréelle de ce cloître sauvage, la propageait au-delà des briques qui gisaient dans les herbes, vestiges d'un monde révolu, au-delà des hauteurs éphémères des murs en sursis, témoins mornes de notre valse impromptue.
J'entendais le vent, je le sentais jouer autour de vous, j'avais un peu froid, et vous Mademoiselle, vous deveniez belle et triste comme ces herbes, ces briques, ce champ de ruines.
85 - Agathe et Victor
Mazarine Pingeot enseigne la philosophie à l'Université d'Aix-en-Provence. Elle a 25 ans. Ses élèves ne sont guère plus âgés qu'elle. Ou peu s'en faut. En tout cas, élèves et professeur sont de la même génération. "Pingeot", n'est-ce pas un nom on ne peut plus commun ? Qu'a-t-elle donc voulu prouver, la Mazarine ? Evidemment, elle répondrait qu'être fille d'un père si auguste n'y est pour rien dans son choix. Alors, pourquoi n'est-elle pas balayeuse de rues à Aix-en-Provence ? N'est-ce point un métier comme un autre en cette sainte république française où nous sommes censés être tous égaux ?
Si la Demoiselle Pingeot affirme qu'elle est professeur de philosophie à l'Université d'Aix-en-Provence non pas à cause de son sang mais parce qu'elle est douée, à mon avis c'est qu'elle a un problème de particule. Moi qui ai une particule, je n'ai rien à prouver, contrairement à Mazarine Pingeot. Je pourrais sans honte aucune balayer les rues d'Aix-en-Provence, puisque j'ai la particule. Moi je pourrais me le permettre, comme un prince peut se permettre de laver les pieds d'un vagabond. Comme quoi être fille d'un roi ne suffit pas. Encore faut-il jouir de l'avantage inouï, immense, incomparable que confère la particule aux heureux élus.
86 - L'ange des laides
Esthète maudit, je cherche la laideur chez les femmes afin d'accéder à une émotion de prix. J'aime les filles laides au nom de l'amour. Je suis ému à cause de leur maladresse, de leur détresse, de leur fragilité, décuplés chez elles. J'aime leur caractère renfermé, secret. J'aime les filles laides non pour leur visage, mais pour leur âme blessée, pour leurs ailes brisées. Le sommet de l'art amoureux n'est point dans le fait de s'émouvoir de la beauté d'une femme, mais de sa laideur. Voici le genre d'annonce que je passe dans certains journaux :
"Fleurs que l'on dit ingrates, visages maudits par les esthètes de la norme, femmes offensées par votre propre reflet, jeunes filles pour qui les vingt ans n'ont pas tenu leurs promesses, enfin créatures inéligibles au trône de la beauté, vous les naufragées de l'amour, la tristesse et la solitude sont les derniers outrages que vous vous infligez. Votre beauté n'est pas dans l’oeil infernal du mâle mortel qui n'est qu'un miroir éphémère, mais dans les mots que vous me destinerez. Ils resteront gravés pour un siècle dans le granit sensible de ma mémoire, dans la pierre vive de mon coeur, dans le marbre de ma tombe future.
Je suis un rêveur éclairé et mes rêves ont l'éclat des mythes. Mon coeur est noble, mon âme est douce, et je pars à la découverte de jolies plumes exercées, ardente et virtuoses, intrépides et fécondes, afin d'entreprendre une correspondance de choix où il sera question de l'éternel amour. J'ai l'imaginaire bohème, le goût du romanesque, le pouvoir des mots. Je suis un guerrier partant à la conquête des exclues de l'amour. Lassé des jolies filles, je choisis la société des humbles demoiselles, trop souvent dédaignées.
Sensible à vos traits modestes, je vous invite à partager le frisson intime, vous les esseulées qui découvrez aujourd'hui mon nom. Croisons nos plumes, échangeons les mots jamais osés, et le miracle épistolaire naîtra. Pour les causes que vous croyez perdues, je suis prêt à plaider, convaincu par vos charmes austères. Par la force des mots vous apprendrez l'amour, et goûterez à son mystère."
87 - Taisez-vous tous !
Envoyé sur quelque liste de discussion inepte à l'attention de ses membres :
Cessez ces vains discours sans nul intérêt ! Vous ne parlez que d'affaires ménagères, et vous vous échangez à n'en plus finir des lieux communs... Autrement dit vous tuez le temps. Mais au lieu de le tuer en taillant un bout de bois ou en jouant aux cartes, vous faites ça avec un clavier d'ordinateur entre les mains... Vous ne savez pas vous servir de ces choses merveilleuses que sont l'ordinateur et Internet. Vous ne savez pas, et vous gaspillez votre temps, votre argent et appauvrissez votre esprit à papoter entre vous de tout et de rien, mais surtout de rien, de rien du tout. Sans esprit, ni grammaire, ni orthographe, étalant sans pudeur vos lacunes.
Vous penserez que je suis un fat, un prétentieux, mais ne suis-je pas dans la vérité en disant que vos oeuvres quotidiennes sur Internet sont dérisoires, insignifiantes ? Ce que vous vous dites s'envole, passe, retourne en poussière. Vous êtes producteurs de fumée. Tout ce que vous vous échangez, vous l'oubliez dans l'heure, la minute, la seconde. Au lieu de penser, réfléchir, comprendre, chercher, vous instruire, enseigner, connaître, apprendre, vous ne faites que palabrer, vous divertir sottement, juger sans jugement. Je vous vois passer, revenir, repasser sur la liste, et cela n'a ni queue ni tête. Et puis vous picorez ici et là, vous vous envolez soudainement pour réapparaître un peu plus tard, un peu plus loin sur la liste, si lourds avec vos cervelles de moineaux, sautillant d'un sujet à un autre sans complexe, sans état d'âme, mais avec beaucoup d'insouciance, d'incompétence et de légèreté.
Vous êtes pesants et légers, vous parlez beaucoup sans rien connaître -ou si peu-, vous vous agitez les neurones sans fruit, vous allez, venez, vous vous dispersez. Vous êtes des enfants. L'immaturité chez vous est souveraine. Et lorsque j'arrive, vous me crucifiez. En vérité je vous le dis, vous n'êtes pas les amis de l'art. Vous n'êtes pas mes amis. Vous êtes du vent sur Internet. Vous croyez vous servir d'Internet. C'est Internet qui se sert de vous : vous lui devez de l'argent chaque mois. Vous êtes aveugles. Vous êtes des pions. Il n'y a qu'un roi, qu'un prince, qu'un chevalier ici. Et ce roi, ce prince, ce chevalier, c'est MOI.
Et MOI seul.
88 - Le très haut prix de ma particule
Ma personnalité c'est mon nom, mon beau nom à rallonge. En quoi cela serait-il sans valeur, mal, insane ?
D'autres s'enorgueillissent en toute bonne foi de leur situation sociale, de leurs châteaux, de leur pouvoir, de leurs mérites, de leur célébrité, de leur génie ou de leur sainteté...
Moi je me flatte sincèrement de posséder un "de". Je ne vois pas de fondamentale différence entre le fait de mettre en avant ma particule et un pharmacien son diplôme de pharmacien.
89 - Osons blasphémer les temples littéraires
A tous ces écrivains lourds, ennuyeux, prétentieux et pénétrés de leur importance qui forment les "grosses pointures" du XXème siècle habituellement reconnues dans le monde des lettrés (tels le soporifique Claudel, le poussiéreux Valéry, le pédant Malraux, le prosaïque Sartre), je préfère l'humble et délicat Daudet père, plus léger, plus digeste, chantre de la fantaisie, du pittoresque, de la joie simple et saine.
Il est plus proche, plus humain, moins universitaire que ces pontifes "panthéonisés". Contrairement à ces austères penseurs et sèches plumes, Daudet était un véritable enchanteur, un vivant oiseau, un authentique poète.
90 - Correspondance privée
Eric et son épouse, et leurs chers enfants,
Il est 21 heures 50, je ne m'étais pas connecté depuis cet après-midi (nous étions partis au Mans). Je vous réponds donc maintenant. Les deux avorteurs de Neuvillalais, qui dorment en ce moment, se moquent totalement de votre message. Je viens de leur signifier le fait, mais vous les connaissez bien maintenant : la technologie, les hommes et les bêtes sont choses étrangères à leur cœur sans pitié. Ils ne s'intéressent qu'à l'or et à l'avortement, et ils avortent à tour de bras pour amasser le maximum d'argent à la banque. Chez eux ce sont les IVG à vitesse TGV, matins et soirs tous les jours de l'année que le bon Dieu fait.
Isabelle est à la Targerie en ce moment (j'ignore si vous lui avez envoyé un message). Quant à moi, je suis chez les assassins de Neuvillalais, je veux parler des avor-tueurs, vous voyez de qui je veux parler précisément même si je ne les nomme pas littéralement...
A propos, il y a quelques jours on a vu Monsieur Diard. On l'a rencontré sur la route en compagnie de son éternel vélocipède aux pneus rafistolés avec des bouts de ficelle. Enfin bref, le topo habituel. Une nouvelle fois j'ai tenté sur lui une séduction gastronomique : je lui ai proposé de venir à la "Targerie" manger du boudin noir à peine cuit (pour pas que le "bon jus" y sorte) comme il aime. Eh bien c'est toujours non. Il est toujours fâché avec nous comme s’il était fâché avec le diable en personne, cet animal !
Je vais répondre à votre question. Nous plaisons-nous à la "Targerie", Vidocq et moi ? Ma foi...
OUI ON SE PLAIT A LA TARGERIE !
" - Vi, vi, vi ! On s'plaît à la Targ'rie ! Même que Vidocq, al' veux peind' les murs d'la pièce à côté (prononcer KÔTÊÊ). Y a bien l'gros Robert qui vient nous d'mander d'la besogne de temps à autre, mais nous les gens de misère, on n'a pas beaucoup d'ouvrage à donner aux pauv'gens d'ici, vous savez. "
Foie gras, poulets de Loué et pâtisseries tous les jours à la "Targerie". Internet et feux de cheminée à tire-larigot. Fêtes, ripailles, femmes et vin à longueur de jours. On se fait vomir pour pouvoir "rebanqueter" ensuite. On est de vrais romains devenus ! La "Targerie", ça vous change un homme, je peux vous le dire. Le matin je fais le feu dans la cuisinière et pis quand ça chauffe bien, je fais le café dessus. En fait la cheminée qu'est tout à côté de la cuisinière à bois fait office de poubelle, on l'allume quand elle est pleine de détritus -bien combustibles- tels que papiers, cartons, pots de yaourt, bouteilles en plastique, mouchoirs jetables, et accessoirement crachats. Ca flambe et ça fait plaisir de voir partir en fumée tous nos détritus. Ca fait l'effet d'une purification, en quelque sorte. Pour ça la cheminée c'est bien.
Y'a Lionel qui vient tous les jours donner les repas de foin à ses bonnes et gentilles vaches qui sont dans la boue jusqu'aux genoux (au début Vidocq ça la démoralisait de voir toute cette fange sous la fenêtre...). On lui fait jamais mauvais accueil à c'te bougre-là. Il est ben gentil le Lionel, même qu'y donnerait sa chemise aux pauv'gens malheureux comme nous. En tous cas, moi j'l'aime ben. Y l'est pas méchant pour un sou. Et pis Vidocq aussi, elle l'aime ben le Lionel. Même qu'allé timide avec. Y'a des gens qui disent comme ça, des gens qui disent du mal, que le Lionel y l'est méchant. Moi je dis que tout ça, c'est rien que des menteries, que le Lionel il est pas méchant.
Je vous envoie à la suite de ce message deux mails (parmi tant d'autres) expédiés sur des listes. Lisez, c'est follement amusant. Raphaëlle peut m'écrire par voie postale, mais de grâce, qu'elle rallonge ses missives, je n'ai pratiquement rien à me mettre sous la dent lorsque je lis son courrier. Elle ne développe jamais. C'est vite lu, vite digéré. Ses lettres manquent de consistance. Je sais, elle n'a que dix ans, mais est-ce une raison pour faire l'enfant ? Allons, dressez-là, inculquez-lui les bonnes manières. Il faut être impitoyable avec les enfants, surtout lorsqu'ils sont fragiles, émotifs, chétifs et sensibles.
91 - Le masque
C'est parce qu'il exerce une fascination vénéneuse, avec son sourire diabolique, malicieux, féminin, avec sa chevelure luxurieuse, maléfique, empoisonnée, avec son air infiniment malin, qu'on ne peut s'empêcher de fixer ce masque.
Comme par défi.
Cette face ensorcelée effraie et attire en même temps. L'on voudrait détourner les yeux de cette méchante vipère. L'on aimerait éviter ce regard superbement venimeux. Mais c'est plus fort que soi : on ne peut s'empêcher de fixer cette espèce de lune contagieuse.
Et on la fixe avec haine.
C'est une veilleuse méchante. Blonde et cynique. Belle et cruelle. Laide et érotique. Une charmeuse qui sème le malaise partout où elle passe. Elle intrigue les plus indifférents. Mais surtout elle tourmente les imaginations les plus sensibles : cette ricaneuse est éloquente. Trop peut-être. Et l'on se prend à s'interroger sur ce qui la fait si soigneusement, si sérieusement ricaner...
Il n'est pas très agréable de soutenir ce regard venu d'on ne sait quelles ténèbres, et pourtant on le soutient. On déteste ces yeux d'infernale femelle, et on les trouve magnifiques cependant.
Cette séductrice a décidément le charme malveillant des criminelles amantes.
92- L'art poétique chez les amateurs
Non l'amateur n'est pas (selon moi) celui qui aime, mais celui qui est médiocre, celui qui ne connaît que partiellement et superficiellement les choses. La distinction entre poètes amateurs et grands poètes classiques est fort simple : le poète amateur n'est pas et ne sera jamais édité. Ou alors chez la "Pensée Universelle". Tandis que le poète classique trône glorieusement à la "Pléiade". Conclusion logique et nécessaire : l'auteur non édité est donc vain. L'auteur qui a réussi à prendre place dans la "Pléiade" est quant à lui un excellent auteur. Hypocrisie, cynisme ? Certes pas. Simple lucidité.
D'ailleurs tous ces amateurs ne rêvent-ils pas de se faire éditer ? C'est bien la preuve que le succès de librairie et l'argent sont reconnus comme les signes de la réussite littéraire. Nous sommes ici dans une logique capitaliste : le succès passe d'abord et avant tout par l'argent. Regardez Proust par exemple : il ne cessait d'envoyer ses manuscrits à des éditeurs, sans cesse refusés au début. Tous ces auteurs, aussi noble soit leur message, aussi grande soit leur plume, n'ont finalement qu'une idée en tête : se faire éditer pour vendre. La vente de l'oeuvre, c'est la reconnaissance officielle, c'est le but final recherché, par-delà le discours de l'oeuvre en elle-même. C'est cela qui légitime une oeuvre littéraire : l'édition, la vente. Conclusion : je ne crois en la valeur d'un texte que lorsqu'il est édité chez les grands éditeurs.
93- A ceux qui ont tendance à trop encenser les Grecs
Diogène ne devait pas sentir très bon. Et puis surtout il n'a pas inventé le langage binaire que je sache...
Tous ces Grecs antiques dignement "entogés" et sempiternellement engoncés dans leurs pensées d'airain tiennent leur prestige du fait qu'ils ont vécu dans une Grèce mythique et surtout qu'ils sont tout bêtement morts, "panthéonisés", statufiés par les siècles et les ouvrages scolaires. Qui vous dit que l'inventeur du langage binaire ne sera pas demain "l'entogé" du vingtième siècle ? Grâce au langage binaire, qui vous dit qu'une nouvelle pensée estimable et illustre ne va pas naître ? Et si nous accédions à la Vérité grâce au langage binaire ? Pourquoi la pensée informatique ne serait-elle pas un instrument crucial permettant de toucher au fond du Mystère ? On dit que la vérité suprême ressort des mathématiques.
Soyez un peu moins impressionnés pas ces philosophes grecs qui ont déjà le grand tort, au moins à mes yeux, d'être morts, ensevelis, le bec définitivement cloué. On peut vivre sans problème majeur en ignorant tout des leçons de Diogène. La preuve : je ne l'ai jamais lu.
94 - Du fiel ludique
Sur les listes, je réponds fièrement ceci à mes détracteurs sans gloire :
C'est vrai que je cherche à faire parler de moi à tout prix. En bien ou en mal, peu importe. Je n'existe qu'à travers vous. Pardonnerez-vous ce nombrilisme déplacé, cette insolence gratuite, cette vanité révoltante ? Je suis malheureux, c'est vrai. Je suis un grand frustré. Je ne jouis que dans le regard courroucé des autres parce que sans les autres ma vie est vide. J'ai besoin du regard des autres pour me sentir exister.
Mon existence est si vide, si creuse, si vaine... La vie d'un oisif est loin d'être enviable : il n'y a strictement rien à faire du matin au soir. Et c'est bien connu, l'oisiveté est mère de tous les vices. Je m'adonne donc avec ferveur au vice. Et mon vice actuellement, c'est précisément de jeter le trouble sur les listes.
En fait et pour être sérieux, je teste le degré de résistance mentale de mes contemporains. Je cherche également l'esprit rare apte à la réflexion, l'esprit assez éclairé pour voir en moi autre chose que ce simple trublion. Ceux qui réagissent mal sur cette liste prouvent aux yeux de tous :
- leur manque d'humour (ce qui n'est certes pas un signe d'intelligence)
- leurs limites psychologiques
- leur immaturité mentale
- leur impulsivité stérile
- leur manque de courtoisie intellectuelle
Je crois que c'est ma liberté qui vous révolte : je suis ce que vous n'avez jamais été capables d'être. En effet, je me suis affranchi du prosaïsme, de l'illusion, de la vanité.
95 - La littérature et moi
A propos du "Bateau Ivre", remplacez donc les termes "criards" et "Peaux-Rouges" par n'importe quels autres termes un tant soit peu pittoresques, et vous obtiendrez les mêmes réactions admiratives et béates chez les lecteurs dénués de sens critique. Et les mêmes explications savantes des grands docteurs en littérature. La tête couverte d'un beau chapeau, le coeur léger et la plume lourde, Rimbaud pouvait tout à sa guise semer de glorieuses sornettes au vent de la Littérature : pourvu que son nom soit apposé au bas de ses oeuvres, elles feront toujours l'objet d'études universitaires prétentieuses et stériles. En ce domaine Rimbaud est promis un bel avenir, n'en doutons pas.
Vous voulez en savoir plus sur mes goûts en littérature ? Je suis assez inculte je le reconnais, mais je vais tout de même vous dire ce qui m'agrée et ce qui me désenchante. Mon avis sera assez limité, puisque mes lectures en ce domaine sont également limitées.
Le "Bateau ivre" de Rimbaud m'ennuie profondément. Homère également m'ennuie profondément avec son interminable et soporifique Odyssée... Lamartine, Musset, Vigny, et Nerval parfois, savent toucher mon coeur esthète, comme c'est d'ailleurs le cas pour la plupart de mes contemporains. Rien d'exceptionnel en cela. En tant qu'êtres humains ou simples lecteurs, nous sommes tous sensibles, sans exception. Là encore, rien d'extraordinaire dans le fait d'être touché par quelque auteur de choix. C'est bien pour cette raison que les grands auteurs sont de grands auteurs.
Hugo est à mes yeux un véritable génie qui domine toute la littérature française. Par sa simplicité, sa capacité à atteindre l'universel, il s'impose à moi (et à bien d'autres) comme un modèle. Proust sait m'ennuyer avec fruit. Et c'est un véritable plaisir que de rechercher ce délicieux ennui et de perdre mon temps en si bonne compagnie. Daudet père m'est particulièrement agréable, léger, poétique : il n'est pas prétentieux, comme peut l'être par exemple Sartre. Kafka est divinement fou et sa folie trouve en moi un certain écho. Maupassant est mon péché mignon : je le dévore comme un fruit suave absolument pas défendu. Balzac me pèse beaucoup : c'est un plat de résistance bien gras, bien trop consistant pour mon estomac délicat. Une sorte de boulet à traîner dans mon esprit. Flaubert écrit très bien, il est parfait dans le mode "gueuloir". Baudelaire est diablement talentueux. Enfin un bon poète. Céline m'est parfaitement indigeste, non seulement dans le fond mais surtout dans la forme. Cette écriture haletante, hachée, m'est absolument insupportable. C'est du hachis Parmentier pour moi, un compost de mots et de ponctuations, de la véritable bouillie littéraire. Shakespeare est le roi dans son domaine, épique et pittoresque : c'est le prince du théâtre. Molière m'amuse, mais je n'en fais pas un César pour autant. Camus est anecdotique : un fétu de paille, presque une fumée dans la tempête de la littérature. J'ai dû en oublier quelques-uns.
Tous ces avis ne sont bien entendu que des avis personnels.
96 - Les enfants : l'ignominie incarnée
Rappelons-nous qu'un enfant endormi est un spectacle vil, obscène, dégoûtant. Un enfant, c'est une machine à excrétions, un moulin à vomissures, un robinet à urines, un puits à diarrhées, une source de puanteurs. Les enfants endormis trament dans leurs songes d'infâmes intrigues contre les adultes et leur corps couve quelque répugnante bile que ces démons, une fois réveillés, s'empresseront de vous éjecter au visage tel un fiel issu des enfers : vomissures, diarrhées, flatulences, éructations ou autres urines dont je parlais plus haut. Débarrassez-vous de vos enfants avant qu'ils ne prennent le pouvoir et vous rendent l'existence impossible.
97 - La Fanchon restera à la ferme
Fanchon est un personnage imaginaire de mon cru. C'est une jeune fille (tantôt sophistiquée, tantôt fruste selon les aventures et les drames que je lui invente) qui est toujours enceinte, et toujours dans des situations délicates vis-à-vis de sa famille. Fille d'un couple de vieux paysans, elle vit dans la ferme de ses parents où tout est archaïque, décalé, périmé : objets, état d'esprit, idées. Dans l'épisode ci-dessous elle est enceinte et va vite apporter la nouvelle à ses parents. C'est cruel, effarant, saugrenu, caricatural jusqu'à l'ignoble. Cette "triste" situation est récurrente chez elle, mais à chaque fois je traite le sempiternel sujet dans une mise en scène différente. Voici donc une version "standard" de la situation. Ici la Fanchon est cultivée, lettrée, délicate, raffinée, alors que ses parents sont grossiers et vulgaires (ils le sont d'ailleurs toujours dans ces histoires).
- Père, Mère, voyez mes flancs sacrés, ils couvent le fruit inestimable d'un pur amour. Oui, mes chers parents, sachez donc aujourd'hui que votre fille bien-aimée prolonge la vie, de par la grâce d'un suprême et magnifique élan de tendresse échangé avec l'élégant Monsieur le Vicomte de la Marotière, fils du châtelain de la ville voisine, dont vous n'ignorez pas, j'en suis sûre, l'excellente renommée quant à la vigne...
(Le père)
- Ta gueule, putassière de vache à merde ! Où que t'as été encore te foutre la matrice, hé vachalait de mes deux !
- Père, je vous en prie, n'offensez point mes chastes oreilles avec vos propos abominables !
(La mère)
- Vi, vi, vi, sale putassière ! Tu nous dis de la fermer, pendant que t'as les boyaux remplis d'grossesse, et pis qui c'est qui va torcher le cul merdeux de ton calemiasse après, hein ?
- Mère, je n'entends rien à vos paroles éhontées. Changez votre langage, de grâce, chacun de vos mots m'est une insulte à titre personnel, et une offense pour toutes les mères du monde qui...
(La mère)
- Ferme-là bourriquesse ! Y a le fils du riche emplumé qui vient t'engrossir la matrice, et pis après tu viens nous chialer sur les couilles que t'es dans le purin ! Putain ! T'avais qu'a pas te foutre la tripe du nobliau dans le cul ! Merdasse de crotassière de pute à purin de merde ! Tu m'entends, dis ?
- Mère, détrompez-vous. Je ne viens nullement me plaindre auprès de vous, ainsi que vous semblez me le reprocher avec cette verve impure qui vous est si coutumière... Au contraire, je suis venue louer le divin amour humain qui génère la vie et...
(La mère)
- Ta ta ta ta ! T'es en train de nous embrouiller, pouffiassière de cul à merde ! Moué j'y voué la putain qui ramène son boyau rempli à la ferme pour qu'y s'fasse une place dans l'étab'à vache, ouais ! Pas vrai l'père ?
(Le père)
- Couillonnasse, bien sûr que j'y voué la mêm'chos' qu'toué, la mère ! Not'fille, c'est une grosse puttassière de première qui s'est fait bien bourrer le boyau du cul pour qu'elle nous ponde dans quê'qu' mois un affreux bougnoule d'bicot d'brin d'merdeux qu'arrêtera pas d'bouffer la ferme à quémander toutes les nuits du lait, et pis pt'êt aussi avec d'la gnôle ! Hein, la Fanchon, t'avais l'intention d'foutre ma gnôle dans l'biberon de ton miochard ?
- Père, je n'ai que faire de vos infâmes liqueurs d'ivrogne ! Je ne demande rien de tout cela, vils géniteurs ! Je ne désire qu'un peu de reconnaissance pour l'amour qui se meut en mon sein, rien de plus.
(La mère)
- Pétasserie d'ânesse de trivache à la con ! J'va te clouer ton clapet à jacasseries, et pis j'vas te foutre du fumier dans le fond d'ton cul, comme ça ta larve elle sortira au moins pas pour rien, pisque l'odeur d'la fumure lui donnera le goût de la terre et de la trime paysanne, et pis on pourra vite le mettre aux champs, bon sang ! Aller, l'père, viens m'aider à foutre la Fanchon dans l'fumier, on va la bourrer avec par tous les trous pour être bien sûr qu'après ça elle nous chiera un vrai péquenaud, et pas un fainéant d'nobliau qu'y pense qu'à sauter des sales fumelles en rut !
- Père, Mère, soyez dignes je vous en conjure, je...
CE QU'IL ADVINT DE LA PAUVRE FANCHON.
La fanchon elle a pas eu d'chance. Dix ans ont passé. A présent on peut la voir trimer comme une dingue aux champs, les pieds dans la fange, le front baissé jusque dans la poussière terrible des chemins tout autour de sa ferme natale, quelque part dans un coin reculé de la France. Le petit Alphonse-Gaspard-Théodule (ce sont ses grands-parents qui l'ont ainsi nommé) quant à lui, c'est une loque, un être fruste, attardé mental, analphabète, plus sauvage qu'humain. Pitoyable depuis les cheveux jusqu'aux pieds, en passant par le fond des yeux. La ferme, les grands-parents, l'éducation lamentable l'ont cassé, brisé à jamais, éteint tout à fait. Pauvre Fanchon. Et dire qu'un jour de plus de liberté, et elle était à New York, dans un appartement sur la cinquième Avenue, avec un contrat de mannequinat international en poche et tous les grands couturiers du monde qui la suppliaient de travailler pour eux... Maintenant c'est une loqueteuse qui trime aux champs de quatre heures du matin en hiver jusqu'à la minuit, et de trois heures du matin en été jusque minuit passé, sans dimanche ni repos ni salaire ni même de nourriture correcte. Elle se régale d'épluchure de pomme de terre et de pelures de pommes, agrémentées de quelques coups dans la figure de la part des deux rustres, juste pour pas qu'elle "traînasse" trop à ronger ses épluchures, alors qu'il y a tant de travaux à la ferme.
98 - Lettre envoyée aux PDG de radios généralistes (RMC, RTL, Europe 1)
Monsieur,
Croyez-vous, Monsieur, faire honneur à l’esprit, au bon goût, à la civilisation, en faisant diffuser, outre des émissions bas de gamme, de la réclame de la plus grande vulgarité ?
Réclame pour véhicule, réclame pour cosmétique, réclame pour chaîne de grands magasins… Vulgarité, obscénité, indignité. Inaudible, en ce qui me concerne. Il faut dire que je ne me prends pas pour un veau, Monsieur. Vous qui en êtes peut-être un, vous prenez sans doute les gens qui écoutent votre radio pour un troupeau de bovins, et pourquoi pas de porcins... J’ai le courage de dire, Monsieur, que si vous n’êtes pas personnellement convaincu de la valeur de cette radio, alors vous êtes un dévoyé, un proxénète de la culture qui vend aux autres ce qu'il ne consomme pas lui-même. Mais si vous êtes sincèrement convaincu d'être le PDG d'une bonne radio, alors permettez-moi de vous dire que vous n’êtes qu’un veau de plus. Un veau à la tête d’une radio nationale sans doute, mais un pauvre et minable veau pas plus digne que le restant du troupeau.
Il faut être un veau Monsieur, pour écouter sans broncher le contenu des émissions de cette radio généraliste. Le pire, c’est la réclame. Pour être convaincu par ces boniments bien vulgaires, bien obscènes, bien populaires, bien outranciers, il faut faire partie de la RACAILLE. Qu’est-ce que la racaille ? Le peuple, tout simplement. Et qu’est-ce que le peuple ? Ca n’est rien du tout, ou si peu. Je suis très méprisant, hautain, impitoyable lorsque je songe que des êtres humains, mes semblables, peuvent adhérer à tant de bassesse. Je n’ai nulle indulgence pour ce peuple français qui tourne un bouton pour se vautrer dans l’ineptie.
La misère de l’esprit pourrait en cette fin de siècle être toute résumée à travers les radios généralistes. Le ton, le contenu, la forme et le fond, les aspirations et les racines, tout transpire l’aspect minable, misérable, insignifiant et vulgaire des esprits impliqués : animateurs, journalistes, annonceurs et auditeurs.
Je m’interroge aujourd’hui sur les fondements, les valeurs et les certitudes humaines et sociales. En fait on peut fort bien être à la tête d’une radio nationale, être reconnu par l’ensemble de la population, inviter des personnalités politiques, et n’être rien du tout. N’en êtes-vous point la première preuve vivante, et votre radio n’en est-elle pas, elle, l'autre preuve beuglante ? Vous n’avez pas mon estime, Monsieur. Et à moins que vous ne soyez définitivement un veau vous aussi, je sais bien qu’au fond, s’il vous reste une once d’intelligence, de dignité, d’esprit critique, vous me donnez raison.
Espoir ultime du triomphe de l’esprit sur la bêtise radiophonique.
99 - Seconde lettre envoyée aux PDG de radios généralistes
Monsieur,
Vous êtes à la tête d’une entreprise bien vile, et vous êtes méprisable. La vocation populaire, généraliste de votre radio est l’aveu secret de la réussite du label «mauvaise qualité». Les couleurs de la médiocrité sont portées très haut. Chez le peuple de veaux qui tend quotidiennement l’oreille vers votre station, l’ineptie a acquis ses lettres de noblesse. Et sur une mer de vaguelettes un vent modéré mais certain vous pousse vers votre île rêvée, qui est également le rêve commun des auditeurs avides de «trucs géniaux», de «salut, comment ça va ?», de «gens sympas» de «chouettes musiques», et autres pollutions verbeuses de la même espèce.
Vous êtes à la tête d’une entreprise d’aliénation des foules. Vous vous faites le complice d’un terrorisme culturel, insidieux et criminellement sucré. Comme une coupe de poison à effet progressif, une coupe bordée de miel. Sous les apparences de la légèreté, de la «bonne humeur», véritable argument-arme qui vous assure l’adhésion du gros des troupes populaires, vous blessez le bon goût, vous détruisez les véritables richesses de l’esprit, vous tuez l’élégance. A travers les ondes vous semez au vent de la mode, dans l’air du temps, tout autour de vous et à des centaines de kilomètres à la ronde des germes qui provoquent la dégénérescence des esprits, comme le ferait une méchante radio-activité sur des cellules exposées. L’activité de votre radio est hautement dangereuse, Monsieur.
Publicités au ton outrancier, de la pire vulgarité, politique de la moyenne, émissions bas de gamme (je veux dire populaires, ce qui revient au même), apologie de la «bonne humeur» bêtifiante, abrutissement sur tous les registres, promotion des arts mineurs, du cinéma commercial : derrière l’étendard sanctifié de la liberté d’expression tout est fait pour générer une implacable régression intellectuelle. Ce qui forme une agression mentale, un attentat psychologique permanents, le tout dilués dans la médiocrité culturelle générale déjà présente chez le peuple français qui somnole. Et tout passe, les veaux boivent le lait distillé par les ondes et beuglent avec les animateurs.
Cet odieux conditionnement quotidien des masses, ce nivellement des esprits vers le bas n’honorent pas vos fonctions, Monsieur. Je sais bien, votre station n’a pas pour vocation d’apporter la culture. Et c’est bien là qu’est le noeud de l’affaire. Sous prétexte de faire dans le divertissement, dans le généraliste, vous faites dans la basse culture, dans l’intellectualisme au rabais, dans la sensibilité la plus moyenne -qui est la plus grossière-, dans la pensée populaire (standardisée selon les critères du monde du show-business, généralement).
Bref, vous faites dans la nullité totale. Et le malheur, c’est qu’avec la dragée dorée de la référence aux valeurs ambiantes, vous avez l’assentiment de ceux qui vous écoutent, incapables de juger, de critiquer : ils sont à vous, ils ont même leur carte de fidélité greffée sur leurs neurones avachis. Ils engrangent scrupuleusement l’ineptie débitée et achètent la babiole proposée, que cette dernière soit une grosse voiture ou bien le contenu d'une gamelle pour chiens. La vulgarité triomphe sous votre règne, le verbiage étant la loi de votre maison.
Je vous suppose assez intelligent, assez cultivé, Monsieur, pour ne pas adhérer à l’esprit de cette radio qui déblatère sous votre insigne autorité. Pour être directeur d’une si importante maison (sur le plan des responsabilités humaines et économiques), il faut être largement au-dessus d’une certaine culture de masse. Ici vous êtes le serviteur de votre porte-monnaie et de la cause commune, c’est votre métier. Sur ce plan uniquement tout est louable, honorable. J’ose simplement espérer que vous n’êtes pas intimement convaincu par la grotesque orientation de votre station de radio, même si vous n’avez par ailleurs nul scrupule pour en être le cerveau. Ce que je vous reproche, c’est de contribuer à répandre la peste culturelle, au nom de votre réussite sociale.
