samedi 2 janvier 2010

8 - Raphaël Zacharie de IZARRA - Farrah Fawcett 400-599

400 - Les vérités cachées
Choisissons au hasard un jeune militaire d'une caserne quelconque de notre beau pays. Sortons-le du rang le temps d'une expérience. Au hasard, voyons... Disons... Celui-ci ! Bien, attardons-nous sur ce jeune patriote engagé dans l'Armée française en train de se préparer pour le grand défilé au moment où nous le désignons. Interrogeons-le sur les motivations profondes qui l'ont poussé à embrasser une carrière militaire. Rapportons ici son discours sans ambages, ni omission, ni ajout :
- " Je me suis engagé dans l'Armée française par idéal. Soucieux de la paix dans le monde, profondément altruiste et patriote de toutes mes forces, je suis fier de servir mon pays. Ma chère France qui n'a pas à rougir de son Histoire, je veux la défendre jusqu'à la dernière goutte de mon sang ! J'aime la France à en être malade, et souhaite tout donner pour elle s'il le faut. Je suis attentionné auprès d'elle comme un fils qui veille sur une vieille mère. Je veux que mes enfants soient fiers de moi parce que j'aurai servi la France. Je me suis engagé dans l'Armée française parce que j'ai le sens du sacrifice. Une flamme brûle en moi, et cette flamme s'appelle la France. Grandeur, honneur, Patrie ne sont pas de vains mots pour moi. Plutôt mourir que de faillir à mon devoir ! Vive la France, vive l'Armée française et honneur à nos héros tombés en son nom ! "
Discours sans surprise.
Précisons que ces raisons officielles ont été clamées d'une voix forte.
Nous allons à présent prêter une oreille plus attentive à la petite voix qui parle tout bas sous le crâne casqué et que l'on appellera très simplement la "voix de la vérité" ou "la petite voix cachée"... Reposons la même question à notre aimable sujet, décidément coopératif, en l'invitant cette fois à parler tout bas. Approchons-nous pour bien entendre car la voix se fait maintenant fluette :
- " Je me suis engagé dans l'Armée française parce que j'ai un petit sexe. Humilié depuis mon adolescence à cause de la taille de mon pénis, j'ai décidé de le remplacer par des canons, prothèses symboliques assez commodes, baumes pour mon honneur offensé de petit mâle primaire. J'ai bien essayé les grosses cylindrées en guise de substituts phalliques, mais les femmes ne sont pas si sottes et savent bien que la voiture ne fait pas l'homme. Alors j'ai opté pour l'Armée. Le prestige de l'uniforme me venge de ma brièveté pénienne. Mais pas totalement, bien sûr. Les canons longs des chars que je pilote quant à eux me confèrent puissance et vaillance, qualités qui me font défaut, l'acier des canons étant plus stable que ma chair molle. Mon petit sexe ayant fait de moi un impuissant, je cherche à travers mon engagement dans l'Armée française un sexe de remplacement. Je ne regrette rien car j'ai trouvé dans l'Armée un lieu où atténuer mes frustrations et les transformer même en jolie vitrine de respectabilité. Depuis que je suis dans l'Armée les femmes trouvent toujours que j'ai un petit sexe, mais étant donné que sous les drapeaux je suis devenu homosexuel elles ne peuvent plus me blesser. En revanche mes partenaires masculins de l'Armée, dûment homosexuels comme moi eux aussi, trouvent que j'ai un petit sexe, mais là c'est encore une autre histoire. "
Réintégrons notre sujet d'étude dans sa caserne sans omettre de le remercier pour son aimable participation à cette expérience. Maintenant prenons un autre sujet, toujours au hasard. Passons sur les raisons officielles de son engagement dans la carrière martiale. Interrogeons directement sa petite voix :
- " Je me suis engagé dans l'Armée française pour assouvir en toute quiétude mes instincts criminels. J'aime le sang. J'aime les combats, je suis un chasseur dans l'âme. Tout petit déjà j'adorais jouer à la guerre. J'ai trouvé dans l'Armée le moyen idéal de donner libre cours aux pulsions sanguinaires qui sommeillent en moi. Non seulement je suis payé pour m'amuser à tuer du gibier humain, mais en plus la nation m'est reconnaissante. Que demander de plus ? "
L'expérience est concluante. Remercions pour sa collaboration ce jeune homme qui s'en retourne à sa caserne...
Ne faites pas les offusqués mes chers lecteurs, vous savez pertinemment pour l'avoir vous-mêmes éprouvé au moins une fois dans votre vie que les vraies raisons qui font reluire les affaires de notre monde sont parfois inavouables. L'on voudra bien me pardonner d'avoir à travers ce texte au moins une fois, juste une fois, osé soulever le voile sournois des apparences.
401 - L'âne à la calotte
Je précise que les propos contenus dans le texte ci-dessous n'ont rien d'anti-cléricaux mais émanent d'une approche saine, honnête, clairvoyante de l'Eglise actuelle, sans nulle aigreur ni prétention, juste teintée d'humour. Je ne cherche pas à dénigrer l'Eglise loin de là, je mets seulement le doigt sur quelques manies révélatrices de notre société, vues à travers les rites religieux. Sachons rire ensemble de nos petits travers.
Les messes dominicales sont toujours des spectacles comiques et ineptes pour qui a su préserver son regard d'enfant intelligent, occultant pour la circonstance son propre regard contaminé d'adulte.
Lors de ces solennels numéros de cirque du dimanche, au bel esprit, au coeur allégé le prêtre apparaît alors dans toute sa vérité stéréotypée, officielle et fausse.

Le ministre du culte, dès qu'il est en représentation devant ses ouailles parle subitement d'une voix doucereuse, lénifiante, toujours égale, pleine d'une onction à toute épreuve... Effet magique et immédiat : au son de la vivante cloche tout de blanc vêtue, les âmes se mettent au garde-à-vous. Le ton, la gestuelle empruntés qui accompagnent la voix mielleuse du curé font sentir les cours de "communication publique" appris au séminaire, pieusement restitués. C'est lourd, énorme comme un cierge de Pâques et pourtant ça marche toujours : les fidèles écoutent avec cet air compassé caractéristique, comme pour faire écho à l'automate qui leur fait face. Le prêtre lève les bras avec majesté, l'auditoire se fige, l'amollissement des esprits est à son paroxysme.
Alors les "R" finaux du prêtre sont prononcés avec emphase. Ils sortent des profondeurs de sa gorge, à la fois doux et imposants :
- "Le SeigneuRRR notre Dieu tout pu-I-ssANT"..."
De plus le "I" d'attaque et le "ANT" final de "TOUT PUISSANT" sont prononcés de telle sorte qu'on sent justement très bien la puissance de Dieu... Le "I" est fort et perçant et le "ANT" s'étire, avec une montée finale qui fait ressembler le mot "PUISSANT" à une flèche tirée en l'air.
- "Le SeigneuRRR notre Dieu tout pu-I-ssANT"..."
C'est absolument cocasse et parfaitement puéril. Se dire que des adultes responsables se prennent au sérieux est à la fois rassurant et affligeant. Rassurant parce qu'on se sent d'emblée bel esprit devant tant d'insignifiance, affligeant lorsqu'on songe que ces pantins dominicaux s'entre-déchirent avec d'autres pantins pour des histoires de foulards alors qu'eux aussi -et le plus sérieusement du monde- se font leur petit cinéma, prenant des airs sincèrement pénétrés pour des histoires de "RRRR", de "I" et de "ANT".
402 - La soupe est prête !
D'un geste las, la maîtresse de maison pose la soupière fumante sur la table. Ca sent fort la soupe aux poireaux-pommes-de-terre. Son mari, une espèce de légume insignifiant, regarde le récipient sans broncher. Il attend le signal de sa femme pour y plonger la louche.
Avec sa calvitie prononcée, son air d'épicier de province et ses vieilles pantoufles usées, il est loin de faire pitié. Au contraire, il inspire mépris, dégoût, railleries. Le filet de bave qui lui pend aux lèvres est la goutte de trop : devant tant de décrépitude, qui résisterait à la furieuse envie de lui cracher au visage ? Cet ancien comptable a l'air de ce qu'il est : un éternel sédentaire qui n'a jamais eu d'autres rêves que de posséder des canapés en cuir, de rutilantes boîtes à outils vues dans les catalogues, un bon système d'adoucisseur d'eau, une véranda, une tondeuse à gazon dernier cri facile à entretenir, une assurance-vie... Aspirations de petit fonctionnaire étriqué que des milliers de soirs successifs à patienter devant des soupières ont fini par abrutir parfaitement.
- " Sers-toi donc Gaston, tant qu'la soupe elle est ben chaude !"
Toujours la même phrase, tous les soirs. Et lui de répondre invariablement, des milliers de soirs de suite :
- " Ha ben ça fait-y pas du bien de manger de la bonne soupe, hein ?
Parfois au milieu de la soupe le retraité se prend à rêver un peu plus que d'habitude :