A moins que vous ne soyez pas plus apte à la pensée que les auditeurs dociles et peu exigeants de cette radio que vous dirigez, je vous propose de répondre objectivement à mon courrier. L’univers du baratin et du superficiel ne parvient pas, Monsieur, à me contaminer. Aussi je vous serais reconnaissant, si vous en avez l’honnêteté, de me tenir un discours à l’opposé de l’éloquence radiophonique ordinaire, sotte, vaine, niaise.
Je méprise profondément la bassesse de votre fonction, et me félicite de ne point ressembler au peuple de bovins qui tète à votre antenne. Je vous dis que vous avez mon mépris. Rendez-le-moi bien, je vous en prie.
100 - Aux plus sots de mes lecteurs qui se reconnaîtront
Constatez donc ma détresse : je tente d'éduquer mes semblables, de leur ouvrir les yeux sur la véritable culture, mais ces hérétiques fomentent contre moi quelque traître projet de diffamation ! On m'a prêté d'indignes propos, d'odieux discours que jamais -vous en êtes tous témoins- je n'ai tenu. Pas une fois on a pu trouver sous ma plume honorable des termes offensants tels que ceux employés par certains de ces chers détracteurs. Ces infamies que l'on me prête à tort n'ont été proférées que par ceux qui ont mal interprété ma pensée jusqu'à en détruire parfois totalement le sens. Mettez au service de la belle cause vos raison et sensibilité moyennes que je sais honnêtes, aimables, et persuasives...
Dites-leur, à ces mécréants, qu'ils sont des ânes et que je suis leur bon pasteur au bâton. Et qu'ils n'ont pas autant d'humour qu'ils le prétendent, ni de jugement, ni même d'amour envers ceux qui ne leur ressemblent pas. Dites-leur que leur comportement procède du racisme. Et qu'ensemble ils sont les victimes d'un phénomène psychologique bien connu appelé "comportement des foules". Mais dites-leur surtout qu'ils sont aveugles, et qu'ils font partie, même s'ils s'en défendent, de la masse que l'on manipule aisément, tant sur les plans culturel et politique, que psychologique et économique. Dites-leur à ma place vous les sots, puisqu'ils sont de ceux qui n'admettent de vérités, ou de mensonges, uniquement lorsque ceux-ci émanent d'une bouche faisant autorité.
Si un journaliste qu'ils aiment leur dit une ânerie, ils la prendront pour vérité sacrée parce qu'ils se seront enracinés psychologiquement, effectivement, voire affectivement, dans leur conviction. Et celle-ci deviendra alors inébranlable. Mais si moi je leur dis : vous êtes des esprits dénués de sens critique, et vous n'avez pas d'opinions personnelles, alors ils crieront au fascisme. Mais comme je pense que vous avez une bonne influence sur eux, prenez donc la parole à ma place et dites-leur qu'ils sont des ânes. Vous, ils vous croiront.
101 - Un verbeux abscons
Envoyé à un auteur hermétique :
Votre verbe m'est rébarbatif. Vous êtes odieux en vérité : vous êtes sec, long et ennuyeux, et finalement stérile. Vous avez manqué votre cible puisque vous m'êtes désagréable. Vous manquez de courtoisie. Vous auriez dû parler de la pluie ou du beau temps, ou encore de mon beau chapeau, mais certainement pas de linguistique.
Ce que vous dites est sans doute très instructif pour des spécialistes de la chose, mais il ne présente nul intérêt pour un coeur d'enfant comme le mien.
102 - A une effrontée
Mademoiselle l'impudente,
Souffrez, arrogante, que la froideur que vous affichez en ma direction m'offense, m'offusque, me pique au vif. Comment osez-vous me faire un tel affront ? Nul jusqu'à maintenant n'avait eu l'audace de bafouer de la sorte mon nom (et surtout ma chère particule), l'audace d'espérer museler ma plume à travers son INDIFFERENCE !
On me raillait, on se gaussait de mes vues, on se targuait de pouvoir avec moi croiser le fer et de me faire succomber sous quelque coup de maître imaginaire, mais on ne me méprisait pas de semblable façon ! Au point de vouloir me jeter dans les épines infâmes de l'oubli... Votre dédain est une insulte. Quoi ! Mes discours vous ennuient ? Mon beau nom à rallonge n'a pas l'heur de vous plaire ? Mon jugement personnel ne trouve pas grâce à vos yeux ? Ma pensée et mes paroles ne vous siéent point ? Mais à quelle espèce appartenez-vous donc, Mademoiselle ?
A la plèbe, assurément.
A quel étrange sort abandonnez-vous votre coeur de vierge si les mots les plus vrais de l'amour ne retentissent pas en celui-ci autrement que par ces méchantes allures d'indifférence ? Votre mépris à l'endroit de ma personne ressemble d'ailleurs à de l'indolence amoureuse. Ou à un semblable objet de misère. Et puis de nos jours les simples bergères font les fières devant les princes, dédaignant les moindres politesses... Elles font de la cérémonie, elles revendiquent, elles exigent ! Nul égard pour le noble sang. Point de respect pour la belle espèce. Aucune considération pour l'homme de bien. Pas plus de déférence que ça pour la particule. Avez-vous au moins une once d'estime pour le beau et interminable nom qui me désigne, Mademoiselle ?
Servez donc les causes qui vous sont aimables. Mais n'appelez pas "amour" tous vos communs objets d'attention féminine, vos petites passions qui ne me concernent pas, vos ordinaires sujets de curiosité... Et oubliez-moi, de crainte que vous ne me rendiez pas conventionnellement, convenablement, saintement hommage.
103 - La langue comme une épée dévouée
L'on exige souvent de moi que je sois bref pour bien discourir du sujet de l'amour. Parler peu ne signifie pas nécessairement parler bien. Si Internet n'est pas fait pour s'exprimer, pour communiquer, alors quel est véritablement son rôle ? Dans ce cas je vois Internet comme le reflet de notre société pressée : il ne faut pas s'attarder, il faut être prompt, efficace, sans fioriture, et parler de l'amour d'une manière nette et concise comme on rédigerait un C.V.
Je vous le confesse sans détour ici : lorsque je lis des messages extrêmement brefs et souvent totalement vides de contenu, pour ainsi dire absolument superficiels, je me dis que les utilisateurs d'Internet sont IMMATURES, INFANTILES, INEPTES.
User d'Internet pour s'envoyer des "Salut, comment ça va ?" ou bien des "L'amour c'est sympa, crois-moi !", ne présente nul intérêt sur le plan de la communication.
L'amour est un grand et noble sujet qui ne doit pas être jeté en pâture au peuple, à la masse, à la racaille, aux coeurs moyens, aux incultes, aux esprits mal faits, aux âmes corrompues par la religion matérialiste.
Me reprocherait-on mon vocabulaire, ma manière de dire, mes opinions ? Mais je ne suis point comme la plupart de mes contemporains manipulés : je suis apte à me forger mes propres convictions, et heureux de laisser s'épanouir ma propre sensibilité. Je prends la liberté de ne pas singer la masse. Je n'adhère nullement aux mouvements de charité orchestrés par les Grands Manipulateurs. Je cite ici quelques exemples types de cette manipulation, afin de mieux vous éclairer :
Défense acharnée de la planète et de ses hôtes à deux, quatre, voire six pattes, tels qu’oiseaux rares, ours lâchés dans la nature, larves de mer (les bébés phoques), obscurs insectes de l'Amazonie lointaine... Et d'une manière générale, combat irraisonné pour la promotion et la sauvegarde d'un bestiaire choisi auquel on prête volontiers des qualités plus qu'humaines.
Je suis fier de n'appartenir en aucune façon aux "grands coeurs" sensibles aux causes écologiques et humanitaires. Je sais que l'amour courtois n'est pas à la mode en ces temps. Il est de bon ton de s'émouvoir du sort de nos "amis les bêtes", des licenciés économiques, des chiens errants, tous dignes d'occidental intérêt, plutôt que de s'émouvoir de mon cher nombril, pourtant bien plus digne d'intérêt à mes yeux.
A présent je m'adresse à qui aura l'intelligence de se reconnaître dans mes propos. Sachez que les singes ne savent pas parler de l'amour. Les singes ne font que copuler. Ils ne font qu'imiter stupidement, jamais ils ne créent. Les singes sont d'abord et avant tout des animaux. Les dauphins également, ainsi que les chevaux, les bébés phoques, les baleines et les chiens... Toutes vos chères victimes à plumes et à poils ne sont que de la basse espèce. Qui osera prétendre le contraire, et désacraliser l'Homme et l'Amour au profit d'une mode animalière ou d'une cause quelconque savamment médiatisée ? Maintenant l'Homme parle à l'Homme : la langue sert l'amour.
104 - Le temps
Je suis seul ce soir.
Je sens le poids du passé, et je respire ses odeurs de fauve et de rance, comme un terreau retourné, comme un corps soulevé. J'étouffe dans mon silence, et meurs de vivre. Ma mélancolie me renvoie ses effluves fermentés. Comme si le passé avait fini par tourner. Soucieux pour tout ce qui est futile (tout ce qui ne se rapporte pas à l'avenir économique, alimentaire), je suis parvenu au bout de mes inquiétudes. Où sont les beaux jours de l'amour ? Dans le passé, comme toujours. Enracinés, énumérés dans mes souvenirs. Ressassés. Il paraît qu'il vaut mieux regarder en face de soi, dans l'avenir.
Mais je le connais bien mon avenir. Je ne suis pas de ces fous qui mettent leurs plus beaux jours dans le futur : les miens sont restés dans le passé.
La mélancolie ne vaut-elle pas mieux que l'espoir, quand celui qui espère attend de devenir enfin mélancolique, sachant que la mélancolie est une délicieuse souffrance ?
Je n'espère vivre que des jours dignes de rejoindre un passé dolent, sacralisés par la mélancolie, le regret, la langueur, le deuil, les larmes.
Je suis seul ce soir, et mon souffle est pour vous.
105 - L'objection d'un honnête godelureau
Mademoiselle,
Je serais bien en peine de discerner entre nous la part d'amitié qui vous fait me dire maintes amabilités et me fait volontiers les entendre selon nos communes normes, et la part de commerce plus intime qui guide trop souvent votre plume au-delà des pensées, des mots auxquels nous sommes à l'ordinaire plus accoutumés.
Si je vous réponds souvent sur un semblable registre, soyez convaincue Mademoiselle que c'est surtout pour vous mieux plaire et garder votre amitié. Lorsque dans les lettres que vous me destinez les mots dépassent l'élémentaire bienséance qui sied à une telle entente, je réponds par une même audace, soucieux avant tout de constance, de durée, de réciprocité. Et non avide de sensualité. Pour être agréable à vos yeux je feins de partager vos désirs de volupté charnelle, alors qu'en réalité je suis, en lisant vos lettres, sous l'empire d'une joie plus désincarnée...
L'émotion élevée du coeur vaut mieux que l'ivresse plus commune, grossière et moins honnête de la chair. Non Mademoiselle, je ne suis pas ce bouc épris de luxure que vous aviez imaginé. Ma place n'est point sous vos dentelles, au seuil de votre hymen, au centre de votre fièvre, mais dans votre coeur. De grâce, pour l'avenir préservez ma chasteté de vos impudeurs. Comprenez qu'à force de lire vos lettres, et ce indépendamment des mots écrits, de leur contenu, mon coeur s'est finalement réglé sur ces lignes vôtres qui pourtant violent ma mâle pudeur, battant au rythme de votre plume devenue fidèle. Votre plume qui, en dépit des outrances qu'elle m'adresse, vient à moi chaque jour comme une amante à des rendez-vous.
Je ne vois que votre main qui tient la plume, et non pas les mots corrompus qu'elle invente pour me mieux perdre : mon coeur se fait plus sensible que ma chair muette.
Cessez vos discours éhontés. Tenez-moi plutôt des propos honnêtes Mademoiselle, que je puisse sans rougir les faire entendre à mes plus respectables confidents : Madame ma mère et Monsieur mon père. Quel bonheur si je pouvais porter à leur connaissance notre amitié ! Depuis tant d'années qu'ils brûlent de me voir en honnête compagnie... Hélas ! pour le moment vous n'êtes pas digne de paraître sous le toit parental. Trop de passions charnelles de votre part gâtent nos rapports.
Que n'êtes-vous point portée vers les chastes et doux élans du coeur en proie aux tourments exquis de l'amour ? Plutôt que d'écouter les sombres ébranlements de votre corps femelle si faillible, ouvrez votre âme aux joies innocentes des langueurs amoureuses : elles donnent des ailes aux coeurs les plus rustres et parviennent à faire oublier les pesanteurs de la chair... Aimez-moi dignement Mademoiselle : aimez-moi de tout votre coeur.
Et rien qu'avec votre coeur.
106 - Ces monstres appelés "surdoués"
En spectateur attentionné et critique, j'ai cru bon de devoir regarder une émission télévisée populaire traitant du phénomène curieux et monstrueux de ceux que l'on nomme avec beaucoup de considération les "surdoués".
Les "surdoués" en question, sujets de tant d'attention, ne se sentaient nullement supérieurs, comme ils le disaient si bien. D'ailleurs cela eût été fort mal vu, très "télégéniquement incorrect" si tel avait été le cas. Cependant l'on admettait parfaitement que ces nabots reconnussent en eux une espèce d'infériorité due à leur différence. Etrange... Se sentir supérieur serait une aberration, une insulte envers l'humanité entière, tandis que se sentir inférieur serait louable ?
Afin que ce sentiment d'infériorité si bien toléré par la société puisse avoir la moindre signification, il faudrait qu'en contre-partie le sentiment opposé, la supériorité, puisse être également admis dans les coeurs. Reconnaître le sentiment d'infériorité chez soi comme une réalité qui n'offense en rien le nom de l'humanité (et même parfois en faire l'éloge par pure confusion avec le sentiment d'humilité) oblige à admettre que le sentiment de supériorité est une chose aussi réelle, aussi naturelle à l'homme. La signification sociale d'un sentiment, qu'elle soit négative, neutre ou positive, n'ôte en rien la réalité de ce sentiment.
Si hors contexte social le sentiment d'infériorité est légitime à l'homme, à l'individu, au surdoué, pourquoi dans l'absolu le sentiment de supériorité ne le serait-il point ?
Personne n'éprouverait donc ce naturel sentiment de supériorité ? A moins que personne ne veuille avouer ouvertement, soit par éducation, soit par humilité mensongère, qu'il se sent supérieur à son voisin...
Moi je me sens supérieur à mon voisin.
Je n'ai pas besoin de me faire élire surdoué ou sous-doué pour cela. Le sentiment d'infériorité ou de supériorité n'est pas l'apanage des cancres ou des premiers de la classe. En tous cas je n'ai pas cette coquetterie déplacée de jauger le coeur et l'esprit d'une manière aussi convenue. S'il fallait attendre d'être un surdoué pour se sentir supérieur à son voisin, ce serait quand même bien dommage !
Ou bien ces petits surdoués sont de véritables petits saints, ou bien je suis un monstre d'égocentrisme et de cynisme.
Je me moque du Q.I. supérieur de mon égal. L'individu est fort heureusement autre chose qu'un simple Q.I. Mais allez donc faire comprendre cela à des géniteurs moyens empressés de donner des ailes au fruit banal de leur hyménée banal...
107 - L'éclipse d'août 99 : les plus ridicules effets
Dans notre société les cafés littéraires, les cafés philosophiques, les éclipses solaires ou bien les 31 décembre sont devenus des phénomènes de mode à finalité mercantile. Et lorsque cela n'est pas purement mercantile, c'est "déstru-culturel". Soit mes contemporains sont les victimes insidieuses de vastes entreprises commerciales, soit ils se "décultivent" la cervelle en se la ramollissant.
Les avez-vous vus, ces millions de paires d'yeux fixant le soleil, dissimulés derrière des verres opaques ? On a suggéré à ces pantins "esti-veaux" de s'extasier, alors par millions ils se sont extasiés, aidés par les clameurs programmées des radios et télévisions à la botte des marchands de poudres lavantes : le spectacle cosmique relayé par les ondes se doit d'être lucratif. Les plus sots auront fait un long voyage jusqu'à la zone la plus ombreuse. Pour pouvoir dire "j'y étais". Futilité ! Fumée ! Inconséquence ! Pire : pour prendre des photos d'amateur. Intérêt zéro. Certains se sont achetés des maillots à manches courtes avec une éclipse imprimée dans le dos du plus mauvais effet. D'autres ont fait la fête. Pour fêter quoi ? L'éclipse voyons !
Et puis une fois l'éclipse passée, le peuple s'est inventé de nouvelles passagères "passions". Je gage que la prochaine ruée vers le vide, l'ineptie, la sottise se fera le soir du prochain 31 décembre. Des veaux humains laisseront éclater leur joie. Quelle prodigieuse fête fut le 31 décembre 2000 ! C'est que les chiffres ronds exercent un étrange pouvoir sur les foules. Ces chiffres magiques font acheter, dépenser, festoyer, beugler en choeur les masses.
108 - Lettre à mes amis des listes sur Internet
Chers co-lisiers,
Lorsque je lis vos messages, je m'interroge sur l'intérêt du NET. A l'évidence le peuple ne sait pas user de cet outil ludique de communication. Il ne fait que transposer sur un mode informatisé l'ineptie de sa condition. Vous vous parlez en vain, vous vous envoyez des gentillesses, des banalités, des petits riens et des grands vides : vous n'avez vraiment rien à vous dire. Vous me faites songer à des tous petits enfants à qui l'on aurait offert des pièces d'or et qui ne sauraient pas s'en servir et dilapideraient ces jolies choses jaunes en s'en servant comme le ferait le Petit Poucet avec sa mie de pain. Vous semez inutilement des mots en l'air.
Vous avez de l'or entre les doigts, et vous le gaspillez sans le savoir mes pauvres amis... Vous n'avez rien à vous communiquer, sinon des considérations météorologiques ou ménagères. Vous manquez irrémédiablement d'esprit, de coeur, de finesse et d'envergure. Vous êtes une pitoyable assemblée de "caqueteurs", de dindons, de chèvres, de veaux meuglant et de roquets aboyeurs. Et le NET n'est qu'une immense basse-cour qui abrite vos ébats sans lendemain, vos coups sans éclat, vos séniles petitesses.
Vos "Hi-Han !" d'humbles équidés, vos caquètements de stupides volatiles m'affligent vraiment : je ne puis pas même compter sur vos placides réactions de ruminants et d'écervelés pour entreprendre un digne combat avec vous. Ha ! Combien il me plairait de me mesurer avec un adversaire de ma trempe ! Le beau duel en perspective ! Mais non, vous faites les ânes, et je ne puis ici, en guise d'épée virtuose et vengeresse qui servirait la cause impérieuse de l'art, que vous menacer du bâton pour vous faire taire, ou bien vous appâter avec la carotte de la plus lisse amabilité pour vous mieux amadouer quand je le veux... Mon épée, je préfère la garder pour chercher querelle à des D’Artagnan de mon espèce.
109 - Une existence de pompiste
A me frotter aux affaires communes inhérentes à l'existence humaine, inévitablement j'en viens à côtoyer, et c'est bien fâcheux, le vulgaire. Dans toute sa détestable ampleur. Les minuscules, moyennes ou énormes aspirations matérialistes de mes contemporains m’affligent. Mais je n'oublie pas de m'en amuser pour autant.
Par exemple devant un brave pompiste j'affiche toujours un simiesque sourire social en me faisant passer pour un des siens : un frère du quotidien, un coeur somnolent, un esprit horizontal, convaincu comme lui-même que mon salut dépend de la qualité du carburant qu'il me vend et, accessoirement, de la marque de mon véhicule, ainsi que de tous les objets manufacturés qui m'entourent... Pauvre pompiste pour qui j’éprouve une sincère pitié en secret derrière mon sourire de façade.
Pauvre pompiste… Mais il y a encore tous les autres : ces pauvres banquiers trop occupés pour me prendre au sérieux, ces pauvres salariés trop humbles pour oser penser au lieu de faire les ruminants. Pauvres nantis et déshérités que sont ces gens-là ! Pauvre égal, pauvre semblable, pauvre homme, pauvre frère, que celui qui mise tout sur le visible, le palpable, le négociable.
Quelle inconséquence chez ces adultes majeurs, responsables et chefs de famille...
Face au quidam qui tend ses billets à celui qui lui vend des richesses matérielles, j'éprouve une pitié christique. Il faut voir les faciès satisfaits de ces gens immatures, infantilisés par leur sérieux de circonstance, voir avec quelle conviction cette humanité grotesque patauge dans ses rites puérils… Ce sont des mines pleines de félicité temporelle. Mais vides d'idéalisme. De pauvres gens sans espoir de devenir autre chose que des consommateurs exigeants, "connaisseurs avertis" même sur les questions matérielles.
C'est ça la culture de l'abrutissement. C'est penser, le coeur pleinement convaincu, qu'il faut mettre du carburant de qualité dans le réservoir de son véhicule. Parce qu'un moteur à explosion, pour un honnête homme qui travaille, qui connaît la vie et qui sait ce qu'il veut, c'est important. Ils le croient tous, ces conducteurs salariés, ces pères de famille, ces pêcheurs à la ligne qui ont des rêves de vacances sous les cocotiers pour tout idéal.
Depuis longtemps j'ai renoncé à parler « sérieusement » aux pompistes, aux marchands de tous bords, aux banquiers et à tous ces inconnus aux intentions mercantiles : je me contente de leur sourire, leur faisant croire ainsi que je suis de leur monde, préoccupé comme eux par des affaires domestiques.
Pauvres pompistes. Avec eux encore moins de chance de leur parler : j'ai cessé de posséder un moteur à explosion.
110 - Mémoires d'un libertin
Très tôt se révéla ma vocation donjuanesque : dès l'âge puéril je ne songeais qu'à plaire aux jeunes servantes qui se succédaient au château familial. J'usais des intrigues les plus candides pour gagner leur coeur et faire triompher ma cause. Par des séductions certes un peu perfides dans le fond, mais dans la forme charmantes, adorables aux yeux des adultes, j'étais parvenu à me constituer quelque informel harem de paysannes et de lessiveuses. Ces rustiques furent mes premières courtisanes. Elles m'entouraient si bien, me prodiguaient tant de chaleureuses attentions qu'il me fallut peu de temps pour entrer dans le secret de leur gynécée, ayant droit de cité jusque dans leur impénétrable alcôve, allant et venant le plus simplement du monde entre corsages et jupons, l'innocence de mon âge jouant naturellement en ma faveur.
C'est par elles que j'appris à fourbir mes premières armes de séducteur. Les adultes ne s'imaginent pas la qualité de certaines aspirations qui peuvent naître dans le coeur de ceux qu’ils traitent avec tant de puérilités. Ce qui représentait déjà pour moi une véritable initiation à un art majeur dont je découvrais de jour en jour les règles vitales, apparaissait du haut de leur brèves vues comme de simples enfantillages, d'anodines espiègleries, d'inoffensives bagatelles nés de l'âme honnête de l'enfant que j'étais. Ainsi me jugeaient mes précepteurs : j'étais un angelet. Peut-être juste un peu plus dissipé, un peu plus imaginatif que la moyenne, mais certainement pas déjà un fervent disciple de Casanova.
Cette vocation s'affirma avec une virile certitude lorsque j'entrai chez les Jésuites, à l'âge pubère. Là, on m'enseigna fort doctement et magistralement, avec ce qu'il faut d'autorité, les préceptes salutaires de la tempérance, du célibat, de la sobriété en tout. J'en sortis quelques années plus tard parfaitement impie, libertin et persifleur, déjà fort instruit des pratiques luxurieuses et de la science amoureuse, les deux étant naturellement indissociables chez moi.
Soyons justes : chez les Jésuites l'enseignement amoureux, pour n'être pas officiellement de rigueur n'en est pas moins inscrit au programme, officieusement. Du moins en ce qui concerne l'élite des «débauchés» de mon espèce. Audacieux et toujours insatiable de savoir, j'allais nocturnement prendre des cours particuliers auprès d'une préceptrice, ma foi assez compréhensive, qui officiait ordinairement en tant qu'aide cuisinière au sein de la sévère institution. Je prenais sur moi l'inévitable surmenage que me causaient ces heures supplémentaires d'instruction pratiques, lesquelles entraînaient quelques désagréments que je me faisais fort de dissimuler à mes maîtres, de crainte de ne point faire honneur à leurs cours comme ils l'auraient souhaité et de les blesser dans leur orgueil. Aussi, au prix d'un nécessaire effort qui est devenu par la suite un jeu, une sorte d'amusant défi, j'affichais en tout temps une mine studieuse qui les flattait incontestablement.
Ainsi je plus à mes maîtres.
C'est à cette occasion que j'appris une chose essentielle en ce qui concerne les choses et les êtres de ce monde dont j'étais issu : en tout l'apparence prévaut sur les mérites authentiques. Je sais pour l'avoir vécu, expérimenté, vérifié, qu'on n'estimera jamais assez les âmes de bonne volonté et de bonne composition qui n'ont de cesse d'afficher en toute circonstance une humeur égale. Faire bonne figure à tout prix, voilà un des grands principes fondateurs chez les élites de mon espèce, un des secrets de la réussite chez les adeptes de l'honnêteté, de la religion et des traditions. L'apparence est une grande qualité chez les gens du monde. J'ai su tirer le meilleur profit de cette vérité.
Certes, l'apprentissage nocturne de cette science mystérieuse qu'est l'amour charnel me coûtait quelque peine. Les bâillements intempestifs que je devais réprimer en toutes heures attestaient cette peine, mais cela ajoutait, pensais-je, à mon mérite. Ma soif d'apprendre n'en était pas amoindrie pour autant. En effet, en dépit de ces menues contrariétés, j'étais, il faut l'avouer, très assidu aux enseignements prodigués par ma maîtresse ès cuisines. Au terme de leçons laborieuses, appliquées, je décrochai mon diplôme d'hédoniste, au moins à titre officieux.
Ainsi dûment récompensé de mes efforts, j'eus l'occasion et l'insigne privilège de déployer mon savoir au sein même de cette digne institution qui m'avait si bien formé. En effet, au jour solennel de la remise des prix je jetai mon dévolu sur la mère de l'un de mes camarades, authentique bourgeoise (entretenue par un frileux époux aussi jaloux que cupide) à la beauté évanescente, véritable créature mondaine vouée aux plaisirs sacrilèges de la chair, et catin notoire. C'était en tout cas le bruit qui courait dans le cercle très étroit des esthètes corrupteurs dont je n'allais pas tarder à faire partie. Une telle renommée ne pouvait échapper au blasphémateur averti que j'étais en train de devenir. A voir de plus près le phénomène, je compris de grandes choses quant aux vrais dessous et faux dehors du grand monde...
La proie avait ces attraits subtils chers aux artistes. Je fus subjugué. En outre, la réputation scandaleuse de cette femme de haute classe lui conférait une seconde beauté. Effet galvanisant pour un "honnête" godelureau de mon espèce ! Ce fut pour moi la perspective d'une sorte de baptême du feu. Je ne tardai pas à me mettre en meilleurs termes avec l'épouse indigne (mais excellente mère au demeurant), mettant à l'oeuvre mes naturels penchants de profanateurs, argumentant avec autant d'audace que d'adresse. La dévoyée ne se fit pas insensible à mes avances.
Après quelques nécessaires et habiles manoeuvres pour me retrouver seul en cette estimable compagnie, je pus bientôt lui rendre un tendre hommage dans le bureau déserté de l'abbé, tandis que dehors sous le soleil de juin tous, élèves, parents et dignes Jésuites s'adonnaient à d'honnêtes mondanités. Mon initiation aux moeurs hautaines fut sulfureuse.
S'excusant avec une grâce exquise pour cette absence inopinée auprès du supérieur qui causait à présent avec son mari, l'infidèle, très enjouée, se joignit à la conversation qui tournait sur les valeurs sans cesse grandissantes de la vertu chez les femmes du monde : le mari ne manqua pas de s'en féliciter avec l'abbé. La libertine acquiesça avec gravité.
111 - L'amant des laides
Je suis le refuge des esseulées, le souffle des vies en deuil, le feu des âmes refroidies, l'asile des délaissées, l'espoir des affligées.
J'apporte la flamme qui d'habitude n'échoit jamais aux humbles. J'élis les non-élues, j'aime les mal-aimées. Je suis le chantre des éternelles éconduites, des recluses, des cloîtrées, des timides, des égarées, des invisibles, enfin de toutes ces misérables enfants de la solitude, de ces créatures inéligibles au trône de la beauté.
Je suis l'étoile fidèle, l'épée loyale, la prière inextinguible. Je règne dans le coeur des désespérées de l'amour.
Je suis l'Amant des laides, agenouillé à leur chevet de douleur.
112 - La Lune
Pour vous rejoindre, depuis si longtemps que j'en avais conçu l'immortel projet, je me hâterai sans regret, ivre de vous, insoucieux du futur, confiant dans votre pâle éclat, attentif à votre regard paisible, envoûté par votre sourire triste et énigmatique.
Vous êtes une lyre éternelle accrochée à la nuit, et avant que je ne sois né vous chantiez depuis toujours avec sérénité au-dessus des nues agitées. Je n'étais pas encore en ce monde, et vous le berciez de vos soupirs lents et infinis. Dès que je vous ai vue, à l'éveil de ma jeune âme, j'ai eu l'intuition d'être né par et pour vous.
Oui, depuis ce temps mythique de mon enfance où, imprégné de votre mystère, j'allais m'évader dans votre chevelure phosphorescente, je rêve de vous. Avec votre insondable mélancolie, vous semblez régner sur mon destin. C'est vers vous que je désire monter. C'est du haut de votre sommet que je veux contempler les êtres et les choses contenus dans l'Univers.
Au jour de ma mort vous diffuserez vos caressants reflets sur mon visage éteint. Vous êtes onirique, et j'aurai l'éternité devant moi pour fouler votre sol de poussière et d'immuable écume.
113 - Les visiteurs
Qui se doute de quelque chose à Warloy-Baillon ?
Un petit village comme tant d'autres. La nuit, la calme cité devient pourtant le théâtre de phénomènes mystérieux...
Le village est hanté.
Tandis que les habitants sont enchaînés à l'aile de Morphée, des êtres s'ébattent à leur insu. Au-dessus des toits, aux alentours des bois, au bord des allées, tout près des chemins qui entourent les jardins, jusqu'à proximité des habitations, partout ils se glissent.
Lorsque la Lune paraît, plusieurs fois l'an le village se peuple d'hôtes fabuleux, de personnages merveilleux, d'êtres féeriques. En cet endroit précis du monde et de la nuit se donnent rendez-vous pour des festivités irréelles les chimères illustres d'un monde révolu : le peuple de l'Olympe.
On douterait d'un tel prodige dans des lieux si humbles... Je fus témoin de ce mystère cependant : alors que je contemplais la Lune tout en errant sur les chemins autour du village, je fus invité par la prestigieuse société mythologique à m'associer à ses festivités nocturnes. Je me suis mêlé à cette assemblée fantastique aux allures de légendes pour qui Warloy-Baillon est le lieu béni pour ses réunions de fêtes !
Je n'avais jamais vu pareille assistance au village : rien que des créatures éthérées, linéales, aux traits hellènes et d'une prestance très digne qui m'impressionnait beaucoup. Tout ce petit monde dansait, riait, volait, planait autour de moi, en s'éparpillant progressivement à travers les chemins, les champs, les bois et les nues. Quelques-unes de ces augustes et brillantes personnes jouaient de la musique, mais pas trop fort, sauf au fond des bois, pour ne pas alerter les dormeurs du village.
Mais que fêtaient donc ces étranges noctambules qui, de toutes parts, encerclaient le bourg plongé dans le sommeil ? Qu'est-ce qui, à Warloy-Baillon, pouvait attirer une troupe céleste si estimable ?
Ils fêtaient simplement le charme bucolique des lieux. Pour eux Warloy-Baillon est un exemple d'humble beauté, simple, sans prétention.
Beauté ordinaire mais formelle des lignes du paysage, équilibre banal des formes savamment ordonnées par la nature. Une grâce champêtre tellement coutumière aux habitants du village qu'ils ne la voient plus.
J'étais heureux de constater que Warloy-Baillon pouvait susciter un tel enthousiasme de la part de ces êtres sortis de je ne sais où, ravi de découvrir chez eux cette capacité d'émerveillement, comblé de savoir qu'à travers ce sol crayeux, ces sentiers délaissés, négligés, ces êtres avaient trouvé une espèce d'éden temporel digne de leurs réjouissances : ils oubliaient le reste du monde, la Grèce, l'Olympe, le ciel et Homère, au moins quelques nuits par an, pour savourer les terres mélancoliques, enchanteresses de Warloy-Baillon.
Ils ne parlaient presque pas. Je n'entendais que leur musique au loin qui se mêlait au vent, s'insinuait dans les rues du village, jusqu'à la porte de chaque demeure, au seuil de chaque foyer : la brise du Nord portait le chant de leurs flûtes.
La musique qu'ils jouaient autour du village, c'était une façon paisible de ceindre le monde, une manière de le considérer sans heurt, globalement, avec un sourire au coeur, car à Warloy-Baillon tout n'est que courbes mesurées et angles sans excès. Rien de particulier ne retient l'attention au premier abord... Ses charmes sont bien cachés, et les profanes ne s'attardent pas à Warloy-Baillon.
Seuls ces êtres singuliers sont véritablement au centre de leur monde à Warloy-Baillon. Le paysage entier formant, selon eux, une unité dont ils font intimement partie, entre moulin et clocher, monts et bois, plaine et sentiers.
Monsieur le Maire, ces toits sur lesquels vous veillez, ces allées et avenues dont vous avez le soin, ces places coquettes qui font honneur à votre nom, cette localité enfin qui respire sous votre autorité, c'est le séjour des dieux.
Tous à Warloy-Baillon dormez à poings fermés : sur vos nuits veillent d'inoffensifs génies, des anges en quelque sorte.
114 - Debout les villageois !
Il a plu des obus certains jours autour de Warloy-Baillon. Aujourd'hui on s'ennuie à mourir dans cette petite cité. Pourtant la « soporifique couveuse » est riche de sites et d'événements. En effet, Warloy est entouré d'authentiques Blockhaus, de champs encore « minés, plombés », de quelques jolis bois et surtout de riants chemins de craie. Mais rien n'y fait. Plongé dans sa progressive torpeur, sa coutumière grisaille et ses provinciales habitudes, le village se meurt.
Le sifflement des obus est bien loin aujourd'hui. Les trépassés se reposent. Les survivants de la « 14 » sont partis. Il n'y a plus rien à dire à présent, puisque plus personne ne raconte, puisque les habitants de Warloy ne causent plus qu'avec leur télévision le soir, puisque le village est mort d'être éternel village.
A Warloy-Baillon aucun train ne passe, nul oiseau venu d'ailleurs ne vient se poser, rien ne vient distraire la morosité ambiante. Warloy-Baillon est une terre sans plus d'histoires. Dans cette modeste paroisse comme dans tant d'autres en cette fin de siècle, les vivants semblent dormir sous les toits d'ardoise d'un même sommeil que les morts du cimetière dans leur lit de marbre. Et à présent on ne voit plus que des fantômes dans les rues de Warloy-Baillon. Plus rien ne peut réveiller ses habitants.
L'ennemi n'est plus le traditionnel Allemand de la « 14 », mais le silence et la boue. On bâille ferme à Warloy-Baillon.
Warloy s'enfonce, s'enlise, se fige : il ne s'y passe pas grand-chose. Les cloches de l'antique église semblent sonner les heures pour rien, pour personne : tout demeure pétrifié au son clair de l'airain. Hommes et bêtes. Même les anges s'ennuient là-bas, et le dimanche à l'heure de la messe l'église est désertée.
La commune est une tombe. Muette. Grise. Pesante. Mortelle.
Bienvenue à « Terminus-City » !
115 - Le cygne
Tout à l'heure au crépuscule, traînant mon ennui d'un pas nonchalant sur les bords de Marne, j'ai croisé un cygne sur mon chemin. Les effluves de l'automne charmaient tout mon être. Douceur et tristesse se mêlaient à merveille dans ce décor bucolique.
Il semblait errer sur l'onde mélancolique. Magnifique et seul. Muet et tragique. Je m'arrêtai, contemplatif.
Mais aussitôt l'élégiaque créature prit son envol. Déployant à l'infini ses ailes majestueuses, je la vis d'abord courir sur l'eau, puis s'élever au-dessus des flots. Rasant l'onde paisible de son aile géante, l'animal s'éloignait à vive allure.
C'est alors que, voyant s'élever puis disparaître dans le lointain l'oiseau superbe, l'évidence s'imposa à moi : cet élu des poètes, ce prince des étangs, cet hôte des palais n'était peut-être finalement rien d'autre qu'un messager du Ciel. Un de ces envoyés célestes qui emportent avec eux l'âme des défunts... Le cygne a disparu de ma vue, il s'est confondu avec l'horizon. Mais du bout de son aile blanche je crois qu'il m'a fait un signe, et j'ai vu là comme un ultime salut qui m'était destiné. Était-ce de la part de celui à qui je pense ? Peut-être. A moins que je n'aie encore rêvé, divagué pour un simple reflet dans l'eau...
Plus tard en rebroussant chemin, songeur, je l'ai entendu chanter dans les nues.
Adieu, vous qui avez quitté ce monde.
116 - Autopsie de l'imbécillité
Mon but n'est nullement de dénoncer quoi que ce soit. Cela n'est pas mon rôle de dénoncer les marées noires, pas plus que de jouer les Mère Thérésa ou de défendre la forêt amazonienne... Je laisse ces combats médiatiques aux faux héros de notre époque, je veux parler de ces citoyens moyens, français moyens, consciences moyennes qui se croient investis d'une mission écologico-humanitaire, parce que c'est à la mode, comme il fut à la mode à une autre époque de faire la charité, d'avoir pitié des déshérités ou de plaindre les orphelins (de nos jours la pitié est perçue comme une offense, un sentiment dégradant par l'indigent, alors qu'elle était une vertu jusqu'au XIXème siècle).
Ces chevaliers des petites causes sont victimes d'un conditionnement télévisuel stupide : la télévision leur demande de courir dix kilomètres pour aider des enfants victimes de maladies génétiques, et ces imbéciles courent sans peur du ridicule avec leurs accoutrements sportifs grotesques sous l'oeil mielleux des caméras... Quelle impudeur, quelle manque de conscience ! Comme si le fait de s'agiter avec hilarité et optimisme devant les caméras pouvait aider ces enfants à guérir. Quel cynisme ! Et personne pour dénoncer ces inepties puériles indignes de gens responsables !
La télévision débite ses saintes vérités à des millions d'abrutis prêts à endosser la première armure qu'on leur désignera, et par milliers ils sauteront d'un pont avec un élastique aux pieds pour soutenir telle cause formatée selon les critères les plus télévisuels ou bien s'engageront dans la quête de Graal sirupeux, fabriqués de toutes pièces par des médias adeptes d'une sensiblerie aux vertus toutes mercantiles.
De nos jours se battre pour sauver la forêt amazonienne est devenu un gage de grande qualité morale... Se donner corps et âme pour le salut de ces parcelles de lointaines terres perdues, fangeuses, inhospitalières et il faut bien l'avouer sans intérêt pour des gens civilisés qui se respectent, est très valorisant pour les coeurs médiocres. De même, se battre pour que des pots de yaourt ou des paquets de lessive portent les "armoiries" de cette "philosophie verte" prouve la déchéance de l'homme occidental contemporain. Il y en a qui seraient prêts à risquer leur vie ou même à s'entretuer pour un arbre, pour quelques moustiques, pour un panda. Voilà : c'est la mode, il faut avoir l'esprit écologique, il faut soutenir José Bové, il faut être adepte de cette religion nouvelle. Il faut aspirer à une pseudo propreté physique, alimentaire, et accessoirement, faire le procès des bourgeois, pour être dans le courant de pensée majoritaire. C'est le nouveau culte, ça s'appelle l'écologie, ça s'appelle l'adhésion au téléthon, ça s'appelle le José-bovéisme.
Il faut également admirer les sauvages de la forêt amazonienne, comme si ces va-nu-pieds, ces porteurs de sarbacanes, ces mangeurs d'hommes parfois, ces dégénérés, ces drogués des bois avaient des leçons de civilisation à nous donner ! Il y a des prêtres de ces causes à la mode, très télégéniques, comme par exemple monsieur Nicolas Hulot, pour débiter ce genre d'inepties. Et par millions les hommes que l'on dit pourtant intelligents, civilisés, éduqués, adhèrent de manière irréfléchie à cette nouvelle religion des bois répandue par la "sainte télévision"... Et on les voit débarquer par milliers dans la forêt amazonienne l'été suivant, gourdes et sacs banane à la ceinture. Dieu ! Qu'ils sont laids avec leurs accoutrements bariolés ! Tous victimes du syndrome de "L'IMBECILLITE CHRONIQUE". C'est la dernière maladie de l'homme contemporain.
Mais où sont les vrais chevaliers dignes de ce nom ?
117 - Aux craintifs, aux faibles, aux esclaves
Sachez, au risque de vous choquer et de vous déplaire une fois encore, que j'estime être un esprit supérieur. Non bien évidemment au sens intellectuel du terme, mais sur le plan de la pensée, de la lucidité, de la liberté. Je plane au-dessus des dogmes qui limitent tant la plupart de mes semblables ayant perdu leur coeur d'enfant. Le coeur a aussi son intelligence.
Je ne crains ni les avertissements des hommes de lois, ni les sermons moralisateurs du Pape, ni Dieu lui-même. Craindre Dieu ? Qu'aurais-je donc à craindre de la part de celui qui a eu l'excellente idée et l'infinie bonté de me créer ? A partir du moment où je suis en harmonie avec ma conscience, comment puis-je déplaire à celui qui a le don de donner la vie et qui est si attaché à la notion du libre arbitre chez ses créatures humaines ? Je suis libre, heureux, reconnaissant envers ce Dieu qui m'a créé. Où est le péché ?
Les cérémonies religieuses m'ont toujours ennuyé. Il faut voir tous les enfants du monde bâiller lors de ces interminables broutages publics ! Comme eux, je bâille ferme dans la bergerie. Oui, je pense que les rites religieux populaires ne sont que d'austères singeries pour adultes au regard de l'intelligence, aussi bien chez les Juifs, chez les Chrétiens que chez les Musulmans. Je hais l'esprit populaire, la sensibilité vulgaire de la masse, du peuple en général. Je ne méprise pas les hommes pour autant, je méprise simplement leurs imperfections.
Je respecte néanmoins les lieux de cultes. Le respect de ce que j'estime être sans grande valeur importe tout de même pour moi : c'est juste une question d'intelligence sociale, de coeur. J'ai eu une éducation chrétienne, on m'a mis dans une école présidée par des curés. Cependant on n'a pas réussi à faire de moi un abruti moyen adepte de la moyenne, de toutes les moyennes. J'ai pris l'exquise et très chrétienne liberté de mépriser tout ce qui n'arrive pas à la hauteur de mon front. Est-ce ma faute à moi si j'ai de semblables exigences ? Dieu, qui est un esprit fort avisé, m'a fait le don d'un coeur de valeur, pourquoi devrais-je donc m'abaisser à desservir sa cause ? Au nom de quelle chimérique vertu devrais-je ne point rendre compte de ce coeur d'exception auprès de mes pauvres frères défavorisés ?
Je revendique donc devant mes semblables craintifs, faibles et imparfaits (sans orgueil aucun mais avec une assurance toute biblique) la qualité de ma pensée, de mon tempérament, de mon coeur.
En effet, j'ai un tempérament de prince, de roi, de chevalier. Et je laisse les affaires communes de la terre aux concierges du monde (les prêtres, les papes et les théoriciens de la religion), aux balayeurs de rues (les masses endormies), aux serviteurs pleins de zèle mais dénués de véritable conscience et de poésie (les obsédés des dogmes).
118 - Eloge de la civilisation
Voici une lettre envoyée à une journaliste qui avait écrit un article sur les sauvages d'Amazonie.
Madame,
Vous êtes l’auteur d’un article qui m’a réellement fâché. Il s’agit du reportage sur les Papous, filmés par l’équipe de Nicolas Hulot. Le sujet est trop passionnant pour que je ne réagisse pas. Dans votre article (« France-Soir » du mercredi 27 décembre 2000, page 28) ce sujet est traité de manière outrageusement convenue, et c’est une réelle et inadmissible offense à la Civilisation que de faire implicitement l’éloge d’une véritable forme de sauvagerie encore « en vigueur » de nos jours… Etes-vous une authentique journaliste digne de ce nom ou bien un instrument d’abrutissement du public, enjolivant l’infâme réalité pour mieux plaire à votre lectorat, complice dans la bêtise ?
En effet, vous écrivez en conclusion de votre article :
«Ce qui peut nous amener à penser que le sauvage n’est pas forcément celui que l’on croit…»
Dernièrement j’ai vu dans une émission télévisée un reportage sur les indigènes d’Amazonie. Le sujet du reportage traitait du recul de la forêt amazonienne face à l’avancée inexorable de la civilisation, et de fait, du déclin d’une poignée de quelconques indigènes (je ne me souviens pas du nom de cette primitive peuplade). Le reportage, comme on pouvait s’y attendre, était loin d’être impartial, le commentateur prenant résolument le parti des indigènes menacés par la civilisation.
A un moment du reportage le discours était formaté selon les strictes normes occidentales en vigueur aujourd’hui : défense sotte et aveugle de la minorité. Parce que c’est la minorité. L’article dont vous êtes l’auteur est de la même veine : une bien piètre éloquence pour la défense d’une cause qui n’en vaut vraiment pas la peine…
Voilà de quoi il était notamment question dans ce reportage télévisé : le commentateur déplorait que la civilisation ait transformé ces guerriers légendaires en paisibles agriculteurs. Là, je ne comprends plus rien… N’est-ce pas justement cela le progrès ? Ferait-on aujourd’hui l’éloge de la guerre lorsque la cause est télégénique (comme dans le reportage réalisé par l’équipe de Nicolas Hulot), « écologique », bref, lorsque la cause est à la mode ? Nous fustigeons la guerre chez nous, mais chez ces sauvages elle serait jolie, pittoresque, et surtout «culturelle» à nos yeux ? On traite ces hommes comme on traiterait une espèce animale en voie de disparition dans un parc naturel : on voudrait que ces indigènes continuent à s’entretuer dans leur jungle selon leurs traditions millénaires, au nom de la préservation du patrimoine ethnique humain, au nom du respect de leurs mœurs de peuplades primitives… Comme lorsqu’on conserve des pièces rares dans un musée. Mais là ce sont des êtres humains qui remplacent les vieilleries. En fait on en fait une espèce de canards sauvages labellisée « espèce protégée ». Parce qu’aujourd’hui la mode est au naturel, aux produits « bio ».
De nos jours il faut se faire le défenseur de ces espèces de minorités en voix de déclin, au détriment de la souveraine majorité qui ne cesse d’étendre son influence sur celles-ci, et pour être bien vu, pour être à la mode, il faut même être contre la civilisation, la nôtre je veux dire ! Alors que l’on ne cesse de chanter, de glorifier, d’encenser dès l’école primaire les civilisations romaines, grecques, étrusques, etc. (qui ont tant apporté aux peuplades primitives d’Europe, dont en Gaule) il faudrait dénigrer notre propre civilisation qui est pourtant le beau fruit issu de ces vergers antiques… Et tout ça parce que nous apportons chez ces indigènes primitifs la même chose qu’ont apportée les Grecs chez les Gaulois : la Civilisation (je veux parler ici bien entendu de la civilisation digne de ce nom). Si on continue ce discours crétinisant envers ces va-nu-pieds des forêts d’Amazonie ou de Nouvelle Guinée, dans mille ans ces pauvres dégénérés en seront au même point. Ce seront des espèces de bêtes en comparaison avec les représentants du fleuron des civilisations d’alors. Nul aujourd’hui n’ose plus appeler un chat un chat, et affirmer publiquement que les sauvages sont précisément ceux qui s’ingénient à vivre dans les bois… Il est très à la mode dans notre société « télévisuelle », consensuelle et pour ainsi dire dévoyée par ce journalisme de masse crétinisant que vous représentez, de déclarer que les sauvages c’est nous, et pas eux, pas ces « coureurs des bois »… A croire que l’idéal du progrès est de se manger entre ennemis, et même parfois entre amis, comme le font ces « sauvages modèles » que vous défendez si bien, et qui auraient su préserver leur prétendue vertu originelle presque biblique…
Comment ose-t-on dire que la civilisation a apporté le déclin à ces barbares ? On voudrait, au nom du respect de leurs piètres traditions d’hommes des bois, les maintenir dans leurs obscures superstitions. Où est le progrès là-dedans ? Nous apportons la lumière du savoir, de la connaissance, de la science et de l’intelligence, des arts, nous les hommes civilisés. Et le contact avec les civilisations moins évoluées est une bénédiction pour ces dernières, et non une calamité comme on voudrait nous le faire croire. D’un seul coup nous leur faisons faire un bond en avant de plusieurs milliers d’années à ces sauvages ! Où est le mal ? C’est cela précisément le progrès. Les civilisations sont toutes destinées à progresser. Et ce n’est pas en voulant maintenir les hommes dans leur ignorance que l’on fait un acte de philanthropie… Bien au contraire. Imaginez que les peuples voisins de la gaule n’auraient jamais voulu avoir de contact avec nous, au nom de ce même respect déplacé que nos contemporains écologistes éprouvent envers ces peuplades primitives : aujourd’hui nous en serions peut-être encore en train de traîner dans les bois comme des pouilleux vêtus de peaux de lapins. Et vive l’homme qui a su, comme vous l’écrivez dans votre article, « conserver une proximité physique et spirituelle avec la nature » !
Je ne suis pas ennemi de la civilisation, vous l’aurez compris. On ne peut pas gêner l’existence de millions de gens civilisés à cause d’une poignée d’attardés emplumés. La forêt amazonienne appartient aux vainqueurs. Les terres vierges de la Nouvelle-Guinée appartiennent aux vrais dominants, et non pas aux hommes des bois, vagues créatures humaines mi-dégénérées, mi-déchues. Ces terres appartiennent aux hommes policés, instruits, édifiés selon les saines lumières de l’Intelligence, et non pas aux esprits et autres improbables divinités inventées par des idolâtres mal chaussés. Nous marchons sur la Lune pendant que ces indigènes courent après du gibier, la sarbacane aux lèvres. Pas pour le plaisir, comme nos chasseurs le font, non : pour survivre. Ils en sont encore à ce stade. Le plaisir est un signe de civilisation qui nous éloigne de l’état d’animalité. Leur esprit ainsi mobilisé par la nécessité la plus primaire n’a aucune chance d’évoluer si on ne les aide pas.
Cessons d’admirer ces piètres semblables encore à l’âge de pierre et civilisons-les une bonne fois pour toutes ! Arrêtons de faire l’éloge du « bio » à outrance. La civilisation, la culture, c’est ce qui reste à l’homme une fois qu’il s’est affranchi de la sauvagerie.
Il aurait été si intelligent, si évolué, si civilisé, si opportunément journalistique dans votre article de vous faire le défenseur de la Civilisation à travers un tel sujet, quitte à choquer votre lectorat, ces contemporains convaincus eux aussi de n’être que des sauvages sachant lire « France-Soir », tout juste bons à s’extasier devant leurs semblables de Nouvelle-Guinée. Papous pas si sauvages que ça selon les saints préjugés en vigueur dans notre société, mais cependant vêtus de plumes et allant quérir leur pitance la sarbacane à la main… Au lieu de cela vous ne faites que le procès (certaines phrases de votre article sont révélatrices) de cette civilisation qui vous a donné les moyens d’être bien chaussée, et défendez ce qui est fondamentalement indéfendable : la sauvagerie dans son expression la plus triviale.
Je vous offre l’occasion, Madame, de défendre votre point de vue qui est, il faut l’avouer, philosophiquement très choquant. A moins qu’en guise de réponse à ma lettre, vous estimant à si peu digne de vertu, si dénaturée, si éloignée de cette « proximité physique et spirituelle avec la nature », si peu civilisée enfin, vous ne préfériez donner la parole à un de ces indigènes incultes, analphabètes, ignorant et superstitieux dont vous semblez faire si grand cas dans votre article…
Avec l’espoir de ne vous avoir point véritablement offensée à travers mes propos parfois un peu virulents, et de vous avoir plus salutairement instruite sur quelques évidences de ce monde si souvent et si facilement dénigrées, je vous prie de croire, Madame, à ma parfaite considération.
119 - Démocratisation sauvage de la culture : de la confiture aux cochons
Certains philanthropes trop bien intentionnés aimeraient démocratiser le sacré, le mettre à la portée de l'homme profane. Quel gâchis ! L'Art est perverti lorsqu'il est offert en pâture au peuple. Ce dernier est incapable d'accéder à la Beauté. Par immaturité, parce qu'il a une sensibilité vulgaire, parce que ses goûts sont grossiers, parce qu'il n'a pas reçu d'initiation. Le peuple se laisse volontiers abrutir par les films commerciaux hollywoodiens, il en redemande même, alors qu'il méprisera royalement les chefs-d'oeuvre cinématographiques pleins de poésie, de charme et de délicatesse. En matière de cinéma, le peuple est avide d'effets spéciaux, de scènes spectaculaires, d'explosions, de violence, etc. (normes des films américains actuels), et demeure définitivement hermétique aux évocations plus poétiques.
Il en est de même en musique : notre époque est sous le règne de la musique commerciale abrutissante. Nous assistons au triomphe de la "musique fast-food", vendues principalement à une jeunesse écervelée. Les radios généralistes (Europe 1, RTL, RMC, etc...) éduquent le goût musical du peuple en abaissant systématiquement le niveau.
Aussi je revendique le droit à l'élitisme culturel, le droit au refus de la médiocrité, le droit au combat contre l'impérialisme insidieux des radios généralistes. Ces dernières sécrètent un lait insipide et ramollissant qui abreuve les masses indolentes. Je ne veux pas ressembler au peuple de veaux tétant quotidiennement ces antennes. Intarissables fontaines prodiguant aux bovins leurs doses d'inepties musicales, de vains propos ménagers... Je ne veux pas être nourri aux granulés industriels d'une culture américanisée, aseptisée. Je ne veux pas être un produit issu des usines à penser. Je rejette totalement cette culture de masse induite, encouragée par la publicité la plus outrancière. Je n'adhère pas aux discours parfaitement irresponsables quant aux vertus de la tolérance vis-à-vis du prochain, qui serait lui aussi un parfait abruti élevé en batterie.
Non, je ne suis pas tolérant vis-à-vis de ces veaux que sont la plupart de mes semblables. De Gaulle n'avait pas tort d'affirmer que les français sont des veaux ! Imaginez aujourd'hui Chirac assénant pareille vérité devant les caméras ! Oser dire que le peuple français est un troupeau de veaux est un discours qui ne passerait plus de nos jours. Parmi ceux qui se disent gaullistes aujourd'hui, je suis persuadé qu'aucun n'aurait le courage de dire une vérité aussi impopulaire. On taxerait cet homme d'intolérant, de fasciste...
De Gaulle pouvait se permettre pareille liberté : à l'époque le peuple était peut-être moins abruti que maintenant. En ce temps la télévision ne prenait pas la parole, elle n'était pas l'invitée principale de la famille le soir. Les gens n'étaient pas encore tous amollis et acceptaient qu'on leur dise certaines vérités. Ils n'étaient par encore élevés en batterie. Néanmoins les français étaient quand même des veaux selon les critères gaullistes de l’époque.
Je suis sans doute un petit fasciste dans mon comportement aux yeux de certains. Mais je préfère cela plutôt que ressembler à l'homme de la rue fier d'être un anonyme et de n'avoir aucun préjugé ni aucun sentiment subversif sur le monde qui l'entoure, soucieux de paraître aimable, c'est-à-dire fade, lisse, paisible, bovin jusqu'au bout, envers et contre tout.
Je suis de ceux qui veulent réserver le sacré aux initiés. D'ailleurs le peuple n'a rien à faire de ces histoires sacrées. Tout ce qui l'intéresse, c'est de vivre à l'horizontale : toucher un salaire, bénéficier d'une bonne retraite, être un bon assuré social, jouir des biens industriels mis à sa disposition. Le peuple, par sa dégénérescence culturelle, ne mérite pas d'être mis dans le secret des dieux.
Je ne crois pas à la démocratisation du sacré. Tant que la télévision, les radios et les journaux feront bêler les foules, ces dernières n’auront pas accès à ces chères étoiles qui brillent au-dessus de la tête des élus.
120 - Osez penser !
Sans culture, sans réflexion, l'homme n'est rien. Sans instruction, sans outils pour penser, sans références culturelles, sans structure valable pour l'esprit, sans apprentissage de la pensée, sans éducation du goût, sans élévation de la pensée, l'individu est un parfait abruti tout juste capable d'écouter du rap, d'ânonner "Nique ta mère", et incompétent pour savourer dignement les belles choses de l'existence. La culture et la réflexion donnent des ailes, libèrent des chaînes de l'abrutissement collectif. Je refuse de me laisser manipuler par le discours ambiant nivelé vers le bas.
Ainsi la "sous-pensée" arrive par le téléthon, l'écologie, la lutte contre la pollution, la défense des lointains animaux, la sensibilité populaire vis-à-vis des malheurs les plus médiatiques, les plus photogéniques, la grande ruée vers l'éclipse, les festivités de l'an 2000... Tout cela c'est de l'abrutissement total de foules. Je ne dis pas qu'il faut s'exclure des événements notables de la société ni ne pas s'engager dans quelque combat digne de ce nom, là n'est pas le propos. Ce que je reproche à ces chevaliers du dimanche, à ces épiciers-héros, c'est la manière d'arriver à ces fins, même si elles sont louables en soi : en se laissant abuser l'esprit, manipuler le mental, conduire comme des moutons dans la bergerie cotonneuse de la pensée molle.
J'ai en moi quelque chose qui fait cruellement défaut à la plupart de mes semblables : le sens aigu de la critique. Je ne suis pas un esprit qui se laisse aisément convaincre et conditionner par des petites vérités scolaires. Je ne suis certes pas facile à vivre. Je ne suis effectivement pas n'importe qui, comme certains peuvent le constater avec douleur. Non, je ne suis pas un esprit plein de guimauve et de tiédeur. Je ne me suis jamais laissé abrutir par le discours ambiant de cette société. Mes contemporains sont en général assez mous, inconsistants, bovins jusqu'à l'extrême. Je ne suis pas un veau de français moyens.
Sachez que je ne fais pas partie de ces masses éduquées par les médias et la télévision et nourries aux roses granulés de la sensibilité maximale et de la pensée minimale.
Dans cette société je ne veux pas être un loup comme certains, ni un renard comme d'autres, ni un mouton comme la majorité. Je veux seulement être un oiseau, un aigle, et voler au-dessus de la mêlée.
121 - Un oiseau libre
Je n'ai ni attaches, ni bagages, ni or qui alourdiraient mon vol : la liberté est ma plus chère conquête. J'ai hérité d'un royaume plus vaste que vos empires, et mon palais de paille et de nuages vaut tous vos trésors de marbre et d'airain : j'ai le ciel pour unique asile, les étoiles pour le meubler, un caillou pour tout oreiller, l'herbe des champs pour futur tombeau.
Et le vent en guise de chien fidèle.
Mon toit de constellations et de brumes a le prix infini des choses qui ne s'achètent pas. Mon habit de crasse et de misère est une voile que le souffle des muses emporte plus loin que vos soieries appesanties par l'argent et le plomb, et ma semelle errante est moins trouée que vos cartes de pointage aux mortels effets, moins usée que vos jours perdus à travailler...
Moi, jamais je ne travaille. La musique, la danse et l'amour sont des sésames qui m'ouvrent les portes du ciel. Alors que vos clés si chèrement gagnées n'ouvrent que des portes qui vous font entrer dans ces prisons nommées «richesses» et «confort».
Je suis un oiseau de passage aux ailes vives, et mon chant sans limite atteint les plus hautes nues. L'alouette partage mon horizon, le hérisson se glisse dans ma couche et les hululements de l'effraie peuplent mes songes.
Je suis le mal-aimé, le mauvais augure, le messager du diable, le voleur de poules, le passager de minuit, l'insaisissable, la rumeur, l'ennemi...
Je suis libre, je suis pauvre, je suis heureux.
Je suis le bohémien.
122 - Un jour d'été en campagne
Le vieillard est étendu dans une chaise longue sur le seuil de la porte grande ouverte, les yeux mi-clos, la tête relevée, les bras mollement posés sur les accoudoirs. C'est l'été, et la chaleur est accablante. C'est un vieillard qui n'a plus d'âge, dont on sent la fin proche.
Il semble d'ailleurs attendre la mort à sa porte, au pied de sa maison, sans regret ni amertume. Peut-être même avec une certaine impatience. Il est las. Quelques mouches importunes se posent sur son front usé. Il les chasse d'un geste lent et monotone.
A présent le soleil est haut, et le vieil homme baisse la tête, sur le point de succomber au chant indolent de Morphée. Sous les feux écrasants de l'astre tout est silence, torpeur, hébétude. Rien ne vient troubler cette molle et chaude quiétude : l'homme vit seul et pas un chat ne hante les lieux.
Maintenant on dirait qu'il dort au soleil. En fait il ne dort pas. Il est mort.
Mort au soleil.
123 - La détresse
La petite fille aux boucles blondes marche droit devant elle, traversant prés et champs d'un pas égal. Sur sa joue un filet d'argent suinte, et luit furtivement au soleil. Elle pleure du bout de ses dix ans, boudeuse. Et à travers ses yeux bridés son regard perdu interroge le ciel, et peut-être même le monde entier. Son coeur est triste. Plus même : douloureux. Pire encore : blessé.
Elle le sent confusément. Elle en prend conscience progressivement, inéluctablement, comme une soudaine révélation tombée le jour même, à la minute même. Et son coeur s'alourdit au fil de ses pas. Ses pensées sont égarées, comme elles l'ont toujours été.
Elle vient, une nouvelle fois, de se faire exclure de la troupe d'enfants de son âge qui jouaient non loin de sa maison. Alors elle s'est contentée d'observer les jeux de ses camarades de loin avant de leur tourner le dos et de s'en aller au hasard dans la campagne environnante, sans vraiment en connaître l'exacte raison, dans la confusion de ses idées et de son coeur perturbés.
Elle a parcouru plusieurs kilomètres, et est déjà loin de chez elle. Elle arrive au bord d'un point d'eau, qu'elle ne connaît pas. Profond. Elle peut voir, en se penchant un peu, le ciel qui se reflète, si vaste, si beau. Et puis, en se penchant encore un peu plus elle voit son visage, si jeune, si frais. Ses larmes redoublent, et tombent une à une dans l'onde à peine troublée.
Pendant ce temps on s'inquiète de son absence, et les gendarmes sont alertés pour tenter de la retrouver. On craint pour sa vie, sait-on jamais avec toutes ces histoires de mauvaises rencontres... C'est une petite fille qui n'a que dix ans.
Combien de temps est-elle restée ainsi au bord de l'eau à scruter le ciel, à plonger le regard dans le mystère de son visage reflété ?
On a retrouvé son petit corps le lendemain, enseveli sous les flots paisibles de l'étang, telle Ophélie étendue dans son mouvant linceul de cristal. Une noyade stupide ont conclu les gendarmes. Une imprudence d'enfant fugueur... C'est ce qu'ont rapporté tous les journaux du pays. Mais qui peut dire ce qui peut se passer dans la tête d'une enfant de dix ans ?
Comment peut-on affirmer qu'à cet âge on n'a pas la sensibilité d'un adulte, au point de... Le désespoir a-t-il donc un âge légitime aux yeux des grandes personnes ?
Nul n'a osé avancer une telle hypothèse. En effet, on ne prête pas une telle subtilité d'émotion à un coeur si jeune, si innocent. Il n'y eut aucun témoin du drame, si ce n'est le vent et le chant des oiseaux. Dans l'onde la petite fille aux boucles blondes a vu son image. Elle a vraiment compris, enfin, seule face à elle-même, qui elle était, pourquoi elle était si différente des autres petites filles de son âge. Elle s'est vu pleurer, et elle a su pourquoi elle pleurait. Elle n'a pas supporté. Tout cela n'était pourtant pas grand-chose lui assuraient souvent ses parents. En fait tout ne tenait qu'en un mot, un seul.
La petite fille était trisomique.
124 - Les songes d'un gueux
Je suis l'amant solitaire, l'étoile errante, le pauvre hère de l'amour. Je n'ai pas de maison, pas d'or, pas de feu, pas de chance, pas de joie. Les bois, les champs, les rivières et les saisons sont mes asiles. Et la nuit le ciel est ma seule couverture, tiède en été, glaciale en hiver. Avec les constellations pour unique oreiller. Lorsque je dors je suis heureux. J'accède à un autre univers : les songes.
C'est en ces lieux oniriques que chaque nuit je deviens prince, oubliant mes oripeaux de vagabond : dans mes rêves un être, toujours le même, vient me rendre visite. Chaque nuit une créature mystérieuse, fine comme la libellule, gracieuse comme l'araignée d'eau, aérienne comme le vent me tient compagnie. Est-ce donc un elfe, une fée, quelque nymphe ou sylphide surgie des herbes qui m'entourent ? Je l'ignore, mais avec elle je deviens un héros, un chevalier vêtu d'or et de lumière partant à la conquête des étoiles, de toutes les étoiles que compte le ciel. Mes histoires rêvées sont épiques, grandioses, inoubliables.
Et chaque nuit je poursuis mes aventures interrompues à l'aube. Le rêve reprend chaque soir son cours exactement là où il s'était achevé le matin. Parfois il m'arrive de m'endormir au grand jour dans les herbes folles, et je rejoins aussitôt ma fiancée onirique. Je sais qu'elle m'attend, toujours fidèle au rendez-vous.
Pendant longtemps j'ignorais qui était cette créature devenue l'amante de mes rêves, l'hôte de mes songes, la présence impalpable de mes nuits. Maintenant je sais. Je connais le nom de cette charmante sorcière qui vient me rendre visite dans mes songes pour les mieux troubler de sa chère présence. Je connais cette reine de l'illusion qui m'a emmené si loin, je connais cet être qui est le baume à mes misères.
Ca n'est pas une femme comme je le pensais. C'est un galant, un joli, un doux messager de la nuit.
Son nom est Morphée.
125 - La domesticité
Monsieur,
Sachons entendre avec intelligence, probité et sens de la mesure les saints préceptes de la chrétienne religion qui nous ont été enseignés. Nous sommes des gens de bien vous et moi. Sachons nous représenter cependant l'infinie bassesse de ceux qui, pour leur malheur et pour notre bonheur, ne nous ressemblent pas. Je veux désigner bien entendu ces masses laborieuses issues de si peu de choses. Gens du peuple et gens de rien, pour me résumer.
Que nous enseigne la religion ? Elle nous dit, entre autres choses, qu'il est malséant pour un homme de goût soucieux de cultiver sa réputation, de préserver sa santé et de sauver son honneur d'user de la chair femelle à des fins malhonnêtes. Cela est une vérité universellement admise, il est vrai. Mais ce que ne précisent pas les Ecritures, c'est qu'il existe deux races de femelles sur Terre. Deux espèces radicalement différentes.
En effet, dans ce monde harmonieux qui semble avoir été spécialement conçu pour nous les gens de bien, il y a à notre disposition les simples filles sans envergure, sans titre et sans fortune communément appelées servantes, domestique, ou lingères, bonniches, souillons, bonnes à tout faire ou encore filles de ferme, comme vous voudrez. La définition exacte importe peu ici.
Et puis pour notre admiration, notre chaste inspiration et l'exercice de nos belles manières, il y a les autres : les Marquises, les Demoiselles de bonne famille, les vierges à particule, les Comtesses, etc. Ces femmes que j'appellerais commodément «l'espèce à peau laiteuse».