- " Tu sais Germaine, un jour j'aimerais bien toi et moi acheter la cabane de jardin dont je t'ai parlée l'autre jour. Avec les p'tits nains tout autour, ça serait-y pas beau près de la véranda, hein ? J'en ai vu des beaux en passant devant chez Bricolage-Service... Y en a de vraiment chouettes alors ! "
Avec ses rêves ineptes de minus et ses soupières pleines de promesses potagères l'ex-comptable vécut heureux encore très longtemps auprès de sa femme à son image.
Ils n'eurent aucun enfant.
Mais des soupières à vider, des milliers.
403 - Petit poisson deviendra grand
Petit-Paul, enfant fragile, sensible et doux a été placé dès l'âge de six ans en pension dans une institution sévère. Élevé chez les bons prêtres. Ces derniers, austères, intransigeants, impitoyables, ont toujours exercé sur l'enfant une sainte terreur. Écrasé par le sort, broyé par les dogmes despotiques d'une religion d'un autre temps, à douze ans Petit -Paul est une créature chétive, timide, parfaitement timorée.
Figures maternelles réconfortantes, les rares bonnes soeurs oeuvrant au sein de cet univers rigide devaient adoucir l'existence de petit garçon. Du moins le pensa-t-il naïvement en entrant six ans auparavant, car à la vérité elle se montrèrent particulièrement cinglantes.
Bref, Petit Paul après six années d'éducation religieuse intensive dans cette digne institution a fini par prendre la couleur des murs qui l'entourent : gris. Ou plutôt terne. Sinistre serait le mot juste.
Pour autant, l'enfer n'est pas terminé pour notre jeune héros : il lui reste encore six années à expier dans cette prison pour âmes tendres.
Mais faisons plutôt un bond en avant de six années. Petit-Paul a atteint ses dix-huit ans, on le libère. Sa fragilité est devenue dureté, sa sensibilité imperméabilité, sa douceur fermeté. Petit Paul a bien changé... Il a pris de la carrure : épaules larges, mâchoire carrée, coeur d'acier.
Parfaitement conditionné par ses précepteurs, Petit-Paul fuit comme la peste les filles de son âge. Elles lui apparaissent comme des démones, aussi les hait-il de toute la force de son coeur brisé. La religion est devenue le seul repère de son existence de pierre. La solitude, l'unique refuge de son âme de glace. La tristesse, sa plus chère compagnie. Si bien qu'avant ses vingt-cinq ans, Petit-Paul entre dans les ordres et devient prêtre-enseignant dans l'institution qui l'a si bien dressé, et se montre aujourd'hui le pire tortionnaire d'enfants que cette dernière ait pu abriter entre ses murs.
Les petites victimes l'appellent maintenant "Grand-Paul".
404 - L'Homme
L'Homme a des profondeurs qui résonnent, des hauteurs folles, des légèretés d'oiseaux et des faims de loup.
Il suit les chemins droits, préfère parfois ceux qui vont de travers. Mais toujours, l'Homme est une statue qui marche. Sous ses pieds il y a du sacré, au-dessus de sa tête du profane, dans ses poches du fromage. L'Homme perché sur ses jambes a les semelles percées. C'est un prince qui vagabonde.
L'Homme coasse, espère, chante et mord. Il rit aussi. De tout : des châteaux chantant, des morts enchantés, des champs hantés, de ses pieds. L'Homme est un petit farceur : il s'esclaffe aux larmes, pleure de joie, chante sa misère... Il philosophe devant un verre, s'enivre d'amour, boit sa fortune, trinque à sa mort.
Se sachant mortel, il plaisante. Car l'Homme a peur.
Éternel facétieux, insatiable conquérant, incorrigible fou, l'Homme un jour deviendra Dieu.
405 - Une fin sans pompe
Il fut inhumé simplement, sans larme ni couronne.
Haï de son vivant, il était détesté sous la stèle. Il eût été inconvenant d'uriner sur le marbre neuf, aussi préféra-t-on cracher par terre. Maudit par les vivants, le défunt eut droit au sermon moralisateur du curé, aux quolibets de ses ennemis, aux rires des enfants. Seuls les chiens regrettèrent leur maître trépassé.
On les piqua.
S'il est vrai que l'or dure, le mort autrefois si affairé à amasser le précieux métal semblait avoir oublié que les os eux se corrompent. Enrichi grâce à sa poigne de fer légendaire, l'enterré au coeur de pierre ne porta pas mieux son sobriquet. A titre posthume.
Sur la tombe du riche défunt on peut lire : ci-gît L'OR DUR.
406 - Prêtre homosexuel
Mon inclination contre-nature pour la gent virile se confirma dès mon entrée au séminaire. Le regard clair mais le coeur troublé, la hantise du faux pas agissait comme un garde-fou. La crainte de la chute m'obligeait à la plus parfaite intégrité au contact de mes frères séminaristes. Ascèse, chasteté, volonté étaient ma seconde religion. Cependant avec les années le feu impie me rongeait de plus en plus... Ma vocation pour l'exercice de la prêtrise ne perdit pas de son ardeur pour autant. Mon âme était au ciel, ma chair en enfer, voilà tout.
Seul dans ma cellule ou en compagnie des autres étudiants, je luttais avec âpreté contre le "mâle". J'appris peu à peu à éviter les pièges de la tentation, bien que je n'ignorasse point la brièveté des trêves consenties par les sens. Je ne me contentais pas de m'éloigner certains jours de la cause de mes émois impurs, je me donnais également la discipline afin, espérais-je, de tuer le désir. Hélas ! la chair mortifiée se rebellait assez vite et je me retrouvais bientôt face à mes démons qui me défiaient de plus belle, la corne acérée, l'oeil plus lascif encore... Le mal ne faisait qu'empirer, aussi dus-je changer de méthode.
La volonté seule ne suffisant plus à borner mes excès, j'optai pour la solution la moins modeste. A l'étude approfondie des livres anciens de théologie censés me distraire de mes fantaisies honteuses, j'ajoutai la chimie lourde. Latin et sel de bromure devaient me délivrer, pensais-je, des tourments grandissants de ma chair incapable de se soumettre à la loi divine. Peine perdue !
La nature prenant définitivement le dessus, je décidai d'apaiser l'ogre libidineux qui réclamait son dû : je pris un amant. Dans la foulée je m'improvisai porte-parole de mes frères d'infortune, partagés entre le désir de servir le Ciel et l'oppression de leur chair dénaturée, incompatible avec la dignité de leur futur ministère. En interrogeant les élèves et mes supérieurs je découvris que le séminaire était un repaire d'homosexuels à divers degrés refoulés mais parfaitement conscients de leur état...
Je terminai mes études dans la plénitude spirituelle et fus ordonné prêtre dans le quartier du Marais.
407 - Fait de guerre
La bataille battait son plein mais j'étais déjà loin. Je me réfugiai dans un fossé. Derrière moi, la plage, les bombes, les cris des blessés. Dans ma cachette, une surprise m'attendait : un soldat allemand avait eu la même idée que moi. En voyant mon casque américain il prit peur. Mais blessé, épuisé, l'ennemi ne put qu'esquisser un mouvement dérisoire de défense, étreignant avec maladresse son fusil.
La tempête de feu autour de moi ne m'incitait guère à sortir de mon trou. La providence m'avait désigné ce refuge, j'avais saisi l'occasion. Demeurer en vie était mon devoir de fils, d'époux, de père de famille. Mais j'allais devoir passer la nuit avec l'Allemand.
Que faire ? Pactiser, jouer au héros, faire comme si je n'avais rien vu ? Moi l'Américain, lui l'Allemand... La réponse était simple : le tuer.
Certes, mais je n'avais guère l'âme d'un guerrier. La théorie martiale est nette, mais rien n'est jamais aussi simple dans la tête d'un homme.
Rassuré de me voir peu enclin à poursuivre la guerre dans ce sillon de boue, l'Allemand se détendit. Une heure passa ainsi, chacun de nous attendant que l'orage d'acier se calme. Il se lamentait à cause de sa blessure, oubliant son fusil, persuadé que j'allais l'épargner. Ne l'aurais-je pas tué depuis longtemps si j'en avais eu l'intention ? C'est ce qu'il devait penser. En fait tout était confus en moi. Je réfléchissais, méditant longuement au fond de mon trou. Moi l'Américain, lui l'Allemand, que faire ?
Il portait une tenue vert-de-gris, il était dans l'autre camp, il était l'ennemi...
Je le tuai.
408 - Vieille tante
Chez elle ça puait l'honnêteté : vierge en plastique trônant sur le poste de télévision, chien bâtard sagement couché dans son panier, horloge-baromètre aux armes criardes du Mont-Saint-Michel, portrait jauni d'une aïeule au regard sévère et stupide...
Inculte, superstitieuse, aimable avec tous par opportunisme, croyante par habitude, cette vieille tante attardée méritait, à soixante-dix-neuf ans, une bonne raclée littéraire, un concert de trompettes dans l'espèce de caveau lui tenant lieu d'habitation, un grand coup de masse dans sa routine.
Bref, un réveil en fanfare à l'orée de sa mort.
Pour commencer je crachai au visage de la défunte encadrée. Grand émoi chez la casanière. Pour faire hurler de plus belle la vieille pantouflarde, je me mis à lui parler avec la désinvolture des gens qui se savent supérieurs :
- "Infâme décrépite, que croyez-vous que vous valez à mes yeux avec une si minuscule existence ? Qu'attendiez-vous donc d'un bel esprit comme moi avec vos allures d'éternelle retraitée ? Que je me range à votre cause inepte ? Esprit rabougri ! Gibier d'hospice ! Âme insignifiante !"
Scandale dans la chaumière. Je m'emparai de la Vierge en plastique :
- "Vieille chouette, à voir cette horreur couverte de poussière ça fait bien vingt ans que vous avez été vous agenouiller à Lourdes en ânonnant des prières pour l'âme de l'autre hulotte décatie accrochée au mur, n'est-ce pas ? Et qu'avez-vous fait pour sa mémoire ? Vous avez acheté à grand frais cet ignoble moulage d'usine. Vous n'avez pas honte ? Femme sans goût, avez-vous au moins ouvert un seul livre dans votre vie de limace, à part les almanachs locaux ?"
Je jetai contre le portrait de l'ancêtre l'objet du délit. Fracas du verre sale recouvrant le cadre (qui en bougeant laissa échapper quelques araignées tapies derrière depuis des lustres), effroi de la propriétaire, rire sardonique de l'auteur de ces lignes...
- "Maintenant que vous savez ce que je pense de vous, vous pouvez rendre l'âme ma tante, si vous en avez encore une. Votre grand âge ne vous mettant pas à l'abri d'hériter d'un si petit esprit, il serait inconcevable que vous ne me rendiez pas grâces pour ce grand dépoussiérage intérieur que je viens de vous accorder."
Je quittai l'ingrate qui ne daigna pas m'adresser le moindre remerciement. Elle mourut trois jours après.
D'inanité.
409 - Le visiteur
J'étais jeune à l'époque. Il frappa à ma porte. Minuit venait de sonner. Il est entré avec son chapeau miteux, sa vieille canne, ses chaussures usées, son air affligé. Je lui désignai un tabouret dur. Il me restait un croûton de pain, du vin aigre, des pommes âcres. Il mangea sans se plaindre. Silencieux, il interrogeait la chandelle du regard. D'où venait-il, qui était-il ? Un pauvre diable d'homme. Une bien mystérieuse compagnie...
Je le questionnai sur ce qui l'avait amené jusque dans ma demeure perdue au milieu de la campagne, au coeur de la nuit. Dehors on entendait le vent, les cris de chouettes. La charpente du grenier grinçait sous la bourrasque. Il mangeait. Sa canne lisse portait la marque des ans. Des siècles eût-on dit... Je répétai ma question. Lui, continuait de manger. Le vent sous la porte faisait danser la flamme devant mon hôte, et les ombres mouvantes sur le mur me rappelaient quelque mage, prince ou messie.
Après avoir répété trois fois ma question je me tus, comprenant qu'il ne me répondrait pas. Je le laissai finir son repas de misère. Il but le vin lentement sans faire la grimace puis se leva, l'air plus triste encore. Avant de partir il m'adressa un regard profond et étrange qui me bouleversa.
La porte s'ouvrit sur la nuit. Il disparut dans le noir. Cette nuit-là je suis resté tard à veiller, seul avec mes pensées, perplexe, troublé. Aujourd'hui encore, alors que je suis bien vieux, je me demande qui était cet énigmatique visiteur de la nuit qui a continué à hanter ma mémoire tout au long de ma vie et dont jamais, jamais je n'ai pu oublier le regard.
410 - La roture
Une espèce haïssable domine ici-bas, par le nombre : la roture. Vaste engeance comprenant entre autres les mécaniciens automobiles, les épiciers de province ambitieux, les hôtes heureux des maisons "Phénix", les spectateurs assidus des émissions télévisées commerciales, les prolétaires sans envergure ainsi que les propriétaires de tondeuses à gazon motorisées, de perceuses électriques et de gros chiens aboyants, les philistins sont avant tout des êtres primaires, sans finesse, aimables, sociaux, dociles.
Je leur reproche d'être ce qu'ils sont. Déplaisants au possible, les gens de vile extraction sont ma bête noire et ça n'est pas un hasard si je me suis réfugié depuis maintenant deux ans dans les remparts de la vieille cité mancelle, loin du commun, dans une sorte de ghetto pour petits aristocrates. Avant, il me fallait vivre dans le même décor que mes ennemis. Aujourd'hui je vois le soleil se lever avant tout le monde : la cité mancelle est sise dans des hauteurs inaccessibles au vulgaire.
Cela dit, il m'arrive encore de me frotter au peuple. Sans jamais rien laisser paraître de mon malaise, je le côtoie avec simulation. J'adopte une contenance singée sur ses moeurs, la plus flatteuse possible : je souris au pompiste, suis poli avec les employés des magasins, me montre humble en compagnie des gradés de l'administration. Tous sont dupes de ma comédie. Mais dès que je me retrouve dans mon fief... Je redeviens le petit seigneur arrogant, cynique, insupportable et hautain que je suis fondamentalement. Combien de fois, depuis les rues pavées surplombant la ville béotienne, ai-je médit sur les habitants d'en bas comme un aigle relevant le bec ?
La plèbe est l'exutoire favori de ma bile d'aristocrate. Peut-être parce qu'à travers elle parfois j'ai peur de me reconnaître, peut-être parce je crains un jour de lui ressembler un peu... Ne vaut-il pas mieux maudire que guérir ? La meilleure façon de n'être pas contaminé par les moeurs de la canaille, c'est de la toujours tenir à distance, de ne se laisser fléchir à aucune indulgence.
411 - Les deux pauvresses
Deux soeurs mendiaient. L'une était laide comme un poux, sans grâce, vêtue de haillons. L'autre ressemblait à un papillon, et bien que sa toilette fût humble on sentait une recherche, un souci d'élégance dans sa tenue. De fait c'était une authentique sirène sur laquelle les riches passants daignaient poser le regard, alors que l'autre, affligée d'une affreuse laideur et affublée de guenilles n'attirait nulle attention.
Je remarquai aussitôt les deux soeurs. Du haut de ma monture je m'adressai à la Vénus :
- " Gente demoiselle, venez chez votre sauveur chercher le gîte et le couvert. Je saurai également vous couvrir d'or et de dentelles si vous y consentez. Sous mon toit vous n'aurez qu'à exiger. Chez moi la beauté à tous les droits. Soyez dès à présent l'hôte de mon alcôve et votre fortune est faite ! "
La belle répondit :
- "Mon bon seigneur, ma soeur me suivra-t-elle ?
Je fus franc envers la jolie naïve :
- " Parce que votre soeur est laide, elle ne mérite que raillerie. Vous êtes belle, vous seule avez le droit d'hériter des biens de ce monde. La beauté doit être récompensée, la laideur châtiée sans pitié. Laissez là votre soeur, elle ne vaut guère plus que l'égout qu'elle côtoie.
L'ingénue de me tenir tête :
- " Cependant j'ai promis à mère de ne jamais abandonner ma soeur ! Noble seigneur, je vous en prie prenez ma soeur avec moi ou bien laissez-moi ! Jamais je ne l'abandonnerai à la misère ! "
Excédé par tant d'impudence, j'abrégeai la discussion en tendant le bras vers l'élue :

- " Il suffit avec ces tergiversations stériles ! Vos scrupules sont parfaitement déplacés. Laissez la fange à la fange et abandonnez-vous plutôt au sort qui vous sourit. Demain vous porterez mon nom. Allons, montez ! Je vous emmène au château. Hâtez-vous car je ne souffre pas qu'une femme discute mes desseins ! "
Après avoir craché sur le front de la gueuse restée à terre, d'un coup de talon hautain je fis se cabrer mon destrier. Le bruit de ses sabots sur le pavé recouvrit les sanglots du laideron. Je pris la direction du château au galop, les bras de la belle serrés autour de ma taille.
412 - Elle tourne !
Elle part à minuit pile. Ponctuelle. A une heure du matin on l’oublie presque. Deux heures après son départ, il y a comme un flottement et on ne sait plus trop où elle se trouve. A trois heures elle passe parfaitement inaperçue : tout le monde dort. Ou somnole. Quatre heures du matin, c’est une heure creuse. Elle tourne pourtant, imperturbable. A cinq heures lorsque Paris s’éveille, on fait un peu plus attention à elle. A cette heure là, elle passe vraiment à la postérité. Et c’est peut-être sa plus belle heure de gloire dans notre pays. On connaît tous la musique. A six heures, elle arrive à point nommé, régulière comme un métronome. A sept heures, elle met la France debout.
Huit heures, on commence à la connaître : elle est toujours là où on l’attend. Sans surprise. Neuf heures, courrier. On l’aime ou on la déteste. Dix heures, elle est bien là et on n’est pas pressé. Mais à onze heures, pas le temps. Quant à midi, c’est pas encore l’heure. Elle repassera.
A treize heures elle est très sollicitée. A quatorze heures, c’est fatidique. Quinze heures, elle s’étire. Seize heures, elle n’en finit pas d’être là et c’est souvent consternant. On attend avec impatience qu’elle vienne nous libérer vers les dix-sept heures. A dix-huit heures, elle est exquise. A dix-neuf heures, elle file. Vingt heures, c’est son heure. Vingt et une heures, elle est en vitesse de croisière. A vingt-deux heures, en général on s’en souvient bien, on la retient. En revanche à vingt trois heures, on ne s’en souvient plus très bien. C’est plus vague. Enfin jusqu’à minuit moins une il s’en faut de peu et on patiente. Parfois pour y prendre quelque grave et solennelle décision. Alors à minuit moins une, elle devient vraiment mémorable.
Mais à n’importe quelle heure il se passe parfois un événement assez notable pour être signalé : elle s’arrête.
Ainsi en va-t-il des 24 heures de la course de la petite aiguille d’une horloge autour du cadran.
413 - L'apparition
Elle traînait le pas au bord de l'onde, parmi les herbes hautes. Sa robe d'un autre temps glissait le long de son corps, je détournais le regard avant de m'enfuir, l'âme en feu, le coeur à vif. Chaque jour je revenais, toujours je me sauvais. Jusqu'au jour où je trouvai le courage de rester. Je l'épiai alors qu'elle entrait dans les flots. La créature s'ébattait devant moi, j'en tremblais. C'était la première fois. Depuis ma cachette je voyais sa chevelure ondoyer, son flanc émerger, sa gorge jouer dans le courant.
Simple mortel, j'étais témoin de cette apparition qui devait me marquer pour la vie. Peu d'hommes croiraient à mon aventure. Mais elle était là, elle nageait, chantait, et moi, tétanisé, je l'observais. A moi le fils des hommes, à moi l'humble enfant de la Terre il était interdit de voir la baigneuse. Fasciné, tremblant, je bravais le tabou. Allais-je survivre à la profanation ? Je craignais de perdre la vue, la raison, la vie ou que sais-je ? Le péril était grand, mais n'en valait-il pas la peine ? Puis la crainte du courroux divin me gagna. J'en avais vu assez pour donner du prix à une existence entière, peupler toute une vie de songes radieux. Ou de cauchemars rédempteurs.
Je m'éclipsai. Courant comme un fou, haletant, les larmes aux yeux, la fièvre au corps, je me sentais des ailes. J'étais le plus chanceux des hommes. Le plus malheureux aussi. A quel prix le Ciel allait-il me faire payer le sacrilège ? Je courais sans oser me retourner, comme si tous les dieux de l'Olympe étaient à mes trousses.
J'avais vu.
Au bord de la rivière j'avais surpris par hasard celle qu'il m'était interdit de voir, et au lieu de fuir et oublier, j'avais voulu connaître certain secret. Les jours suivants j'étais revenu la guetter, dissimulé dans l'ombre. J'avais osé violer l'intimité de la légende, entrer dans l'onirique tabernacle, regarder en face le Mystère.
J'avais contemplé dans sa splendeur la fabuleuse, la mythique, l'hellénique Daphné.
414 - Un étrange autochtone
Il vient du fond des âges, nourri de légendes, abreuvé de vins, héritier du vent de la liberté, du pain de l'esprit, du poids des mots. Et de la légèreté d'être. Son luth chante le blé des champs et la boue des tranchées. Ses idées sont folles, lumineuses, toujours nouvelles. Il se brouille avec ses frères, s'accorde avec les étoiles, se réconcilie sous un tonneau. Il aime les grecs, les dieux romains, le cochon.

Serviteur de l'amour, il honore sa femme, ses maîtresses, viole les règlements. Mais respecte le code pénal.
Créatif, inventif, résistant, il défie la loi des tyrans comme celle de la pesanteur. Ses ailes sont de plume, ses rêves de plomb, ses idées de velours.
Il est pleutre, fier, courageux, minable, hautain, éduqué, mal-élevé, distingué, rebelle, meuglant... Ses pieds puent le fromage, sa tête sent le laurier, sa langue est d'oc, d'oïl, de gouaille ou de veau.
Il pullule dans notre pays, rayonne dans le monde, ennui ses voisins de palier.
C'est un foutu français.
415 - Evénement dominical
Le village somnole sous le soleil de cet énième dimanche d'été. Rien ne bouge. Avec cette impression que l'inertie dure depuis des siècles... Les rues mortes semblent avoir été conçues pour des habitants morts. Leurs maisons sont des tombeaux d'où émanent parfois des senteurs de cuisine. Odeurs pesantes de pot-au-feu, de graille, de fritures douteuses...
Sous les toits, on parle de tout et de rien : de la météo, des dernières nouvelles potagères, des minuscules événements du village voisin... Parfois on ne parle pas du tout, les repas, les journées se passent dans un silence crétinisant. Les têtes, les paroles, les regards, tout est vide. Sauf les assiettes : préoccupation vitale qui donne une raison de végéter à ce peuple de légumes. Les repas forment le point d'orgue de leurs journées sans saveur. Même quand ils ne mangent pas, la plupart des habitants passent leurs journées assis, à attendre que le temps passe.
En arpentant la rue principale de ce cimetière d'éternels attablés, l'étranger égaré sent les petits yeux ridés qui épient. Derrière les carreaux, les fantômes du village s'en donnent à coeur joie. Un étranger ! Événement considérable. Pour ces éternels enterrés n'ayant rien à faire du matin au soir, ne connaissant que les limites de leur espace maraîcher, limitant leur cercle social aux voisins les plus proches et aux cousins, un visiteur est un ennemi, une bête curieuse, un parisien, un messie. Ou bien alors le Diable.
Quand passe l'ombre du flâneur, nécessairement hérétique, sorcier ou alchimiste, même le coq sur le clocher n'en revient pas ! La cloche de l'église se tait, le bedeau oubliant l'heure de son service devant la portée de l'affaire. Un passant que nul ne connaît, qui plus est dans la rue principale du village ! Le centre de l'Univers violé par le passage d'un inconnu. Les chiens aboient, les fichus se collent aux fenêtres, les casquettes se figent, tout est aux aguets dans la "rue-morte"...