Sachez qu'il ne saurait y avoir péché pour des gens de notre rang à vouloir s'amuser avec la première catégorie de ces créatures. Engrosser par mégarde ces paysannes, ces gens de rien, ces pauvresses, ces âmes simples et sans religion, ces frustres sensibilités, ces couturières sans avenir, ces représentantes de la plus commune espèce enfin (et d'ailleurs vouée aux oubliettes de l'Histoire), ne constitue pas en soi une faute. Sauf bien sûr si l'homme de bien met en danger sa santé, ce qui par contre serait un grave et véritable péché car on ne doit pas mettre inconsidérément en danger sa santé de chrétien sous prétexte de passager égarement.
Au passage je me permets une petite digression : on ne mettra jamais assez en garde les hommes de notre race contre ces dangers, qui sont réels. Au cas où la servante mettrait en péril la santé de son maître, soit par manque d'hygiène, soit par négligence des bonnes manières à adopter face aux ardeurs de son maître (ce qui est fréquent chez ces paysannes-là), celle-ci sera jetée à la rue sur-le-champ, sans autre forme de procès. Et sans dédommagement cela va sans dire, car il serait inconcevable qu’une lingère réclamât à son maître !
Bref, sachez que l'espèce paysanne a été mise sur Terre pour contenter les menues envies des gens du monde que nous sommes. Et les femmes à peau laiteuse qui ont eu le bon goût d'hériter d'une particule, celles-là sont nées pour qu'on leur rende hommage de la manière la plus élégante, la plus délicate et la plus généreuse qui soit. Ce qui est dans l'ordre normal des choses, vous en conviendrez.
Donc on ne s'amusera point contre leur gré avec les Marquises, les Demoiselles bien nées pensionnaires des couvents, les épouses honnêtes des bourgeois, etc. Comme le monde est bien fait, rappelons-nous que pour ce genre de passe-temps sans conséquence mais, paraît-il, impérieux pour nous les gens du noble sexe, il y a à notre disposition un inépuisable réservoir à plaisirs. En effet, les filles de peu pullulent, abondent, et l'on ne parvient même pas à les dénombrer tant elles infectent le pays.
Ce qu'il fallait rectifier dans les Ecritures, c'était cela précisément. Pour nous les gens de la bonne société, il n'y a point de véritable péché d'user de la chair des servantes. D'autant moins que ces dernières sont normalement à notre service, et qu'elles sont donc payées pour cela. L'argent donnant tous les droits à celui qui le possède, et les paysannes n'ayant de par leur condition ni l'un ni l'autre (ni argent ni droit), il est naturel et légitime (et même fortement recommandé pour les gens souffrant d'obsessions sexuelles particulières ou de vices et passions inavouables que ne sauraient chrétiennement satisfaire les honnêtes épouses) que l'homme de bien profite pleinement de ce que Dieu lui propose sous la forme d'une simple lingère.
A partir du moment où l'honnête homme paye les services de sa bonne, il a le droit d'en disposer comme il l'entend.
Donc, vous pouvez profiter de votre bonne tout votre saoul Monsieur, il ne saurait y avoir péché (sauf si, je vous le rappelle, celle-ci vous infecte avec une méchante maladie, en ce cas vous n'omettriez pas de la châtier sévèrement). Vous pourrez ensuite continuer d'aller à l'église le dimanche la tête haute, votre épouse pendue à votre bras, avec la considération de l'évêque (qui lui aussi, de par sa haute fonction, dispose d'une bonne).
126 - Amitié particulière
Madame de,
Sachez que dans l'affaire qui m'occupe ici avec vous, le talent n'est rien.
Seule compte la particule. C'est elle qui confère la beauté, la dignité, la grandeur à celui qui a l'honneur d'être bien né. Votre particule seule suffit à donner du prix à votre personne, au moins à mes yeux. J'ose espérer que vous ne serez pas insensible à mon propos, puisque vous faites partie des élues. Votre particule, votre nom, votre rang sont des gages de valeur selon moi. Votre beauté est là, véritablement.
Votre plume m'est aimable, quoi qu'il en soit. Vous valez bien que je vous lise, au moins pour la raison essentielle que vous faites partie des gens de bien qui ont le privilège d'avoir la particule. Votre particule, c'est votre talent.
Je ne ferai pas preuve d'humilité quant à vos éloges au sujet de ma plume, car je n'ai pas les moyens d'être humble. Je suis ainsi fait que la fierté est mon habit de sortie habituel. Vous pouvez louer ma verve : je porte avec beaucoup de prestance les lauriers. Je chante ma gloire à pleine gorge, et tant pis pour ceux qui ne veulent pas m'entendre : s'ils préfèrent la discrétion à mes cris de guerre, ils n'ont qu'à écouter les piètres silences d'humilité de ceux qui, trop modestes, n'assument pas leur art en société.
Vous devrez accepter avec transport ma hautaine éloquence Madame, si vous voulez m'avoir pour ami.
Dites-moi comment vous vous portez après lecture de ce message. Et je saurai si vous êtes digne de mon amitié.
127 - Considérations générales et particulières au sujet de ma particule
Le problème de la particule se pose, je pense, dès lors que l'on commence à dénigrer sa valeur sociologique, son prix culturel, son caractère éminemment vénérable, son essence mystique, sa spécificité morale. Et sa fonction sociale.
L'aristocratie est une composante obligée de toute société. Que les modèles soient des banquiers, des chanteurs populaires ou des nobles pleins d'honneur et de fierté (comme moi), le problème demeure le même : les sociétés humaines ont besoin de vivants représentants d'une certaine élite, soit pour s'identifier à celle-ci, soit pour en faire un contre modèle. Quoi que l'on dise, l'élite est le fer de lance de toute organisation sociale de base. Quant à décréter que cette élite pourrait être plutôt le monde des chanteurs ou bien le monde des banquiers, plutôt que celui des hidalgos, ceci est uniquement affaire de maturité d'esprit de la part de celui qui décrète. En ce qui me concerne, je reconnais l'aristocratie comme la véritable représentante de l'élite sociale. C'est elle qui fait autorité dans ma culture. L'important pour moi, n'est pas d'avoir un diplôme, ni de gagner beaucoup d'argent, mais d'être élevé à la dignité de noble. A mes yeux, seule la particule sauve. Elle est le point de repère de l'orgueil bien utilisé. Qu'ai-je à prouver, moi qui suis bien né, à celui qui se targue d'être devenu quelqu'un tout en étant fils de rien ? La particule n'est pas un mérite, mais une grâce tombée du ciel. Peu m'importe la manière dont cette grâce est descendue sur ma tête, que ce soit par hasard ou par volonté humaine, le ciel a parlé et m'a fait « de ». Et c'est cela qui est important à mes yeux. Je n'ai pas demandé un tel honneur, j'ai été couronné à ma naissance, par ma naissance. Je n'ai rien fait pour. C'est ce qui me distingue de celui qui cherche la reconnaissance à travers l'élévation sociale. A chacun son hochet.
Pour certains ce sera l'argent, pour d'autres la célébrité. Pour moi c'est la particule.
La particule est une distinction. Un privilège culturel, social, une faveur divine. Une grâce qui peut tomber aussi bien sur le bossu que sur l'ignorant, sur le prix Nobel que sur l'idiot du village. Je crois, et cela est mon droit le plus légitime, être né sous les lueurs de la nuit.
Mes Pères, les Anciens, viennent du ciel, ils descendent des étoiles. Mon nom "Izarra" ne signifie-t-il pas « Etoile », en souvenir précisément de l'une de ces lumières qui brillent aux nues et d'où est issu mon sang ? Cette explication poétique vaut bien toute autre qui dénigrerait le sens sacré de mon nom à rallonge.
Si un banquier se croit un prince parce qu'il a des coffres-forts et une belle situation, pourquoi moi qui ai la chance d'avoir la particule, et simplement la particule, je ne mettrais point un prix à ma fortune temporelle ? Puisque tout est relatif sur le plan social, si ma particule ne vaut rien aux yeux de certains, le titre de Président de la République ne devrait rien valoir non plus. Mais si un Président de la République c'est quelqu'un, à cause de son « diplôme de Présidence de la République », et uniquement à cause de cela, alors moi je suis quelqu'un à cause de mon diplôme de «particulé». Jouons le jeu des vanités sociales ou ne le jouons pas. Mais, si nous le trouvons faussé, mensonger ou insultant, à ce moment-là quittons la société des hommes et faisons-nous ermite.
Oui, je suis fier et honoré à cause de ma particule. Mon «de», c'est ma culture, ma richesse, ma personnalité intime, mon blason, ma différence. Au contact permanent avec la particule, mon coeur prédisposé s'est progressivement rempli d'un sentiment d'élévation. D'abord cela a été confus, à mesure que je prenais conscience de l'importance de mon nom, puis au fil des ans j'ai été persuadé d'appartenir à l'espèce noble.
Qu'est-ce à dire ?
Je suis né pour avoir la particule, comme d'autres sont nés pour être mécréants, leurs prédispositions naturelles se confirmant, se renforçant au contact de leur milieu. L'Etat Civil m'a fait noble. A tort ou à raison aux yeux de certains «hérétiques». Le fait est qu'aujourd'hui je jouis de ma particule. Est-ce la particule qui m'a façonné à son image ou bien est-ce le Destin qui m'a couronné avec cette particule en signe de noblesse, toujours est-il que je crois en mon ETOILE. Je crois en mon nom, comme d'autres croient en leur compte en banque ou bien en leurs diplômes. Que l'on m'ôte ma particule, et je ne suis plus moi-même, tant je me suis identifié à celle-ci. Je n'oserais plus me mêler à mes semblables si je devenais leur semblable. Ma particule, c'est ce qui me distingue des autres, des «sans particules», c'est mon habit de sortie, mon épée au côté, mon panache, mon étendard, mon vif blason.
J'ai le sens du sacré, le sens du mystère. Je crois aux chimères dans la mesure où j'y crois. Avec naïveté, avec obscurantisme, avec imbécillité, certes. Mais avec noblesse. Avec grandeur. Avec un sentiment « donquichottesque » au coeur.
Ma particule, je ne l'occulte pas comme le font certains membres de ma famille. Je la montre tant que je le peux, selon l'élémentaire bienséance qui règle ordinairement les rapports sociaux. Je ne l'affiche pas comme un argument imparable, je la montre simplement et cela est suffisant. La crinière du lion seule fait autorité, nul besoin qu'il sorte la griffe. Je n'ai pas honte de mon «de». J'ai un beau nom, je suis bien né, et je rends grâces au Ciel pour tous ces bienfaits impalpables. «L'essentiel est invisible pour les yeux», disait le Renard. Ma particule n'est pas seulement inscrite sur mon front (sur lequel on peut y lire ma noblesse), elle est également et surtout secrètement logée au fond de mon coeur. Je sais que je suis un noble, et j'y crois. Le reste, c'est-à-dire les tentatives de dénigrement, n'est que prosaïsme le plus horizontal.
Pour rien au monde je ne veux faire partie de la moyenne générale. Et mon discours sur la particule, c'est un combat personnel contre la pensée borgne et fruste, tiède et insipide de la masse, du peuple, de cette racaille qui n'est pas éveillée aux beautés secrètes de l'invisible. Le peuple ne connaît pas les beaux sentiments. Il n'est guère sensible à l'élévation du coeur et de l'esprit. Il ignore la beauté d'une simple particule.
Et tout est dit.
Refuser de glorifier sa particule quand on a la chance d'en posséder une, c'est ne pas faire honneur, à mon sens, à la mémoire de ceux qui ont contribué à faire ce qu'on est aujourd'hui. Car enfin, qu'est-ce que la particule ?
Pour l'esprit dénué de critique comme pour l'inculte, c'est simplement deux lettres précédant un patronyme. Autant montrer à un âne une partition de musique. Il ne verra que des points épars sur des lignes. L'âne n'entend pas Mozart de la même oreille qu'un mélomane. De même, pour l'humble équidé un poème de Victor Hugo ne sera rien d'autre qu'une succession de caractères noirs jetés sur un carré de papier blanc, sans nulle valeur à ses yeux. Pour l'être doté d'un minimum d'intelligence et de sensibilité, un poème de Hugo sera autre chose que des simples lettres additionnées et agglutinées de façon à former des mots sans nulle résonance. L'intelligence, la sensibilité transforment les mots en chants sacrés ou en histoires d'amour. Bref, des choses cohérentes et admirables naissent des mots, des partitions. Parce que l'être doué d'intelligence sait prendre du recul par rapport aux simples apparences brutes et primaires des choses, les mystères se révèlent à lui.
L'érudit se délecte de la prose kantienne, quand le grossier, ne trouvant là que perte de temps, s'ennuie. Un gouffre culturel sépare ces deux êtres. Le mystère et la beauté cachés derrière les apparences ne s'ouvrent qu'aux plus beaux esprits.
Entre l'âne et le philosophe, il y a le mur infranchissable et sacré de l'intelligence, quelque chose de divin. Je sais que vous ne voyez dans ma particule que deux lettres bien banales. Vous éludez, consciemment ou non, le contexte particulier du problème. Face à ma particule vous vous comportez comme l'âne devant une partition de Mozart. Par pur esprit réactionnaire vous semblez (comme la plupart des gens à qui je tiens ce discours) ne pas avoir accès à la beauté secrète de l'affaire, trop préoccupés que vous êtes à regarder le plus près possible cette particule.
En ce cas vous ne prendriez pas le recul nécessaire qui permet de voir l'ensemble dans son contexte, comme lorsqu'on prend du recul pour admirer un tableau impressionniste. Pour vous comme pour mes détracteurs il est vain de prendre à coeur comme je le fais ce problème de la particule, parce que selon vous (insensibles que vous êtes à ce problème) il n'y a nul mystère à sonder là-dedans. Et vous aimeriez que je traîne mon « de » sans aucune fierté particulière, ignorant du trésor légué par le Ciel... Je finis par croire que finalement la particule se mérite.
Si l'heureux possesseur d'une particule ne sait pas décoder le message céleste tombé sur lui à sa naissance, il n'en est pas digne. Tout le reste, c'est de la mauvaise littérature. C'est comme si l'on tentait de désacraliser les partitions de Chopin ou les écrits de Hugo en expliquant que ce ne sont là que des signes inscrits sur du papier, et que les beautés que l'on accorde à ces choses sont subjectives, artificielles, sans fondement solide, vu que tout n'est qu'affaire de sensibilité personnelle, et donc aléatoire, arbitraire. On a le droit de ne pas être sensible à la musique de Chopin ou aux histoires de Hugo, mais a-t-on le droit de dénigrer les arts pour l'unique raison que l'on est hermétique aux caractères imprimés, donc que l'on est analphabète ? Ou bien sourd ?
Le problème est là, en ce qui concerne cette chère et précieuse particule qui fait ma fierté. Si des sensibilités incultes ou sourdes et aveugles ne veulent voir rien d'autre dans le «de» que deux lettres alphabétiques, c'est bien triste mais c'est leur problème au fond. Ceux-là n'ont pas accès aux richesses intérieures, aux émotions oniriques, poétiques. Pour ces gens-là le romantisme n'est qu'un mot formé de 9 lettres alphabétiques, le rêve un autre mot de quatre lettres, etc.
Jusqu'au mot «IZARRA» qui ne veut rien dire non plus, en tout cas pas plus que la particule. Pour moi ce mot suprême signifie «ETOILE». Et en plus ce mot est enrichi d'une particule. Tous les signes sont là pour sacraliser, à juste titre, ce beau et noble nom que je porte.
128 - Au nom de mon nom
Une particule me faisait un jour de l'ombre par sa simple présence sur une liste. Insolente présence à côté de ma particule. Voici ce que j'ai répondu à cet autre porteur de particule :
En ce lieu conquis, j'estime qu'il y a une particule de trop. Une concurrence insupportable qui me déplaît au possible. Je ne saurais tolérer que l'un d'entre vous affiche avec prétention sa particule, son nom à rallonge. Ce rival, ce fat qui se garde bien de faire le malin, et qui feint l'humilité, vous l'avez tous reconnu : c'est ce Monsieur de la Châtelière.
Qu'il cesse d'apposer au bas de ses mails sa piètre et vaine particule (qu'il doit chèrement et ridiculement porter dans son coeur pour qu'il l'expose ainsi à la vue de tous...), ou bien qu'il fasse silence ! Je veux être le SEUL à jouir d'une particule en semblable société. Pensez donc, si tout le monde avait sa petite particule à revendiquer, quelle valeur aurait celle-ci ? Une belle et digne chose se doit de demeurer rare pour avoir du prix. Je m'autoproclame exclusif porteur du signe de la noblesse ici. Le seul habilité à représenter l'aristocratie parmi vous, c'est moi. Et nul autre que moi. Je le déclare solennellement.
Si vous voulez jouir de mon estime Monsieur de la Châtelière, oubliez donc votre futile panache qui m'offense, et faites-vous appeler désormais, plus simplement, plus sobrement, "Castré" ou Monsieur "Châtré". Soyez humble, c'est l'apanage de la vraie noblesse. Abandonnez en ma présence cette trop visible marque de prestige, sinon vous me fâcherez. Montrez-vous grand Monsieur de la Châtelière : en respectant ma fierté et en devenant plus modeste. Les dieux vous en seront reconnaissants, tandis que vous ferez un heureux sur Terre.
Je vous salue, Monsieur le "Castré de la Particule".
P.S.
Au cas où par orgueil déplacé vous refuseriez de régler à l'amiable cette affaire selon mes exigences, ou bien pour quelque autre futile cause que ce soit vous émettriez des objections à cet honnête contrat proposé, sachez que je ne manquerai pas de vous faire entendre raison en employant des procédés certes moins tendres mais plus persuasifs, croyez-moi. Que le Ciel vous soit d'un heureux secours dans cette épreuve de modestie.
129 - Le prix d'une piètre naissance
Monsieur Dutour,
Une chose m'ennuie : je n'ai pas encore vu chez vous l'ombre d'une particule. Je vous avoue très ouvertement que votre nom trop bref m'importune, m'offense, m'afflige.
En effet, "Jean Dutour" ça n'est pas, que je sache, un nom à rallonge...
Je vous pose donc LA question : mais où donc est votre "de", je veux parler bien entendu de votre sainte particule ? Permettez-moi Monsieur de railler ici sans vergogne votre nom, et encore de le bafouer, de le mépriser, de le honnir, parce qu'il est à présent évident que vous êtes parfaitement dépourvu de cette indispensable particule qui confère tant d'avantages aux élus... La particule répand moult grâces sur la tête de ceux qui ont l'heur d'en posséder une. Or vous n'avez pas de particule, Monsieur Dutour. Hélas pour vous, vous ne pouvez donc que me déplaire.
Dans ces circonstances je me vois obligé de cesser tout commerce avec vous, que cela vous agrée ou vous chagrine. Souffrez une bonne fois pour toutes Monsieur Dutour que je ne puisse concevoir de rapports honnêtes avec un sans particule de votre espèce. Cela n'est pas seulement une question de bienséance en ce qui me concerne, c'est-à-dire essentiellement une question de respect de ma personne, mais c'est aussi et surtout une affaire de goût.
En effet, un noble comme moi, autrement dit un sang si pur, un coeur si valeureux, une âme si belle, ne saurait se frotter à la roture* de quelque manière que ce soit, sans se compromettre aux yeux des gens du monde et de ses chers voisins, tous de haute extraction il va sans dire...
Aussi je vous en prie, ne dites à personne que j'ai croisé la plume avec un représentant de la plèbe, avec un sans particule. Avec vous en un mot. Je vous dis donc adieu Monsieur le sans particule, en espérant que vous saurez m'oublier assez vite, de crainte de voir salir ma réputation à cause de vos éventuelles indiscrétions.
*J'entends par roture tout ce qui ne possède point de particule.
130 - Macabre baiser
Vous m'avez tué.
Mon cadavre étendu sur les dalles froides de la cathédrale s'est vidé de sa chaleur. La lame assassine gît non loin de mon corps. Mes yeux ouverts et inexpressifs fixent les voûtes plongées dans la pénombre. Il s'agit bien de mon cadavre. Ce sont bien mes yeux qui sont ouverts sur le néant, c'est bien mon sang qui tache mon flanc, c'est bien ma plaie qui bée. Vous m'avez tué.
Vous avez plongé la lame profondément dans mon corps, et mon coeur déchiré s'est tu pour toujours. Jamais plus il ne battra. Vous m'avez tué. Je suis mort. Je n'existe plus.
Que vous reste-t-il, meurtrière que vous êtes ? Que vous reste-t-il à aimer à présent que je suis mort, à présent que vous avez tué le cher objet de votre amour ?
Je vous ai tendu l'arme dans un ultime geste de provocation et vous avez été jusqu'au bout de votre logique. La lame du poignard a servi votre cause désespérée et me voilà mort. Jamais plus je ne vous dirai des mots d'amour. Il ne vous reste plus rien que des souvenirs.
Alors, criminelle impie, vous commettez l'odieux blasphème, au nom de l'amour. Vous vous approchez de mon corps, de mon cadavre, de ma dépouille, de ce macchabée déjà froid qui me ressemble tellement... Mes lèvres bleuies par le masque glacial de la MORT sont rigides. Vous approchez votre visage de mon visage de pierre. Pas un souffle ne sort de ma bouche. Vous approchez encore...
Vos lèvres chaudes effleurent mes lèvres mortes.
Puis imperceptiblement elles se referment sur ma bouche à jamais close. Vous venez de m'embrasser. Vous venez de voler un baiser à un mort, ce mort qui de son vivant n'avait jamais voulu vous accorder ce baiser.
Et j'emporte la caresse de vos lèvres dans la tombe.
131 - Cygnes, crépuscule et avions
C'était en fin de journée. Je traînais mon ennui sur les bords de Marne, le pas nonchalant. Les feuilles mortes crissaient sous ma semelle, les barques amarrées se balançaient mollement au gré du clapotis, des cygnes faisaient des gestes gracieux sur l'onde...
Aux alentours de l'aéroport le ballet des avions à l'approche commençait à s'intensifier. Haut dans le ciel, d'autres aéronefs laissaient de longues traces blanches sur leur passage. Ceux-là ne faisaient que passer au-dessus de l'aéroport.
Avec l'arrivée du crépuscule s'estompaient les bruits ordinaires de la journée, et je pouvais entendre l'aile furtive de l'oiseau rasant l'onde, le croassement plaintif du corbeau au loin, le bourdonnement sourd des avions dans la nue.
Je stoppai le pas pour observer le vol de quelques oiseaux de belle envergure. Les yeux levés au ciel, j'admirais leurs allées et venues au-dessus de l'eau. En levant un peu plus les yeux, dans mon champ de vision apparut un des avions sur le point d'atterrir. D'un mouvement imperceptible de la pupille, mon regard passa de l'oiseau à la machine.
L'avion, que je distinguais assez bien d'en bas, changea de cap. D'un basculement ample il se mit sur le flanc, et dans cette manoeuvre son aile m'envoya un reflet de soleil dans l'oeil. Ce fut comme un minuscule éclair dans le ciel.
Pendant quelques instants je demeurai là, silencieux, attentif près des flots paisibles. Les cygnes s'étaient rapprochés de moi, à l'affût de quelque poignée de pain providentiel. Les corbeaux croassaient à l'horizon, tandis que les avions chuintaient en entrecroisant leurs fumées blanches au-dessus des nuages.
Les cygnes s'agitaient inutilement à mes pieds, quêtant vague quignon. Ne voyant venir aucune pitance de cette main humaine, ils se dispersèrent bientôt.
D'autres avions s'approchaient, prêts à atterrir à leur tour. Le ciel commençait à s'assombrir et j'avais un peu froid sur les bords de Marne.
Je m'en allai.
132 - Un ami à combattre
Monsieur,
Vous avez bien raison de m'admirer à ce point et les autres feraient d'ailleurs bien de prendre exemple sur vous. Je reconnais volontiers en vous un digne admirateur de mon authentique talent.
Votre appréciation m'a été droit au coeur. Je suis bien aise que ma prose vous agrée à ce point. Je suis flatté et honoré que votre plume ait daigné m'accorder quelque importance. Voilà déjà un heureux présage de notre entente.
Par ailleurs, votre émoi si sincèrement avoué me touche et m'honore. Et même si je suis depuis longtemps accoutumé à la chose, je ne me lasse point des éphémères éloges, et sais toujours rendre un juste hommage à ces âmes averties qui ne craignent pas de louer celui qui ose allumer certains feux.
Les circonstances m'obligent donc à vous répondre ici avec coeur. Ce qui est non seulement concevable, mais encore nécessaire si l'on veut éprouver l'ardeur naissante de ce premier mouvement.
Toutefois laissez-moi vous prévenir que j'aimerais faire d'un phénomène tel que vous mon pire ennemi. En effet, au regard de la qualité de celui qui ose vers moi ces dignes éloges, un duel se doit être envisagé. Et sous les meilleurs augures encore ! C'est inévitable. Vous êtes brillant, vous êtes beau, vous êtes à ma hauteur : engageons donc les hostilités sans plus tarder !
Je vais imaginer quelque futile prétexte afin de vous chercher querelle, beau Monsieur. Ne vous soustrayez surtout pas à mon fer vengeur, le duel entre vous et moi s'annonce piquant et risque donc d'être particulièrement savoureux. Un véritable feu d'artifice, inutile et beau.
A bientôt cher ami.
133 - Un hérétique avisé
Je viens de terminer une discussion longue de plus d'une heure avec deux Témoins de Jéhovah venus me rendre visite pour proposer leur sainte vérité. En résumé, il y eut ces deux Témoins de Jéhovah et une contre-balance nommée Raphaël Zacharie de Izarra. Pas facile dans ces conditions de répandre la prétendue bonne parole. Raphaël Zacharie de Izarra ne fait pas partie de cette moyenne moutonnière molle, insipide et facile. La vérité "jéhovahesque" n'est pas si évidente à faire entendre à ceux qui osent la discuter avec autant de coeur. Ce serait bien trop simple. Dieu merci, les Témoins de Jéhovah doivent aussi compter avec le facteur redoutable "RZDI".
Lui, Raphaël Zacharie de Izarra, il ne leur claque pas la porte au nez aux Témoins de Jéhovah : il les fait entrer pour leur servir plus d'une heure durant son épaisse soupe izarresque, bien consistante.
Et c'est à l'aune de ce facteur que l'on peut mesurer l'extrême difficulté de faire partie du "club" des Témoins de Jéhovah... Acte héroïque ou pure inconscience de la part de ses adeptes ? Je leur fais face comme un roc de granit. C'est là mon rôle. Il ne faudrait pas m'oublier, je fais aussi partie de cette réalité du monde, tout autant que les Témoins de Jéhovah. Peu importe que l'on pense que je suis hermétique à la vérité des Témoins de Jéhovah, que je suis hérétique ou que mes propos sont infâmes : je fais partie de ce monde. Ca aussi c'est une vérité. Peu importent mes raisons, le monde est monde.
Il y a la théorie, et il y a la pratique. Il y a les paroles, les pensées, et il y a les faits. Les Témoins de Jéhovah ignoreraient-ils semblable évidence ?
La vérité n'est pas l'apanage des plus convaincus, mais des plus forts. C'est-à-dire de ceux qui demeurent, ceux qui sont, ceux qui forment la structure de ce qui est.
Les Témoins de Jéhovah ne sont, selon moi, qu'un incident mineur parmi tant d'autres dans la grande marche de l'Humanité vers son destin.
134 - Une visiteuse
Un soir on a frappé à ma porte. J'ai ouvert en hésitant un peu car les douze coups de minuit venaient juste de sonner. Une étrangère au teint blafard et au sourire ravageur est entrée. Elle s'est invitée d'elle-même non sans une certaine désinvolture. A peine passée le seuil de ma porte, l'hôte indésirable m'a aussitôt tenu un discours sans ambages :
- Raphaël, je suis venue te chercher. Le glas a sonné pour toi. Viens donc contre moi que je t'enlace, t'embrasse, te serre dans mes bras d'airain, avant de me suivre jusqu'au fond des ténèbres.
- Madame, qui que vous soyez, souffrez qu'à une heure aussi indue je n'aie pas l'intention de suivre la première mendiante venue. Passez votre chemin, vile séductrice, et ne vous avisez plus de m'importuner. Adieu !
Mais elle a tant et si bien insisté qu'elle est restée. Et nous avons passé ensemble la nuit. Ricanante, laide et perfide, mais d'un charme venimeux, elle m'a tenu tête, tentant obstinément de m'attirer à elle.
- Raphaël, vois mes belles dents blanches. On m'appelle la Ricaneuse et ça n'est pas pour rien. Ne les trouves-tu pas à ton goût, mes belles dents blanches ? Mon sourire est irrésistible, inextinguible, éternel.
- Et mortel !
- Certes.
- Madame, s'il est vrai que l'on vous appelle habituellement la Ricaneuse, permettez que je vous nomme à mon tour la Crâneuse car il me semble que vous avez bien des atouts de ce côté-là.
- Raphaël, si tu ne veux pas de moi, moi je veux absolument de toi. Et il faudra bien que tu finisses par agréer à mes vues, aussi austères soient-elles. Je sais que je ne te plais pas. Mais toi tu me plais. Tu seras à moi cette nuit-même, et je t'emporterai dans mon royaume.
- Vous êtes bien laide Madame, mais il est vrai que votre laideur est belle à regarder. Eh bien soit ! Je consens donc à partager avec vous ma couche, puisque vous êtes si persuasive. Mais je vous préviens, demain dès l'aube je ne veux plus vous revoir. Vous repartirez sans faire d'histoire, ni sans rien me demander. Faites-m'en la promesse ici.
- Je puis te faire cette promesse maintenant Raphaël, car avant l'aube je sais que tu seras à moi pour toujours. La question ne se posera donc plus.
- C'est ce que nous verrons, amoureuse maudite !
- Tu seras à moi te dis-je. Le risque est nul pour moi en te faisant une si ridicule promesse, puisque je serai de façon certaine la gagnante et tu seras le perdant. Ignorerais-tu donc mon pouvoir ? Ceux qui s'étendent en ma compagnie ne se relèvent en général jamais. Cette nuit tu t'endormiras dans mes bras sans même t'en rendre compte. Ton dernier sommeil sera doux : ma caresse fatale sur ton coeur sera insidieuse, imperceptible. N'oublie pas que j'agis toujours à la manière d'un voleur. Sans jamais avertir, sans un bruit, sans un mot. A pas de velours.
- Et moi je vous dis que vous ne m'emporterez pas cependant.
- Tais-toi donc pauvre prétentieux, et fais-moi une place dans ton lit.
Nous avons donc froissé les draps ensemble, la Camarde et moi. Mon amante était décharnée de la tête aux pieds et sa chair était sèche et froide. Ses doigts osseux étaient un supplice sur mon corps. Son haleine sentait le caveau et ses gémissements de plaisirs étaient rauques comme les soupirs d'un moribond. Mais je suis resté jusqu'au bout avec l'odieuse maîtresse. Son étreinte était dure et glacée comme le marbre, ses caresses étaient âpres et aiguës comme les cailloux, ses baisers étaient lugubres et morbides comme un chant sépulcral.
Les ébats nuptiaux furent affreux.
Mais je lui avais donné tant et tant de plaisir, à cette catin du diable, qu'elle en avait redemandé toute la nuit durant. Encore et encore. Et bien que l'aube arrivât déjà, ivre de voluptés et avide de nouveaux plaisirs, la sinistre amante m'enlaçait encore, oubliant la raison primordiale de sa visite.
Ma ruse avait réussi.
- Le soleil s'est levé, partez maintenant, puisque vous me l'avez si bien promis. Et que je ne vous revoie plus avant longtemps !
Et la Mort dut tenir sa promesse.
135 - Je dis à ma jeune nièce ce que je pense d'elle
Ma nièce,
Vous êtes décidément bien niaise, Mademoiselle la pimbêche. Souffrez que je n'aie que faire de vos puérils émois de gamine, et que vos manifestations d'allégresse en direction de je-ne-sais quel dérisoire objet d'infantile attention m'incommodent plus sûrement que n'importe quel autre désagrément domestique. Vous avez la piètre, risible et infâme éloquence de ceux qui ne savent point parler ni écrire, ni même chanter. J'ose railler votre jeune âge, votre inexpérience, votre ignorance !
Je me gausse de vous, de vos vues, de vos rires et de vos larmes, Mademoiselle la jeunette ! Sachez que vous n'êtes rien, tandis que je suis tout. Les enfants ne valent rien, strictement rien du tout à mes yeux. Ce sont juste des espèces de meubles encombrants et bruyants que l'on pousse sans le moindre égard lorsqu'ils gênent le passage. Les adultes ont besoin d'espace, de liberté, d'air. Et les enfants ne cessent (les monstres !) d'étouffer les adultes. Un enfant, ça ne devrait pas avoir le droit de rire. Les rires des enfants sont des offenses aux personnes adultes qui ne rient jamais et se préoccupent toujours d'argent.
Votre parent.
136 - Votre plume et mon aile
Conseils à une jeune novice de la plume.
Puisque vous souhaitez si impérieusement enfanter de votre plume, osez l'aventure des mots. Les muses daigneront dispenser leurs secrets à un coeur si avisé. Ces prêtresses de la lyre élisent dans un premier temps ceux qui savent se montrer dignes de leurs avances. Et je vous sais amoureuse de leurs chants inaccessibles. Vous faites donc partie du Parnasse des postulants. Faites chanter votre plume et séduisez les dieux, ils vous le rendront bien.
Avec adresse, patience et rigueur maniez toujours dans le bon sens la langue, creusez avec sagesse le verbe, cherchez avec justesse la délicatesse ou la brutalité de votre verve, affirmez votre style, puis modérez-le : tout est dans la mesure, le bon goût, la discrétion. Tout en évitant de tomber dans la banalité. On peut briller sans être vain, de même qu'on peut être bon sans être stérilement agité. Sondez les ténèbres de votre encre et révélez son éclat : le miracle de l'Art est là.
Soyez différente surtout. Exigez de vous une originalité sûre, sans jamais vous départir d'un classicisme de bon aloi. À mon exemple, bafouez toutes les lois de la standardisation : son fruit suprême et unique à la saveur de l'ennui. Raillez les vanités infructueuses des sages modèles policés du monde, et opposez-leur une face rebelle, un regard supérieur ! Jouez de la différence avec virtuosité, avec éclat, avec insolence ! Offensez l'ordinaire, agitez l'inerte, secouez le monde et ses sédentaires occupants ! Il faut aux coeurs élevés bannir le commun au profit du superbe. Le monde est si plat autour de nous, donnez-lui du relief ! Fuyez la grisaille des communs archétypes et accompagnez-moi dans les nuances vives de la vie débarrassée de ses chaînes insanes.