État de choc dans le village.
Mais voici que le marcheur s'éloigne, prend la direction de la sortie du village. Dix paires d'yeux derrière des jumelles escortent l'étranger jusqu'à l'horizon. Un héros anonyme le suit même courageusement dans le viseur de son fusil. Sait-on jamais... La silhouette disparaît au loin. Tout est fini. Le village peut reprendre son souffle.
Un dimanche dont les habitants se souviendront longtemps !
416 - Un bon rustre
J'ai un chapeau sur la tête, une pipe dans la poche, de la chique dans la bouche et de l'or dans un coffre. Mais je vous dirai pas où. Croyez-moi, ma canne est plus dure que vos caboches d'assistés, tous autant que vous êtes ! Je ne crains ni les cornus, ni les statues, ni les moustachus. D'ailleurs je suis moi-même barbu avec de la moustache. C'est pas demain que l'on me verra mettre de la cire d'abeille sur ma selle de vélo comme font les jeunots qui tiennent pas dessus ! Je roule à la sueur, vis à l'ancienne, dors au rouge. L'eau est réservée pour arroser pendant l'été. Je vais à l'ombre au fond des bois quand le soleil tape trop fort. Pas besoin de bouton électrique : dans la nature je suis chez moi.
Je fais mon jardin, mon pain, mon beurre. Jamais malade. Je n'aime pas rentrer dans les villes, c'est antihygiénique. Et puis les citadins n'aiment guère mes senteurs. Je sens la terre, les bois, le jardin de la campagne. Un peu la sueur aussi. Je travaille sans me presser, c'est meilleur pour le moral. Les patates ont le temps, pourquoi j'irai faire la course aux plantations ? Il n'y a que du naturel dans la terre que je retourne. Il faut respecter le sillon. A la ville on mange sous des plastiques. Moi je me nourris sans emballage.
Les enfants aujourd'hui sont tous des bons à rien. Ils sont habillés avec du chimique sur le dos, engraissés au sucre blanc, gonflés au blé industriel. De mon temps ils allaient au vent avec des bures contre le froid. Ils faisaient pas les difficiles pour la soupe. Ils étaient pas chétifs avec des casques pour aller à vélo.
J'ai pas la télévision, mais plein d'étoiles à regarder, une cheminée pour rêver dans les flammes, un chat qu'il faut caresser tous les soirs.
On me prend pour un attardé à la ville. Demain matin ils partiront tous dans leurs usines manger des sucres blancs dans des plastiques pour revenir le soir voir ce qu'il y a dans leur poste de télévision. Demain matin j'aurai quatre-vingt-treize ans. Toujours vaillant. Jamais vu le docteur.
J'irai faire mes fagots.
417 - Le moine et la pucelle
Rien n'y fit. Ni ses courbes lascives à demi dévoilées, ni l'échancrure de son corsage ne parvenaient à détourner le regard du reclus. Vexée devant l'offense faite à sa beauté, la jeune impudente décida d'attaquer de front. Son honneur de vierge étant en jeu, il fallait que le moine fût séduit par sa chair.
Alliant la gestuelle aux paroles, elle lui fit des propositions immodestes dans l'enceinte du monastère. Imperturbable, l'anachorète continuait à prier. On la chassa sans ménagement. Lui n'avait pas bougé d'un pouce : face à la chaste Vierge vêtue de marbre, il se perdait en adoration, insensible au monde extérieur. Ses prières semblaient l'isoler de toute tentation. S'était-il au moins rendu compte de la présence de cette démone de chair et de dentelles ?
Elle revint à la charge avec une résolution inébranlable. S'approchant tout près du moine, avec rage et fracas elle déchira son corsage, libérant ses blancs tétins. Puis resta là, idiote avec sa gorge dévêtue devant le priant parfaitement immobile, toujours agenouillé face à la statue mariale.
Touchée par tant de piété la jeune catin décida de se faire bonne soeur.
Une fois entrée dans les ordres et ses voeux dûment prononcés, elle apprit que le moine était sourd et aveugle.
418 - Les ordures du village
Nul n'appréciait l'étranger. Il avait une tête pas de chez nous, des regards de travers, des idées peu catholiques. Il habitait l'impasse, ne mangeait pas comme les autres, s'habillait comme un diable, priait un dieu lointain. Nous le toisions du regard. Fier, il ne baissait pas les yeux... Insupportable !
Il n'était pas chez lui et il osait. Chez nous, il osait... Il fallait agir.
L'intimidation n'ayant rien donné, certains -plus téméraires que d'autres- employèrent la force. Mais l'étranger avait de la pogne et en usa, laissant les assaillants meurtris dans leur honneur. Nous devions venger l'affront. Les humiliés attendirent une occasion. Une nuit ils essayèrent de le prendre par derrière. A plusieurs, c'était quand même plus prudent pensèrent-ils... Mais l'ennemi avait le dos solide. Et puis il était vif, un vrai serpent. Les nôtres essuyèrent un second revers. Plus cuisant que le précédent. Des enfants du pays, battus, rabaissés par ce métèque, cet intrus, ce criminel ! C'était le village entier qu'on humiliait. On était chez nous, et lui là, il osait...
Nous décidâmes d'en finir : le feu prit chez lui par une nuit sans lune ni témoin. Mais le vent se leva, et les flammes épargnant subitement le foyer du coupable allèrent lécher puis embraser la maison voisine, là où vivaient la veuve et ses trois enfants. Il les sauva du péril. La veuve qui s'était montrée la plus haineuse à son égard n'osa plus le regarder en face. Lui gardait la tête haute. Insupportable ! Nous tentâmes alors de l'accuser d'avoir mis le feu chez la veuve en espérant pouvoir enfin se débarrasser de lui... Les gendarmes l'emportèrent finalement.
Au soulagement de tous, le condamné finit sur l'échafaud.
Nous n'aimions pas l'étranger.
419 - Le nain crapuleux
Dans ma cave vit un drôle de personnage. Sorti des murs, vivant dans les ténèbres, nourri de haine, assoiffé de misère, un nain crapuleux hante ma demeure. Méchant, pervers, sadique, l'intrus ne cesse de me harceler. La nuit il ricane au fond de la cave, le jour il hurle, crache, mord, insulte quand je descends prendre une bouteille ou du charbon. Heureusement il ne sort jamais de son trou.
Parfois, excédé par ses cris, médisances et saletés, je lui administre une correction, un fer rouge à la main. C'est que le nain crapuleux est un vrai diable. Une créature étrange et maléfique, un petit monstre insaisissable, un cafard increvable, un rat des enfers, un fantôme de chair et de sang... Avec ses petits os de canard boiteux, ses sarcasmes sans fin, sa voix nasillarde, le nain crapuleux se loge partout, se cache dans les moindres recoins, se fond avec tout décor et me saute dessus, infatigable, irascible, moqueur.
Il m'arrive de descendre en pleine nuit, un seau d'eau bouillante à la main. Un cadeau nocturne pour le nain crapuleux... Au matin, j'entends ses insultes qui redoublent. Satisfait de ma vengeance, je le laisse hurler. Dans ses pires moments il lui arrive de monter l'escalier de la cave pour m'insulter à travers la porte entr'ouverte. Il faut que je fasse attention à ce qu'aucun visiteur ne le voie. Ce nain est un furoncle dans ma maison. Cantonné à la cave et ses plus proches abords, le nain crapuleux ne me pose pas trop de problème avec l'entourage. C'est juste qu'il m'importune lorsque j'ai besoin d’aller chercher du bois, une bonne bouteille, des patates ou un seau de charbon. Mais armé de mon fer rouge, je ne le crains plus tant que ça avec ses sempiternelles vociférations de diablotin... J'ai appris à éviter ses morsures, à faire un vif écart quand il me saute dessus.

Pour les cris stridents j'ai finalement résolu le problème en insonorisant la porte de ma cave. Depuis j'ai appris à vivre avec cet inquiétant énergumène habitant le sous-sol de ma maison, sans explication aucune, venu là je ne sais comment ni pour quelle raison. Et impossible à chasser. Mais après tout, il n'est pas si terrible que ça, tant qu'il reste à l'ombre en compagnie des araignées et des rats.
Je sais, cela peut paraître extravagant mais c'est ainsi : j'ai un nain crapuleux dans ma cave.
420 - Naissance d'une star
Je m'éveillai dans des limbes de splendeur. Des horizons s'ouvrirent autour de moi, qui s'étendirent, sans bornes. Mon regard alors scruta l'infini. La clarté, l'intelligence, l'émerveillement : tout devint instantanée. Je m'étonnai d'en être étonné. Mais je sus que cela devait être. Je pris la mesure de tout. C'était là ma place, né de ma propre naissance et éternel, fruit d'un principe dont en naissant, je devenais l'auteur.
Je débordais d'Etre.
Alors tout fut dit : des particules émergèrent, donnant corps à ma puissance. Nées de n'être encore jamais nées. Créées pour être. Je nommai, cela fut. Les particules s'unirent, des mondes naquirent, des créatures les peuplèrent, des hommes apparurent, qui m'appelèrent Dieu.
421 - Un nouveau riche
Par temps sec on le voyait marcher sur son toit en portant un seau d'eau qu'il déversait cérémonieusement sur le faîte. Les jours de pluie il ouvrait portes et fenêtres, poussant des cris douteux au son de sa lyre, une vraie lyre sonore et dorée. Le samedi, c'était jour de hibou : il imitait le cri de l'oiseau du matin au soir.
Émile était un fada.
Un peu poète, un peu original, toujours plongé dans ses drôles de rêves. Tout le monde l'aimait dans le village, bien qu'il fût boiteux, paillard et passablement bavard sur ses chaussettes. Un jour le curé vint le voir pour lui proposer une affaire. Du jour au lendemain Émile devint riche comme Crésus. Certains prétendirent que l'abbé serait venu chez lui pour traficoter tous les deux avec le Diable. C'était la première fois que l'on voyait l'Émile vêtu de velours et de soie, il fallait bien douter...
On le voyait toujours faire l'équilibriste sur son toit. Mais cette fois il se versait du vin fin dans le gosier, se contentant d'évacuer sa vessie sur les tuiles au lieu d'y répandre son habituel seau d'eau de puits. Il chantait toujours aussi faux sous l'onde vernale, mais il faisait grincer sa lyre avec de la dentelle au poignet. Le samedi il rendait toujours hommage à son volatile favori, mais le concert de hululements diurnes portait loin dans le village, amplifié par un puissant haut-parleur.

Émile était devenu riche, jalousé par certains, ami fidèle du curé, discret sur la provenance de sa fortune bien qu'invariablement prolixe sur la laine qu'il portait aux pieds, fier de porter chapeau et chemises ouvragés, encore plus célèbre qu'avant dans la contrée.
Mais toujours aussi fada.
422 - Jean-Eugène
Il tirait grande fierté d'avoir un esprit sain dans un corps chétif : Jean-Eugène marchait de travers mais pensait juste.
Ses allures de caprin boiteux ne l'empêchaient pas d'avoir des prétentions de séducteur : dès ses quarante-sept ans il se mit en tête d'entreprendre sa première collection de conquêtes féminines. Pour commencer il corrompit la Gertrude, fille de ferme au physique humble, passablement sotte, voire franchement idiote. Puis ce fut au tour de Marie-Albertine, une espèce de souillon, laitière de son état, fille de sa pauvre mère et future crémière destinée à faire carrière dans la laiterie parentale. Presque jolie.
Ces deux premiers trophées agrestes déçurent notre coquelet qui rêvait surtout de châtelaines évanescentes, de filles de docteurs aux manières compliquées, de citadines adroites dans le maniement de l'éventail, érudites, prenant le thé en levant l'auriculaire... Poussé par la nécessité de coïter avec des mondaines, il alla frapper au premier château rencontré, fut reçu par son hôte tout de dentelles vêtue, but le thé, mangea même quelques biscuits à la cannelle, reparti bredouille mais guère découragé.
Il se rendit aussitôt chez le docteur de la châtelaine qui avait deux filles, avec le fol espoir d'en séduire au moins une. Malheureusement toutes deux étaient fort laides.

Il fallait qu'une marquise, une vestale costumée, ou bien une tragédienne, bref une célébrité, lui ouvrît son hymen. Sain d'esprit dans un corps chétif. Sa devise... Sa quête utopique dura quelques années.
Jean-Eugène finit entouré de ses premières amours à la toilette modeste, les seuls sujets d'émoi qu'il pût conquérir charnellement. La Gertrude fut son bras droit. Celui-là précisément qui était débile. Marie-Albertine, sa cuisinière. Spécialiste des soupes aigres.
Et la châtelaine, un rêve inaccessible.
423 - La crémière phallocrate
Elle était laide, méchante, sotte, très douée pour les arts martiaux, incapable d'élever des enfants, excellente dans la pratique quotidienne de la cruauté, médiocre à la pêche à la ligne. Enfin elle ne pesait guère plus que le tiers d'un quintal, ce qui ne fait pas très lourd. Et pour cause : elle était chétive. La crémière avait tout de la vieille fille osseuse acariâtre aux doigts calleux.
Détail étrange : elle portait aux nues les hommes bien montés, bien qu'elle fût chaste, superstitieuse. D'une piété maladive, hypocrite et malsaine. Elle ne jurait que par la domination masculine. Un jour le fils du châtelain, oisif pédant et inutile à la main lisse proposa à la crémière d'enfiler ses gants blancs avec mépris avant de la besogner charitablement (il avait pitié de cette gueuse délaissée), puis de cracher sur ses fromages pour se donner un genre, avant de repartir l'âme légère d'avoir pu faire une si belle, si mâle action...
La vile ne refusa point l'odieux marché. Elle perdit avec grande joie son honneur entre fromages de chèvres et lait caillé. Lui, gagna l'estime du laideron qui pour le récompenser lui glissa deux ou trois fromages secs dans la poche. Le lendemain le galant mourut d'une mystérieuse maladie.
Nul ne décela dans les fromages de la "belle" un léger parfum de sortilège...
424 - La tendresse
La tendresse, ce ne sont pas ces niaiseries si souvent évoquées.
La tendresse, la vraie, la mâle, virile, mûre tendresse, c'est la gifle hautaine du sybarite contre la joue de la gueuse sur qui dans un magnifique élan de charité mêlée de pitié il daigne se pencher, loin des us mièvres qu'adoptent les âmes amollies.