Mon âme est brûlante, mon coeur est héroïque. J'ai la mesure d'un roi, d'un prince, d'un chevalier. La vie déborde en moi. Parce que je maîtrise le rêve. Je suis né avec une lyre dans le coeur, et je suis condamné à chanter l'amour toute ma vie. Voilà pourquoi nous nous retrouvons aujourd'hui vous et moi, unis dans l'amour de l'écrit.
Ne craignez pas la bataille, ni le ridicule : si votre art est discipliné, votre technique domptée, votre peine dépassée, votre angoisse vaincue, vous pourrez fanfaronner en toute impunité avec vos lauriers pourvu que nul ne sache vous rattraper sur votre propre terrain. Personne n'osera vous usurper une si éclatante couronne si elle est bien méritée. Vous règnerez sur un royaume de lettres : les mots vous appartiendront.
Ils seront vos sujets.
137 - Ma liberté, ma particule et les autres
Lettre à un détracteur.
Souffrez donc, inconsistant adversaire, que l'humilité soit l'orgueil des âmes faibles, des coeurs mous, des petits esprits, des sans noblesse. Je ne suis guère modeste, n’ayant pas les moyens de l’être : j’ai encore trop d’envergure pour servir une si piètre cause. Pendant que les modestes pataugent dans leur modestie, laissons parler les beaux sangs.
Jugez par vous-même : mon nom (qui n'est pas un pseudonyme) est déjà tout un roman en lui-même. Je suis un roi, un prince, un chevalier. Pas un épicier.
Ma verve hargneuse est ma coutumière signature. Ici mon verdict fait autorité, que cela vous plaise ou non. Je puis par exemple m'autoproclamer roi de la Lune si je veux : nul ne peut me contester semblable titre tant que rien ne s'y oppose raisonnablement. Voudriez-vous donc, au nom de cette modestie dont on fait si grand cas ailleurs, disons dans le peuple, que je m'agenouille devant la roture comme un misérable que je ne suis pas ? Et pour prouver quoi je vous prie ? Que je suis issu de la vile société de ceux que je méprise tant ?
Je ne vous apprends rien en vous disant que j'appartiens à la belle espèce des "de". Je suis noble, je suis grand, je suis beau, je suis riche, je suis fort, je suis fier. Fier et fier. Et encore fier. Mon humilité, je ne la place certes pas dans ce qui vous agrée : grâce à Dieu je demeure libre de mépriser qui je veux, et pour la raison qui me chante encore. Contrairement à la plupart de mes semblables...
Je suis libre de glorifier le banquier, le notaire, le curé, et de railler ces jeunes idéalistes sans le sou assoiffés de vent, de poésie et d'autres richesses impalpables, sans valeur à mes yeux. Je suis libre de préférer l'argent, le confort, la sécurité de ma personne, la préservation de mes biens matériels à cette pseudo ivresse de l'âme que procurerait la poésie des amateurs... Laissez-moi plutôt m'enivrer de mes propres oeuvres.
Je me suffis amplement à moi-même et n'ai nul besoin que l'on me dise à quelle coupe boire. Je sais bien que l'authentique nectar de ce monde n'est pas logé ailleurs que dans mon nombril. N'est-ce pas ce que pensent au plus profond de leur coeur les petits poètes au vers ennuyeux ? J'aime mon nom, j'aime mon image, j'aime ce que je suis. Définitivement, fatalement, suprêmement.
Cette admirable franchise dont je fais preuve ici fait toute la différence entre mes détracteurs et moi, entre moi et vous.
138 - Ôtons la joie aux enfants
Mademoiselle,
Vous irez prier dans le plus austère silence, lors que vous sortirez enfin de l'âge puéril dans lequel vous vous tenez encore à l'heure même où vous lisez cette missive. Las ! J'aimerais vous voir ôter tous vos vains ornements de l'enfance, pour revêtir à la place les saints artifices de la piété. J'aimerais mieux vous voir troquer votre hochet habituel d'innocente créature -poupée de chiffon ou bien balle de son- contre le sceptre grave et précieux de la dévotion -crucifix ou bien chapelet- qui sied si bien aux âmes matures...
Ho ! Je vous en conjure Mademoiselle, chassez de votre âme infirme d'infante les démons de l'insouciance ! Venez donc avec moi vous humilier le front contre les dalles rudes des cloîtres désertés ! Venez ensevelir votre blanche jeunesse dans le digne caveau où périssent bien vite les joies impures et les rires futiles de l'existence humaine. Entrez, à la suite des âmes vertueuses et des coeurs éteints aux passions terrestres, dans ce couvent que je vous désigne aujourd'hui, dans l'espoir que, peut-être, vous tomberez subitement et miraculeusement sous ses charmes dépouillés avant que d'avoir atteint l'âge des menstruations.
Répondez-moi promptement, candide mais vaine enfant.
139 - Le vieil époux de ma nièce et ma jeunesse d'esprit
Ma nièce,
Votre insolence mérite la sévérité la plus extrême. Non seulement vous vous moquez ouvertement des préceptes de la piété, mais en plus vous semblez honnir celui que nous vous avons désigné pour époux, j'ai nommé Monsieur de la Roche-Maillard, noble et riche vieillard de la meilleure lignée qui soit.
Est-ce donc simplement sa bosse qui met tant de répugnance dans votre coeur si puéril ? Allons, si ce n'est que ça ! Ca vous passera avec le temps, Mademoiselle. Vous vous accoutumerez bien vite à son beau panache. Il faut reconnaître que Monsieur de la Roche-Maillard porte beau, avec sa bosse.
Cela lui ajoute encore un air de noblesse désuet, qui ne manque pas de charme ma foi. Finalement votre futur époux me semble bel homme. Il est vieux, il est sale, il est laid, il est bossu, bancal, myope et chauve, il est vrai. Cependant je lui trouve quelque circonstance atténuante : il est riche.
Très riche.
Quant à votre humour sur la réalité de mon âge, vous serez justement punie. Avec rigueur, sans indulgence ni moindre pitié pour votre jeune âge. Sachez que je suis un enfant Mademoiselle, et cela en dépit de mes 34 ans que vous semblez railler de manière inconséquente. Je suis jeune d'esprit, de coeur, d'expérience, de sensibilité. Mes manières sont celles d'un enfant : je sais encore m'émerveiller sur la beauté des calvaires, la beauté des larmes, la beauté des tombeaux, et la laideur des femmes. Dans ma tête je dépasse à peine le cap des 12 ans. Dans mon coeur je suis demeuré au stade des gens de votre espèce, Mademoiselle. Par ma sensibilité j'atteins la profondeur et le mystère obscur des nuits les plus denses.
Je suis demeuré jeune d'esprit, et je m'en vais vous le prouver ici même. D'abord vous serez punie pour votre insolence à l'égard de ma digne personne. Votre humour, en effet, n'a point trouvé grâce à mes yeux. Je ne ris pas de vos piètres amusements de gamine ébaudie. Je suis sévère, rigoureux, dur et intransigeant avec les âmes insouciantes de votre genre. Je n'aime pas les enfants, surtout lorsqu'ils sont pleins de joie, de vie, d'insouciance et de légèreté : cela perturbe l'austérité des grandes personnes. Les enfants n'ont nulle importance à mes yeux. Seuls les adultes méritent toutes les attentions du monde. Surtout lorsque à juste titre ils se croient importants, et qu'ils sont riches. L'argent seul donne du prix aux êtres.
J'aime les riches moralisateurs, toujours tristes, toujours vêtus de noirs -couleur de la dignité-, qui ne rient jamais, qui condamnent les joies de l'existence, qui sont pieux avec ostentation, et qui méditent avec pessimisme sur le monde, drapés de noir, d'ombre, et de mort. Je les aime sinistres et lugubres, ces fantômes-là, ces aimables corbeaux, ces plaisants croque morts. Vous voyez bien Mademoiselle que je suis demeuré jeune d'esprit.
140 - Le plus vil des métiers
Regardez-les avec leurs blouses blanches maculées du sang de leurs victimes, regardez-les ces bourreaux modernes, ces dépeceurs de cadavres qui se targuent de caler agréablement vos estomacs avec les fraîches dépouilles de leurs proies scientifiquement engraissées puis criminellement découpées, consciencieusement mises en parcelles, professionnellement mises en étalage avec goût, art, raffinement. Regardez-les comme ils sont vils avec leurs gros bras de tueurs, leurs muscles de forças, leurs épaisses moustaches d'ogres, leurs pognes d'assommeurs, leurs horribles instruments de charognards ! Ils sont d'autant plus vils qu'ils s'ignorent tels qu'ils sont en vérité. Je veux parler des bouchers-charcutiers : artisans hautement méprisables, quoique rarement dénigrés par la société complice.
Laissez-moi rétablir la vérité ici, au nom de la civilisation trop vite oubliée, au nom de vos viscères indolents qui digèrent avec bonne conscience le fruit des oeuvres les plus ignobles de l'humanité. La boucherie est, entre toutes les professions, la plus méprisable qui soit. Contrairement aux idées imbécilement toutes faites, il y a dans ce monde non seulement des sots métiers, mais encore des corporations infamantes, barbares, criminelles. La boucherie fait indéniablement partie de ces corps de métiers indignes des sensibilités civilisées, des esprits éclairés, des consciences évoluées.
Allez donc visiter les abattoirs, vous les carnassiers primaires au palais si délicat, vous les connaisseurs qui, à travers vos achats honnêtes chez le boucher, faites honneur à la gastronomie française, vous qui vous enorgueillissez de contribuer à développer le petit commerce de proximité et à valoriser l'artisanat de qualité de nos chers petits quartiers si conviviaux...
Allez vous rendre compte sur place de ce que l'homme peut concevoir en ignominie, au nom des plus primaires instincts dictés par son ventre. Dans les abattoirs la mise à mort industrielle et le viol sordide des dépouilles animales sont des activités comme les autres, naturelles, saines, propres, très ancrées dans les moeurs, honorables aux yeux de tous. Et d'ailleurs ces activités bouchères génèrent beaucoup d'emplois, ce qui est le meilleur argument qui soit au monde, puisque très à la mode dans notre société obsédée par l'emploi. Dans les abattoirs on s'occupe de fournir à l'humanité la moins évoluée (la plus grande partie de l'humanité donc) de quoi satisfaire ses habitudes millénaires, et par la même occasion ses pires illusions nutritionnelles.
Et tout ça sans le moindre respect pour l'animal, évidemment. Mais on ne s'attarde pas à ce genre de délicatesses dans le milieu des « viandars ». L'industrie ne connaît pas d'états d'âmes : la réalité économique avant tout. Il faut dire que la dignité est un luxe lorsque des emplois sont en jeux...
Les animaux ne sont que plus des choses dès qu'ils passent le seuil de l'une de ces « usines à viande » avec leurs hordes de primitifs hilares avides de sculpter la chair morte jetée en pâture à leurs sauvages assauts. Votre boucher est aimable avec son rire bonhomme et son sens commercial, c'est bien connu. Détrompez-vous cependant sur l'état des choses telles que vous les voyez : derrière ces civilités de bon aloi règne la plus parfaite sauvagerie. Le métier de la boucherie est pourtant très formateur pour la jeunesse et on ne s'arrête pas à des considérations aussi puériles face à l'enjeu économique que représente la profession vous diront les anciens... Je veux parler de ces pauvres brutes dégénérées ignares qui en général meurent de la cirrhose du foie ou du cancer des poumons ou plus souvent, juste retour des choses, de maladies du coeur. Charcuterie oblige.
141 - Le testament d'un amant moribond
Le tourbillon des jours qui passent s'achève. Je vais mourir. J'emporte avec moi des pierres millénaires et la pluie du ciel, le reste de mes rêves et encore la musique du vent jouant dans vos cheveux : tout l'héritage de mon passage sur Terre, le seul or qui vaille d'être emporté.
Avec vous j'ai porté le regard jusqu'aux étoiles, et j'ai frémi en approchant l'infini : à deux pas de vos salons. J'ai atteint quelque mémorable sommet, et je me suis ému au bord du vide : celui de vos conversations. Je vous ai aimée et j'en ai éprouvé quelque vertige : emporté par l'ennui.
Maintenant je vais mourir.
J'ai construit avec vous un édifice dédié autant à l'éternité qu'aux tasses de thé, l'oeuvre indestructible qui survivra à tout sur cette Terre et qui perdurera plus loin que mes os jaunis. L'Amour ma bien-aimée, l'Amour est bien la cause de tous nos soucis, de tous nos transports. J'aurais connu les vicissitudes qu'il draine ordinairement avec lui. A vos côtés j'ai appris la souffrance mondaine, les us de vos amies lettrées, les chapeaux à plumes. Et le pardon véritable.
Je vais partir. Ne pleurez pas, parce qu'au long de toutes ces années qui vous restent à vivre sans moi, mon banquier vous tiendra compagnie. Prenez soin de vous, puisque c'est vous la vivante et moi le moribond. En attendant de venir me rejoindre.
Lorsque votre tasse de thé sera définitivement refroidie.
142 - Tous égaux
Je ne suis pas différent de vous. Je mange, bois, dors comme tout un chacun. Certes je n'ingurgite pas l'eau du robinet comme le font communément les indigents. Le seul breuvage qui agrée à mon palais est le champagne de grande cuvée. J'ai besoin autant que vous de m'hydrater. Je ne m’alimente pas dans vos cantines ouvrières c'est vrai. Seulement chez mes traiteurs attitrés. Cela n’empêche pas que j'ai autant besoin que vous de quotidienne nourriture. Je ne dors pas dans vos bouges, le sort ayant fait que je loge dans un hôtel particulier. Mais si je dors sous des lambris de marbre et des lustres dorées, c'est d'un sommeil aussi paisible, aussi moelleux que le vôtre.
Les différences de prix entre nos draps, de saveurs entre nos plats, de qualité entre nos verres sont superficielles. La forme seule nous sépare, mais le fond nous unit indubitablement. Fondamentalement nous nous ressemblons.
Ha ! Vous parlerai-je de mes soucis boulevardiers ! Vous pensez sans doute que je coule des jours faciles entre les soirées chez la Marquise et les sorties au théâtre... Détrompez-vous, les problèmes me minent : la domesticité de nos jours laissant à désirer, que de peines avant de trouver la perle rare ! Entre celle qui se fait engrosser par mégarde et celle que l’on est obligé de renvoyer dès le premier mois (sans gages, heureusement), quels ennuis !
Mais je sais rester simple. Comme vous, mes préoccupations quotidiennes sont très terre à terre : la façon de positionner mon chapeau, l’heure des réceptions chez la Marquise, comment éviter les fautes de goût dans mon apparence vestimentaire... Ennuis qui peuvent m'ôter le sommeil. Mes soucis mondains sont aussi pénibles que vos soucis d'argent. Certes les tracas diffèrent, mais le coeur humain lui ne change pas. Le mien est aussi tourmenté à cause de la position de mon chapeau sur ma tête que le vôtre l’est à cause de vos fins de mois difficiles.
143 - Un bouffon bien rigide
A mes funérailles je serai le héros, une dernière fois. On me pleurera, on me chantera, on m'encensera avant de m'ensevelir. Bien coiffé, bien mis, bien droit, cravaté, impassible, je serai en représentation devant les vivants. Sage. Muet. Pas contrariant. Presque beau. Un cadavre ordinaire en somme.
Mes amis, s'il m'en reste encore assez pour meubler l'air, me regarderont avec curiosité. Comme si à leurs yeux j'eusse dû être immortel. Trop accoutumés à me voir vivant pour me croire déjà mort. Ils tiendront tous à m'offrir les services funéraires les plus beaux, les plus onéreux. Ils financeront les obsèques pour faire bonne figure devant le mort, la réputation du cadavre rejaillissant automatiquement sur eux. Merci mes amis, je n'en demandais pas tant.
Mes ennemis, eux, n'en reviendront pas non plus. Et, trop émus de me voir ainsi étendu, ces imbéciles deviendront d'un seul coup mes amis. Ils me trouveront finalement plein de qualités.
Mes femmes, mes amantes, toutes ces légitimes, ces pas légitimes, les belles, les moins belles, les inconsolables, les consolées, les dépitées, les ravies, elles seront toutes là. Certaines me maudiront encore. D'autres, avec ostentation, me chériront davantage que de mon vivant. Une ou deux brûleront d'envie de me cracher dessus en ricanant : mes favorites peut-être. Même pas le respect des morts... En voyant mes traits tirés par le voile opaque de la mort, toutes, unanimement, me trouveront une meilleure mine qu'à l'accoutumée. Et ce harem de pleureuses et de ricaneuses me mènera jusqu'au lieu du Grand Bal. Et j'emporterai avec moi les dernières larmes, les derniers crachats récoltés sur cette Terre peuplée de jalouses et de perfides.
Amis, ennemis, femmes, hommes, chiens, tous à mes funérailles m'accompagneront et me rendront un dernier hommage ou me feront un dernier outrage.
Mais moi je serai déjà trop loin pour les entendre. Je serai enfin arrivé à destination. Dans un port de lumière.
Et là je pleurerai.
144 - Réponse faite à un fat
Si vous estimez que mes textes ne sont pas à la hauteur de votre prétentieuse personne "à la sensibilité si aiguisée, si particulière", je ne vous oblige nullement à émettre vos commentaires stériles...
Taisez-vous donc quand un prince s'exprime, et laissez-le parler quand il a quelque chose à dire ! Admirez-moi, louez-moi, faites mon éloge plutôt que de me railler de la sorte, cela sera assurément plus constructif. Vous n'êtes qu'un faquin, tandis que je pourrais être votre maître. Vous n'avez pas le droit de vous exprimer en ces lieux si c'est pour conspuer ma si belle et si chère personne. Je suis le seul, me semble-t-il, a avoir le droit de porter une couronne ici. Il n'y a qu'un paon dans cette estimable cour, qu'un coq, qu'un Pégase. Et cet hôte joli, c'est moi.
Il n'y a qu'un beau plumage véritablement, et c'est le mien. C'est mon plumage. Rien que le mien. Souverainement, fatalement, définitivement.
Je n'ai de cesse d'admirer mon très évocateur et très beau nom.
145 - La dentelle et l'épée
Madame,
Comme vous avez tort de conspuer ce beau spécimen que je suis !
Vous ai-je donc autant convaincue que j'étais vexant vis-à-vis de la belle gent ? Bien au contraire, je rends hommage à celles qui par leur charme, leur beauté ou même leur touchante laideur savent si bien faire de moi cet amant fou qui vous déplaît tant aujourd'hui. Prendrait-on mes éloges pour des offenses ?
Ce sont toujours les idéalistes de l'amour qui s'en prennent à ma quiétude et font de moi un Casanova de la plume. Ma séduction ne tient guère que dans ma plume d'ailleurs. Mais abandonnerai-je donc ici mon habituel panache pour oser avec vous l'aventure de l'amour sans arme ? Je doute que l'expérience vous plaise davantage. Vous faites partie, j'en suis persuadé, de ces amantes qui dans le jeu fiévreux de la séduction réclament plutôt maints détours de plume, jolis coups d'épée, inextricables intrigues épistolaires et tortueux discours donjuanesques.
Le romanesque vous plaît, c'est évident. Les émois livresques ne font qu'augmenter la soif inextinguible de votre coeur de femme, et le fiel de l'amour, pourvu qu'il soit enrobé de dentelles soyeuse et de plume virile, ne vous est pas chose si désagréable.
146 - Procès de la laideur
Les femmes laides ne valent rien. Ce sont de ridicules amantes, de désagréables compagnes, de risibles faire-valoir. Les femmes laides ont cet inconvénient majeur par rapport aux belles femmes, c'est précisément qu'elles sont laides.
D'où la supériorité de la beauté sur la laideur chez la femme.
Si les femmes laides sont délaissées, c'est qu'elles le méritent pour la bonne raison que leur laideur est un naturel repoussoir. Ce qui fait la valeur de la beauté, c'est qu'elle répond à des lois injustes qui échappent à notre volonté égalitaire, à notre souci de nivellement, à la standardisation de notre société. Cela fonctionne exactement comme la grâce : elle peut tomber du ciel sur n'importe quelle tête. La beauté d'une femme ne dépend nullement de son bon vouloir mais des coups de dés du Ciel. Ou si on préfère, de la Nature. Et c'est très bien ainsi. Que les ennemis de l'injustice naturelle fassent donc le procès de la Nature et qu'ils rendent d'un coup de baguette magique la justice selon les références humaines... Toutes les femmes seraient belles, hélas ! Et la beauté perdrait du même coup tout ce qui fait son charme.
Ce serait la dictature de la monotonie.
Vivent les femmes laides et tant pis pour elles ! Grâce à leur laideur l'on mesure la valeur inestimable de la beauté.
P.S.
Que les femmes laides se rassurent, j'ai par ailleurs maintes fois fait l'éloge de leur laideur.
147 - Le passage du plombier : une affaire de muses
J'aime la poésie et ses charmants mystères. La poésie, la vraie : tout ce qui n'est pas livresque, sophistiqué, littéraire. La poésie, l'authentique : tout ce qui est grossier, banal, prosaïque.
La poésie digne de ce nom n'est pas logée dans les étoiles ni dans le coeur des amants, mais tout simplement dans la fange du caniveau ou dans l'estafette du plombier, entre clé de 12 et tuyauteries. Les imbéciles l'imaginent siégeant dans les nues.
Chanter l'amour, béer à la Lune, quoi de plus ennuyeux ? Que de coeurs vulgaires sensibles à ces niaiseries ! Mais rêver au bord d'une rigole fangeuse, méditer à propos du passage du plombier... Quelle affaire ! Les âmes esthètes sont seules capables d'accéder à cette émotion.
La poésie est un oiseau rare qui ne se laisse pas mettre en cage.
Je fais partie de cette belle espèce capable de verser une larme au passage du plombier ou devant les écoulements nauséeux du trottoir.
148 - Homère, cet indigeste compilateur de vers
Homère est l'auteur d'une oeuvre auguste, fondatrice, universelle. Il a jeté les bases de notre culture, il incarne les racines de notre littérature. Cependant, prises dans leur ensemble, les oeuvres de Homère sont ennuyeuses à mourir.
Homère est donc un mauvais auteur. Célèbre depuis deux mille ans et reconnu certes, mais fondamentalement mauvais. Qui a lu jusqu'au bout, dans ses moindres détails et avec fébrilité l'Iliade, l'Odyssée ?
149 - Lettre envoyée aux proxénètes de la culture
Monsieur le Ministre,
La pollution touristique à Montmartre a atteint des proportions insupportables. L'Etat cupide et démagogique que vous avez l'honneur de servir est en train de prostituer la France aux touristes vulgaires, laids, dégénérés et majoritairement incultes.
Ces idiots de touristes bariolés et armés de caméscopes, ces mangeurs de glaces industrielles vêtus de shorts, enfin ces pauvres hères issus de la civilisation "sac banane" sont en train de dénaturer définitivement Montmartre, et cela avec l'assentiment des proxénètes de la culture de votre espèce.
Aujourd'hui il semble que le Ministère de la Culture n'est plus l'organe essentiel de la promotion de nos culture et art de vivre, mais plutôt le centre de gestion infâme d'un bordel culturel pour touristes. Avec l'invasion massive de ces clients de la France une nouvelle pornographie est née.
J'ose dénoncer ici les maquereaux oeuvrant dans votre ministère. Ils vendent sans scrupule la digne et belle France à une humanité déchue et ventripotente en mal d'authenticité frelatée : aux heures de pointes touristiques Montmartre est devenu le lieu le plus laid de la capitale.
Là, on vend aux troupeaux humains venus d'ailleurs (et au prix fort encore) de la France en plastique, de véritables colifichets « made in China », de l'authentique cuisine « qualité touristique ». Montmartre est la grande prostituée de Paris. Souillé, piétiné, envahi par des hordes d'imbéciles moyens, Montmartre n'est plus qu'un vulgaire supermarché d'une France de pacotille et de rapins. Là-haut sur la Butte la France a été mise sur le trottoir, à la merci de clients dénués de goût mais pleins de devises.
Et les collaborateurs de ce tourisme bas de gamme siégeant au Ministère de la Culture se félicitent de cette invasion : la France se vend, la Putain tricolore s'enrichit. Soyez loués vous les proxénètes du Ministère de la Culture. Grâce à vous « Montmartre la putain » assure des emplois. Elle rapporte un maximum d'argent à ses maquereaux. Montmartre fait du chiffre.
Et c'est la raison pour laquelle je vous écris cette lettre.
150 - Monsieur travaille !
Comment, vous vous abaissez à travailler, vous mon plus cher ami ? Eh bien ! Vous perdez d'un coup toute l'estime que j'avais pour vous Monsieur...
Ainsi vous vous adonnez à ces espèces d'occupations viles et méprisables qui consistent à besogner de ses mains comme un vulgaire manuel ? Vous n'avez donc pas, comme tout homme de bien qui se respecte, de valets, de bonniches pour faire à votre place les besognes et corvées manuelles ?
A partir de maintenant vous n'êtes plus mon ami Monsieur. Je ne vous connais plus. Vous me faites trop honte. Songez-vous donc à ma chère réputation ? Me faire l'ami d'un manuel... Quelle ignominie !
Je regrette infiniment de vous avoir eu pour ami pendant un temps Monsieur. Si j'avais su que vous vous adonniez au labeur et que vous n'aviez pas de domesticité à votre service il est bien évident que jamais je n'aurais contracté cette regrettable amitié avec vous... Déjà que vous étiez dépourvu de particule... J'ai daigné vous avoir pour ami du bout des doigts, avec un certain mépris de circonstance parce que vous n'aviez point de particule. Mais à présent que je sais que vous travaillez, tout est fini entre nous Monsieur.
Définitivement, irrémédiablement, fatalement.
Vous avez mon plus profond mépris, Monsieur le laborieux. Je vous crache au visage Monsieur le manuel. Je vous ignore, Monsieur le gueux.
Adieu, Monsieur.
151 - Deuil
Aujourd'hui est un grand jour. Raphaël est mort. Il est là, étendu dans son linceul morbide composé de draps douteux, les yeux clos, les traits pacifiés, les mains crispées, les cheveux sales. C'est un cadavre un peu bizarre. Il est mort après bien des souffrances. Il s'est débattu jusqu'au dernier souffle contre tous ses démons réels et imaginaires. Et il pue déjà, ce cadavre contorsionné !
On va inhumer cette dérangeante dépouille. Mais avant on va la contempler. Se repaître du spectacle morbide, pathétique de ses contorsions figées dans la glace de la Mort. C'est toujours fascinant à voir un macchabée : ça nous renvoie en pleine figure l'image de notre état de futur macchabée.
Sa peau a pris le teint blafard caractéristique de la mort. Il faut se rendre à l'évidence, il est bel et bien mort le bouffon. La Mort a fini par lui clouer le bec. Définitivement.
Regardez-le comme il fait piètre figure à présent qu'il est passé de l'autre côté... Finies les fanfaronnades, finies les hâbleries, les grosses farces, les bravades, les joyeuses railleries... Il est mort le bouffon. Bel et bien mort. Maintenant c'est lui qu'on plaint. Il fait pitié à voir en cadavre échevelé, déguenillé, tordu comme un pantin brisé. Pas très joli à regarder. Il n'aura pas eu le dernier mot cette fois : il avait la Camarde pour détractrice.
Maintenant on va le mettre en terre. La cérémonie est vite expédiée. Ca y est, sa dépouille est dans les entrailles de la terre.
On va pouvoir continuer à se lancer en paix des fleurs et des roses guimauves à la figure. Parler entre nous de tout et de rien, de la météo ou de Tartempion... Mais plus de ce diable d'Izarra !
Sans lui on va peut-être s'ennuyer. Quand même, il risque de nous manquer le bougre... Allez, adieu Raphaël. On t'aimait bien tu sais... Tu es parti rejoindre tes chères étoiles, alors bon voyage dans ton éternité.
Adieu et bon débarras !
152 - La grâce vaut mieux que le mérite
En dépit des faits intégrés, admis et universellement applaudis de la Révolution et du caractère de plus en plus impopulaire et irréaliste de mes points de vue sur les choses et les hommes de ce monde, ma sensibilité de chevalier me pousse à demeurer attaché à l'appropriation par l'élite aristocratique de la culture, de l'Art, des connaissances, de la science.
Je suis pour le non-partage des richesses immatérielles avec la masse. Transporter des cours universitaires jusque dans les bidonvilles pour instruire des illettrés est un non-sens, une mesure faussement humaniste. L'on voudrait donner accès aux études à n'importe qui, à des gueux, à des roturiers ? Le rôle de ces exclus de la culture est de faire valoir la générosité des chevaliers de mon espèce caracolant sur leurs beaux chevaux blancs.
Les prolétaires sont faits pour être pris en pitié par les âmes nobles qui leur font de temps à autre l'aumône avec condescendance. Là est le véritable humaniste. Je suis opposé à l'iniquité de la "méritocratie".
Seul "l'état de grâce" a du prix à mes yeux.
Le mérite a ses limites. Celui qui par son travail, son courage et ses vertus accède à certaines richesses, à quelque palme se hisse injustement au-dessus des autres prétendants au bonheur, au confort, à la justice. Et de quel droit celui qui est né plus talentueux, plus courageux, plus vertueux que les autres s'accaparerait-il les richesses de ce monde ? Les bandits, les idiots, les paresseux ont aussi un droit de jouissance inné sur les biens de cette Terre. Ne sont-ce point des êtres humains comme les autres ? A ce titre ce droit leur est acquis.
La grâce élit des têtes sans distinction de classe ou de mérite. C'est un principe divin, gratuit, poétique et par conséquent infiniment juste et beau.
C'est précisément l'esprit des chevaliers.
153 - Les poètes du vent
De nos jours l'art poétique s'est démocratisé en bassesse et incompétence. Et, se répandant dans toutes les sphères du possible (de la plus inepte à la plus insane, de la plus populaire à la moins honnête, de la plus minuscule à la plus infâme), la poésie est devenue prétentieuse, soporifique, creuse.
Et pour lui donner plus de poids, un cachet, bref pour faire impression sur les imbéciles, on la fait comiquement hermétique. Là où je ris, d'autres s'extasient. Ou feignent de s'extasier. A moins qu'ils ne croient vraiment à la valeur de ce qu'ils lisent, dupés par l'imposture du verbe mis en vers sous les plus ridicules prétextes.
Ici on chante le ciel bleu et les oiseaux, mais on les chante dans un langage parfaitement abscons. Là on peint l'imaginaire "émoi cosmique" issu de la cervelle la plus ordinaire qui soit, et c'est grotesque, pitoyable.
Ainsi l'art poétique a été si dévalué qu'un simple, inoffensif ciel bleu devient chez le poète une affaire d'état ou un enjeu phraséologique aux conséquences infinies... Ou bien la plus insignifiante des humeurs tourne, sous la plume d'immatures auteurs, au raz-de-marée verbeux.
Nul ne sait plus discerner l'art véritable des simples gammes que fait sur son piano l'élève qui a encore tout à apprendre de la musique. Un quidam improvise selon son intuition maladroite sur le clavier : il en sort du bruit et les ânes applaudissent... Ils n'entendent eux-mêmes rien à la musique mais ils applaudissent quand même, trop heureux de pouvoir ajouter du bruit au bruit, histoire de s'exprimer eux aussi, à leur manière, dans cette cacophonie générale.
Chacun s'exprime avec ce qu'il possède : pour certains ce sera avec le vide, pour d'autres ce sera en tapant des mains. Remarquons que les premiers offrent un écho aux seconds, sachant que le vide fera toujours résonner le moindre son.
Surtout lorsqu'il émane de cloches.
154 - Un directeur d'institution bien naïf
Madame,
J'ai pris connaissance avec un grand mécontentement de votre lettre. Ainsi vous prétendez que les jeunes filles de cette digne institution religieuse que j'ai l'honneur de diriger s'adonnent à la luxure la plus éhontée ? Vos affirmations choquent la morale, Madame. Vous vous faites ici l'écho de rumeurs parfaitement infondées, de ragots infâmes sans doute diffusés par les ennemis de la religion.
Comment avez-vous osé m'écrire de telles choses, vous qui êtes pourtant une ancienne pensionnaire de cette institution ? Est-ce donc là le résultat de la saine éducation prodiguée aux jeunes filles de bonnes familles entre ces murs choisis ? Vous corrompez l'éducation honnête que l'on vous a donnée en ces lieux Madame.
Vous ne faites pas honneur à vos précepteurs Madame, en prétendant avec autant d'impudence que derrière les murs de cette institution nos Demoiselles se livrent à un commerce immoral avec des débauchés... Vous faites preuve d'une bien grande effronterie pour oser affirmer avoir vécu de telles turpitudes au temps où vous étiez chez nous, et jamais l'on a vu chez nos sages et vertueuses Demoiselles semblable impertinence, ni pareille démesure dans la licence, ni telle outrance dans le langage !
Aucune jeune fille bien élevée ne songe, sachez-le bien Madame, à des choses aussi horribles, aussi répugnantes et aussi impies que ces chimères libidineuses que vous avez évoquées. Et s'il en est quelques-unes qui évoquent de temps à autre quelque galant jeune homme ou bien tel Monsieur entr'aperçu et qui avaient une belle prestance, croyez bien Madame que c'est toujours en termes honnêtes. Jamais les propos entendus ne dépassent les limites bienséantes du coeur, et les pensées elles-mêmes, pourtant secrètes, ne vont pas au-delà, j'en suis persuadé, du discours public et platonique.
Lorsqu'une de ces honnêtes Demoiselles dont j'ai la charge s'émeut vivement au nom de tel ou tel visiteur étranger de l'institution, c'est soit à cause de sa belle toilette (à entendre certaines), soit c'est au nom de l'épée qu'il porte au côté. Curieusement ces épées sont très souvent un vif sujet d'émoi chez nos jeunes filles. Simple lubie juvénile, bien innocente ma foi.
Bref, soyez certaine Madame qu'aucune de ces Demoiselles ne songe à mal en ces circonstances. Mes élèves me sourient de manière bien innocente, lorsqu'elles me parlent de l'épée de tel ou tel visiteur, et je les laisse toujours aller s'ébaudir ensemble comme des enfants derrière les murs de notre chapelle, ne leur interdisant même pas de prendre la main à ces visiteurs impromptus, tant ma confiance en leurs vertus est grande. Ces étrangers de l'institution sont devenus des habitués d'ailleurs (je les connais bien à force de les voir, et ils sont plus amis qu'étrangers, comment pourrais-je les soupçonner ?).
De leurs chastes divertissements, ces Demoiselles me reviennent chaque fois apaisées, sereines, comme épanouies. Cela m'inspire d'ailleurs les meilleures certitudes quant à leur avenir conjugal. Ce seront des épouses honnêtes et ignorantes au jour de leur légitime hyménée car bien accompagnées aujourd'hui.
Avec quelle charmante naïveté elles évoquent les épées de ces Messieurs ! Elles me racontent qu'elles n'ont de cesse de les toucher, de les caresser (il faut dire que certaines sont ouvragées avec art), voire même de les baiser... C'est à rire de bon coeur tant c'est frais, touchant, charmant ! Je crois bien que toutes les jeunes filles de l'institution ont déjà goûté aux épées de ces prestes moustachus galonnés. Comment pouvez-vous donc raconter qu'il se passe chez nous toutes ces horreurs en rapport avec la chair ? Cela ne se peut, Madame.
Cela est vraiment touchant de voir à la fin de la récréation vespérale ces Demoiselles revenir de derrière les murs de la chapelle, où je les laisse jouir un peu de leur liberté, si restreinte le reste du temps (pensez donc, ce sont des pensionnaires cloîtrées toute l'année à l'institution)... Elles me reviennent à chaque fois les yeux ravis, le sourire aux lèvres et les habits biens mis, consciencieusement réajustés et... Et ma foi c'est curieux à vrai dire... A présent que j'y songe...
Certaines ont des brins d'herbes dans la coiffe, d'autres des mèches folles qui sortent du chignon et presque toutes ont l'haleine singulière... Mais suis-je bête !
Tous ces signes, ces symptômes ne peuvent tromper : c'est la preuve qu'elles ont joué à colin-maillard ou à je ne sais quel autre jeu d'enfant, et que prises dans ces espiègleries, ces farandoles et tourbillons qui siéent à leur jeunesse, elles n'ont point vu la racine malencontreuse ni pris garde à la pomme trop mûre cueillie à la hâte, dans la fougue de leur âge (il pousse nombre d'arbres fruitiers derrière la chapelle de l'institution), gâtant ainsi leur fraîche haleine... Omettant se s'essuyer après avoir croqué le fruit et l'avoir savouré en toute innocence, leur haleine exhale naturellement quelque effluve superflu.
Enfin bref, l'important est que ces galants visiteurs qui rendent parfois visite à nos jeunes filles leurs changent les idées avec leur épée (ces jeunes filles ont vraiment d'étranges centres d'intérêt, j'en conviens, mais c'est là un mystère que je ne suis pas encore parvenu à percer chez elles).
Maintenant n'allez plus m'inventer, Madame, d'odieuses considérations. A la lumière de ce que je vous ai relaté, constatez que les évocations libidineuses sont étrangères de mes élèves et qu'elles sont vôtres uniquement, parce que votre âme est perturbée, parce que votre chair a des penchants contre-nature, et parce que le péché semble vous plaire, Madame.
Adieu Madame, et laissez-moi me consacrer à l'éducation des jeunes filles que m'ont confiées les meilleures familles du pays. Je suis trop lucide pour ne discerner que piété, pureté et jolies pensées dans le regard de ces Demoiselles.
Tout le reste, ce sont vos vues mensongères Madame. Ce sont vos vices, et rien que vos vices.
155 - Un cadeau pour la Camarde
Madame la Mort aux beaux yeux noirs m'a prêté sa faux, sa belle faux sonore qui crisse quand elle tranche. Avec cet instrument jardinier magistral, j'ai eu l'idée de raser les herbes folles qui s'élèvent hardiment de mes terres : ronces des concessions, chaînes du quotidien, épines du prosaïsme, vanité du paraître. Je dois couper tout cela. Rien ne doit dépasser ma cheville.
Il faut que je sois le maître chez moi. Il me faut soumettre à ma loi la flore que je foule. Du matin au soir, tout doit donner l'impression que je domine. Sous le poids inconsidéré de mon ombre qui passe, la tige pimpante ploie jusque dans la poussière. Si elle a l'audace, la folle, d'ériger la tête, impitoyablement je la lui ôte.
Madame la Mort m'a prêté sa belle faux qui crisse, et j'ai mis un peu d'ordre sur mes terres. Toute la sainte journée mon bras a fait sa besogne. Arpentant des heures durant les étendues de mon domaine, j'ai amassé l'herbe rebelle vaincue par le fer justicier. De ce foin de géhenne j'ai fait une meule. Puis j'ai engrangé.
Et le jour ou légitimement Madame la Mort est venue reprendre son outil, me demandant au passage de prendre ma vie, au lieu de lui remettre cette dernière, trop chère à mes yeux, je lui ai fait don de mon ivraie. J'ai côtoyé la grande Dame et me suis montré plus rusé qu'elle : je l'ai regardé repartir croulant sous le poids de mon offrande.
Depuis ce jour Madame la Mort aux yeux si noirs, si profonds ne m'a jamais plus importuné. Je ne songe plus aux ronces : emportées par la Faucheuse ! Exorcisées !
Voilà pourquoi aujourd'hui je suis encore de ce monde, plus vivant que jamais, le coeur léger. Plus fort que la mort, plus fort que les rêves qui se brisent contre la dureté du quotidien, c'est l'amour que je porte aux étoiles.
156 - On m'a reproché d'avoir dit "Nègre"
Un détracteur, sans doute pétri d'un humanisme bien sirupeux, m'avait reproché d'avoir employé le terme "Nègre" pour désigner un Africain à peau noire, et voici ce que je lui ai répondu :
Sachez, inconséquent Monsieur, que la négritude n'est point une déchéance. Il n'est pas offensant d'user de ce terme pour désigner mon semblable descendant de Cham. L'espèce nègre est une espèce noble, comme toutes les espèces humaines. Auriez-vous mieux aimé que j'emploie le terme "black" pour faire jeune, pour faire moderne, et être en même temps lisse, docile, bovin dans l'esprit ?
Je ne saurais succomber aux phénomènes très à la mode de "gentillesses" faussement respectueuses, comme ces mots qui édulcorent les Nègres et les éclaircissent, pour en faire des presque Blancs (voyez Mickaël Jackson, il a pris au pied de la lettre cette manie d'édulcorer, de "dénoircir" les Nègres, et c'est grotesque, pitoyable - mais il est libre de se faire blanchir le visage si cela l'amuse, je ne vais pas lui interdire de dépenser comme il l'entend ses millions de dollars).
Quant aux nains, que croyez-vous donc qu'ils sont ? Des Gulliver, des sportifs de haut niveau, des champions de hockey sur glace, des basketteurs professionnels ? Et les vieux moribonds, que sont-ils pour vous ? Des nouveau-nés pleins de santé et qui ont la vie entière devant eux ? Allons, un peu de maturité, et de bon sens ! Ne soyons pas comme ces précieuses ridicules pleines d'une affligeante sensiblerie citadine et séniles avant l'âge.
Un peu de virilité, que diable ! Sinon la mort et la souffrance n'existeront plus du tout, puisqu'on les désignera du bout des lèvres, du bout des doigts, et les hommes ne seront jamais adultes. On en est arrivé à emprunter des chemins tortueux pour désigner les moribonds, comme si on voulait à tout prix se voiler la face devant la réalité. "Personne en fin de vie", dit-on à leur sujet de nos jours... Alors pourquoi pas "individu ayant involontairement accédé au degré le plus élevé de forme physique défaillante" ? Et pour les Nègres, pourquoi ne pas les désigner (pour ne surtout pas parler de leur négritude, si offensante quand on la nomme de manière trop évidente...) de cette manière-là : "personnes issues des terres blacks situées dans le continent au sud de l'Europe" ?
Cessez donc, vous les pauvres anonymes, d'être des victimes du nivellement culturel mondial, ne soyez pas des produits, des robots, des singes mimant les modèles imposés. Réfléchissez, inventez, soyez créatifs, soyez riches de différences, soyez critiques, soyez libres.
Soyez des hommes.
157 - Je défie un piètre rival
Monsieur,
Je me targue, me vante, m'honore d'être un oisif, un esprit bourgeois, un hypocrite, un lâche, un profiteur. Mais je suis également un seigneur, contrairement à vous qui n'êtes qu'un vil serviteur incapable de me défier, de me toiser dignement. Vous faites partie de ce vaste et ordinaire troupeau sans coeur et sans hargne pour qui les politesses valent mieux que des coups d'épée. Je suis un Cyrano plein de morgue, de superbe, de panache et je suis toujours prêt à passer au fil de ma plume les gens banals de votre espèce qui ne savent écrire que des choses banales, mille fois entendues, et donc sans intérêt aucun pour un bel esprit digne de ce nom... Je vais vous donner une bonne leçon. Je vous prouverai que je suis ce que je prétends être : la chose la plus passionnante qui soit au monde. A mes yeux, bien entendu. Cela vous changera certainement de vos écrits nombrilistes et locaux qui ont le défaut immense de me déplaire.
158 - Un poète sans coeur
En vérité je vous le dis, dans l'existence je n'aime véritablement qu'une chose, qu'une étoile, qu'un idéal : la Poésie. Autrement dit le rêve, les humeurs pures et délicates de l'esprit, la lueur bleutée de l'amour spirituel, la beauté gelée de la mort, la beauté glacée des chastes amours, la beauté froide des esthétiques émois, et accessoirement, la laideur des femmes et le charme suranné des bossus.
Ma mie n'est après tout qu'une des réductions terrestres de mes plus pures aspirations célestes. Et, tel un cloaque clos, son hymen certes encore inviolé mais voué aux plus infâmes turpitudes de la chair, ne me rappelle finalement que les bassesses terrestres auxquelles, fondamentalement, je n'aspire pas.
L'amour charnel n'est plus une science ni un art pour moi, mais plutôt un exercice quotidien purement hygiénique, strictement alimentaire, essentiellement animal. Comme le boire et le manger : rien qu'un des plaisirs profanes qu'il nous est donné de connaître en cette vallée de larmes. C'est dire que je me suis assez vite lassé de ces espèces d'ennuyeuses formalités nuptiales... J'ai fait le tour de ma mie, et à présent je n'aspire plus à accéder aux sommets de sa chair flatteuse, mais à ceux de son esprit. Et à travers cette quête assez anecdotique des beautés de son âme, à la Poésie suprême qui siège ici et partout et que l'on nomme communément "Cosmos".
Je suis une âme presque désincarnée, un feu follet, une pierre de lune, et j'erre déjà dans les hauteurs cosmiques de l'Harmonie suprême. La Poésie m'a éloigné de mon morne chemin terrestre, et m'a davantage rapproché du divin.
J'aime oui. J'aime en égoïste, en esthète et en froideur. Et qu'aimé-je donc si impérieusement et plus chèrement que mes frères humains ?
Rien d'autre que la Lyre.
159 - Le plus grand poète doit faire dans les deux mètres
Je ne saurais concevoir la poésie comme un émoi pour élite, prétentieux, à la Chateaubriand. Je crois moins aux sentiments littéraires élevés, finalement assez loin de l'authenticité de l'homme ancré dans le quotidien, qu'aux sentiments plus courants certes moins élevés (face aux académiques panthéons d'airain) mais plus proches sur le plan humain.
N'oublions pas que la culture n'est jamais qu'un artifice de l'esprit dans une civilisation donnée et qu'elle n'a aucune valeur sur le plan spirituel. La littérature, ça n'est finalement qu'un bagage terrestre, social, horizontal. Nul besoin d'être un lettré pour être dans la vérité. La poésie de Rimbaud ou de Hugo n'a aucune valeur chez les sauvages d'Amazonie.
Ma définition de la poésie n'a rien à voir avec celle des exégètes compassés comme le furent Aragon et Cocteau, artificiels à force d'érudition, monstrueux à cause de leur distance avec la masse ignorante.
La poésie c'est selon moi, tout simplement, tout bêtement et tout "prosaïquement" une certaine pureté de l'âme. Il ne suffit pas de savoir versifier sur le plan technique pour être poète. Mais on n'est pas pour autant poète en ne sachant pas versifier.
La versification n'est que le caractère formel, temporel, académique de la poésie, elle n'a qu'une valeur strictement littéraire : c'est beau parce qu'on sait lire, écrire, qu'on a une culture livresque. Les mots mis en vers ne peuvent émouvoir que des mortels sachant lire, donc des êtres limités par leur culture, leurs oeillères académiques. Ce qui émeut les âmes de manière universelle a beaucoup plus de valeur : là est la véritable poésie.
Les étoiles, la Lune ou la forêt sauvage ont certainement remué beaucoup plus d'âmes vierges de toute pollution culturelle que tous les vers compliqués des milliers de "poètes" que la Terre a portés à travers toutes les civilisations.
Après tout le véritable poète est celui qui sait atteindre les étoiles du ciel ainsi que l'âme de son prochain. Tout le reste n'est finalement que de la forme et non du fond.
Autrement dit de la pure, stricte et vulgaire littérature.
160 - La plume et le plomb
C'est un grand péché à mes yeux que de se faire ennuyeux auprès de son lectorat. Je blâme les auteurs ennuyeux plus soucieux de se plaire à eux-mêmes ou à leurs pairs que de se montrer plaisants à leurs lecteurs. Ce qui est fort méchant. Une bonne littérature, c'est une littérature qui touche la sensibilité. Et non l'intellect.
Vaine littérature que tous ces sujets prétentieux traités avec une gravité ridicule ! Ennuyer le lectorat avec des mots comme des enclumes, quel crime ! Un auteur qui prend des airs d'universitaire pour ajouter du crédit à son texte austère, ça apportera certainement un peu plus de lustre à ses lauriers, mais pas nécessairement au texte lui-même.
Ecrire des oeuvres ennuyeuses est un exercice certes fort plaisant pour l'écrivain, surtout si, tout pénétré de son importance il se prend au sérieux comme tout coquelet digne de ce nom. Las ! Les oeuvres graves souvent sont profondément soporifiques. En général le volatile à la plume pesante est pétri d'un orgueil tout parisien, et sa crête est d'une distinction formelle. Ce qui est une grave faute de goût.
Auteurs, mettez-vous à la place de vos lecteurs, séduisez-les avec votre beau panache, non avec vos pieds. Amenez-les à votre cause tout en légèreté, fantaisie, poésie et non avec de gros marbres intellectuels. Le vrai écrivain -qui par définition est poète- doit les prendre entre ses ailes et les emporter loin du quotidien prosaïque, non les assommer à coup de pierres, fussent-elle taillées en forme de grosses gélules. Quoi de plus contre-nature que de servir des cailloux en guise de nourriture aux êtres sensibles que sont les humains ?
C'est flatter leur orgueil que de prendre les lecteurs pour ce qu'ils ne sont pas : de purs intellectuels. Les gens sont des hommes, des humains, autrement dit des êtres sensibles, des enfants souvent, avant que d'être de purs esprits épris de littérature sèche. La plupart des auteurs se complaisent dans leur fatuité étalée avec des manières solennelles sous prétexte de littérature... Ha ! Ce fameux besoin d'écrire, impérieux, essentiel que l'auteur compare volontiers à une respiration vitale du haut de son minuscule perchoir de plumitif qu'il prend pour un piédestal !
Parmi ces malades de l'ego, les plus atteints publient sans complexe chez la "Pensée Universelle". Ces auteurs-là écrivent pour faire des livres. Ils écrivent pour la poussière et non pour les étoiles. C'est ce qui différencie le vrai écrivain, chantre des mots, et le faiseur de livres, simple "remplisseur" de pages. Heureusement pour ces derniers, il se trouve des lecteurs assez sots pour les lire.
Dans ce rapport auteur-lecteurs notons qu'il ne suffit pas à l'écrivain de posséder une plume de choix, encore faut-il que ses lecteurs aient le talent de la lecture.
Bref, le talent de l'écrivain consiste à plaire, séduire, émouvoir, enchanter les coeurs comme les esprits, non à tenter de faire ployer sous le fardeau de la pensée sèche, dure, le si fragile roseau humain qui n'aspire fondamentalement qu'à rêver.
161 - Des ailes dans la tête
Je me dresse contre la tyrannie des lieux communs : il est vrai que je fais l'apologie de ce qui déplaît en général dans la pensée ambiante. Je fais l'apologie du vice, du crime, de la banalité, de la médiocrité. Cela ne signifie pas que je défends ces causes pour autant. Je défends une autre cause en fait : l'indépendance de pensée.
Ne nous y trompons pas : pourquoi tant de gens de nos jours sont écologistes, anti-pédophiles, défenseurs des animaux maltraités, etc. ? Exactement pour les mêmes raisons qu'en 1933 la plupart des Allemands étaient hitlériens : par simple mimétisme de pensée et non par personnelle et individuelle conviction. Autrement dit tous ces bons sentiments n'ont strictement aucune valeur. La plupart des écologistes sont écologistes parce que la pensée ambiante l'exige. Ces mêmes gens seraient aujourd'hui des bleus acharnés ou bien rouges convaincus si la pensée ambiante était assez forte pour les entraîner dans l'une de ces voies.
C'est fondamentalement l'absence d'indépendance d'esprit que je dénonce.
162 - Le vent de l'hermétisme
Réponse faite à un écrivain qui encensait Mallarmé.
Vous semblez faire l'apologie de l'hermétisme dans l'art, applaudissant sans l'ombre d'un salutaire scepticisme la plume absconse de Mallarmé, comme si l'hermétisme était un gage infaillible de talent. Vous dites : "plus que jamais l'hermétisme mallarméen s'impose à nous..."
Vous faites là le plaidoyer d'une cause fumeuse !
Du sable et de la poudre aux yeux que cet hermétisme de bon aloi, trop systématique pour être honnête. L'hermétisme dans l'art est une illusion prétentieuse, un tour de passe-passe malhonnête pour entrer dans la cour des grands avec rien d'autre qu'un vide pompeux et solennel.
Comme beaucoup, vous n'avez jamais fait la différence chez les auteurs entre le véritable souffle créateur de l'esprit, et le simple vent.
Ce souffle sacré est en moi. Et je laisse la brise inoffensive agiter les cheveux fous de ces poètes mal chaussés qui se prennent pour des héros, pour des chevaliers de l'esprit parce qu'ils ont hué les bourgeois un jour dans leurs vers.
Le jour où vous chanterez les petits bourgeois provinciaux, les épiciers, les fonctionnaires et les comptables, le jour où vous raillerez les temples les plus sacrés de la poésie, ce jour-là vous serez un authentique poète.
A bas Rimbaud, vive mon plombier !
163 - Les enfants : nos pires ennemis
Sachez que les enfants sont des monstres par nature vicieux, insolents, bêtes et méchants. Ce sont des infirmes de l'âme : chez eux le démon a une facile, fatale et funeste emprise. Le larcin, le mensonge, l'impureté, le désordre leurs sont choses naturelles, coutumières. Il convient donc de châtier très durement les moindres écarts de la gent puérile.
Par exemple vous n'omettrez point, vous les parents sévères mais justes, de mettre au goût du jour chez vos enfants les corrections corporelles les plus austères, et ce dès leur plus jeune âge. En effet, il faut habituer très tôt les enfants à la souffrance physique. C'est une excellente méthode éducative.
Ainsi vous éviterez de laisser se développer leur goût naturel pour la mollesse, le vice, la gourmandise, la luxure. Et vous tuerez dans l'oeuf toute tentative d'extériorisation de tendresse. Faut-il vous rappeler que le désir de tendresse chez les enfants est l'expression de leur faiblesse, de leur débilité physique et psychologique ? Le désir de tendresse chez les enfants est un désir évidemment très puéril, donc stérile, imparfait. C'est avant tout l'aveu de leur grande immaturité.
Aussi, je vous le dis : méfiez-vous par-dessus tout des enfants. Si vous commencez à les choyer, ils finiront tôt ou tard par vous perdre. Apprenez-leur dès leur plus jeune âge le goût amer de la badine, et vous en ferez de parfaits citoyens, de dignes fils de Dieu, d'irréprochables chrétiens.
164 - Le paradoxe de l'oeuf et la poule : la solution
Pour répondre à une question évoquée en d'autres lieux, sachez que l'oeuf (autant que la poule) est apparu de manière spontanée. L'on appelait cela au dix-neuvième siècle "LA GENERATION SPONTANEE". L'oeuf et la poule sont deux fruits vivants issus d'un même miracle nommé "MAGIE".
La magie explique beaucoup de choses en bien des domaines. De plus elle a l'immense avantage de ne pas nous obliger à nous poser des questions trop embarrassantes, voire insolubles. N'avez-vous donc jamais entendu parler des alchimistes, des astrologues, des sorcières, des guérisseurs, des diseuses de bonne aventure, des charlatans même ?
Ces gens-là savaient vous donner des explications avec beaucoup de sérieux et à grand renfort de chapeaux pointus parfois, moyennant quelques humbles piécettes en or. Avant Newton, avant Galilée, avant Darwin, on croyait à la science héritée des certitudes millénaires. Sur le plan des connaissances tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes en ces temps bénis : il y avait les érudits, jaloux de leur savoir, et les ignares, admiratifs devant ces mages détenteurs de la Vérité.
Parmi ces ignares, certains étaient prêts à se délester d'une partie de leurs richesses pour en connaître davantage auprès des magiciens sur les mystères de la génération spontanée ou de l'attraction universelle exercée par les génies invisibles.
Génération spontanée, soleil tournant autour d'une galette terrestre et non d'un globe, attraction terrestre expliquée par les génies invisibles séjournant sous le disque de la terre, etc. Il serait temps de réhabiliter quelques bonnes vérités scientifiques des temps passés...
165 - Ma fierté d'être
Vous me dites orgueilleux parce que j'ai "l'insolence" de ne pas m'effacer devant ces icônes mortes que sont tous ces auteurs que vous encensez à longueur de temps.
Ces sortes de légendes à qui vous attribuez implicitement de la valeur surtout par la seule et sotte vertu du temps qui passe (le temps semble bonifier le souvenir des morts illustres), ces idoles que vous semblez adorer de manière imbécile parce que dès l'école primaire on vous a appris à vous incliner devant des faux dieux institutionnalisés par le saint Enseignement National, ces bergers prétentieux de la cause littéraire et philosophique que vous ne suivez de toute façon pas soit par manque de coeur, de talent, de loyauté ou de constance, bref tous ces maîtres à penser et à écrire qui vous volent votre personnalité, ne sont en définitive que des morts qui, à cause de votre intime et directe complicité, usurpent votre droit à être ce que vous êtes.
Et qu'êtes-vous donc ? Je vous le dis en vérité, vous n'êtes ni plus ni moins que ces petits dieux du panthéon littéraire et philosophique que vous chantez sans cesse, parfois sans rien comprendre à leurs "paroles d'évangile" (comme par exemple certains des vers "rimbalesques"). Mais vous ne la savez pas ou ne voulez pas être reconnus comme tels, trop humbles que vous êtes pour vouloir être autre chose que des éternels petits.
Vous vous croyez beaucoup moins que ces modèles officiels de la culture classique et vous complaisez dans cette respectable et si valorisante misère de l'être, en indécents et incorrigibles modestes que vous êtes ! Vous mettez tant de fierté à n'être que les "adorateurs" de vos augustes aînés...
La société aime les gens modestes comme vous. Vous n'osez pas défier les dieux narquois (gens déifiés bien malgré eux...) de ces temples arbitraires, et la Société des gens de Lettres vous est reconnaissante de votre humilité qui assied encore plus son prestigieux mais mensonger monopole (le monopole de la prise de parole dans les salons littéraire).
Rimbaud, Pascal, Descartes, Montesquieu, rien que des noms de prestige qui vous impressionnent et que vous ne songeriez jamais à railler au nom de votre si précieuse, si chère et impénitente modestie... Mais toutes ces belles gens ont précisément prôné la légèreté, la liberté et le courage de penser par soi-même, l'humour (si salvateur !), l'esprit critique, bref la SOUVERAINE INTELLIGENCE, celle qui vous fait tellement défaut ici !
Est-ce mon extraordinaire assurance qui vous irrite tant, ou bien simplement mon incommensurable et si inattendu bon sens ? Vous, vous n'êtes sûrs que d'une chose : de votre moindre valeur, de votre statut de moutons, de suiveurs, d'adorateurs, de serfs...
Les vrais seigneurs de ce monde ne sont pas les gens dénués de digne assurance, de virile certitude, d'indispensable fierté comme vous, mais ceux qui, comme moi, savent tenir tête aux héros. Et cela au nom de rien d'autre que de leur inaliénable, incorruptible et définitive fierté d'être ce qu'ils sont. Nulle lumière de l'esprit, si prestigieuse soit-elle, ne m’empêchera de briller comme l'étoile que je suis.
Sachons rendre un juste hommage à tous ces empereurs de la Pensée et des Arts qui nous ont précédés, certes. Mais César, parce qu'il est César, ne pourra cependant jamais m'empêcher d'être ce que je suis. Ni de me faire de l'ombre. Une pyramide, si haute, si colossale, si durable soit-elle, n'a pas la vertu de rendre moins glorieux un astre.
Je suis cet astre. Demeurez ces ternes personnalités si vous le souhaitez, mais de grâce, laissez-moi m'enivrer de mon propre éclat.
166 - Les gueux et le noble
Détracteurs, détractrices,
Auriez-vous préféré que je sois lisse, plat, fade, gentil et mollement aimable avec vous tous, à la manière des mondains de la plume qui, curieusement et comme par hasard, trouvent toujours dignes d'intérêt les livres de ceux qu'ils ont en face d'eux ?
Auriez-vous préféré que je vous parle de la pluie et du beau temps littéraire en ces semblables termes que vous usez ordinairement, c'est-à-dire avec le bout de la plume, avec des précautions puériles et ennuyeuses ? Auriez-vous mieux aimé que je vous parle de mes dernières lectures, que je vous dise que tel ouvrage paru est intéressant, que tel autre est moins intéressant et que le monde littéraire va son train-train avec ses hauts et ses bas, le tout arrosé d'un inoffensif nuage de lait dans le propos ?
Le débat, vous le préférez au vitriol ou à l'eau de rose ?
J'ai déjà assassiné le "Bateau Ivre" de Monsieur Rimbaud en cette société si peu choisie. J'ai encore fustigé cet imbécile de Beaumarchais avec son "Figaro". J'ai également dénigré quelques éminents érudits détenteurs d'un savoir encyclopédique et hermétique. J'ai ridiculisé les poètes, encensé les bourgeois, fait l'éloge de la richesse, de ma particule, du vice et du crime. De ces charmants sacrilèges j'attendais quelques beaux duels, des salves de haute volée, de martiaux coups de plume, terribles, historiques.
Je n'ai récolté que des bêlements, des aboiements et des beuglements. Voire des cancans.
Mais rien qui ressemble encore à quelque chose de "littéraire". C'est que faire la basse-cour est chose aisée pour de communs volatiles dénués de panache, tandis qu'atteindre les nues est une bien plus difficile affaire. Entre la plume du dindon et celle de la noble créature de Léda, il y a tout un monde.
Que fais-je donc dans ce poulailler ? Continuez à caqueter tous sur mon compte. Je me réserve pour moi le chant final du cygne.
167 - Ma très haute piété
Réponse faite à un Témoin de Jéhovah prosélyte.
A vrai dire je me fiche un peu de savoir ce que c'est que, par exemple, la Sainte-Trinité : ce sujet à la réponse insoluble n'offre aucun intérêt pour une âme aussi légère et frivole que la mienne. Mes préoccupations sont moins poussiéreuses que ces vanités toutes théologiques, glacées et sévères.
D'ailleurs je crois me souvenir que les Témoins de Jéhovah ne reconnaissent pas la Sainte-Trinité, ce qui est déjà un signe de grande hérésie. Je me fiche en effet de savoir ce qu'est exactement la Sainte-Trinité, en revanche je sais qu'il faut y croire dur comme fer pour être reçu dans les salons du Vatican et y déguster des petits fours. C'est ce qui me préoccupe le plus en définitive : faire bonne figure aux yeux de mes pairs.
C'est ça finalement la religion : juste une affaire de dogmes. Personnellement j'ai pris le parti des dogmes mondains, plutôt que ceux de l'austérité, de la chasteté et de l'économie de plaisirs. En bon sybarite que je suis, je vous invite d'ailleurs à m'imiter dans cette démarche essentiellement esthétisante. Les plaisirs usés à bon escient, sans excès mais sans culpabilité non plus, rendent le coeur de l'homme moins sec, les pensés plus humaines, à l'image de la musique qui adoucit les moeurs.
Les religions nous conseillent de ne pas user des plaisirs, mais que nous promettent-elles finalement ? Rien que des plaisirs éternels. Chez les musulmans les justes pourront même forniquer tout leur saoul avec des vierges destinées à cet effet. Dans leur paradis la satisfaction la plus primaire des sens est promise... Dans leur paradis encore, et dans le nôtre aussi il me semble, coulent ces fameuses rivières de lait et de miel.
Sur cette Terre je ne fais finalement qu'annoncer le paradis à travers mes exemples apparemment impies.
168 - Le salut de l'esprit par l'artifice
Je prône des valeurs artificielles, fabriquées de toutes pièces par la culture. Ce qui est issu de ce genre de pure culture est éminemment raffiné, élevé, sophistiqué : un signe de grande civilisation en fait. Seuls les sauvages sont proches de la terre. Les êtres évolués sur le plan culturel comme les aristocrates, les snobs, les mondains et autres piliers de salons vivent dans un monde d'artifice. L'artifice est le propre des gens évolués, lesquels sont détachés des préoccupations domestiques et blasés de tout avec élégance.
Je me réclame de cette civilisation superficielle, artificielle et surfaite.
169 - De la poussière pour atteindre le Ciel
Mademoiselle,
Je vous ai aimée dans la clarté sereine d'un humble vitrail d'église.
A l'heure où je vous écris, à peine sorti de cette église, je me sens intimement uni à vous, illuminé par le souvenir de cette pauvre clarté. Je vous ai rejointe dans les hauteurs pures de l'âme en éveil, là où s'exprime l'amour plein d'éclat. Laissez-moi vous raconter...
J'étais seul dans cette église triste, assis sur un banc, attentif au jeu étrange de la poussière dans un soudain rai de lumière. C'était le croisement de deux mondes. La lumière d'en haut descendue à la rencontre de la poussière issue de la terre pour former ce brouillard ne matérialise-t-elle pas l'esprit vivant, l'âme mouvante ?
Comment de simples particules de poussières dans un rayon de soleil dévié par un vitrail anodin pouvaient-elles remettre en question tant de certitudes terrestres, faire bouger des montagnes d'habitudes matérialistes ? Ces choses apparemment insignifiantes me remuaient profondément cependant. Pas un bruit ne se faisait entendre dans l'église.
Le calme était solennel, la fraîcheur apaisante. Dehors les feux de l'astre accablaient la petite cité. De loin en loin j'entendais le passage des voitures sur la route, comme si elles n'étaient plus que de vagues intruses. Puis je ne les entendis plus. Elles ne faisaient plus partie de mon monde : j'étais déjà loin.
Alors, toujours assis sur le banc, imperceptiblement mon visage s'est retrouvé baigné dans ce bain de poussière et de clarté. Les particules tourbillonnaient autour de ma tête comme des étincelles argentées. Je me suis senti soudain emporté, corps et âme, en direction du rayon de lumière devenu irradiant. Et, perdant subitement tous repères, j'ignorais si j'étais encore dans l'église. Les particules de poussière se transformèrent peu à peu en des feux plus consistants, ralentirent leurs mouvements fébriles, s'éloignèrent les unes des autres, et je m'aperçus bientôt que je baignais dans une pluie d'étoile...
Je me retrouvai au coeur du cosmos.
Un silence majestueux régnait dans l'espace. Les étoiles étaient d'une beauté inouïe, elles brillaient d'un éclat inédit. Chacune d'elles formait un point éclatant d'une extrême pureté sur le fond noir, infini du ciel. Une paix immense m'envahit. Puis, venue du fond de ce ciel magnifique, une lueur se forma.
Elle apparut, d'abord floue, puis de plus en plus limpide, légèrement bleutée. Lentement, elle se mut en ma direction. Elle s'approchait. Et plus elle s'approchait, plus je sentais la fusion imminente entre cette lumière et moi. Et plus je sentais cette fusion sur le point de s'opérer comme une nécessité, une vérité, plus je vous reconnaissais à travers cette lumière.
Nous nous fondîmes l'un dans l'autre.
La rencontre fut foudroyante, éblouissante, cosmique. Divine. Nous accédâmes à la Vérité suprême en un éclair. Et chacun de nous vit dans l'autre le reflet de l'Eternité.
Je me suis réveillé sur le banc de l'église. M'étais-je évanoui, endormi ? Avais-je rêvé ? Je sortis de l'église, songeur, pour me retrouver sous un soleil aveuglant. Et je m'en allai.
J'ignore si j'ai rêvé ou non, mais il y a une chose que nul n'expliquera jamais : juste avant que je ne reparte, dans l'église la poussière est retombée. Et, bien que la disposition des choses dans ces lieux sombres rende impossible une telle probabilité à quelque heure et à quelque saison que ce soit, le rayon de lumière issu du vitrail est pourtant venu jusqu'au fond de l'église frapper la tête du Christ en bois.
170 - Un défi christique
Lettre envoyée à un jeune prêtre catholique.