La gifle du dandy réveille l'indigente qui la reçoit, elle sonne comme l'airain dans l'air frais du matin, claque comme un drapeau après la bataille, vivifie le sang, cingle le coeur léthargique. C'est un grand honneur pour une femelle que d'être méprisée avec tendresse par un seigneur. C'est une grande élévation pour le seigneur que de condescendre à abaisser le regard sur la misère (l'état de féminilité étant en lui-même une misère, une déchéance naturelle), de la rudoyer pour mieux s'en repaître quand, ainsi malmenée, elle prend conscience de sa petitesse, pitoyable.
Le maître, lorsque l'objet de ses attentions se fait soudain vermine, étend sa dextre magnanime jusqu'à la joue déchue et frappe, anéantissant d'un seul revers de la main toute prétention à la fierté, à l'amour propre, qui serait une offense au principe-même de tendresse.
Car la vraie tendresse c'est le renoncement de l'être faible face à son seigneur et maître, la totale soumission à sa cause. La tendresse, c'est l'abandon sans artifice de celle qui s'y adonne. Abandon de la déshéritée à son mâle souverain.
425 - Un abruti fini
Le père Eugène est un ancien combattant des tranchées de la "14". Quand il raconte ses souvenirs de guerre, il à la larme à l'oeil. A force de rire.
Il s'esclaffe en racontant ses anecdotes triviales de bidasses, inconscient des horreurs vécues dans la boue de Verdun. Il narre, joyeux, sa folle jeunesse sous les obus, le pinard des tranchées, le Boche qu'on tirait comme un lapin en faisant des paris avec les copains, intarissable sur ses coups pendables, se vante de ses succès en permission, prétend qu'il paradait fièrement au bras des filles, exagère ses faits d'armes, se souvient avec tendresse des chants paillards précédant les assauts, se remémore, hilare, les champs de bataille quand il fonçait sur l'ennemi, toujours rond...
Il avale sec sa gnôle le père Eugène, trinquant à ses souvenirs, l'air nostalgique :
- " Ha ! C'était quelque chose les tranchées mon gars ! Ca y allait. Pis ça pétait de tous les côtés ! Y sortait du Boche de partout. Ca mitraillait dur. On avait la trouille, mais que ce qu'on rigolait mon gars ! Fallait nous voir courir comme des lièvres... Ha ! Dans ce temps là j'avais des pattes pour la course, c'est pas comme maintenant. Tu penses bien, à cent-un an... C'est pus comme avant, hein ? Fallait le faire quand même, quand on y pense... Ha ! Ca y allait dans les tranchées ! "
Toute sa vie durant, et ce depuis bien avant qu'il soit envoyé dans les tranchées, le père Eugène a tiré sa substance vitale des mamelles de Bacchus. Habité par le dieu Gnôle du matin au soir, analphabète, inculte, ignare, le père Eugène passe cependant pour un héros sous prétexte qu'il a connu les tranchées. Pion de base imbibé en permanence de mauvais vin, Eugène aurait tout fait pendant sa jeunesse pourvu qu'on le lui ordonnât, pourvu qu'on le ravitaillât en pinard républicain : casser du Boche, envahir l'Espagne, coloniser les Nègres, conquérir le monde, pour lui aucune différence. Bien rigoler entre bidasses, voilà l'essentiel.
Il est jovial le père Eugène. Tout le monde l'aime bien.
Il faut quand même reconnaître qu'à cent-un an, cet ivrogne d'Eugène est un parfait, définitif, irréductible abruti.
426 - La pleine lune
Elle se lève sur l'horizon avec un visage pâle, des joues enflées, une tête molle. Elle monte et survole forêts, routes, villages en rapetissant, devient plus vive à mesure qu'elle s'élève. Parvenue au zénith, l'oeil pétillant, le front clair, elle crache comme une vipère sur les oiseaux de nuit qui la contemplent en rêvassant. Éblouissante, muette comme une taupe, féline dans son empyrée, elle plane au-dessus des têtes, ricaneuse.
Elle miaule dans le ciel, les spectres l'entendent. Les hérissons sont ses confidents, les hiboux ses messagers, les tombes ses miroirs. Marmoréenne, duveteuse et sépulcrale, elle étincelle d'un seul feu. C'est une flamme mourante que ravivent à chaque instant les moribonds de la Terre. Asile des trépassés, refuge des âmes envolées, l'astre est un vaisseau hanté. Des fantômes sont à la barre : elle vogue, naviguant à vue, myope, stupide.
Belle comme une morte, séduisante avec ses cheveux de sorcière, charmante avec son sourire hypocrite, amoureuse comme une pieuvre, la mélancolie est son royaume. Déesse inquiétante, fauve céleste, oiseau sidéral, caillou plein d'éclat, la Lune depuis la nuit des temps chante sa complainte à l'Éternité.
427 - Le casino
Quand j'entre dans un casino, mon coeur se met à battre et je tremble, fébrile. Avec cette impression de passer les portes solennelles d'un doux enfer. Dans les clartés enfumées où je pénètre -la fièvre aux tempes- et sous les clameurs des machines à sous, j'aperçois parfois de vieilles connaissances : mes rencontres de la veille. Des frères et soeurs de jeu. Anonymes dans le vice.
Il y a des têtes d'abrutis, des mines défaites, des gorges déployées, des yeux éteints, des regards qui brillent, de laides filles et d'exubérantes baronnes, des catins glaciales et de vertueuses débauchées, des vieux messieurs, des dames, des demoiselles, des loups de mer cyniques et des novices à la peau tendre.
Ce sont mes amis. Des vautours qui me tournent autour attendant que je quitte mon bandit manchot après lui avoir laissé mon capital, avec l'espoir vénal, infâme et partagé de récupérer ma mise abandonnée à la machine. Nous sommes du même monde eux et moi : celui des éternels perdants. Ca n'est pas la faune, non. C'est plus aimable que ça. C'est une population de pauvres gens, de riches en rêve qui oublie le monde sous des luminaires dorés.
Ici les sourires sont crispés, les mains moites, les heures fluides, les secondes cruciales. Le temps est paradoxal : le cadran se fait oublier mais les minutes sont vertigineuses. Seul compte le verdict des rouleaux, chargés de sens. Tous espèrent voir s'aligner sur l'écran les trois sésames d'or et de plastique donnant droit au pactole. Le casino : un univers clos sans cesse au bord du drame.
Au casino n'importe qui peut laisser sa maigre fortune au joueur suivant qui prend sa place, plus chanceux. Au casino c'est le hasard qui tire les ficelles. De ces lieux obsessionnels le joueur ressort les poches vides mais la tête haute car, je l'ai remarqué à force de côtoyer ces établissements, tout perdant qui se respecte a certes peu de sagesse mais beaucoup de fierté.
428 - Un retraité honnête
Marcel Laval est un honnête citoyen, retraité, bon père de famille, patriote, pas mauvais époux, excellent ami, jovial, correct avec le monde, sobre, travailleur. En plus il vote modéré. Il est tolérant, il aime sa vieille mère, son chien, la pêche à la ligne, les vacances au bord de la mer. Il cultive une passion pour les trains en modèle réduit.
Marcel Laval est un brave type sans histoire.
Il y a quarante ans des atrocités ont été commises pendant la guerre d'Algérie par la soldatesque française hilare. Abominations de toutes sortes : viols, meurtres, enfants éventrés... Qui ignore encore l'odieuse musique ? Marcel Laval est un homme bon. On l'a toujours su révolté par ces méfaits historiques. Marcel Laval aime sa femme, ses enfants, sa Patrie. Il croit en Dieu. Depuis quarante ans cependant il porte un secret lourd comme un calvaire. Personne d'autre que lui ne sait, pas même sa chère épouse.
Sauf peut-être le Diable.
Au fond de sa conscience il le sait bien Marcel Laval qu'il y a quarante ans, tout bon petit retraité qu'il est, il ne faisait pas moins partie des soldats français qui se sont adonnés à l'ignominie.
Marcel Laval est mort, on l'a enterré sans faire d'histoire. Ses petits enfants l'ont pleuré. Sous la tombe les vers le rongent.
Ayons pitié de lui car ce sont les vers du remords.
429 - La régression du beau sexe
Je ne comprends pas les femmes qui veulent imiter les hommes. Elles veulent travailler. J'ose considérer que dans notre société le travail féminin est synonyme d'abrutissement, d'esclavage, d'échec, de malheur. Dans une société riche, évoluée, les femmes doivent-elles rétablir leur honneur en se croyant obligées de courber le dos ?
Lorsqu'une femme travaille, où est le progrès pour elle ? Ne choit-elle pas de sa naturelle et glorieuse assise pour se retrouver dans un monde parfaitement trivial ? Obligée de se commettre dans des activités domestiques digne de la valetaille pour vivre... Au fond des cavernes de nos lointains aïeux, il me semble que la femme était socialement mieux lotie que sous notre république cruellement égalitaire...

Jadis, bien avant de devenir aussi sotte que de nos jours, la femme régnait sur les âmes et intriguait en société par sa seule beauté. Aujourd'hui elle doit descendre dans l'arène et suer auprès des mâles prédateurs.
Mes détractrices dénigrent les moeurs du Moyen-Age ? Pourtant en ces temps bénis les femmes qui avaient la chance d'être belles étaient traitées comme des princesses par leurs courtisans fortunés. En ces temps les femmes bien faites n'avaient pas besoin de s'abaisser à travailler. Leur fortune était faite dès les premiers signes de leur rayonnante féminité.
Mais de nos jours ? De nos jours les belles femmes exigent d'être traitées comme des paysannes et renoncent à leurs droits innés d'être célébrées pour leur seule beauté.

Lorsque les jolies femmes préfèrent perdre leur temps dans les bureaux plutôt que de se laisser entretenir, où voyez-vous le progrès ?
Le travail est fait pour les paysannes, les grossières, les vieilles et les laiderons. Pour ces femmes-là, courageuses, ayant le sens du sacrifice, le travail est méritoire. Mais pour les autres qui l'exercent, pour les femmes qui ont la chance d'être belles, je le considère comme une infamie. Hélas ! cette infamie est élevée au rang de vertu par notre société moderne.
Un comble !
430 - Fleur de Patate
On l'appelait "Fleur de Patate". C'était une belle jeune fille aux manières ignobles. Visage vénusiaque, corps de statue, Fleur de Patate éructait comme un sanglier, se dégorgeait les boyaux sans façon, bâfrait en faisant des bruits de coche affamée. Chez Fleur de Patate la hideur des us se conjuguait avec l'éclat le plus pur.

J'aimais Fleur de Patate. Non qu'elle fût belle au point de me faire oublier ses moeurs infâmes, mais elle me faisait rêver avec son chant mélodieux. Sauf qu'elle chantait d'indicibles paillardises (qu'elle composait elle-même). Pour autant, la voix de cristal portait bien au-delà de la fange où son auteur se vautrait : elle pénétrait les âmes, traversait les coeurs, résonnait chez l'auditoire comme une prière. Et si ses chansons heurtaient les sensibilités les moins prudes, les plus aguerries, la façon qu'elle avait de faire vibrer dans l'air le son des mots "couilles", "tripailles" ou "zobinard" avait quelque chose de divin.
La morve, l'excrément, les vomissures, les humeurs les plus répugnantes émanaient quotidiennement de cette Vénus. Ce qui faisait s'interroger les philosophes, douter les amants, médire les laides, mentir les traditions, remettre en question bien des certitudes.
En compagnie de Fleur de Patate -privilégiant son aspect le meilleur- je me sentais au sommet de moi-même. Sa voix m'ouvrait des horizons célestes insoupçonnés. J'écoutais sous les étoiles le chant de la sirène, béat. Et les "couillasseries", les "dégorgeux-du-zob", les "tripaille-moi-la-couillarde" et autres "Alphonse-la-triquaille-à-gueuse" qui sortaient d'une si jolie gorge résonnaient de manière éthéréenne sous les astres.
Mystère insondable de ce monde où la Beauté triomphe de la laideur sous les pires apparences...
431 - Gueuvers
"Gueuvers", contraction commode et ironique de "gueule de travers", désignait le héros de cette histoire. Affligé d'un bec de lièvre, Gueuvers n'en était pas moins un homme mauvais. Le sobriquet cruel qu'il avait hérité n'était pas indu. L'on était en droit d'espérer de la part d'un tel personnage que la naissance avait si peu avantagé un minimum de bonté qui eût inspiré compassion. Hélas ! Gueuvers était un homme né sous l'aile du fourchu, bec de lièvre ou pas. Son infirmité le rendait plus bête, plus ignoble encore.
Ses ennemis s'en donnaient à coeur joie, la méchanceté innée du disgracié justifiant leurs vengeances. Ca commençait par les enfants, cruels par nature, qui avaient trouvé là le bouc-émissaire idéal à travers qui canaliser les débordements joyeux de leur jeunesse. Les belles quant à elles raillaient sans retenue cet éternel tue l'amour comique à force de laideur. Les hommes faibles lui crachaient au visage de loin. Les bûcherons le menaçaient de leurs haches. Les vieillards le maudissaient, brandissant leurs cannes. Les chiens eux-mêmes ne se privaient pas du plaisir d'aiguiser leurs crocs dans ses pantalons.
Un jour Gueuvers s'enticha de la fille du châtelain, la plus jolie créature qui fût de toute la contrée. Foncièrement pervers mais ne manquant pour autant ni d'audace ni de panache, promptement il partit demander la main de la belle. Il fut reçu par une volée de bois vert par l'aristocrate qui lui offrit ensuite le thé avec toutes les politesses dictées par son rang. Sa difformité buccale aggravant les choses les plus anodines, il but son thé bruyamment en bavant devant la belle.
Les épousailles n'eurent pas lieu. Geuvers repartit du château toujours aussi pauvre de sa solitude et de son bec de lièvre mais riche d'un nouveau sobriquet : Geuvers-la-bavure.
432 - Les saintes gens
Une espèce pie m'insupporte plus que toutes les autres : celles des vieilles âmes engoncées dans leurs moeurs sinistres. Saintes gens qui ont la Beauté en horreur, la poussière pour compagnie, qui chérissent la souffrance, la tristesse, la bêtise dogmatique ainsi que leur nombril de pieux asexués...
Ces modèles de vertu vivent dans une chasteté funèbre et morbide qui sied parfaitement à leur existence de renoncement hypocrite. Les apparences sont leur salut. Ces petits saints du quotidien vivent dans la pénombre par souci d'économie, dans la méchanceté gratuite par habitude, dans l'austérité par vanité. Leur visage émacié est celui d'un cadavre, leur lit ressemble à un caveau, leur joie consiste à contempler leurs chères, saintes, consacrées douleurs.
Ces bonnes âmes parlent de Dieu en serrant des dents, des enfants avec une badine dans la tête, de l'amour avec une flamme mauvaise dans l'oeil. L'amour, leur plus grand ennemi... Obsédés de sexe, pervers et dénaturés, ces adversaires du plaisir ne supportent pas la vérité. La moindre flèche les blesse, pour peu qu'elle soit juste, droite, nette.
Ces tristes sires en question portent soutane, baisent cérémonieusement croix de fer, bagues d'or d'évêques et pieds papaux, font des sermons moralisateurs le dimanche. Ils prônent la sobriété l'haleine chargée de vin de messe, vont voir les prostituées en discutant âprement leurs prix, confessent les petites filles dans leur chambre, distribuent aux pauvres bonnes paroles, aux nantis argent des quêtes.

Méchants petits abbés de province qui enseignez le mal de vivre, la misère et le néant, vous avez engendré assez de collectionneurs de Vierges en plastique, d'abstinents et de névrosés de la croix. Que les vivants et les morts vous prennent en pitié.
Moi je vous ai pardonné : vous avez ôté vos masques à travers ma plume.
433 - Défense de la sottise
La sottise est le dernier rempart efficace contre la suprématie inique des beaux esprits qui ne gagnent leur cause qu'avec la lâche, fourbe, insidieuse subtilité de leur pensée.
L'intelligence est torve, sinueuse, secrète. La sottise est franche, directe, claire. L'intelligence aime les énigmes, se complaît dans le mystère, se masque avec éclat. La sottise méprise l'obscurité, fuit l'hermétisme, se dévoile sans ambages. La sottise n'a rien à cacher, rien à prouver, rien à vendre, tout à perdre. Donc rien à gagner. L'intelligence caresse, séduit, convainc avec des fioritures de langage. La sottise cogne. Elle n'use d'aussi vains détours indignes de tout bon sot qui se respecte.

Le sot aime les carottes, les navets et les soupes chaudes. Le bel esprit ne se préoccupe que d'affaires qui ne se mangent pas. Et qui vient se plaindre de crever de faim quand vient la bise ? Le sot ne porte pas le regard plus loin que son sillon. Le bel esprit le raille. Et qui vient crier famine l'hiver venu ? Le sot n'argumente pas, il frappe. En cela les faits lui donnent toujours raison, la loi en vigueur ici-bas étant celle du plus fort.
Les sots ignorent l'alchimie étrange de la terre mais eux au moins y font pousser patates, poireaux, tomates. Les sots ne savent rien des mystères cosmiques, mais ils ont de quoi tenir l'hiver. Ils n'ont rien dans la tête mais tout dans les poings.

Les sots n'ont pas d'amis mais plein de bois pour leur feu. Ils sont seuls mais heureux de l'être. Ils sont dépourvus d'intelligence et sans malice, sans ironie, sans vanité peuvent s'en vanter.
434 - Mélancol
Il aurait pu être baptisé Tristan, Eplore ou Luciole.
Mélancol fut préféré. Une naissance sous le signe de la ronde Lune avait déterminé ce choix. Il avait le regard triste des enfants rêveurs, la moue plate pareille aux statues de plâtre, la mine pâle qui sied aux délicats.
C'était une onde, un parfum, un sable fin, un fil au vent. Il riait sous la pluie, pleurait dans la nuit, chantait dans les herbes folles.
Mélancol aimait le mystère, le silence, la solitude. Lors de ses retraites poétiques il avait pour seules compagnies les nuages, les feuilles mortes, les oiseaux lointains et un ou deux chats frêles. Énigmatique, doux et sauvage, Mélancol fuyait les gens. Il préférait lire dans les bois, s'évader dans les cimetières, rêver au bord de l'eau.
Mélancol un jour fut retrouvé mort, face contre ciel, yeux ouverts, bouche béante. Sa mort fut mise sur le compte de la tristesse.
En vérité Mélancol avait succombé à la Poésie.
435 - Oiseau drosophile
J'ai une femme laide, un chien véreux, des amantes superbes, brillantes, fortunées, un notaire efféminé, quelques hectares de patates. Et puis des lingots de bois. Je roule en Dior, me vêts en argent, mange chez mon garagiste. Je fume du Château-Renard, me parfume au hêtre, bois en vain.
J'honore marquises déchues, scélérates à particule, gueusaille enrichie. J'ai un vice : j'aime avec retenue. Je besogne le beau sexe avec des pincettes, prends mes desserts avec des gants, dors sans assurance-vie. La femme est ma perte, Henri IV mon ancêtre, son cheval blanc ma bête noire, le firmament ma voûte.