Mon Père,
Les dignitaires de notre Église bien-aimée se devant de montrer l'exemple à leurs ouailles, nous en convenons tous, une idée m'est venue : si nous leurs faisions passer un examen ? Une sorte d'épreuve grandeur nature à l'image de leur concret engagement sur le terrain, parmi les hommes. Au nom de la cause pie, quasiment céleste que ces hautes gens défendent, je ne doute pas que ma proposition sera accueillie avec chrétienne allégresse. Je présage que celle-ci remportera un réel succès auprès de ces membres choisis du clergé, habituellement si prompts à donner corps à leur publique piété.
Une si éloquente mise à l'épreuve ne peut se refuser. Comment douter de la valeur des éminences de l'Église ? Et qu'elles s'abstiennent pour une fois de faire les humbles : l'occasion leur est donnée de nous montrer le prix qu'elles mettent à leur cher sacerdoce.
Venons-en au fait. Ne serait-il pas séant que vous demandiez à un évêque de piétiner en public, et avec coeur, ses plus irréductibles attributs (mitre et crosse), au nom du fait que l'attribut n'est point l'essence, que l'essence vaut encore mieux que l'attribut, et que sans cette éclatante initiative aucun évêque ne saurait être crédible (le piétinement d'objets d'apparat équivalant à un glorieux renoncement des convenances ecclésiastiques) ?
Je m'explique.
Le sacrifice est un geste d’élévation, il est pur altruisme. L'amour qui se désiste dès le moindre sacrifice ne vaut guère. Gratuit, irrationnel l'amour est cependant exigeant, c’est ce qui fait son infinie valeur. Il faut concrètement mettre un prix aux choses, ne pas hésiter à mettre en pratique certains principes, exalter la portée de l’acte. C'est le principe que je défends au sujet de la mitre et de la crosse. Il ne serait pas mauvais de les faire piétiner en public par l'évêque en personne, de temps à autre, aux fêtes de Noël ou de Pâques, par exemple. Il s'agit surtout de montrer aux fidèles, qui ont toujours tendance à s'égarer, que l'essentiel n'est pas dans le sceptre du roi mais dans le coeur des hommes.
Autrement dit s'il fallait qu'entre ces deux intérêts, attribut et essence, l'un fût à sacrifier pour le salut de l'autre, ne verrait-on pas triompher la cause dictée par le choix le plus congru ?
Rien de trivial dans cette affaire, juste une banale épreuve que je ne craindrai pas de qualifier de biblique. Les évêques que je tiens pour de saintes conceptions théoriques n'en sont pas moins pécheurs en réalité, mais surtout hommes perfectibles, au même titre que n'importe quel quidam de cette Terre. Et sous leur pied vaillant au service de la vérité prendraient tout leur sens les paroles quasi christiques du Petit Prince : "L'essentiel est invisible pour les yeux."
Mon dessein n'est pas autre que de vérifier l'aptitude et la promptitude des évêques à piétiner publiquement mitres et crosses. Autrement dit, de vérifier la profondeur de leur piété, la grandeur de leur âme, le poids de leur vocation.
J’espère de tout cœur que ma proposition sera prise au pied de la lettre, que sous mon impulsion l'exemple tombera d'en haut. Soyez témoin mon Père de mon sincère, pieux empressement de voir foulées mitres et crosses par le talon de leurs légitimes porteurs.
171 - L'honnêteté de la chair
Daignez, Mademoiselle, prêter quelque attention au discours inattendu que je me suis mis en devoir de vous tenir ici, au lieu de plus accoutumés propos.
L'amitié que je vous porte est vive et constante, vous le savez. Mais je dois vous avouer que c'est essentiellement vers le siège de mes émois les moins avouables que se font sentir les effets de cette amitié. Les passions que vous avez su inspirer à mon coeur par trop sensible sont, paradoxalement, celles de la chair. Vous ne l'ignorez plus désormais. Ce commerce qui me lie à vous en devient certainement éhonté à vos yeux, cependant considérez je vous prie ces manifestations outrancières de ma virilité comme les immédiats, naturels et plus sûrs hommages qu'un ami puisse rendre à une femme de prix.
Sachez faire bon accueil à cette flamme que vous n'espériez point. Elle a au moins le privilège d'être durable, sincère.
Mais si vous estimez qu'à la proximité de votre beauté mon coeur s'est corrompu au point d'en vouloir à votre vertu, alors sachez que loin de refroidir ces feux que je vous destine, vos raisons, pour austères qu'elles fussent, ne feraient au contraire que les aviver.
Votre séant, bien plus que votre habituelle conversation, agrée singulièrement à mon coeur esthète. Quant à vos plus nobles appas, ils m'inspirent, Mademoiselle, autant de passion. Votre personne entière trouve grâce à mes yeux. Mais votre intact hymen est encore à conquérir, et c'est avec transport que j'irais vérifier la profondeur de votre piété.
Mais je vous sais sage et non corrompue. Aussi, si vous chérissez ce fragile écran de chair au point de refuser de le sacrifier en l'honneur d'un ami, je vous propose de recevoir plus à l'étroit mais avec autant de conviction l'hommage de ma ferme, profonde, impérissable amitié.
172 - New York un dimanche d'hiver
Exilé chez les Yankees, j'ai parfois éprouvé un immense ennui dans la Babylone de béton.
En hiver, sous le coup d'une lancinante averse de neige fondue ou d'une ondée mollement déversée par un ciel sans espoir, New York prend le visage morose et plombé des jours de deuil et d'ennui, qui est le visage universel des grandes villes sous les pluies de janvier.
Les rues sans soleil semblent soupirer sous la glace qui se brise, sous les pas qui s'enlisent, et les grands pans de murs qui s'élèvent de toutes parts pèsent comme des ombres démesurées sur l'âme des passants.
Les visages humains prennent alors le ton terne de la ville. Et les pierres comme les coeurs, définitivement, sont tristes.
Les têtes si hautes de New York, je veux parler des tours, soudain paraissent déshéritées, misérables. Leur majesté, leur gloire, leurs regards de géants, si fameux au soleil, s'effacent devant la grisaille immense qui s'étend, répercutée de pierres en pierres, de rues en rues, de gratte-ciel en gratte-ciel...
Des ailes sombres recouvrent ce monde qui est un univers entier depuis le Bronx jusqu'au fond de Brooklyn en passant par Manhattan et le Queens, et lorsque je longe les hauts murs de la rue ou j'habite, je me sens au bord d'une tombe sans limite.
La cité a des allures de ville de province sous l'onde froide de la saison brumale, et je sens tous ses habitants prisonniers d'un interminable dimanche aux barreaux de béton gigantesques comme l'Empire State Building. Alors je vois un peuple encerclé de gratte-ciel, recouvert de froid, de pluie, de béton. D'ennui. Les tours de New York ne me font pas rêver.
Mon éden n'est pas ici.
173 - Des pensées élevées
Quelque part à Manhattan, à côté de bouquets de tours serrées, agglutinées, lesquelles forment un véritable hérissement de béton, s'érige, semblable à un phare, une tour relativement isolée surplombant un des rares espaces encore libres de la ville. C'est une belle construction, élancée, élégante, longue et fine comme une tige, d'inspiration gothique, à l'architecture étudiée, raffinée.
Lorsque je la contemple de ma fenêtre rue Plymouth ou que je passe à proximité, empruntant le fameux pont de Brooklyn, j'aime à imaginer que je suis installé tout en haut, à l'étage ultime formé par son toit aux allures de clocher de village.
Dans cette pointe, minuscule vue d'en bas, intime comme une mansarde, secrète ainsi qu'une chambre, confidentielle telle une alcôve, je me projette, rêveur, charmé par ses sculptures de pierre et de bronze qui me rappellent les cathédrales de France. Cette tour semble vide, de haut en bas. Elle me fait songer à un donjon à l'abandon. Avec délices mon imagination m'entraîne dans les hauteurs magistrales de cette flèche... Alors les yeux fermés, le coeur léger, je pénètre sous sa toiture filiforme devenue le refuge de mon âme exilée.
Je me figure être le seul locataire de la tour, installé au dernier étage, loin du sol. Ce sol si dur, lourd, vain... Oui, j’aimerais aller là-haut, habiter sous ce faîte étroit, fuselé, demeurer dans ce cloître charmant qui trône dans les airs. Avec pour seules compagnies le vent et les nues, mes souvenirs et le ciel entier, indifférent au monde d'en bas.
Je ne serais préoccupé que par le vol des grands oiseaux qui tournoient dans le ciel de New York, au-dessus de ses cimes de pierre et de béton, et qui viennent parfois frôler le sommet de cette tour isolée.
Au haut de cette singulière érection gothique surgie du XXème Siècle, mes rêves se sont accrochés, et ma mélancolie a pris place. Mes pensées, prenant appui sur la tour qui de son doigt doré me désigne un monde céleste à gagner, s'élancent vers un infini radieux, vers un imaginaire plein d'idéal. Et lorsque le soir de ma fenêtre qui donne sur les gratte-ciel mon regard se dirige vers cette tour isolée, insensiblement s'élève au ciel le chant triste de mon âme adressant ses prières aux étoiles.
Je sais que par-delà l'océan, à Chartres précisément, une autre âme m'entend.
Cette âme, c'est vous.
174 - Les vitraux de Chartres
Dans mon imagination ardente, il est des lieux où je puis vous retrouver en toute heure. Ces endroits, véritables oasis intérieures, ce sont mes souvenirs des cathédrales. Les édifices ressurgis de ma mémoire sont mes refuges les plus sûrs en ce monde agité. C'est là, dans les tréfonds de mon âme en proie à ses plus chères réminiscences, parmi des colonnes jaillissantes, sous des voûtes élégantes à l'extrême, entre des rangées hautes de vitraux que m'apparaissent vos traits. Graves.
Désireux de fuir les bassesses de ce monde, les yeux fermés je me glisse dans l'ombre sanctifiée de cette cathédrale en souvenance pour vous rejoindre... Alors, ancré dans mes rêveries, je laisse libre cours aux fantaisies qui me prennent sur le moment et qui m'emportent plus loin que les admirables hauteurs gothiques. Voici un exemple de ces fantasmagories ascensionnelles :
J'imagine que nous sommes seuls, vous et moi, dans ce sanctuaire de pieuse beauté. Dehors la saison ne m'importe plus, tant je préfère au soleil cru (qu'idolâtrent les jouisseurs impies) le jour transfiguré diffusé par les vitraux. La foule hérétique peut bien danser, boire ou chanter, seuls valent à mes yeux le silence des pierres et le bruit discret de nos pas en cette maison de paix. Le reste du monde ne me préoccupe pas dans ces moments où je flâne en votre compagnie sous les ogives. Et ma rêverie se poursuit.
A genoux à vos pieds, je lève les yeux vers votre visage qui se baisse sur moi. A l'arrière plan resplendit, éblouissante et majestueuse, la rosace de la cathédrale. Je suis saisi devant la beauté solennelle de ce tableau impromptu formé par votre visage et la mosaïque de verres multicolores... Vos traits se croisent avec la lumière dans une perspective inattendue qui donne une féerie particulière à votre regard, à votre face dont les contours bien découpés se détachent sur le fond de clarté enluminée.
Puis peu à peu votre visage se morcelle, se disperse de manière surnaturelle avant de s'évanouir... Nullement effrayé par le prodige, mon émotion n'est est pas moins profonde, et front contre terre je verse les larmes pures d'une joie mystique. Une fois mon émoi versée, toujours agenouillé, je relève la tête et constate que vous avez mystérieusement disparu. Mais aussitôt je reconnais vos traits transposés dans les éclats de lumière de la rosace, radieux, glorieux, pleins de magnificence.
Et je demeure là, confondu, émerveillé, seul dans l'immense cathédrale face à votre regard incrusté dans le vitrail de la rosace, oeil unique dans lequel je vous vois tout entière et qui semble scruter pour l'éternité mon âme éperdue d'amour.
175 - Le soufre de l'amour
Je suis la pluie, le vent, la poussière des chemins et le chant des étoiles. J’imagine ta main passant sur ma joue. Je vois d’ici tes épaules nues. Je vois surtout la brise agitant tes mèches blondes, et ton front qui s'allume. Je vois encore tes lèvres pâles... Je suis le ciel, tu es la lumière. Je suis le cierge, tu es la flamme.
Je suis l’ange, tu es le diable.
Je t’aime Sandrine, inaccessible créature, lointaine toulousaine, invisible présence. Je t’aime cher souvenir, mauvaise amante, ange cruel, fiancée infidèle. J’aime tes yeux farouches et beaux, tes cheveux couleur de sable, ta peau comme la lumière, ta bouche de menteuse, ton corps désirable, tes ailes maudites.
Oui je t’aime, mon bel oiseau de malheur.
176 - La fleur et le sang
Je ne suis pour toi qu'un astre obscur et vaguement importun qui passe dans ta vie. Tu voudrais que je t'oublie. Je ne parviens cependant pas à tirer un trait sur ton visage, sur tes sourires doux et pénétrants, sur tes yeux grands ouverts qui savaient si bien m'enchanter.
Laisse-moi au moins la liberté de t'aimer selon mon évangile Sandrine. Car enfin, je t'aime comme un trouvère, comme un diable, comme un mort. Je te chante un amour dolent, vain et macabre. Dolent parce que je suis un malade de la cause. Vain pour la raison que c'est encore plus beau ainsi. Et macabre pour mieux en rire. C'est donc un amour qui vaut.
Je rêve de tes lèvres refermées sur mes lèvres. Notre baiser, comme un voile pudique aux yeux du monde, dissimulerait de ténébreuses et moites étreintes. Nos lèvres unies par un pacte implicite et furieux se chercheraient querelle. Je boirais ton haleine Sandrine. Je plongerais mon souffle jusqu'au fond de ce puits de fièvre et de soupirs pour mieux me rafraîchir d'amour, me brûler de désir. Nos baisers échangés seraient le miel et le fiel tout à la fois de cet hyménée sauvage et barbare.
Je t'aime Sandrine ma belle souffrance, mon cher blasphème. Tu es mon étoile cruelle. Je brûle pour toi, pour tes lèvres que tu ne m'as jamais offertes, pour tes yeux d'hier, pour ta haine d'aujourd'hui, pour tes larmes futures, pour ton éclat lointain, pour ce poignard imaginaire dans ta main assassine, pour ton coeur sans fruit, pour ton chagrin versé au nom de rien. Je t'aime pour tes crachats sur mon visage, pour tes sourires devinés au téléphone. Je t'aime pour ton corps livré aux flammes du plaisir. Je t'aime pour les mots de vipère que tu ne dis pas mais que tu penses.
Je baise ta main traîtresse, ton pied perfide, tes lèvres venimeuses, mais aussi ton front couronné d'épines, ton coeur crevé, ta joue salée. Je baise le caillou perdu, la pierre jetée, l'étoile filante que tu es, et la Lune méchante que tu seras.
177 - En attendant la Ricaneuse
L’existence est brève, ne méprisons pas les jouissances qui mettent tant de joie dans nos cœurs de mortels. Jouissons ma mie, jouissons sans entrave des plaisirs qui s’offrent à notre belle jeunesse. Goûtons aux vins rares, festoyons sans entrave, chantons, dansons sous tous prétextes ! Mais n’oublions pas cependant que l’amour est la plus exquise des ivresses.
Aussi je vous invite, ma bien-aimée, à m’imiter dans cette quête urgente de l’amour. Le jour où votre front sera chargé de rides, ma pauvre, si vous n’aimez pas aujourd’hui, avec quelle amertume il vous faudra passer la grande Porte ! Croyez-moi, pour bien mourir il faut avoir bien aimé.
Quel plus magistral soufflet flanqué à la face de la mort que sont les joies issues de l’amour ? Même si elles nous semblent éphémères, les semences de l'âme se propageront dans l'Eternité. Plantées sur Terre, elles perceront la tombe pour éclore au Ciel. L’amour est inépuisable, et survit à la mort des êtres de chair que nous sommes.
Buvons chaque jour à petites gorgées le vin insidieux de l’amour, buvons jusqu’à l’enchantement, jusqu’aux larmes s’il le faut, car l’amour est aussi un poison terrible et exquis. Il est non seulement la source de nos chagrins les plus chers, mais encore leur baume.
Osez les mots qui font oublier le mal de vivre, les dimanches de pluie, l’ennui de l’Homme. Je vous aime avec du sable dans une main, de l'or dans l'autre, de l'écume au coeur. C’est l’amour comme un cheval fou, l’amour au galop. Entrons dans le tourbillon la rage au ventre, les cheveux au vent.
178 - Lettre à un fantôme
Ce soir ton visage est loin de moi. Je n’ai plus revu tes yeux depuis onze mois et cinq jours. Je garde en mémoire ton sourire dédié à je ne sais quel mystère, là-bas à la station Denfert-Rochereau. Tu es partie comme une ombre. Je ne t’ai plus revue. Plus jamais.
Tu es belle à mes yeux parce que tu es absente Sandrine. Tu as le charme des terres lointaines. Ton nom c’est pour moi comme l’appel du large. Un coin de mon âme est sensible à ses sonorités. Tes yeux laissés à Paris, alors que coulent les jours, les semaines, les mois, et bientôt l’an, sont une invitation aux étoiles. Ils brillent dans ma mémoire, non comme des rubis, mais comme des yeux de fille. Un regard de femme, humain, charnel, tangible.
C’est l’éclat vivant des astres qui brûlent. Je ne crois pas aux diamants inventés, je crois seulement aux visages humains, aux traits de femme, à tes yeux Sandrine. Je t’envisage donc comme un point au firmament. Parce que le ciel est une réalité depuis longtemps vérifiée : il me suffit d’allonger le bras pour m’en rapprocher. Infiniment peu, mais d’une manière infiniment vraie. Tu es loin de moi Sandrine, et tes yeux en exil ont le prix des vérités cosmiques. Je sais qu’ils me sont désormais inaccessibles.
Tu es belle parce que tes pieds touchent la terre, parce que tes yeux ne se plissent pas différemment de mes yeux face au soleil qui nous aveugle aux mêmes moments, et parce que tu t’appelles Sandrine, et que tu n’es pas là.
179 - Une brise venue du Sud
Je suis las ce soir, et mon âme éprouvée se tourne vers toi. Sois mon cierge Sandrine. Mon coeur lourd résonne jusqu’à toi, et c’est l’écho de sa solitude que tu entends. La quiète et officielle désignée est près de moi certes, mais moi je suis loin d’elle. Je suis seul comme un amant peut l’être lorsqu’il a perdu ses plus chères étoiles.
Je t’aime comme je t’ai aimée de loin dans le train de Louxor, dans les rues du Caire, dans l’avion, à la station Denfert-Rochereau… Je t’aime comme je t’ai aimée de près devant la légitime présence aux aguets, sans rien lui cacher, franc comme le soleil, droit comme une statue.
J’aime Toulouse à cause de ton nom Sandrine. Je ne connais pas cette cité que l’on dit rose, mais je connais Amiens que l’on dit triste. Et sais-tu pourquoi j’aime Amiens la grise ? Pas seulement parce que j’ai grandi dans la Somme, mais aussi et surtout parce que là-bas j’ai aimé cet autre oiseau bien nommé que tu as rencontré dans le train Louxor-Le Caire, jadis. Las ! Aujourd’hui le volatile s’est embourbé dans quelque fange et ses ailes sont devenues vaines.
Je te sais fille du Sud, soeur du mistral, enfant de la lumière et du sel : mûrie sous le soleil azuréen, enivrée des effluves marins. Je t’aime Sandrine, fleur sèche, mystère amer, belle et linéale créature, pauvre enfant aux cheveux d’or, chère affligée aux yeux clairs…
Ce soir je t’écris pour la millième fois Sandrine : écoute-moi, ne raille pas mon émoi, ne bafoue pas mes rêves, ne m’abandonne pas pour la millième fois. Et je n’ai pourtant d’yeux que pour celle qui me raille, me méprise et me maudit... Je n’ai de sentiments que pour cette fille qui m’ignore, me bafoue, m’afflige : ce soir je n’ai de coeur que pour toi Sandrine. J’aime une impossible conquête, hélas !
J’attends une pauvre étoile que j’aime et qui ne m’aime pas.
180 - La beauté d'une gargouille
Mademoiselle,
Ainsi comme vous me l'avouez, il est flatteur pour vous d’être ma muse et vous voulez que je rende un juste et mérité hommage à votre beauté absente, à la pauvreté de votre éclat, à la tristesse de votre face plus humaine qu’angélique… Eh bien soit ! Point de vaines séductions stylistiques, pas d’artifices malvenus ni de mensongers violons au bout de ma plume pour vous honorer.
Pour vous plaire, je vais donc mettre un peu de ces réalistes arabesques autour de mes propos. Si vous êtes laide, alors votre laideur est toute gothique. Telle une cathédrale ornée de gargouilles, votre séduction est dans les grimaces de votre féminité. Et c’est là que vous m'êtes aimable : avec ce voile d’ombre et de pierre sur le front. Le bleu de Chartres est dans vos pupilles, et je crois voir dans votre regard cérulescent cette Vierge affligée déjà aperçue dans quelque vitrail. Votre mystère est austère, certes. Mais c’est précisément cette humilité qui fait chanter les poètes.
Vous n'êtes pas vraiment belle Mademoiselle, mais c'est en cela que vous brillez.
181 - Un poison candide
Elle a le sourire mutin, le geste puéril et la mèche fringante. Deux prunelles venimeuses qui effraient déjà les hommes. Et font rougir le diable. Voilà une innocente au bord de l'enfer qui joue avec le feu, à peine consciente. Une âme d'enfant dans un corps de sorcière...
C'est une fleur qui s'éveille, douce, fragile, pubère. Et sanguine, vénéneuse, redoutable. C'est une eau vive qui jaillit, fraîche, chaste, prude. Et trouble, écarlate, insolente.
En ces traits gracieux et paisibles on sait de futures amours pleines de promesses trahies, de rendez-vous sous l'orage, d'étreintes impies, d'infidélités ostensibles et de serments voilés. Dans ces cheveux trop fins, trop longs, trop clairs, on devine déjà l'empreinte des baisers égarés, des brins de paille oubliés, avec la brise tardive du soir pour les chasser. Et puis des senteurs de musc dans le cou. Et un ou deux jaloux pour le lui reprocher.
Les robes blanches du jour alterneront avec les coupables échancrures de la nuit. Les ébats éhontés au fond des théâtres, les étreintes furtives aux coins des monuments, les baisers de voleur derrière les portes cochères et les soupirs indus destinés aux oiseaux de passage succéderont aux heures interminables passées à bayer sous les étoiles en sempiternelles compagnies : amants de longue haleine et inconnus fiévreux se croiseront sous les dentelles de ce démon sans défense. Inconstance innée et pouvoir insidieux de la femme ! Tant d'années glorieuses à venir... L'ange a hérité de la beauté des damnées. La créature terrestre prend forme. Et elle a toute une vie de femme à faire.
C'est une pucelle de quinze ans.
182 - Enigmatique et ambigu
Dans mes yeux mystiques pénètre la lumière du monde et des étoiles. Mon regard qui se pose sur vous est un perpétuel point d'interrogation.
Les initiés voient dans mon oeil une lueur sacrée, comme si j'étais le vivant autel de quelque divinité. Les méfiants me supposent messager des enfers, soupçonnant un mauvais mystère au fond de mes prunelles.
Certains admirent mon aspect racé, mes formes élégantes, ma face pleine de distinction. D'autres craignent mon ombre qui passe, mon pas silencieux, mon air subtil. Il est vrai que si la société des gens bien nés ou fortunés fait mon affaire, me roulant dans de la soie entre le salon d'une comtesse et le bureau d'un archiduc, j'évolue avec autant d'aisance en pires compagnies. Et, indifférent à tout, perdu dans mes pensées obscures, je trouve également mon bonheur dans un taudis.
Rien ne m'atteint au fond de mon silence et de ma solitude. Et si j'ai l'air dédaigneux envers mes hôtes c'est que, accueilli chez le riche dans un fauteuil de style où je laisse mon empreinte douteuse ou bien chez le pauvre où je crache dans un méchant panier percé, partout on me traite comme si j'étais un dieu. L'humble comme le fortuné me flattent avec une égale dévotion. Ils me prodiguent louanges et caresses à n'en plus finir, même si la plupart du temps je demeure de marbre, observant de loin durant des heures entières mes bienfaiteurs.
C'est surtout dans ces moments interminables et silencieux où j'observe que l'on me prend pour une divinité. Bénéfique pour les uns, méchante pour les autres.
On m'a donné le nom de chat.
183 - Les misères de la laideur
Mademoiselle,
Votre hymen intact ayant traversé les ans avec gloire et trompettes, vous n'en êtes pas plus honnête pour autant. Le vice masqué vous plaît. La fange, pourvu qu'elle se voile de chastes atours, vous agrée.
Vous êtes laide. Laide et corrompue. Méchante et perverse. Les âmes naïves vous aiment et les coeurs puérils vous encensent sans compter pour les dignes apparences que vous arborez. Moi je vois non seulement les traits de votre visage ingrat, mais encore la noirceur de votre âme aigrie. Si vous étiez belle, vous seriez une sainte. Mais vous êtes laide, et vous êtes un démon.
Les bigotes vous prennent pour un modèle de vertu. Le bon prêtre auprès de qui vous faites si bonne figure, dupé par votre piété mensongère, vous croit pleine de valeur. Comme si votre absence de joliesse conférait quelque beauté à votre âme... A la beauté va la vertu, à la laideur va le vice. Vous êtes née laide, vous mourrez damnée. Vous avez beaucoup reçu en disgrâce, il vous est donc beaucoup demandé en échange.
Mais vous êtes faible, et vous préférez la facilité. Votre malheur était pourtant prometteur. Vous l'avez gâché. Vous n'avez pas su contrer le vice. Le combattre vous aurait grandi. Mais vous l'avez adopté.
Vous êtes laide en dehors, laide en dedans.
184 - La brique et le lierre
Je me suis vu sous des ombrages qui me sont chers, en un lieu oublié, connu de mon enfance seule. Et sous ces feuillages mouvants d'un été ancestral, des instants prestigieux de ma jeune existence se sont écoulés, paisibles et tendres. Cette terre en souvenance, cet éden humblement foulé par l'âge puéril, ce jardin de nostalgie, c'était un parc, celui d'un château.
Les frondaisons qui ondulaient sous la brise chaude rivalisaient de majesté, de gloire et de grandeur séculaire avec la façade claire du château. Je me souviens particulièrement de ses murs élevés, de ses fenêtres innombrables, de son aspect magistral et gracieux comme d'un paysage quotidien, familier, rassurant. Ces images m'envoûtent comme lorsqu'on retrouve, une fois adulte, une ambiance ensevelie dans la mémoire se rapportant aux heures innocentes de la vie.
Où me trouvais-je ? Qui étaient les hôtes de ce château ? Quel âge avait ma jeune âme ? Et ce château, était-ce, réellement un château ou bien un rêve, une fantasmagorie d'enfant ?
Plus tard j'ai retrouvé ces lieux perdus. J'ai goûté à plein coeur ces saveurs idylliques, j'ai senti le poids incomparable de la pierre érigée à glorieuse hauteur, j'ai eu chaud sous le souffle refroidi des passions d'antan, éteintes depuis un siècle. J'ai reconnu les verdures estivales apprises je ne sais où, je ne sais quand, et j'ai eu l'ivresse d'un jour, l'ivresse mélancolique. J'ai retrouvé mes chimères. C'était sous le règne de l'Amour, c'était au temps de l'indélébile illusion. La rencontre enchanteresse de la vigne vierge avec le vieux mur de briques rouges. Ce que l'on nomme communément : le lierre. Sur la pierre.
Un pan de mur ombragé par un bouquet de feuilles et quelques soupirs. Un pan de vie jamais effrité, toujours debout, dignement illustre, auguste, sans âge. Intact. Inébranlable.
Mais laissez-là mes briques, mes feuilles et mes larmes, aujourd'hui j'ai besoin d'être aimé pour une raison qui vaille, enfin : pour rien.
185 - Le violoncelle
Chère amie,
En ce jour de pluie Euterpe est à l'honneur : le violoncelle déverse ses larmes molles et sucrées, sanglotant comme un gâteau sénile. J'entends sa satanée mélodie. Quelque chose de dominical, poussiéreux, mortel... Il me parle et j'écoute ses fadaises : de la salade morose mêlée de confiture. Dessert de l'âme exquisément écoeurant. Le mets indigeste éveille en moi des appétits inédits : votre nom soudain est délectable.
Effet étrange des états d'âme morbides, alchimie mystérieuse des saveurs honnies...
L'archet est un peu plus rapide. Les cordes s'agitent et peu à peu la guimauve durcit, le miel devient marbre, la courbe se brise... Et j'entends des sons de silex. Alors votre image banale s'estompe, vous devenez plus linéale. Une tige.
Perçantes et plaintives, les notes vous habillent d'épines. L'instrument se fait de plus en plus viril, et vous m'apparaissez avec un sourire écarlate.
Des sons sortent des ténèbres, lourds et solennels. Porté par ces ailes sombres et majestueuses, je m'affranchis des quotidiennes pesanteurs. Etat de grâce... Vu d'en haut vos traits sont plus flous. Transfigurés.
Les sons montent, montent...
La musique se fait aiguë, aiguë... Si aiguë que le rêve se brise !
Comme une corde trop fine qui se casse.
Et à travers le chant strident de l'instrument redevenu source de migraine, je crois entendre vos sempiternelles jacasseries.
186 - Le feu du diable et le saut de l'ange
Madame,
Afin de mieux vous éclairer ici sur les événements et que cela éveille votre coeur à l'humaine pitié, et qu'il se rallie ainsi d'emblée à ma cause, je vais vous narrer un fait lyrique des heures heureuses de ma vie avec votre rivale.
Sachez qu'autrefois, à la faveur d'une grâce divine sans doute, je fus maître des cieux chartrains. C'était en mars 1992, et j'étais accompagné de ma mie, charmante jeune personne à l'époque qui partageait les jours de ma vie, et mon alcôve. Il s'agissait bien entendu de ma très chère et très aimée Isabelle. Oui, j'ai foulé d'un pas glorieux -et nocturne- l'illustre toit du monument sacré de la vieille cité. Explication : j'ai violé l'espace interdit à partir duquel j'ai pu par la suite accéder à un échafaudage (des travaux de rénovation avaient lieu) menant directement sur le toit de la cathédrale. C'était au début de notre relation, et en ce temps la fortune ne cessait de nous être favorable. Privilège, semble-t-il, réservé aux neufs amants.
Toutes mes frasques, toutes mes romanesques tentatives, étrangement, dépassaient mes espérances. Bref, j'avais lors de cette singulière expédition sur le toit de la cathédrale de Chartres pour uniques complices la sélène lueur, la muette escorte des statues croisées au fil de l'ascension, et ma douce amante à mon bras, sorte de Juliette enchaînée à mon destin de bouffon et d'acrobate.
En ces prestigieuses et illicites hauteurs, nos coeurs unis volaient, planaient, s'émerveillaient au-dessus de la ville endormie. Nous avions la sensation d'une félicité inconnue jusqu'alors, étrangère de nous-mêmes et du monde. En vérité nous étions devenus comme des dieux, des anges, des séraphins, le temps d'un tourbillon inoubliable de nos consciences anesthésiées par l'amour mutuel.
De cette escapade insolite, nous avions rapporté une clef, objet trouvé aux hasards des portes rencontrées, franchies ou non, mais qui nous paraissaient toutes célestes là-haut (nous avions arpenté les couloirs multiples de la cathédrale, passé quelques portes, et escaladé les nombreux escaliers cachés dans les tours, et les divers sommets). Cette clef fut longtemps notre secret. Elle demeure visible et palpable aujourd'hui, matérielle, telle une preuve tangible et dure comme l'acier de notre amour originel. Elle gît en un coin oublié de ce lieu d'où je vous écris cette lettre. Partagez donc avec moi le secret de l'existence de cette clef. Soyez le témoin de cet intime trophée arraché au ciel chartrain, symbole d'un amour mémorable.
Et aujourd'hui avec les événements, le passé qui s'éloigne, se renforce ma mémoire aimante envers certaines pierres millénaires. Celles d'une cathédrale de France un instant de ma vie approchée, et caressée : vous savez laquelle maintenant. J'ai gardé la certitude du beau, de cette beauté effleurée, sentie, et qui est plus durable que la pierre elle-même qui l'exprime.
Au contact intime de ce noble édifice, j'ai acquis un trésor humble et magnifique à la fois : des visages de pierre aux allures gothiques gravés dans mon esprit, jadis témoin. Et aujourd'hui ces statues jamais oubliées me parlent. Elles me rappellent les temps bénis où nous venions les saluer, elle et moi, avec espièglerie et insouciance. Nous accédions ainsi jusqu'au faîte du monument, aidés par quelque génie céleste complice et protecteur.
Depuis le parvis je convoitais les hauteurs où, glorieux, trônaient ces rois de pierre. Et, poussé par je ne sais quelle force du ciel, j'atteignais avec ma tendre complice leur visage et nos regards se croisaient enfin de près, de tout près. Des ailes pieuses assurément, à travers un échafaudage providentiel et une surveillance négligente, nous amenaient à hauteur de ces saints figés.
Combien il m'était aisé en ces temps d'aller vérifier de si près le sourire plein d'onction de ces lointaines silhouettes haut perchées ! Je me jouais alors des gargouilles hors d'atteinte pour rejoindre ces inaccessibles statues. Pour les profanes intrigants, pour les coeurs sans fantaisie, la mission eût parut impossible, et sans intérêt d'ailleurs. Mais moi j'avais le coeur en plein éveil et tout me devenait possible sous l'oeil de Cupidon. Et aujourd'hui, alors que je vous écris cette lettre, sachez que ces têtes immortelles me rappellent.
J'aimerais prendre par la main Isabelle et l'emmener, comme avant, jusqu'à la cime de l'une de ces églises gothiques, afin de sanctifier une seconde fois notre amour et de le sauver définitivement à travers l'ivresse poétique. Oui, j'aimerais faire revivre ainsi cette union qui a pris racine sur cette Terre il y a plusieurs années, et qui doit naturellement se déployer vers le céleste horizon. J'aimerais faire cela sous le regard pétrifié et approbateur d'un de ces bienveillants témoins ancestraux rencontrés là-haut jadis, à Chartres.
Parce que mon destin éphémère s'est lié aux têtes moyenâgeuses depuis le jour où elles se sont penchées sur moi en 1992.