Je descends de mes aïeux, monte mes escaliers, m'attarde sur mon sort. Et passe ainsi le temps, lorsque je ne jacasse pas au sujet de mon col, car il faut dire que je sors en queue de pie.
Certains me trouvent étranglé, barrique, un peu broque. Ni étrange, ni baroque, ni en briques : je m'appelle Raphaël Zacharie de Izarra. Je ne vois rien de particulier à cela. Les gens disent n'importe quoi.
Pendant ce temps-là moi je brille à vue.
436 - Petites terreurs du dimanche
Je pénètre dans la cour de la maison abandonnée. Tout est triste et serein. Comme un animal crevé, la demeure a desséché : toit de chaume troué, murs fissurés, installations électriques rouillées, portes béantes. Un lieu coupé du monde. Au milieu de la cour, éventrés, des vieux matelas fangeux dégageant une odeur âcre. Le soleil d'été ajoute de la mélancolie aux lieux, une atmosphère paisible.

Soudain, une sonnerie de téléphone !
Je pousse la porte de la pièce d'où émane l'alarme stridente. Au milieu de la pièce, gisant par terre, un vieux modèle de téléphone, le fil coupé. L'appareil sonne tout seul. Je décroche :
- "Al... Allô ?" balbutié-je, interloqué...
Dans l'écouteur, une voix suraiguë, excitée, sardonique me répond :
- "Allô, bonjour Raphaël ! Alors comment tu la trouves la maison des six-vents ?"
Je lâche aussitôt l'écouteur et m'enfuis, épouvanté ! Mais la porte un instant plus tôt éventrée, ouverte aux vents et aux visiteurs s'est transformée en un épais couvercle de cercueil qui me barre la route. La poignée est en or. Qui plus est finement ouvragée... Peu importe ! Impossible de sortir. Un feu s'allume spontanément dans la cheminée. Dans la flamme un visage se forme, insoutenable. Ses yeux me fixent, et le sourire qu'il m'adresse est indicible. Je détourne le regard. La flamme à présent ricane d'une voix sonore. Sur l'étagère de la cheminée, un bébé pleure : en fait c'est une vieille poupée démembrée qui geint. Ou qui rit aux éclats, comment savoir ? M'adressant à tous les fantômes qui m'entourent :
- "Que me veux-tu poupée du Diable ? Et toi tête infernale, cesse tes ricanements imbéciles, détourne ton regard atroce !"
Et voilà que le téléphone me répond... La sonnerie reprend, plus terrible que jamais. L'appareil fait résonner la pièce de ses clameurs perçantes. S'y ajoutent des rires, des hurlements, des éclats de toutes sortes émanant des murs, de la cheminée, des fenêtres closes. Et le visage dans le feu qui fait des grimaces monstrueuses... Il fait sombre dans la pièce, mais bientôt le feu jette des lueurs horribles sur les murs décrépits. Le visage étrange et pervers se projette sur le couvercle du cercueil qui fait face à la cheminée. La poupée démembrée tourne la tête vers moi, et de sa voix ridicule et effrayante :
- "Raphaël, je te propose une partie d'échec ! Le perdant sortira d'ici libre, le gagnant se retrouvera dans la cave de cette demeure... Si tu me libères de cette maison, c'est toi qui sera à ma place sur la cheminée, et moi, moi je courrai les vents dans les champs, les champs, champs, champs-champs... Et tu vois le feu, le feu des vents de la radio qui met en pleurs tes angoisses, et de la chaise montante qui descend et roule-roule ses roulettes enrayées aux fleuves amers et les mers des mêmes mémés mortes à même d'émettre mes mètres aux maîtres d'acier..."

Je mets fin aux propos incohérents de la poupée en la fracassant contre le mur. Sa tête éclate dans un bruit spongieux. Du "sang de poupée" éclabousse la paroi moisie. Une idée me vient : avec le doigt, fébrile, j'écris en rouge sur le couvercle du cercueil qui me barre toujours le passage : OMAR, OUVRE TOI !
En un instant je suis dehors, en plein soleil. Silence total. Pas un bruit. Le couvercle du cercueil a disparu. Tout est redevenu comme si rien ne s'était passé. Je repars comme je suis entré : à pas feutrés. Comme si rien ne s'était passé, décidément...
Derrière moi la maison abandonnée gît sous le soleil d'été, muette, paisible, presque anodine. Je me retourne : vraiment, rien ne semble s'être passé sous ce toit effondré aux murs lézardés. Mais je n'ai pas rêvé. Les fous et les romantiques croiront s'ils le veulent à mon histoire, les autres riront, mais pour ma part je préfère encore ne plus y songer et laisse à qui voudra le résoudre le mystère de la maison abandonnée.
437 - Septembre
Septembre, enfin !
Saison des glas, mois des retours, royaume de la mélancolie, septembre enchante les âmes d'envergure de ses parfums d'encens, de ses teintes funèbres, de ses violons mornes. Septembre fait fuir les couleurs immodestes de l'été, chasse les chants impies de la viole, ôte aux femmes leurs robes légères, les farde de terreau.
Fertile, contemplatif et horticole, septembre a raison des vanités estivales.
En septembre les cigales méditent, les jardins se fanent, les cimetières s'embellissent. Septembre est un verger d'humus, une promesse de mort, l'éden des incarnés, l'hymne des luthistes, la récompense des éplorés, la vengeance des vendangeurs.
Bacchus, Euterpe et mon voisin de palier sont les hôtes de septembre : le neuvième mois assoiffe les affamés, dénoue les langues, rapproche les frileux.
En septembre les marbres s'allègent des feuilles tombées, le vent endort champs, arbres, hommes. La terre berce les défunts, prolonge les racines, s'enrichit de fleurs mortes.
Et moi je renais.
438 - L'autorité du chapeau
Il ne savait ni lire ni écrire, ajoutait de la gnôle à sa soupe, puait comme un diable, titubait comme un imbibé qu'il était, chiquait du mauvais tabac... Cela dit il portait le plus haut chapeau du village, aussi était-il respecté, jalousé, craint. Il avait pour lui de porter comme un chef son grand chapeau sur la tête... Homme devenu puissant, important depuis qu'il avait trouvé ce vieux haut-de-forme dans son grenier, le père Chaudot usait de son nouveau pouvoir sans retenue.
Il exigeait de sonner les cloches de l'église, de faire partie du cercle intime des notables, d'ouvrir la cérémonie du 14 juillet, de fermer les portes de la mairie, de seconder le premier adjoint, de serrer la main du garde-champêtre, de l'employée de mairie, et même du pharmacien !
Homme devenu respectable, en tout cas homme au chef dûment couvert de feutre et de prestige, ce qui était déjà beaucoup au village, le père Chaudot passait pour LA personnalité locale, jetant une ombre insolente sur la renommée du maire fraîchement élu. Ce dernier ne portait d'ailleurs qu'un plat béret.
Le maire peu à peu était descendu dans l'estime de ses administrés. Descente proportionnelle à la hauteur du chapeau de son rival. Bientôt ce fut le père Chaudot qui sembla faire la loi au village : c'est lui qu'on invitait à dîner, lui qu'on admirait, lui qu'on écoutait.
Six ans plus tard le père Chaudot, bien qu'il fût analphabète, incapable et passablement altéré par la gnôle, fut élu maire du village.
439 - Miracle dominical
A la messe du dimanche matin il se passe de temps à autre des petits miracles : sous les voûtes d'une cathédrale prestigieuse ou d'une humble église de campagne la grâce peut soudainement descendre, faire frémir les statues, briser la pierre des coeurs.
Face aux fidèles un visage apparaît, au regard plein de pureté. Celui d'un enfant ou d'une jeune fille. Silhouette diaphane sous la lumière des vitraux... Alors les lèvres se tendent, une voix fluette s'élève, fervente. Et sème au vent de l'esprit une prière qui emplit tout l'espace, fait oublier et le passé et les jours à venir. Et une minute durant abolit même l'épouvante de la mort, fait désirer les sommets de l'autre monde.
Là, le Ciel brouille ma vue, éclaircit mon esprit.
Ce chant en solo m'émerveille, me trouble, me bouleverse, entraîne mon âme dans les hauteurs rares de ses savants aigus. Le visage de l'interprète au timbre cristallin devient radieux sous l'effet de la pieuse harmonie. Une parcelle d'éternité passe à travers la gorge frêle.
C'est le chant de l'ange.
440 - Ernestin ou le sexe fort
Il ne jurait que par les femmes couillues : Ernestin aimait les ogresses. Lui-même terrassier de délicate constitution, il avait la prétention de faire ployer les créatures faites de bois dur. De sa voix de fausset Ernestin adressait ses galanteries à de musculeuses fermières, à d'indociles maîtresses de maison, à de viriles bûcheronnes.
Certaines riaient de bon coeur de ce frêle homme au discours si hardi. D'autres raillaient plus férocement ce petit mâle prétentieux se livrant non seulement à des travaux de force, mais encore à de ridicules séductions. Alors Ernestin piqué au vif, l'oeil égrillard, prenant des airs de coq, se faisait fort de prouver sa vigueur à ces dames de chêne. Et c'était chose inouïe que cet organe qu'il leur présentait aussitôt ! Avec son manche de pioche entre les mains, Ernestin le terrassier chantait comme un rossignol.
Il les captivait littéralement avec son bel appareil vocal. Gorge déployée, empoignant avec fièvre son instrument de travail, Ernestin poussait, forçait la voix pour mieux séduire son auditoire de colosses. Il chantait à tue-tête, et bientôt les matrones s'attendrissaient.
Elles demeuraient longuement auprès de ce gallinacé au si beau panache. Jusqu'à ce que, lui-même épuisé par ses roucoulades savamment modulées, finisse son récital en apothéose, se répandant en longs jets phoniques, crachant son cocorico ultime le coeur battant, les tempes humides, sa hampe à la main.
Ernestin le gracile, terrassier à la pioche infatigable, pouvait se targuer d'honorer les fortes dames de son bec mélodieux.
441 - Jésus de Vire
Elle partit de Vire comme une andouille pour se rendre à Lourdes en quête de miracle. Ce dernier eut lieu : elle dépensa une petite fortune en objets de dévotion qu'elle se mit à chérir imbécilement, elle qui d'ordinaire était si avaricieuse.

De retour à Vire la sotte femme prit un amant de passage. Celui-ci l'engrossa en le faisant exprès, puis la quitta par inadvertance. Elle enfanta d'un mâle qui fut baptisé "Jésus".
Jésus grandit à Vire entre vierges en plastiques remplies d'eau de Lourdes et mère peu dévouée. Il devint sonneur de cloches à l'abri du besoin. Monsieur le curé -homme fier, austère, injuste, violemment antistatique- en fit un parfait paillard, alors qu'il prônait avec ardeur l'abstinence lors de ses sermons.
Au pays des pommes Jésus de Vire passait pour une poire. Maladroit, cruel, aliéné par la folle piété de sa génitrice -vraie bigote à l'opposé de la mère castratrice-, homosexuel peu refoulé, esprit tordu bien que faible, Jésus de Vire visita Lourdes vers sa vingtième année. Là, il reproduisit aussi fidèlement que possible le parcours de sa mère. De son union passagère avec une amante oublieuse, il hérita d'un fils, Joseph. Ce fut le nom presque involontaire que la mère donna à sa progéniture avant de l'abandonner à son géniteur.
A Vire désormais vivaient Jésus et Joseph, derniers d'une lignée détonante.
442 - Un homme honnête
Monsieur Richard est gras, gros, riche.
Non content d'avoir l'argent, le pouvoir, la gloire, il a aussi la loi avec lui. Satisfait, comblé, repu, il s'adresse avec dédain à ses semblables moins fortunés. Monsieur Richard est honnête, courageux, égoïste. Il aime sa femme, sa patrie, son confort.
L'or l'attendrit, la misère l'endurcit : monsieur Richard est un homme sans pitié. Travailleur, railleur, obstiné, sévère et exigeant, il ne supporte pas l'oisiveté. Pour lui tout pauvre est inactif, tout actif est théoriquement bien portant, casé, heureux. Monsieur Richard travaille, agit, écrase.
Son credo : l'argent. Ses moyens : l'argent. Son but : l'argent.
Monsieur Richard ne fait pas de quartier : les pauvres méritent leur sort, les riches ont droit au respect. Les juges lui donnent raison, les puissants le soutiennent, les gens de la rue l'envient. Personne ne l'aime, tout le monde le respecte : monsieur Richard est gras, gros, riche.
443 - La tombe
Je flânais sous la Lune, m'égarant avec délices sur des terres que je n'avais plus parcourues depuis des lustres, que je reconnaissais vaguement. Sur mon chemin de hasard je croisai une tombe qui sous l'effet de l'astre jetait une ombre funèbre. L'humble croix de bois se dressait dans la campagne. Étrange, jamais je ne l'avais remarquée auparavant...
Intrigué, je m'approchai... J'y lus le nom d'un ermite que j'avais bien connu jadis. Ainsi ce vieux fou était mort ! Selon sa volonté il avait été mis en terre là où il avait vécu : nulle part, loin de tout. Une vie simple, admirable en vérité. Alors me revinrent les souvenirs de ce passager hors du temps, à l'écart du monde, épris d'idéal.

Sa piété était grande, sa joie spirituelle immense, son antre minuscule. Il vivait comme un pauvre, riche de son renoncement. A l'époque, admiratif, méfiant et amusé, j'écoutais ses histoires, toujours belles, inspirées, mystiques. Mais chimériques pour l'hérétique que j'étais.
Je m'attardai sur sa tombe, affligé de constater qu'une vie aussi glorieusement incarnée, honnête, saine, se nourrissant d'altruisme, de prières, d'espoir pouvait s'achever misérablement sur la pourriture. Peu réjouissante condition humaine qui me laissait perplexe, désabusé.
Je décelai une fissure sur la dalle. Le pauvre illuminé était mort depuis si longtemps... Machinalement je posai le pied à l'endroit de la fissure. Alors il se passa une chose extraordinaire, inimaginable : mon talon s'enfonça, la pierre se fendit, le gouffre macabre s'ouvrit. L'épouvante me gagna, très vite remplacée par l'incrédulité, l'ébahissement, l'émerveillement : de la tombe surgit un puissant geyser de ciel bleu, un pur jaillissement d'azur, une éblouissante irruption de bleu, un torrent de lumière d'une beauté inouïe ! Un rayonnement de bleu intense dans le silence de la nuit qui dura deux minutes tout au plus. Phénomène inexplicable et pourtant réel qui devait bouleverser le cours de mon existence.
Ces flots azurés sortant de la sépulture m'avaient raconté là un grand mystère que j'étais loin de soupçonner. Tant d'évidence ne pouvait me laisser de marbre. Touché par cet aperçu de ciel fusant de la fosse, je fus converti.
Je me fis ermite à mon tour.
444 - Déclaration d'amour
"Cher Marquis,
Vous n'ignorez plus les sentiments que je vous porte. Les transports de l'âme souvent rejoignent les fièvres de la chair non pour offenser l'Amour mais au contraire pour le décupler. Ma vertu se résume à la flamme que je vous destine, beau Marquis.
Aimer, n'est-ce point la quête absolue ? Ha ! Marquis, vous dirai-je l'émoi qui m'envahit l'autre jour lorsque dans mon boudoir vous conquîtes mes terres les plus extrêmes ? Pudeur s'inclina face à Volupté : ma modestie s'évanouit devant l'assaut suprême de votre chibre qui me fit l'honneur de sa visite, et toute bouleversée je vous demandai de me le bien mettre jusqu'aux roustons afin qu'il ne faillît point dans son mâle ouvrage.
Et vous Marquis, vous me le logiez avec la science juste des coeurs épris. Vous me foutiez à l'endroit, à l'envers. Votre gros braquemart allait, venait, s'attardait, avec rage me sondait. Alors vos roubignoles en dedans de moi se dégorgeaient, et je trouvais l'hommage digne d'un hyménée contracté devant le prêtre... Mes sentiments à votre endroit n'en furent que plus sincères, Marquis.
Aussi, moi Mademoiselle de la Virtus, fille de l'Archiduc du même nom, je vous demande de m'épouser en grande pompes afin que je puisse chaque soir retrouver l'objet de tous mes transports dans une matrimoniale légitimité, et qu'ainsi sous l'alcôve votre énorme porte-couilles me saille avec la bénédiction de l'abbé qui nous aura passé l'anneau.
Marquis, vous considèrerez avec gravité ma flamme. Une jeune fille honnête ose en toutes lettres vous ouvrir son coeur, après vous avoir ouvert ses plus profonds trous-à-foutre. J'espère qu'après avoir purgé le contenu de vos roupettes au fond de mes femelles béances, après avoir fouillé de fond en comble mon séant, exploré avec fureur mes foutrailleuses entrailles utérines, enfin après m'avoir prise à l'endroit, à l'envers, vous daignerez prendre ma main.
Je n'oublierai jamais l'hommage de votre braquecouilles au fond de mes féminins autels. Je vous aime Marquis. En attendant votre réponse permettez que je baise avec décence le voile virginal de l'Amour encore tendu entre nous. Le mariage seul le pourra déchirer.
Mademoiselle de la Virtus"
445 - Monde de chiens
Sales cabots ! Je n'ai pas pitié de vous. Plutôt de vos maîtres dénaturés. Comment des humains normalement constitués peuvent-ils aimer des chiens ? Créatures au ventre répugnant, au pelage puant, aux moeurs plébéiennes, je vous hais ! Vous les gueules aboyantes, vous les haleines fétides, vous qui naissez avec la salive au bord des babines, vous m'inspirez dégoût, répulsion, horreur. Parasites de nos rues, cessez de souiller les caniveaux, allez plutôt crever dedans, et promptement encore ! Votre place n'est pas ailleurs que dans la fange.
Je me débarrasserais de vous sans aucun scrupule si je le pouvais ! Vous les chiens, que vous soyez bâtards ou racés, que vous soyez princes des salons ou gueux des taudis, vous êtes des insultes sur pattes, des offenses vivantes, les déchets de nos villes.
J'allègerais volontiers la planète en bannissant vos quatre pattes de sa surface, sales clébards ! Du plus petit au plus gros, du plus attendrissant au plus laid, je vous ôterais la peau du dos, je vous désosserais si je le pouvais ! Plus de granulés à fabriquer dans nos usines pour vous nourrir, chiens que vous êtes ! Il n'y en aurait que pour les chats. Eux sont des créatures bénies des dieux, eux sont des gens propres, eux sont des personnes subtiles. Eux sont mes vrais amis. Les chats, enfants du Ciel, tout proches des anges... Mais vous les chiens, votre nom même est une injure, vils agresseurs de postiers, traînards des poubelles, renifleurs d'excréments !
Ne mettez pas la patte chez moi, maudits chiens ! Fuyez mon foyer, allez extorquer chez le voisin votre pitance indue. Mais pas chez moi. Vous vous tromperiez de porte. On vous a abandonné sur les routes des vacances ? Soit. Vous pouvez crever maintenant ! Pas la peine de venir chez moi. Vous avez bien profité de la bêtise de vos maîtres qui vous ont hébergés, nourris, soignés, allant -les insensés ! - jusqu'à vous céder leur fauteuil, jusqu'à vous mettre des morceaux de repas dans la gueule en plein dîner familial ? Vous vous êtes bien gobergés sous nos toits ? Vous pouvez tous aller au diable maintenant !
Retournez aux enfers et n'en ressortez plus, maudites bêtes !
Cerbère est votre vrai maître.
446 - Fini de rire !
Je suis un bandit, un vaurien, un vendu. Ennemi de la société, le crime est mon pain quotidien, la tentation du gain facile étant chez moi une soif impossible à étancher... Je suis né sous le signe de la corruption, j'ai du sang sur les mains et dans mes veines coule le Mal. Mais aujourd'hui je suis entre quatre murs, aux fers : la Justice a mis fin à mes progrès sur le chemin du vice.
L'heure est venue de payer une vie vouée à la débauche. Je suis un gredin, un brigand, un misérable. L'homme sans foi ni loi doit répondre de ses méfaits devant le Ciel et la Terre. La mise au ban, l'injure, la honte, voilà mon héritage. J'ai bien joui de l'existence, j'ai assassiné sans compter, dormi du sommeil du scélérat dans les lits de mes victimes. J'ai dépouillé la Vertu, vidé leurs poches aux mortelles dépouilles, volé bourses et vies pour tuer le temps, fais mourir l'innocent pour nourrir le vice. Oisiveté, or, plaisirs : tels furent mes maîtres. Je suis une fripouille.
Les pauvres que dans le dos j'ai égorgés, les riches que par derrière j'ai occis, les barreaux de ma prison ne les ont pas empêchés d'entrer. Quelle compagnie !
De mon cachot, leurs cris de vengeance me tiennent éveillé. Impossible d'éviter ces crânes, éclatants de vérité ! Depuis les ténèbres de ma cellule, j'y vois mieux que sous le soleil du crime. Leurs orbites sont profondes de reproches et leurs dents blanches en disent long sur mes noirceurs... Ricanent-ils ? Menacent-ils ? Les deux à la fois : ils crânent.
Je ne ris plus, non je ne ris plus du tout de mes coups, rongé par le remords. Las ! Pourquoi n'ai-je pas préféré un chemin plus clair ? Trop tard pour se repentir ! La Justice est passée, je ne ris plus. Non, vraiment je ne ris plus...
J'implore le pardon de mes victimes. Que Dieu ait pitié de mon âme car je suis un bandit, un vaurien, un vendu.
Demain à la première heure je serai un pendu.
447 - Le triomphe de l'esthète
Elle aimait déplaire. Grande, belle, riche, elle remerciait les serveurs en crachant dans les coupelles, prenait congé de ses amis avec des mots cassants, émettait des critiques négatives sur les oeuvres d'artistes prodigues.
Détestée de tous, la vipère hautaine plut à l'auteur de ces lignes, esthète notoire. Je lui déclarai mes feux d'un crachat au visage. Sa gifle scella notre idylle. Couple maudit doublement honni, nous accouchâmes d'un enfant et d'un livre. Précisons que l'enfant était l'oeuvre de la mère, le livre le fruit de ma plume.
L'enfant fut baptisé Nestor, le livre fut intitulé Pastor.
Le premier n'avait rien d'extraordinaire, le second en revanche était une fort belle chose qui eut un succès retentissant auprès de l'espèce lettrée. Je répudiai la génitrice d'une si piètre oeuvre issue d'une inesthétique, laborieuse grossesse, tout au succès de mon ouvrage enfanté quant à lui dans les bercements légers, enchanteurs des muses.
Enfin je pris pour épouse définitive la Poésie, mère autrement plus féconde, flanc prolifique donnant plus de chefs-d'oeuvre que n'importe quel ventre femelle.
448 - Trésor d'avare
Il détestait par dessus tout dépenser.
Son argent étant sa raison de vivre, il préférait encore le savoir en train de croupir dans son coffre plutôt que de devoir alléger ce dernier d'un fifrelin. Le contenu de sa cassette aurait pu lui donner l'aisance jusqu'à la fin de ses jours. Mais il préférait vivre chichement, avec la faim pour seule compagne. Il considérait d'ailleurs la faim comme un démon qu'il lui fallait apprendre à dominer, non comme un maître à servir. Dérobade d'avare...
Selon lui, résister à la faim était une vertu, tandis que flatter ce tyran réclamant pain frais et soupe chaude tenait du péché de faiblesse. Succomber à la tentation de faire un bon repas aliénait sa liberté d'économe, invoquait-il comme prétexte.
Astreint à un régime alimentaire odieux, il tombait régulièrement malade. Sa fortune hermétiquement scellée eût pu lui payer les soins nécessaires à son rétablissement. Mais il préférait encore souffrir les affres de la maladie plutôt que de dépenser dix sous chez l'apothicaire. Le prix des remèdes n'en valait pas la chandelle estimait-il, et le temps finirait bien par avoir raison du mal... Et en effet, sa patience était chaque fois récompensée : loin de l'affaiblir, la maladie finissait par l'endurcir. Privilège de ladres ! Une raison de plus pour faire du temps sa médecine préférée car le temps au moins, au contraire des potions, ça ne mange pas de pain !
C'est ainsi que notre héros vécut fort longtemps. A son enterrement ses héritiers se partagèrent le privilège de côtoyer pour l'éternité sa tombe car, moins sobres que leur riche aïeul, ils étaient tous morts d'excès divers longtemps avant lui, si bien que seul le coffre perpétuellement scellé hérita de la fortune du pingre.
PRECISION DE L'AUTEUR
La morale de mon histoire, c'est qu'à force de privations l'avaricieux vit plus longtemps que ses sots héritiers (morts d'avoir trop bien vécus) et que nul profiteur ne trouvera son argent oublié dans le coffre voué à la pourriture. Autrement dit, l'avare emporte avec profit son argent dans la tombe : il meurt satisfait et non amer.
Ce sont les potentiels héritiers restants les vrais lésés, pas notre cher avare qui est le héros positif de mon histoire. C'est la cause de ce personnage pittoresque que je défendais, et certainement pas la morale des dépensiers qui s'imaginent vivre plus dignement parce généreux avec eux-mêmes ! J'aime les avares.
Etait-ce donc si peu clair dans mon texte ? C'est que certains me reprochent une certaine ambiguïté... En ce cas que l'on me permette de clarifier la chose : dans ce texte je rends hommage aux avares, raille les dépensiers.
449 - Un honnête homme
Je suis un grand homme. J'aime me mesurer à mes ennemis, me vanter de mes exploits, vivre en harmonie avec mes convictions. J'ai fait la guerre, traversé les années, défié les jours qui passent. J'ai perdu des batailles avec panache, achevé mes adversaires tombés à terre sans hésitation, me suis ennuyé à attendre que le temps passe. Et suis toujours debout.
Enfin je veux dire assis.
La guerre a fait de moi un homme. J'ai frappé par derrière avec efficacité, égorgé les blessés sans retenue, massacré les plus faibles. Magnanime, âme de valeur, j'ai cependant laissé la vie aux plus forts. J'ai eu faim en ces temps martiaux : alors j'ai mangé sans compter. Mes camarades d'infortune moins futés que moi sont crevés de faim. Les sots ! Ma subsistance de guerre était là, à bout de fusil. Il me fallait juste demander. Mes camarades de combat ont été gentils avec moi. Aucun n'a refusé sa pitance à l'honnête homme qui voulait rester en vie. Il faut dire que je les ai bien payés : deux balles la ration.
De fait j'ai surtout souffert d'indigestions. Mon plus fameux fait d'arme a fait de moi une légende vive, au moins à mes yeux. Devant le danger je n'ai écouté que mon courage : j'ai fui.
A toutes jambes et sans regret. Ce qui ne fut pas le cas pour les plus lâches, prétextant blessures ou arrêt du coeur. Mauvais patriotes qui se font porter pâle pour cause de balle perdue ou reçue, ou je ne sais quelle jolie excuse ! Moi je me suis senti un héros. Tant qu'on ne m'avait pas encore tué. Finalement j'ai gagné la guerre à force de patience.
Non sans mal toutefois : rations doubles et discrétion m'ont permis de tenir dans ma cachette. Ma tactique : le "chacun pour soi".
Après la guerre, j'ai demandé une décoration. Pas en montrant mes blessures, mais mes écus. Elle m'a été accordée moyennant bonnes finances. Avec ma médaille chèrement payée de ma personne j'ai bénéficié d'un droit d'autorité inné sur les pauvres, les petits, les pas méchants. Profitant de ma situation, j'ai flatté mes ennemis, écrasé mes amis, me suis enrichi bravement à la force de mes poings.

J'ai pu passer ma vie à manger, dormir, rire sans me soucier de devoir pleurer sur le sort des autres. Tout un art. D'ailleurs je ne pleure que sur moi-même. J'ai même pu choisir mes amis en les achetant. L'argent permet tout.
Je suis béat, heureux, satisfait, content, rassasié, repu, gavé, fourbu, rompu, brisé, crevé...
Et pour tout dire, ecoeuré de moi-même.
450 - Emoi au village
Les rosières trépignent devant la salle des fêtes. Déjà en état d'ébriété avancé, le garde-champêtre supervise tant bien que mal l'organisation. De zélés administrés s'improvisent auxiliaires municipaux, le béret bien vissé, fiers comme le coq penché du clocher. Les anciens (respectés parce qu'ils ont connu le Café-Tabac d'avant la guerre) jouent de la casquette le mégot humide collé à la lèvre inférieure, le rire gras comme les frites-saucisses qu'on sert sur les tréteaux, l'haleine fraîche comme le rosé, la bedaine héroïque.
Le bedeau, incorrigible vieux garçon qui ne connaîtra décidément ni les subtilités de l'amour ni l'usage du savon lorgne l'assistance femelle, l'oeil égrillard, un ballon de rouge d'une main, le drapeau tricolore de l'autre.
Ils sont tous là : le maire avec son écharpe républicaine qui impressionne tant la vieille Taupine, que certains prétendent de Hambourg mais qui en réalité est née au village, qui plus est ennemie farouche des Boches...
Il y a le curé bien sûr, la soutane imprégnée de naphtaline, le missel à la ceinture, prêt à dégainer au moindre appel du Ciel. Bon vivant, bon buveur, bon prêcheur, mauvais exemple, il aime ses ouailles impies, déteste les pécheurs véniels. Allez comprendre !
Le premier adjoint quant à lui ne manquerait pour rien au monde les festivités : il rayonne, auguste, le regard dur, la chique molle, enivré depuis la veille à l'idée de parader au milieu des administrés, pénétré de son importance municipale. Il brigue le trône aux prochaines élections et a d'ailleurs promis d'arrêter la chique le jour où il sera élu.
Le commis Alphonse : toujours là quand il y a distribution gratuite au buffet de la mairie, traînant odeurs de foin et relents de gnôle. Analphabète, épris de ses guêtres, le souffle chaud, le chapeau crasseux, les manches râpées, il n'est pas difficile l'Alphonse : il ne demande qu'à faire son trou au village. Et puis au cimetière aussi, il y tient chèrement. Un romantique l'Alphonse, le dernier des Mohicans.

La moitié des avinés ne sait pas ce qu'on fête à la mairie. L'autre moitié a oublié, grisée par l'ambiance, emportée par le souffle puissant, divin de l'accordéon. Peu importe le flacon : la salle des fêtes est pleine, le maire balbutie de joie - enfin d'ivresse -, le bedeau est aussi sonné que ses cloches, le père Eugène, béquilleux, danse sur ses trois pattes.
L'émotion est grande ce soir au village.
451 - Un grand homme
Il rêvait de lauriers, d'océans, de jours éclatants.
Il regardait le ciel avec gravité, prenait la parole avec emphase, marchait avec dignité. C'était un tribun, une légende, un héros dans l'âme. Plein de componction, il considérait les événements de sa vie avec la hauteur de ceux qui se savent supérieurs.
Soucieux de son image publique, il prenait soin de sa longue barbe, de l'intonation de sa voix, pesant chacun de ses mots de sorte que ses interlocuteurs soient persuadés d'avoir en face d'eux un grand philosophe, un subtil stratège, un esprit pénétrant embrassant maintes connaissances. Magistral, secret et pédant, l'homme rayonnait dans sa basse-cour. Avec ses allures de César, il occupait naturellement une haute fonction de la vie sociale.
Il avait décidé que sa mort serait à l'image de sa vie : pontifiante, exemplaire, mythique. Il se complaisait d'ailleurs à décrire ses derniers instants dans ses livres sérieux, ce qui impressionnait beaucoup ses lecteurs. Si bien que nul n'ignorait que cet homme était une statue vivante, une toge ambulante, une barbe de bronze.
Olympien, profond, solennel, ce grand personnage s'attendait à s'éteindre comme un astre : avec majesté, cérémonie, mystère.
Il mourut d'une glissade sur une déjection canine. Lorsqu'on le ramassa, sa main étreignait encore sa baguette de pain.
452 - Les affres de la condition humaine
Je suis un rebelle, un antisocial, un réfractaire, un révolté : je laisse des traces de doigts sur les carreaux propres, mets un demi-sucre dans mon chocolat, utilise du papier rose pour faire mes devoirs. Écorché vif, je pleure à tièdes larmes quand on me tire la langue, ris avec une haleine pas fraîche quand je torture des escargots en les saupoudrant de poivre.
Plus tard quand je serai grand, je me vengerai. Mon destin sera tragique, romantique, absolu. Je m'engagerai dans une voie anti-conventionnelle, héroïque et désespérée : la voie du Destin. C'est comme ça que je l'appellerai.
Et je boufferai des sucettes écoeurantes et des gros gâteaux bourratifs à m'en péter la panse, à m'en claquer les boyaux, à m'en "enchiasser" les tripes ! Et je tuerai les mouches toute la journée. Et je perdrai mon temps à faire des ronds de fumée avec un gros cigare. "La voie du Destin"...
Je suis une âme en peine, un enfant du Destin, un soleil éteint. Privé de dessert, j'erre au hasard le coeur à vif. Demain sera un autre jour. Mais déjà je serai mort en dedans de moi. Que m'a-t-on ôté de mon Destin, que je ne saurai jamais ? Charlotte aux fraise, baba au rhum, ou plus modestement banane, pomme, prune ? Allez savoir ! Je suis déjà mort, éteint, asséché.
"Privé de dessert !". Ces mots qui tuent. Trois mots intolérables... Moi qui n'ai vécu que pour mieux donner un sens au mot "dessert"... Un froid mortel gèle mon âme. Le tombeau s'ouvre devant moi. Il me faut y entrer sans mon dessert. Finir mon repas sans joie, me coucher avec un estomac frustré, moi l'affamé de sucre, poignardé dans le dos par l'injustice... Rimbaud, Baudelaire, Hugo, à moi !
Attendez-moi. De vos lointains exils, entendez-vous l'appel du désespéré aux culottes encore brèves ? Quand je serai grand mes amis, mes chers amis, je sortirai de la tombe de l'enfance et alors, alors je me ferai aviateur, croque-morts et même pourquoi pas, pâtissier !
PRECISION DE L'AUTEUR
A travers ce texte je tourne bien évidemment en dérision certains creux "rebelles" qui pour bien peu de choses usent de mots décidément trop grands pour eux...
453 - A mes bienfaiteurs
A vous chers précepteurs, à vous bienveillants conseillers en tous genres, à vous assureurs de vies, à vous guides bien droits, bien drus, bien drôles, à vous pairs, vassaux, héritiers, supérieurs, disciples et détracteurs, je destine ces mots.
Vous m'avez élevé la tête au-dessus de vos souliers, et je les ai trouvé bien cirés, bien que pompeux. Vous m'avez fait partager vos cours de récréation et même si je ne m'y suis pas amusé, votre attention n'était pas vaine. Touchant le fond de vos pensées, j'ai eu l'honneur de vous recevoir dans mes fêtes. Vous invitiez l'ennui, je chassais le cerf. Vous partiez pour Beyrouth, je revenais par un chemin. Je vous tendais un verre, vous renversiez les rôles. Vos coeurs restaient bien au secs, je me mouillais dans des affaires orageuses.
Vous les soutanes, vous les souteneurs des causes et des effets, vous les vents d'artifice, j'ai avalé sans rien dire vos postillons, salué vos matins, baisé vos doigts bagués de pigeons sédentaires. Vous avez parrainé mes dons, les bras croisés. Vous mettiez le feu à l'eau, c'était une eau-de-vie. Vous mettiez les nouilles à l'eau, c'était votre plat préféré. Je vous servais la sauce, c'était de la crème. Du gratin. Du beurre avec son argent. Au parfum d'hypocrisie. Empâtés, vous mangiez l'air de rien, la mâchoire forte, l'intestin flatté, la vie frêle. Et moi je vous regardais mastiquer, la patte fine.
Vous les marchands de carottes, de marmelade et de navets, vous avez toujours vu du bleu dans votre ciel. Vous vouliez me faire rêver. Je n'ai pas marché, j'ai volé de mes propres mains, prenant de la hauteur sur vos profondeurs. En tous sens j'allais. Tout droit vous persistiez. Dans le mur vous avez fait votre trou. Vos serrures toujours bouclées, vous avez manqué de courage. Avec vos fauteuils comme des trônes, vous étiez perchés au-dessus de mon ombre. Vous m'avez proposé fruits et légumes, marbres et coupes de cheveux, bois et peaux, neige et beurre de cacahuète, vacances et bombonnes de gaz, banques et sphères. Je vous ai écouté l'oeil égrillard, l'oreille sourde, le coeur léger.
A vous tous je n'ai que trois mots à vous dire, vous les trouverez suprêmes :
JE VOUS EMMERDE.
454 - Réponse au directeur de mon agence ANPE
L'ANPE de ma ville m'a demandé de me justifier au sujet de mon silence administratif. Avec sincérité j'ai répondu en ces termes dans la lettre suivante. Puisse-t-elle faire des disciples :
Monsieur,