Mais un jour, peut-être, j'irai retrouver les hauteurs inviolables de mon passé, à Chartres. Je m'approcherai ce jour-là une nouvelle fois encore, la dernière, du point le plus élevé de la cathédrale. Plus près du Ciel. Et plus loin du sol.
Et puis, plein d'une définitive résignation, du haut de mon perchoir sanctifié par les siècles je saluerai le monde avant de répondre à l'appel irrésistible du vide. Et mon corps défait et inerte se retrouvera en communion intime avec la pierre usée, en bas, tout en bas du saint édifice. Je serai alors au pied de l'édifice de ma vie. Et ce sera tout.
Parce que j'ai connu par le passé l'ineffable émoi provoqué par l'amour, là-bas à Chartres, au sein de la cathédrale, et que je n'ai jamais pu oublier ce vif instant d'éternité, j'irai mourir en cet endroit du monde où est demeuré pour toujours mon coeur touché à mort.
Ma chute me sera plaisante comme le vol d'un chérubin. Un coup d'aile, certes furtif et funeste, mais qui me fera survoler les siècles, les illusions et la souffrance. Ma gloire, qui durera une seconde ou deux, sera intemporelle, universelle, absolue.
Et j'inviterai le souvenir de Isabelle, le souvenir de son nom, de son visage, de sa voix et de son sourire à ce banquet d'azur, de désespoir et d'amour mêlés. Je serai réconcilié avec l'Univers entier, et durant une seconde ou deux, le temps de ma chute, tout me semblera beau, enfin. Suprêmement. Fatalement.
187 - Le plomb de l'amour
Retour en arrière : 1992, le Mans. Année faste. Ma vie bifurque, chavire, s'engage, s'allège : je suis deux.
Dans le Jardin des Plantes de la ville, elle et moi nous scellons par les sangs croisés notre hyménée. A la manière des gitans. C'est viril, romantique, puéril et poétique. Je suis alors au faîte de ma gloire, parvenu à la porte de l'Olympe. A travers les lèvres de l'amante je suis en possession de la clé du Temps : passé et futur se diluent dans la paix nouvelle d'un Présent partagé, sous la forme d'un premier baiser. Bref, mon coeur bat.
Le monde prend la couleur de ses yeux clairs et cérulescents. Mon univers, sacralisé, ne s'ancre plus dans l'espace physique mais dans la profondeur de mon être : je prends racine.
Puis, riche d'une sève neuve, je croîs, je monte, je m'élève, je m'édifie. Tout en illusion.
Etourdi par le mirage, je suis tombé dans tes bras. Dans tes bras Sandrine, après un lustre passé dans la commune alcôve à vénérer un rêve brisé. Dans tes bras demeurés pourtant muets, croisés, lointains. Que me reste-t-il Sandrine ? Mes mots vers toi, porteurs de mes rêves les plus éclatants, sûrs messagers de mes jours perdus, ces jours désespérément reconstruits, réécrits, réinventés à la lumière de tes sourires, de tes yeux, de ton visage chéri.
Nous sommes en 1997, en fin d'année. Que reste-t-il de mes amours ? Le sang a séché, les coeurs se sont taris, l'eau à coulé sous les ponts.
Et toi Sandrine, tu demeures loin de moi, belle comme l'aube, l'onde et le vent.
188 - L'esseulée
Vous l'esseulée, vous le visage qu'on ne regarde jamais, les yeux qu'on ne croise pas, le coeur qu'on évite, vous l'épouse de l'indifférence, vous la jeune fille que l'on dit sans grâce et sur qui nul amant n'attarde son regard, un coeur bat pour vous.
Malgré, vous, malgré moi et malgré tout, je suis épris de votre pauvreté.
Les galants sur vous lèvent les yeux et passent, ne laissant ni fleurs ni compliments, et au bal votre bras demeure veuf, éconduit, tandis qu'on danse avec vos soeurs plus jolies tout en leur clamant mille fadaises...
Mais si tous dédaignent vos traits modestes, vous l'indésirable créature, vous la fleur unique semblable à aucune autre, tous ignorent vos dehors cachés d'oiseau blessé, à travers vos larmes versées sans témoin, vos soupirs dédiés aux jours vides qui durent, votre coeur cloîtré et vos yeux depuis toujours baissés, mariés avec la poussière, à cause de ce poids de tristesse sur vos paupières.
Que vous êtes touchante, et tellement belle, quand vous vous révélez si humble, le visage plein de langueur : vous ressemblez à un ange en détresse. Votre secret renoncement m'attire de la même manière qu'une terre sévère et inculte, si austère que le silence n'est pas silence, mais prière émanant des pierres et des ronces.
Vous avez pour moi le charme sûr de l'authentique mélancolie, et votre coeur que l'on néglige est une délicatesse que je vous demande de m'offrir parce que vos pleurs, pareils à une neige sur un paysage terne, donnent un prix à ces prunelles qui se posent sur moi.
Discrète et pudique, simple et sage, sans toilette, ni ruban, ni soie, votre grâce siège sur votre front nu. Et votre sourire qui me sera voué formera votre unique et sobre parure.
189 - Lettre d'amour à une jeune et laide bigote
Mademoiselle,
Permettez qu'un prétendant digne de votre chaste hymen se manifeste enfin. J'aime singulièrement vos grâces d'oiseau dépourvu d'ailes, vos airs d'ange déchu, votre vol de papillon sans mystère. Vous êtes un joli caillou, une sorte de diamant obscur au prix indéfini. Votre front dénué de lauriers vaut votre regard sans fard. Vous êtes d'ailleurs si vraie que l'artifice serait une offense à votre nature.
Votre authenticité inédite a les charmes bruts de l'amertume.
Vous êtes belle comme un rêve dont on ne se rappelle plus.
190 - Vertueuse et improbable
Je rêve d'une fille, qui serait bientôt une femme, dont le visage sage, doux et paisible se tourne vers moi, empreint d'un amour infaillible, profond, noble, un amour hors du commun. Son regard plonge dans le mien, et devine mon âme. La jeunesse, la grâce et la joliesse sont ses naturelles parures. Elle a la chevelure aux teintes douces d'automne ou aux éclats vifs du soleil, peu importe, et ses yeux vifs et clairs ont les reflets nets du ciel.
Son coeur est demeuré pur, son corps sans tache, et sa parole a plus de poids que l'or. Elle porte en elle le mystère des grands départs. Dans sa voix qui prononce mon nom, il y a le ton d'un ailleurs, un long rêve qu'elle ne dit pas, mais que l'on pressent. Son monde intérieur est une riche bohème. Son esprit est sûr, avisé, éprouvé, et son tempérament est prompt aux rêveries et à la mélancolie.
Son corps est fin, gracile, sa chair a les lignes délicates des nymphes, et ses formes sont généreuses. Sa vertu préservée m'est vouée tout entière. Elle a la force d'âme de ceux qui ont reçu le divin enseignement. Elle est fidèle, constante, mesurée. Elle aime l'honneur, l'humilité, la vérité. Elle rêve de gloire, et la mort n'est pour elle qu'un adversaire déloyal que méprise son âme éprise de lumière. Elle est honnête, sensible, saine. Elle brille par le coeur et par l'esprit. Elle a le goût du classicisme, des traditions et des connaissances séculaires. C'est une fille de bien.
Je ne connais pas son nom encore, mais existe-t-elle vraiment cette compagne imaginaire ? N'est-elle pas tout près de moi finalement ? Peut-être est-elle loin, trop loin dans l' irréel... Pourtant j'ose croire qu'un jour elle sera là. Je la reconnaîtrai, et elle me reconnaîtra. Cette fille, cette amante idéalisée et imaginaire, je l'aime déjà.
Je l'attends, comme j'attendrais un rêve.
191 - De l'huile sur un coeur en feu
Amante en pleurs,
Je viens de recevoir ce matin votre lettre couleur sang. Remettez vos habits de scène, la pièce n’est pas terminée.
Pour vous aimer dans toute la gloire de mon coeur d’élite, je viens vers vous l’épée au flanc gauche, le heaume relevé, les pensées droites, la rose de Damas à la main. Je viens vers vous plein d’honneur et de noblesse. Sur un signe de moi, mon cheval pose un genou par terre et courbe l’échine jusqu’à votre cheville où je viens déposer la fleur d’Orient. Vous prenez entre vos doigts délicats l’éphémère joyau floral. Et au moment où vous portez à vos lèvres ce calice de parfum digne d’un baiser, celui-ci vous pique. L'épine sournoise... La rose gît à vos pieds. Amour vénéneux, douloureux, acide et amer. C’est ici que peut commencer notre histoire. Au seuil de la souffrance. C’est un roman qui commence par une perle de sang.
Comprenez Ophélie que cela est digne d’être vécu. Vos larmes font la valeur de ce roman vivant et vécu. Cet amour difficile est à l’image de l’intemporel drame humain. Souffrez donc à la mesure d’une princesse Ophélie, parce que mon coeur vous élève jusqu'à ce rang. Et surtout sachez verser les larmes simples et vraies, terriblement touchantes de la bergère, de la pauvresse, de la fille en deuil. Troquez votre couronne de princesse contre quelques sanglots que je viendrai entendre, pour ma peine et ma joie.
Que je vous nomme Dame ou pucelle, princesse ou paysanne, votre coeur chagriné sera l’égal de tous les coeurs de femmes en douleur. Ophélie, lorsque sur votre joue ruisselle votre peine, je sais que vous vous moquez d’être princesse, et mêlez vos larmes aux larmes de toutes celles qui souffrent un semblable chagrin, vous unissant ainsi au monde entier en un torrent de douleur sublime.
Votre douleur me fait vous aimer davantage. Quelle plus belle signature d’un amour qu’une goutte de chagrin ? Je veux que vous me témoigniez de votre attachement si tendre pour moi par cette encre de cristal, de sel et d’amertume. Je veux voir sur votre lettre prochaine cette trace sublime et dérisoire de la douleur humaine. Pour dépasser la scène de théâtre. Pour faire voler en éclats le jeu théâtral, et le vivre dans toute sa splendeur et sa cruauté. Que meurent et Shakespeare et Corneille, vains rimeurs et poètes, et que vivent nos coeurs de chair humaine, plus sensibles aux coups de poignards qu’aux trop jolies paroles ! Qu’ils soient crevés par les lames aiguës de l’affliction et les épines de l’amour... Gardez donc vos habits de soie et de velours Ophélie, ils seront votre plus beau linceul.
192 - Une noce perverse
Aujourd'hui les choses prennent une ampleur concrète. Depuis plusieurs jours déjà je songe à emporter avec moi un souvenir personnel et marquant de vous. Contre mon corps je désire une trace de votre passage. Une trace sanguine, écarlate, douloureuse, vive et significative.
Contre ma peau j'aimerais sentir l'empreinte d'une caresse âpre de votre main. Il me plairait de garder des jours durant contre ma chair les sillons tracés par vos ongles, ou par quelque lame acérée mue par votre main, contrôlée par votre coeur épris de romanesques sentiments. A l'endroit de mon corps qu'il vous plaira, vous signerez votre amour.
En hommage à votre nom Ophélie, je porterais avec fierté cette blessure d'amour plus glorieuse qu'une blessure de guerre. Ne craignez point la grimace due à ce doux martyr, et prenez-là plutôt comme un sourire, au moment où vous rayerez ma peau contre vos griffes. Ou contre le fer.
(Avant que de me faire bénéficier de cet intime présent, ma peau non infaillible aura été purifiée des invisibles germes, vils ferments issus des miasmes ambiants, ainsi que vos ongles ou quelque autre objet incisif que vous aurez choisi. Voilà pour les précautions domestiques de l'audacieuse besogne.)
A présent préparez votre coeur sensible à cet acte bourreau, et remplacez votre pitié par un courageux sentiment de romantisme. Montrez-vous digne de mon désir de sacrifice.
193 - Le testament d'un collectionneur
Amantes collectionnées, je vous ai choisies pour vos grâces ou disgrâces, pour vos esprits naïfs ou pervers, vos âmes pieuses ou légères, puis j'ai fini par vous aimer pour vos lettres qu'une encre solennelle rendait si chères, et qui tombaient dans ma boîte : éclats indélébiles de vos coeurs de verres. Pour vos mots d'amour j'ai attendu avec fièvre le passage de l'agent des postes, messager impartial de vos gloires et misères apportant dans une professionnelle indifférence vos espoirs, désespoirs, rêves et sanglots.
Je voulais ces mots tombés du ciel, dictés par des éplorées, et les veux encore. Sachez qu'un être parvenu jusque dans mes bras et qui paisiblement s'endort le soir en la légitime alcôve ne m'empêchera pas de continuer à songer à l'amour et à sa naissance : cette miraculeuse émergence annoncée par ces courriers reçus comme autant de maîtresses : vos lettres.
Vos correspondances sont des preuves d'amour que je conserve comme un trésor dans mes classeurs numérotés. Chaque lettre que vous m'avez adressée recèle un miracle imprimé : de l'amour sur parchemin, écrit noir sur blanc, lu, approuvé, signé. Parfois en lettres de sang, folles que vous êtes ! Cette naissance de l'amour dans le berceau de vos lettres, ne fut-ce pas l'accouchement de vos coeurs ?
Faire naître le sentiment amoureux, c'est mon chemin de gloire, la graine obligée que je dois ensemencer en cette Terre aux prises avec les forces du prosaïsme, de plus en plus vidée de poésie.
Amantes de plume, que vous soyez roses ou chardons, pétales ou épines, vous avez éclos sous la lumière de mes promesses et, le temps de votre magnificence épistolaire, vous avez ensoleillé mon terrestre séjour par vos empressements, vos pleurs, votre beauté. Ou votre laideur magnifiée. Mais aussi par vos mains qui traçaient avec une sainte frénésie mon nom sur des papiers soigneusement choisis, puis baisés, parfumés parfois, envoyés avec des fièvres romantiques qui vous flattaient...
Les fruits de cet arbre aux feuilles variées, aux racines profondes que vous adoriez, ce sont vos âmes tombées dans le piège de l'amour, mûries par mon suc amer et doux. Transfigurées. Vous avez enfanté de votre propre douleur d'aimer. Ma terrestre progéniture : un poème dans chacun de vos coeurs. Ne vous ai-je pas aidé à vivre ? Vous le rosier, moi le chêne.
Vos coeurs brisés sont mes oeuvres d'art, des diamants malléables à distance. En esthète je vous aime, amantes lointaines, bijoux durables, âmes blessées que cicatrisera l'éternité... Je vous aime, mes chères conquêtes, non comme des proies, mais comme des trophées qui ornent mon existence.
Soyez heureuses, vous qui vivez le souvenir de ma flamme. C'est ma prière, ma bénédiction, mon testament. Mais surtout mon rachat, ma rédemption, ma délivrance.
Mon salut.
194 - Un cosaque cosmique
Imaginons cette scène onirique, hautement poétique : je suis un cosaque et vous êtes ma compagne d’armes. Enfants du froid, fils et fille des terres slaves, nés et élevés dans les immenses prairies gelées que l’on appelle la toundra.
Nous nous préparons pour une course folle à travers la steppe enneigée. C’est un jeu de guerriers. Viril, didactique, rude et barbare.
Nous sommes en selle, vêtus de bottes et de fourrures. Du haut de ma monture mon regard se dirige vers l’horizon que recouvre la froide écume. Loup affamé, aigle assoiffé d’azur, je suis un souffle féroce. Ce pays est de glace, mon âme est de feu. Vous me frôlez, assise sur votre cheval avec mâle assurance, témérité, arrogance, l’oeil farouche, le poing agrippé aux rênes, quelques mèches de cheveux flottant dans le vent...
Une odeur musquée se dégage de nos vêtements. Les chevaux pleins de fièvre et de sang sont deux flèches vivantes sur le point de se détendre. Fatal, le coup d’éperon les jettera bientôt dans le blanc infini.
Je caresse l’échine de mon cheval. Il se cabre. Ses muscles tressaillent, mon sang fait battre mes tempes. La tension est au paroxysme, animaux et humains sont fébriles.
Face à nous, la plaine. Glacée, vaste, ensoleillée, flamboyante. Le vent de la steppe caresse âprement nos visages. Il joue avec vos mèches, et quand se resserrent vos lèvres sous la morsure du gel un air sauvage fait briller vos prunelles. Bêtes et hommes sont prêts pour la course.
Votre regard hautain croise une dernière fois mon visage martial. Et dans un ultime défi, le toise avec dureté.
Mon talon frappe les côtes de la bête, vous m'imitez et nous dévalons la plaine dans une clameur de rires rauques !
Les chevaux s’emballent, le bruit étouffé de leurs sabots dans la neige se mêle avec harmonie à leur souffle bref et sonore. La cadence de ce mutuel galop s’accorde parfaitement au rythme de nos coeurs. Nous ne faisons plus qu’un avec les chevaux, enchaînés à leur pas de course.
Nous filons côte à côte dans la neige à une allure magistrale, emportés par nos coursiers qui fendent l’air avec fureur. Indociles, excités, admirables. Le vent bourdonne à mes oreilles et à travers la poussière de givre tourbillonnant autour de nous je distingue les traits de votre visage, tendus sous l’euphorie.
Votre air intrépide, vos cheveux fous, votre main agrippée à la crinière onduleuse du cheval, les rênes trop longues qui tournoient dans l’air et viennent s’enrouler autour de l’autre main comme des bracelets de cuir éphémères, l’écume de l’animal qui s’abat en pluie contre votre face et fait plisser vos yeux, les cristaux de neige qui blanchissent vos cils, le tout baigné dans le bruit sourd de la cavalcade, tout cela donne à ce tableau fugace et fulgurant une grâce suprême, une expression de noblesse profonde, un sentiment de grandeur ineffable. Vertigineux.
Dans l’ivresse de l'élan, dans cette étourdissante chevauchée, tout devient féerique : l’instant se fige, se transformant en une sorte de songe.
Et nous chevauchons dans un espace d’éternité, dans un paysage onirique aux dimensions cosmiques.
Radieux, votre visage se tourne vers moi, transfiguré. Votre cheval devient Pégase, je sens ses ailes blanches qui frôlent ma main... Mon cheval a des ailes également. Je ne sens plus le sol poudreux sous ses sabots. Je lève les yeux vers le ciel et vois les myriades de cristaux de neige qui forment à présent la Voie Lactée : nous sommes en route pour l’infini.
Nous étions cosaques, nous sommes devenus des petits dieux, emportés par nos chevaux.
195 - La littérature chèrement payée
Voici une lettre envoyée au directeur d'une revue littéraire.
Monsieur,
Je vois dans le numéro 53 de "Ecrire aujourd'hui" une publicité pour un stage d'écriture cet été en Bretagne, que vous vantez vous-même dans votre éditorial.
Ce stage est étonnamment onéreux. Finalement non, cela n'est pas étonnant... Mais là n'est pas l'affaire qui me préoccupe. Je pensais que votre publication n'avait aucune ambition commerciale de bas étage, méprisant les méthodes habituelles de manipulation des esprits. Or, en proposant ce genre de stage aux ignorants, aux faibles, aux naïfs ou aux grands narcissiques, il est flagrant que vous tirez profit du filon que représente l'amateurisme dans le domaine de l'écrit.
Bien sûr, vous saurez toujours donner d'excellentes raisons pour proposer un tel voyage en Bretagne et à grands frais aux amoureux maladroits de la plume, mais l'objection la plus élémentaire, la plus radicale qui me vient très naturellement à l'esprit est la suivante :
Est-il vraiment besoin d'aller s'exiler en terres extrêmes, aux antipodes du pays (dans le cas d'un marseillais intéressé par ce «voyage d'étude») et aux confins de la sobriété, de la simplicité, pour se faire enseigner l'art de manier la plume ?
Cela me fait songer à tous ces sportifs du dimanche qui ne pourraient courir, et tout simplement courir, sans leur panoplie vestimentaire de marque achetée dans un magasin prévu à cet effet... Cette mode de l'habillage outrancier des diverses activités privées de l'homme contemporain est parfaitement ridicule.
Ne souhaitez-vous vraiment pas, Monsieur, rendre adulte votre lectorat ? Je ne pense pas que les gens assez riches (ou assez inconscients) pour envisager un tel déplacement à vocation prétendument littéraire soient d'une grande maturité, qualité pourtant essentielle de tout écrivain. Je serais curieux de connaître votre avis sur le sujet.
Je vous remercie pour votre attention, et vous prie d'agréer mes salutations civiles.
196 - Les plumes sans aile
Lettre envoyée à un directeur de revue littéraire.
Monsieur,
J'ai lu avec fièvre les pages glacées de la revue «Ecrire Aujourd'hui» (numéro 58), publiée sous votre autorité. Dans l'éditorial votre confrère Monsieur Berthelot -qui n'a pas daigné me répondre- exhorte les plumes de mauvaises volontés à poursuivre leur vol d'essai vaille que vaille, en leur assurant son éminent soutient (dûment tarifé, il ne le précise pas mais cela va de soi). Je constate que vous vous faites le chantre des innombrables producteurs de brouillons qui pullulent actuellement dans cette société où l'amateurisme est devenu un passe-temps en voie de développement, un filon prometteur pour les marchands d'illusions avides de vendre divers conseils, guides, méthodes... Bref, du vent cédé au prix fort.
Aujourd'hui c'est la mode de l'écriture, de la littérature même, qui est à l'honneur chez les profanes assoiffés de prestige calibré et de reconnaissance télévisuelle (la télévision : ce fameux pinacle de la «réussite littéraire», le temple de la vanité moderne !). On fait croire à ces amateurs que le talent littéraire chez les gens de leur espèce est un fait acquis, et que le seul problème pour eux n'est que de revendiquer le droit d'être publié. On mène avec ardeur le noble combat pour la démocratisation de la gent porte-plume, comme si n'importe qui pouvait devenir Hugo.
Vous êtes-vous seulement déjà demandé ce qui se produirait pour la littérature, l'édition, les lectorats, si chaque amateur de l'écrit se faisait éditer ? Cette littérature se vendrait au kilo, et nous croulerions sous une «pensée universelle» de rigueur, et à ce point accessible, à ce point représentative de l'état des choses et si «digne d'intérêt» qu'elle pénétrerait sans complexe jusque dans les sphères les plus crétines de la société. Par exemple dans les asiles d'aliénés.
Mais venons-en au réel objet de cette lettre, ce qui précède n'étant qu'une introduction. J'ai lu sous la rubrique « Beauté du texte » du numéro 58 de votre revue un "poème de choix" (l'auteur est Frédéric Besnard), ainsi qu'un autre de Jean-Noël Gueno page 15 (Même tu l'amour vit-il dans l'eau. etc.), tout aussi surprenant.
Je sais bien que l'hermétisme donne du prestige à la poésie, surtout lorsque l'auteur est dénué de talent poétique... Quand un lecteur comme moi fait remarquer avec beaucoup de bon sens qu'un texte est incompréhensible, il s'entend rétorquer que la poésie est un exercice d'initiés, qu'il ne s'y connaît guère en la matière, que la critique est aisé, etc. Et c'est ainsi que le charabia est encensé dans les pages d' «Ecrire Aujourd'hui», au nom de la promotion d'un genre en déclin. Je pense que si on n'avait pas donné la parole à ces piètres amateurs, la situation de la poésie n'en serait pas là aujourd'hui, et on s'occuperait à relire sans se lasser Baudelaire plutôt que de se perdre en conjecture sur la poésie actuelle. Il faut oser désacraliser les faux dieux et dénoncer l'imposture littéraire contemporaine si on veut défendre la littérature de qualité. Mais est-ce vraiment la vocation de votre revue ?
Je me permets de vous poser la question. Celle-ci mérite que vous y répondiez en toute bonne foi, intelligence et rigueur.
Je vous remercie pour votre attention et vous prie de bien vouloir me pardonner si la vigueur de mes propos vous a ému. Je ne cherche pas tant à railler la littérature actuelle qu'à la rétablir dans sa splendeur perdue.
197 - Le souffle du vent
La revue littéraire "Ecrire Aujourd'hui" n'est pas d'accord avec mes critiques sur la littérature. A la réponse molle et consensuelle de la revue (que je ne recopie pas ici car dénuée intérêt), voici ce que je rétorque :
Marie Doal,
J'ai bien reçu votre courrier et vous remercie de votre attention. Il est vrai que vous me répondez avec coeur, intelligence, habileté, mais également avec beaucoup de partialité. Vous semblez vouloir défendre avant tout une cause qui n'a plus rien à voir avec l'art poétique véritable : la prospérité de votre clocher (qu'elle soit simplement pécuniaire ou plus immatérielle). Ce qui vous intéresse plutôt ici c'est le succès de votre revue, et non pas surtout la gloire du beau verbe. Sur le plan humain je le comprends fort bien. Je ne saurais toutefois souscrire à ce que vous dites sur le plan strictement intellectuel.
En effet, je persiste à penser (avec toute l'honnêteté d'esprit dont je suis capable), que de nos jours l'hermétisme en poésie est la plus flatteuse et la plus facile parure des plumes communes, voire médiocres. Quand on se trouve trop lourd pour décoller, on singe le premier bel oiseau venu et on se prend aussitôt pour un certain albatros. A défaut de planer dans les airs on ne parvient qu'à faire comme le perroquet sur son perchoir : comme lui on en est réduit à répéter de manière grotesque, clownesque, ridicule ce que disent les maîtres.
Aujourd'hui lorsque le poète n'a rien à dire, il le dit sous le masque prestigieux et bien opaque du "sonorisme" (pour prendre un de vos exemples dans votre lettre), et nul n'omet d'applaudir, parce que celui qui n'applaudit pas est aussitôt taxé d'ignare, d'insensible, de provincial. Qui d'ailleurs oserait critiquer des textes si avant-gardistes au risque de passer pour un inculte ? Vous me parlez de la richesse de la poésie contemporaine, «vivante, variée, polymorphe, engagée». Soit. Cela est-il pour autant synonyme de valeur ? La richesse, la variété, l'originalité, la nouveauté ne sont pas nécessairement des gages de qualité et ne sauraient par conséquent être des arguments de choix.
A force de vouloir faire la promotion des excès poétiques en tous genres, il n'y a plus personne pour oser défendre le bon goût, la mesure, la simplicité, l'économie de vocabulaire. Je sais, cette poésie est trop sûre pour être à la mode. De nos jours il faut être audacieux, il faut inventer, comme si les amateurs de l'écriture étaient aptes à une créativité littéraire digne de ce nom. Tenir une plume ne signifie pas pour autant avoir des ailes. On peut être couvert d'effets et ne jamais quitter le sol, à la manière du paon. Faire la roue n'est pas avancer. Il ne faudrait pas confondre l'habit avec le moine. L'avant-gardisme poétique n'est plus qu'une forme insidieuse d'immobilisme pur et simple : les poètes qui s'en réclament pataugent dans les éclatantes incertitudes du genre en habits d'apparat ! N'ont-ils pas tendance, en effet, à confondre le verbe subversif, étonnant, novateur avec le simple vers qui fait mouche ?
Non, la poésie aujourd'hui n'est pas vivante comme vous l'affirmez : elle est expirante, dégénérée, malade, difforme. Elle se cherche des marques nouvelles, et semble ne pas en trouver. Elle ne rayonne pas comme vous le dites et voudriez me le faire croire. Si elle rayonne, c'est plutôt à la manière de ces étoiles mourantes appelées je crois «naines blanches» ou «naines rouges» : elle s'enfle, prend de l'ampleur tout en se diluant dans son inconsistance, devient de moins en moins dense avant d'exploser, de s'anéantir. Elle s'agite en tous sens et c'est vain, parce qu'elle a perdu ses véritables racines. Le fait est que tout le monde se targue de faire de la poésie aujourd'hui.
Raillerait-on la poésie officielle, classique, académique, formelle, celle qui a fait ses preuves ? Je constate que les valeurs sûres du genre ne font plus recette chez les apprentis lettrés.
Il me semble que l'art véritable échappera toujours à ceux qui au nom de la créativité se targuent d'être en avance sur leur temps. S'ils tentent de dépasser les règles formelles du genre, cela peut paraître courageux de leur part mais ça n'est pas nécessairement rendre service à l'art. Prendre des risques n'est pas un gage de réussite systématique. Au moins moi je suis sûr de ne pas me tromper en faisant le choix du passé. Et que celui qui ose se mesurer à Hugo au nom de l'avant-gardisme, défiant mes sages et prudentes paroles pleines de bon sens, m'égratigne le premier avec l'or prétendu de sa plume.
198 - Une étoile vagabonde
Je n’ai pas osé vous adresser la parole tout à l’heure dans le train, je le fais ici même si je sais que ces mots ne vous parviendront jamais. Le Ciel les recevra peut-être pour vous, emportés par le vent. Ou par le silence.
Je vous ai vu arriver avec vos trois ivrognes de compagnons, prenant place tous quatre sur les seuls sièges encore libres, juste à côté de moi. Une femme, vieille bourgeoise effarouchée, a changé de wagon. Au début moi aussi je craignais un peu la proximité de cette troupe de va-nu-pieds que vous étiez. Vous fumiez tous quatre dans ce compartiment non-fumeur, vos deux chiens galeux étaient sous les sièges mais surtout, surtout vos allures bohèmes m’effrayaient.
On n’entendait plus que vous quatre dans le wagon. Ce dernier vous emmenait à Laval. Là-bas ou ailleurs... Quelle importance pour vous, me semblait-il ? Très vite je vous trouvais amusants, folkloriques en dépit de la peine que me faisaient deux d’entre vous, ravagés par l’alcool.
Je devinais sans peine qu’aucun de vous quatre n’avait de billet. Tout le monde dans le wagon le devinait. Vous n’aviez pas des têtes à voyager avec des titres de transport. Vous étiez quatre espèces de SDF, quatre squatters de belle humeur, quatre enfants de Bohème.
Bruyants et joyeux.
Cette bande pittoresque attirait tous les regards. Les yeux du compartiment entier étaient braqués sur les trois hommes et la jeune fille. Et c’était la jeune fille que j’avais en face de moi. Cette passagère, c’était vous.
Nous avons croisé nos regards. Vous étiez belle avec votre visage un peu garçon. Vos traits étaient durs, ambigus, et votre regard était à la fois rude et doux. J’aurais voulu engager la conversation avec vous, mais un rien de bienséance m’interdisait de vous adresser la parole. C’est ridicule, mais j’ai de l’éducation.
J’étais attentif aux propos d’ivrognes que vous échangiez avec vos trois compagnons, tant votre langage était cru : quand vous parliez, c'était une rose qui crachait du fumier. Un vrai charretier en robe blanche. Une canaille avec un visage d’ange. Mais quand vous ne parliez pas, c’était l’enchantement. Avec vos yeux pleins de braise et de rocailles, vos allures d’oiseau sauvage, votre charme d’androgyne, je vous imaginais princesse au royaume des garçons manqués.
Le contraste était grand entre vos manières grossières, votre parler infâme, les trois pauvres diables qui vous accompagnaient et la délicatesse de votre visage, l’angélisme de vos traits, la lumière de votre regard. Vos ailes blanches mêlées de vase avaient des grâces vénéneuses : la vaurienne qui me faisait face était troublante.
Avez-vous lu ce trouble dans mon regard ? Le plonger dans vos yeux était un étrange supplice, et j’étais à la fois effrayé et ravi de le faire. Ces braises permanentes dans vos prunelles devenaient mon plus cher enfer.
Le diable était irrésistible.
Vous étiez belle comme le vent, la brume et la pierre : la douceur de votre visage se mêlant à cet air si dur vous donnait un charme naturel et sauvage. Et vous étiez belle également comme la tempête, la grêle et les cailloux. Belle, ainsi qu’une Vénus fine taillée dans un roc grossier.
Vous donniez du « monsieur » pour me demander si la fumée de votre cigarette ne me dérangeait pas. Sans surprise, je vous ai répondu que non. Alors que si... Et puis je vous ai souri, policé. Le train s’est arrêté avant Laval, je suis descendu.
Je n’oublierai jamais ce cygne sauvage croisé dans le train, accompagné de ces trois lascars au vol ras. Adieu, oiseaux de malheur. Adieu, la passagère.
199 - Un oisif mélancolique
Je m'étais égaré loin des grandes artères de la ville dans une de ces innombrables rues secrètes que le touriste ne visite jamais. Réceptif à l'atmosphère vieillotte de ces quartiers retirés, attentif aux moindres détails pittoresques, sensible au parfum périmé émanant des murs, tout me semblait hors du temps, figé, provincial, avec un je-ne-sais-quoi de bourgeois et de désuet.
Je longeais ces sages propriétés en jetant de temps à autre un oeil à la dérobée sur les jardins. Certains étaient minuscules, dérisoires, stricts et sans goût, d'autres plus vastes, plus botaniques, recherchés. Tous étaient entretenus avec un soin typiquement citadin. Ils me paraissaient pleins de charme et de tristesse : charme suranné si particulier dégagé par les photos jaunies datant de un siècle, tristesse banale de la banlieue...
Dans cette rue anonyme tout n'était que torpeur, mélancolie, portes closes et cheminées éteintes. Ce monde ceint par ses propres toits était silencieux et morne comme un dimanche.
Je devinais les destins sans histoire, humbles, ordinaires, indolents qui s'écoulaient, s'évaporaient derrière les fenêtres sans style. En passant devant des fenêtres plus cossues j'imaginais d'autres existences, moins ternes, plus remarquables, pleines d'aventures, chargées de mystères. Je me représentais les êtres jouissant de leur maison, de leur jardin aux heures privilégiées de la vie. J'entendais sans peine le bruit des choses familières qui se passaient dans ces demeures. Je me figurais les faits insignifiants qui devaient ponctuer les jours anodins de cette rue sans nom.
Et je cheminais.
Je voulais prolonger ce délicieux malaise qui m'avait envahi à la proximité de tant de banalité cachée. C'était ordinaire et inattendu, simple et touchant, commun et secret, sans surprise et cependant surprenant. J'errais, plein d'une langueur vague et pénétrante, légère et démesurée, sourde et identifiée, douloureuse et délectable. Et je me perdais sans compter dans cet état singulier, le pas oisif, le regard rêveur.
C'était vain et beau, inutile et délicieux, stérile et troublant.
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