Je ne me présentai effectivement pas à l’ANPE rue Notre Dame tandis que votre administration m’invita à le faire avant le 15 octobre 2004 afin de rencontrer un conseiller dans le but de «construire mon projet d’action personnalisé».
Des circonstances supérieures dictent les actes principaux de ma vie, y compris le fait de ne pas me présenter à vos services. Une folie passagère me poussa à m’inscrire à l’ANPE, alors que fondamentalement j’aspire à vivre selon d’autres normes que celles qu’imposent les (fausses) nécessités de ce monde sous l’emprise de forces prosaïques. Mon inscription à l’ANPE fut un acte de profonde hérésie dont je me repens. Par ce geste inconsidéré je me suis dérobé aux muses, j’ai failli à la Poésie, je me suis menti à moi-même.
Je ne souhaite nullement nuire aux ministères de ce monde ni les railler stérilement, encore moins bénéficier indûment de leurs largesses : le difficile apprentissage de la pitié m’interdit de succomber à ces bassesses. A bientôt 39 ans je n‘ai plus la volonté de mentir aux agents de l’administration ni de les mépriser ou de profiter de leurs services mais celle de leur enseigner un autre credo, de les élever à ma hauteur avec charité, de leur désigner des sommets plus essentiels que ceux qu’ils s’efforcent de me faire gravir.
Mon inscription à l’ANPE est le fait d’influences extérieures regrettables tenant pour vrais certains dogmes administratifs. Pressions néfastes (émanant d’âmes honnêtes soucieuses de mon avenir terrestre mais parfaitement hermétiques à la cause poétique) que je n’ai pas eu le cœur de contrer, par faiblesse, par lâcheté peut-être.

Toutefois je ne suis pas un réfractaire fanatique aux considérations professionnelles et intérêts économiques (j’excuse les profanes), et consens à venir m’humilier dans votre agence à la recherche d’un emploi à temps partiel afin d’éprouver rigueurs et douceurs, misères et gloires du salarié. Du moins me laisser illusionner par les affres dorées qui font le quotidien de mes semblables éblouis par leurs chaînes. A l’image du Christ qui accepta de se laisser tenter par le Mal pour mieux le vaincre. J’aimerais avant de rejeter avec fruit cette existence vulgaire, insane, impie (je n’ai travaillé que deux mois de toute ma vie) pouvoir l’expérimenter encore, descendre dans ses profondeurs vides. Sans fat héroïsme, avec lucidité. Entrer dans la réalité la plus triviale pour la mieux fuir, me rapprocher davantage des étoiles.
Ceci dans le dessein de convaincre mes détracteurs de ma bonne foi. Un feu de longue portée brûle en moi. Le Bien, la Beauté, l’Amour, la Poésie habitent mon âme.

Avec l’espoir que mes raisons vous auront convaincu, je vous prie de croire, Monsieur, à ma parfaite considération.
455 - A Farrebique
Le sabot dans le sillon, la main calleuse, voici l'homme des champs. Il n'a pas de lyre mais sa charrue chante mieux que vos muses. Sa terre à lui est noire, profonde, âpre et belle. Il ne maudit pas la boue, a pitié du ver, respecte l'humble chose qui gît, n'ignorant pas même l'ombre du caillou, aime tout ce qui frémit.
Il n'a pas vos délicatesses, ni votre parler fin, ni vos neuves étoffes, mais il est riche de vertus séculaires. Il tape du sabot sous la chandelle pendant que vous valsez sous des éclats d'artifice : ses moeurs simples plaisent à vos ancêtres, pères agrestes oubliés. Les battements de vos coeurs sont réglés sur l'air du temps, ses amours à lui sont fécondes. Vous êtes plus légers que lui mais il vole plus haut que vous : vous avez de la plume, de l'esprit, de l'aisance, il a de la paille.

Vous avez la culture, il a l'or.
Cet homme que vous plaignez, né entre l'âtre et l'étable, nourri de pain et d'humilité, vêtu de lin et de crasse est un grand initié. Mystères des saisons, gloire du matin, secrets du soir, légendes lunaires pour vous sont choses vues. Lui, le poing sur la herse, la tête au vent, un brin d'herbe entre les dents contemple le monde de la naissance à la mort.
456 - La conformation physique d'un héros
Je suis un héros.
Toujours les cheveux au vent, jamais perdant, j'avance sans l'ombre d'un doute. Ma tête est un marbre pensant posé sur une statue mouvante. J'adopte à chaque instant des allures épiques. Né avec des lauriers sur le front, j'ai des grâces de prince. Mon coeur est pur, dur, déshumanisé. Je n'ai aucun défaut. La perfection me rend étranger au monde. Insensible à la douleur, incorruptible, ardent au travail le plus pénible, prêt à risquer ma vie pour un grain de sable, une idée, je suis économe de mots. Et supporte sans grimacer le soleil du désert, la glace des hauteurs. Je dors comme un gisant, me réveille avec la gloire du lion, mange du bout des lèvres. Jamais je ne pousse la porte des toilettes.
Un héros n'a pas d'intestins.
457 - Rêverie
Mademoiselle,

Je vous ai vue dans mon imagination amoureuse jouant entre des marbres républicains (à moins qu'ils ne fussent royaux ?), sous de grands arbres augustes. Jeune femme espiègle qui s'amusait entre des pierres érigées... Je vous ai associée à une allée bordée d'artifices. Image fulgurante. Où était-ce ? Versailles, peut-être.
Versailles, j'en suis sûr !
La vision est assez floue mais je vois de hautes grilles de fer forgé, des espaces pavés, une avenue, un parc, des sommets ciselés. L'asile de Mélancolie.
Dans ce décor idéal qui sied aux évocations les plus chères de l'Amour, je vous ai vue charmer des statues. Des coeurs de pierre battaient autour de vous, des têtes pétrifiées se penchaient à votre passage : vous étiez oiseau de jardin batifolant sous l'escorte figée de silhouettes majestueuses. Deux ailes au soleil, une jupe brève, avec des bruits de souliers fins résonnant dans l'air.
Vous étiez l'image de la Nostalgie, la femme intemporelle des photos jaunies, l'hôte inaltérable des réminiscences amoureuses, la mémoire universelle d'un peuple d'amants.
Je vous ai vue mademoiselle comme un souvenir devenu regret, lointain mais intact. J'ai entendu vos rires ingénus dans ces lieux intimes et solennels. Pour tout dire, je rêvais avec nonchalance à ce décor printanier, dominical, anachronique qui m'est si cher. Quand vous êtes apparue.
Vous traversiez mon rêve, vêtue d'un costume marin sous le soleil blanc d'un dimanche vernal.
458 - L'air des poètes
Poète du dimanche, garde ta lyre pour faire peur aux oiseaux. Et va jardiner. Versificateur à la noix, accroche ton luth au cerisier. Faiseur de rimes à la gomme, tes vers ne valent pas ceux des pêcheurs à la ligne. Poète sans souffle, tu parles de l'amour avec ennui. Tu dis que le ciel est bleu, tu chantes la vie, la mort, l'amitié... Et puis quoi encore ? Personne ne t'écoute. Tu radotes, te répètes, nous casses les oreilles. Tu nous fatigues, nous assommes, nous crèves. Que valent tes mots ? Poète je t'assure, si tu es grand, c'est parce que tu mesures au moins deux mètres de haut. Et si tu brilles, c'est parce que tu es lisse.

Tu nous beugles sur tous les tons que l'amour c'est de l'or éternel, que tes larmes de poète sont des diamants, que les vagues de la mer chantent en choeur, que les étoiles sont inaccessibles... Sot que tu es ! Et tu te prétends poète ? Va, retourne plutôt à ton jardinage. Va vider ton coeur ailleurs. Va nettoyer tes latrines au lieu de te répandre en bave et postillons qui nous importunent !
Poète sans levain, laisse tomber la plume et apprends à faire du pain : l'oeuvre de ton four vaudra toujours mieux que les confidences de tes muses. Tu ne vois donc pas qu'elles se moquent de toi ? Tes inspirations profondes les font rire... Cruelles sont les muses. Tu t'imaginais donc que des fées inoffensives siégeaient dans l'Olympe ? Des chouettes les hantent ! Et toi tu es leur jouet, poète naïf.
La Poésie est plus féroce que les légumes de ton potager lyrique ! Ta guitare est un panier plein de navets. Que valent tes carottes que j'écrase ? Un jus en sort. Tu prends ça pour du sang. Moi je te dis que c'est du lait. Ca te navre, poète larvé. A nous chanter Homère, tu nous barbes !
A débiter tes salades, tu ne fais que ruminer. A nous asticoter avec tes vers, on te prend pour une pomme. A déclamer tes perles, on t'élit roi des poires. William, mais sans Shakespeare.
Rimailleur épris d'absolu, ivre d'idéal, ne confonds pas le souffle et le vent. En vérité je te le dis, à vouloir faire sonner des mots creux, le poète ressemble vite à une cloche.
459 - La face cachée de la Lune
Verte, sournoise, tranchante, voici la Lune qui croasse. Ses ailes d'éther sont de mauvais augure. J'aime les sourires fourbes de cette hanteuse.
Point crucial de la nuit, oeil errant de la voûte, confidente des clochers, elle accompagne mes veilles, fidèle, moqueuse, attachante. Je trouve sa face subtile, sa caresse ironique, son silence mortel. Elle passe, fécondante, prodiguant mauvais rêves et bonnes fortunes. Ses quiets rayons irradient le malheur. Elle rassure les chouettes, effraie les dormeurs.
Elle répand son miel dans l'espace, déverse son fiel sur les poètes, rend muettes les villes, fait parler les campagnes... Elle attise les rumeurs, ravive âtres et légendes, délie les mauvaises langues, fait fermer les portes et sceller les coffres.
Il m'arrive de lui parler. Mes mots pour elle sont tendres. Mais ses éclats sont durs. On la croit pâle, molle, sereine, elle est vive, sèche, tourmentée. C'est une amie sévère qui rit avec férocité, sanglote à faire rendre l'âme.
J'aime cette séductrice aux joues brillantes, au front lisse, au regard fixe. Ne vous fiez pas à ses allures candides, car la Lune en vérité est une méchante fée, une sorcière qui diffuse un parfum venimeux, suave et mystérieux sur la Terre.
460 - Virtus !
Un peu d'humour cruel n'a jamais fait de mal à personne ! Caricaturons à loisir les outrances de la religion...
La religion est chose édifiante pour l'homme. Les préceptes de la religion de l'amour sont entre autres de bien châtier les enfants afin de leur inculquer ses lois. Surtout les petits infirmes, il faut savoir bien les dresser, bien les redresser, et au besoin à coups de lanières.
Il faut leur apprendre à se tenir droit à la messe, et ce même si le bon Dieu leur a mis, dans son infinie bonté, la colonne vertébrale de travers. L'homme n'est point un animal, aussi pour sa dignité il se doit de se tenir droit lorsqu'il est en prière. Quant aux autres petits êtres trop débiles pour être sensibles aux coups qu'on leur assène dans le but de leur faire entendre raison, il vaut mieux les livrer tels quels aux feux des démons, parce qu'il semble que ces enfants-là soient le fruit de coupables hyménées.
Les femmes qui auront péché avant le couronnement conjugal devront expier par là où le mal sera entré. On sera plus indulgent envers les offenseurs de ces femelles impies, tout en exerçant contre eux une sévérité symbolique : les hommes qui se seront rendu coupables d'un tel crime avec des jeunes vierges devront châtier ces dernières devant leurs juges. Ordinairement, le nerf de boeuf sied à cet usage. La femme dont on aura abusé des charmes, que ce soit par la ruse ou par la force, sera durement fouettée.
Si la femme a été violée hors mariage, elle subira en outre les châtiments prévues pour les vierges pécheresses : la bastonnade. Si le viol a été commis sur une femme déjà grosse, le fruit de ses flancs devenu alors impur se verra refuser le baptême. On le relèguera ensuite, dès qu'il parviendra à l'âge de pouvoir besogner, vers quatre ans, aux travaux des champs. S'il est chétif, il sera voué aux travaux des étables et des écuries.
On inculquera aux enfants l'amour du travail, le respect de l'argent, des traditions. On leur enseignera l'esprit d'économie, d'austérité, de sévérité. On fera d'eux des hommes. Afin qu'ils puissent plus tard s'unir avec des femmes qui leur donneront d'innombrables héritiers. Le dessein de la femme est de produire des enfants. La bonne mère sera un ventre généreux. La mauvaise épouse sera celle dont le ventre est infécond : ces créatures-là sont plutôt faites pour les plaisirs de la chair, donc pour les perditions. Les hommes qui se seront unis à de semblables monstres seront voués aux flammes éternelles de l'enfer, sauf s'ils paient un tribu financier à l'Église dont le montant est fixé par les autorités cléricales compétentes.

Ce qui devait être dit a été dit. Qu'il en soit selon la volonté de notre sainte Église catholique, apostolique, romaine.
461 - Une apparition
L'ange me faisait face.
Grand, maigre, légèrement tordu, un costume terne sur le dos, une cicatrice crapuleuse sur la joue, ce qui frappait chez lui, c'était son air d'une profonde dignité. Son apparence minable s'évanouissait devant la pureté de son regard. Une infinie noblesse émanait de ce demi épouvantail. Je le devinais incorruptible, puissant, supérieur. Je ne voyais que hauteur, bonté, lumière chez ce pauvre type aux allures un peu louches.
Il sortit une cigarette de la poche externe de sa veste à la manière d'un petit mafieux sans envergure. Minable jusque dans les gestes les plus anodins... De sa voix grêle l'ange s'adressa à moi en ces termes suprêmes :

- " Raphaël, je suis descendu jusqu'à toi pour te conforter dans ton parcours glorieux. Persiste sur cette voie, et sans jamais te décourager éclaire les hommes sur les merveilles désincarnées que ta plume évoque. Tu es le messager des causes subtiles, le souffle pur du large, l'azur qui allège les âmes. Continue à répandre sur le monde tes vérités poétiques. Des armées séraphiques te soutiennent. Les horizons de l'univers intérieur sont sans fin, l'esprit qui s'y meut est un principe immortel, indestructible. "
Une bouffée de tabac ingérée de travers le fit tousser. Après une quinte de toux aiguë il reprit, la cigarette aux lèvres :
- " Méprise les railleries. Soit fort, généreux, chevaleresque. Oppose aux bassesses de tes détracteurs ta noblesse, à leurs noirceurs ton éclat, à leurs vices tes vertus. Les hommes ont oublié l'essentiel. Si tous savent que le corps se nourrit de pain, beaucoup ignorent encore que l'esprit se nourrit de beauté. Ouvre aux aveugles de la Terre la porte de l'infinie lumière. "
Maladroit et distrait, tout en me parlant de la sorte le messager du Ciel laissait tomber la cendre de sa cigarette sur ses chaussures. Passablement discourtois, il lançait devant moi des postillons et s'essuyait d'ailleurs sans façon les lèvres du revers de sa manche. Etranger aux codes de politesse du monde des incarnés, il poursuivit avec feu :
- " Raphaël, je te le dis en vérité, ta mission sur Terre est d'enseigner la Beauté. Ta plume est ta force et ton salut. Ta flamme et ton sang. Tu es libre de tes mots Raphaël, aussi fais bon usage de ta plume car il te sera demandé des comptes ".
Lorsqu'il eut fini de me dire toutes ces choses admirables, sa cigarette était devenue mégot pitoyablement collé à sa lèvre inférieure... En signe de bénédiction, il me salua avec toute la dignité de l'ange qu'il était. Solennel, irradiant de pureté, d'amour, de beauté, il disparut en trébuchant sur son lacet défait.

Ainsi l'ange était descendu jusqu'à moi, divin dans ses hauteurs, touchant dans son humanité...
Que l'on me permette de témoigner de son apparition et de diffuser son message à travers ce texte en forme d'hommage.
462 - Mauvaise fille
Bien qu'elle soit indigente, elle porte sans complexe bijoux et armes à fard. Tirant sur tout ce qui brille, elle excelle dans l'art de subtiliser ce qui n'appartient à personne, perdant son temps à compter ses faux amis comme les maillons de ses bracelets en or. Riche de ses babioles, elle mendie ses biens superflus, vole de l'artifice, achète ce qui ne se vend pas.
Et dit volontiers la mauvaise aventure moyennant finances.
Avaricieuse, elle ne regarde jamais à la dépense, surtout lorsqu'il s'agit d'amasser de la fumée. Égoïste, elle nourrit rats et scorpions avec amour. Vicieuse, elle enseigne la chasteté à de vieux eunuques décatis. Méchante, elle prodigue soins et caresses à ses pires ennemis. Les chats blancs sont ses confidents, les colombes ses bêtes noires.
Elle fait griller des sauterelles pour nourrir plus pauvres qu'elle, se réservant huîtres crues et vins cuits.
C'est une passante sans le sou, bien avec tout le monde, accompagnée de personne, aimée des cafards et des fantômes : voici celle que l'on nomme Esméralda.
463 - Le curé Descouilles
L'abbé Descouilles était burné comme un boeuf, c'est dire le trésor d'eunuque qu'il cachait sous sa soutane... Chez la Marquise Déculade l'abbé Descouilles faisait merveille, vu que la noble dame en connaissait plus long sur les mystères de ses missels que sur ceux de l'anatomie virile. Et pendant que l'abbé s'entretenait chastement avec la marquise, le jardinier du château s'en donnait à coeur joie avec la bonniche : au verger, avec abnégation ils se démenaient pour ramasser tomates et salades, désherber, arranger, ordonner, et ce afin que madame la marquise pût être fière de son jardinier et de sa servante.
Le jardinier et la bonne à force d'ardeur finirent plus tôt que prévu leur labeur. Et, pénétrant à l'improviste dans le salon du château, surprirent leur maîtresse à califourchon sur un tabouret et derrière elle l'abbé à genoux, toutes fesses dehors...

Le scandale n'eut point lieu.
Après une brève explication les deux serviteurs se rendirent compte de leur confusion. En fait la Marquise était en prière, ainsi que le prêtre. Ce dernier, victime d'une lourde myopie, avait oublié ses lunettes au presbytère. Et dans son empressement à recevoir dignement la confession de la pécheresse, s'était trompé de sens dans sa posture pieuse. Si bien qu'au lieu de lui faire face à genoux, il s'était mis derrière elle. Par malchance, en se baissant à la hauteur de son ouaille, les coutures de son pantalon s'étaient déchirées (chose qui arrive, même aux abbés), ce qui fait qu'au moment-même où les deux domestiques entrèrent, ils trouvèrent la Marquise Déculade et l'abbé Descouilles en infâme posture. Mais seulement dans les apparences, heureusement...
C'est du moins l'explication que leur donnèrent les "coupables".
Mais curieusement à la suite de cet étrange incident on vit de plus en plus souvent le prêtre se rendre chez la marquise sans ses lunettes.
464 - Monsieur Leblanc
Monsieur Leblanc est un citoyen exemplaire mais irascible, viscéralement attaché à des principes étranges et ridicules, incompréhensibles pour le commun des mortels.

Chaque matin il vient demander haut et fort des croissants rassis chez son boulanger exaspéré. Rien ne lui interdit de faire pareille demande, aussi offensante soit-elle, même en affichant avec une admirable feintise un air de reproche à glacer le pain chaud. Aussi s'en donne-t-il à coeur joie. Des rumeurs circulent chez certains clients du commerçant, moins amusés que d'autres par les plaisanteries pétrifiantes de ce boute-en-train...
Monsieur Leblanc a un sens aigu de l'humour.
A la banque, soucieux de la sécurité de ses biens, notre héros vient faire vérifier son compte de nombreuse fois par jour, lentement, longuement, fastidieusement, scrupuleusement, surtout quand derrière lui s'étire une interminable file d'attente de gens pressés. Régulièrement le préposé lui fait savoir qu'il serait temps pour son client de posséder une carte bancaire afin de consulter son compte directement dans la machine automatique sans plus jamais déranger personne. Il rétorque invariablement qu'il ne souhaite pas posséder de carte bancaire et que de toute façon même s'il en avait une, personne ni aucune loi au monde ne lui interdirait de ne pas s'en servir et de continuer à consulter son compte au guichet, "à l'ancienne". Il ajoute, imperturbable, qu'il est dans son droit le plus strict de demander dix, vingt fois par jour les mêmes renseignements, que cela plaise ou non aux agents, que leur métier de banquier est de lui répondre avec courtoisie à chaque fois, combien il les consulterait jusqu'à trente fois par jour...
Monsieur Leblanc connaît ses droits.
Chez le marchand de tabac il achète tous les quatre jours une petite boîte d'allumettes et paye chaque fois avec un billet de 500 euros. C'est sa façon à lui de lutter efficacement contre le tabagisme national.
Monsieur Leblanc n'a pas tort.
Au bar il commande chaque jour un verre d'eau du robinet et ne le boit pas. Il sait que c'est gratuit et que le serveur ne peut légalement pas le lui refuser. Rien ne lui interdisant ensuite de ne pas demeurer des heures entières devant son verre d'eau, il demeure par conséquent des heures entières devant son verre d'eau. Ca ne sert à rien mais il a la loi pour lui. Aussi passe-t-il ses après-midi à profiter stérilement des lieux. Ca ne lui rapporte certes pas grand-chose, mais ça ne lui coûte rien non plus.
Monsieur Leblanc a un certain sens des affaires.
Les toilettes publiques sont en quelque sorte sa seconde demeure, étant donné qu'il entend profiter sans entrave du fruit de ses impôts, par ailleurs dûment payés. Personne ne peut par conséquent lui reprocher d'utiliser les toilettes publiques à chaque fois qu'une envie naturelle lui commande d'aller se soulager, c'est-à-dire plusieurs fois par jour, et ce tous les jours de l'année. Notre bonhomme n'ignore pas que les toilettes publiques peuvent être utilisées sans restriction par les administrés. Les utilisateurs ont même le droit de se plaindre à la mairie en cas de mauvais entretien.
Monsieur Leblanc n'est pas un hors-la-loi.
Il a porté devant les tribunaux bien des affaires. Certes baroques, inhabituelles, voire complètement saugrenues mais parfaitement recevables sur le plan juridique. Il a obtenu gain de cause à chaque fois. La République française l'a même dédommagé pour une histoire presque virtuelle : l'ombre du toit de la mairie jouxtant sa propriété portait illégalement jusque sur un angle de son jardin où il avait choisi de planter une espèce rare de mauvaise herbe ne donnant le meilleur d'elle-même que dans des sillons fortement ensoleillés. C'était son droit le plus strict que de faire pousser des ronces dans son jardin et de choisir cet angle litigieux précisément pour les cultiver, même si ses détracteurs lui rétorquèrent que le reste du jardin, vierge de toute plantation et sans aucune ombre, aurait pu faire l'affaire.
Monsieur Leblanc fut le plus malin.
Bref, Monsieur Leblanc a trouvé la combine idéale pour importuner ses concitoyens le plus longtemps possible sans jamais être inquiété par la loi et ainsi occuper joyeusement sa retraite.
Souhaitons longue vie à Monsieur Leblanc !
465 - Le quincaillier
Vêtu de sa longue blouse de travail couleur grisaille, il s'affairait au milieu de ses marchandises avec l'air pénétré de ceux qui sont investis de hautes missions. Une vie passée à exaucer des souhait ménagers, à débattre avec les fournisseurs et les clients de sujets pointus relatifs à des produits détergents, à des chignoles, à des mécanismes subtils de balais-brosses... Parfois il entrait dans des discussions savantes et inspirées avec ses clients pour savoir quel évier, quels jeux de vis ou genres de casseroles correspondaient le mieux à leur recherche. La satisfaction de ses clients lui donnait le sentiment d'être utile. Voire indispensable.

Il avait trop conscience de passer pour un notable dans la petite ville. Aussi remplissait-il sa mission avec une authentique ferveur.
Dans sa boutique, une odeur de sainteté. Rien que des exhalaisons âcres de chasteté provinciale. Un siècle et demi de trésors domestiques entreposés en ces lieux avait rendu l'atmosphère irrespirable : tout dans la quincaillerie puait la province étriquée ! Les murs restituaient avec insistance des parfums ensevelis depuis une éternité et passés de mode. Odeurs obsolètes à jamais perdues, oubliées par le reste du monde et qui donnent cette nausée délectable que l'on appelle peut-être la mélancolie...
Vétustes et cossus, les rayons croulant sous les marchandises inspiraient un ennui mortel. L'ambiance désuète et austère de la boutique s'accordait à merveille avec la tête du quincaillier qui se prenait très au sérieux dans son métier.

La quincaillerie était une vieille affaire fondée par d'illustres aïeux qui, en plein XIXème siècle, s'étaient fait un nom dans la ville. Pères d'une future dynastie de quincailliers vouée à la légende familiale, leurs portraits jaunis trônaient au-dessus de la caisse, lieu symbolique de toutes les réussites provinciales.
Endroit vénérable de la quincaillerie, zone rouge de l'antre séculaire, sujet tabou, depuis plus de cent cinquante ans la caisse inspirait un respect inné de père en fils...

Cette maison honnête fréquentée par de vieilles rombières en panne de robinetterie ou de dames "bien comme il faut" en manque de produits détartrants lui conférait une honorabilité qui avait fait son renom depuis plus de cent cinquante ans. Ici on ne vendait que des choses utiles, pragmatiques, fonctionnelles. Point de fanfreluches ni de bagatelles, rien que des accessoires indispensables au bon entretien de la plomberie des honnêtes gens, essentiels à la bonne marche du quotidien des bons citoyens, nécessaires au soutien du moral des troupes immergées dans le réel...
Pauvre type ne rêvant pas plus loin que ses articles de zinc et d'étain et qui pour rien au monde n'aurait voulu changer sa place de gardien des biens ménagers, le fier quincaillier faisait pitié à voir dans sa destinée aussi étroite, aussi minable que sa longue blouse de travail couleur grisaille.
466 - J'accorde une interview à une jeune journaliste
La journaliste (séduisante) - Raphaël Zacharie de Izarra, bonjour.
Moi (l'air hautain, méprisant) - Bonjour.
- On ne vous présente plus : plume d'exception, authentique esthète, hâbleur brillant, les qualificatifs flatteurs ne manquent pas pour vous définir...

- Effectivement. Multiples sont mes talents, de même que mes tares. Mais je dirais que, comme chez beaucoup d'esprits supérieurs, mes tares participent de mes talents. Je n'ai donc, d'un point de vue individuel, que des talents.
- Raphaël Zacharie de Izarra, qu'est-ce qui vous fait courir dans l'existence ?
- Poésie est mon credo (long silence qui impressionne beaucoup la jeune journaliste).

- Que pourrait-on ajouter à une réponse si brève et si essentielle ? Mais parlons plutôt des femmes. Vous les aimez, c'est de notoriété publique. Vous le rendent-elles bien au moins ?
- Au jour de mes funérailles Madame l'on mesurera sans doute le poids ou la légèreté de ma plume sur le coeur des femmes... Si je les sers le plus possible avec des mots et le moins possible avec des preuves plus coûteuses, j'entends qu'elles me répondent avec autant de générosité que je mets de prudence à émettre vers elles mes doléances. J'escompte bien que vers ma centième année des files de pleureuses inconsolables et légèrement vêtues accompagneront ma dépouille jusqu'à la tombe.
- Vous parlez de doléances... Pour vous l'amour est donc synonyme de souffrance Raphaël Zacharie de Izarra ? Pouvez-vous développer pour nos lecteurs ?
- Madame, Poésie et Amour sont des choses qui échappent à nos strictes analyses. Néanmoins je puis vous répondre que oui, sûrement l'amour chez moi est lié à une certaine idée de la souffrance. Ai-je dit pour autant que j'aimais souffrir ? Non. C'est la souffrance de l'objet qui vous aime qui importe. Elle seule est délectable. Un esthète aime toujours voir le papillon agitant une dernière fois les ailes entre l'épingle qui le transperce. Moi je collectionne avec des gants blancs et des pincettes. J'aime de loin, avec calcul, science et rigueur, soucieux de garder les mains nettes. Regarder s'agiter l'insecte femelle qui vous fait des signes désespérés derrière une vitre avant de mourir, le coeur percé par quelque pal littéraire ou poétique est un plaisir raffiné que l'esthète sait capter avec délectation. L'hymenée dans le formol est une conception plutôt confortable de l'amour. Du moins pour celui qui tient le bocal.
- Raphaël Zacharie de Izarra, vous êtes odieux.
- Madame, pardonnez-moi d'être ce que je suis. Mes détracteurs me reconnaissent au moins cette qualité. L'on me trouve odieux, soit. Je ne saurais mentir à ma nature, n'est-ce pas d'ailleurs ce qui fait ma force ?
- C'est aussi ce qui fait votre charme Raphaël Zacharie de Izarra. Je dois d'ailleurs avouer que votre cruauté légendaire ne me laisse pas insensible... Mais venons-en à un sujet plus serein : parlons littérature. Quel mot selon vous définirait le mieux votre littérature ?
- Le mot le plus léger, le plus aigu, le moins usité. Ce sera le mot de votre choix.

- Raphaël, vous permettez que je vous appelle Raphaël ?, que pensez-vous de la façon...
- Non, je ne vous permets pas Madame. Chacune des quatre parties de mon nom ne compte pas pour rien et j'entends que vous n'omettiez point de prononcer et ma particule et les syllabes composant les trois autres belles parties de ce nom qui fait mon identité littéraire. Que vous soyez une journaliste parisienne brillante particulièrement avenante et de toute évidence fascinée par votre invité ne vous dispense pas de vous soumettre au même protocole strict que j'impose aux reporters de province. Reposez-moi correctement votre question, je vous prie...
(Air gêné) - Raphaël Zacharie de Izarra, que pensez-vous de la façon dont vos contemporains vous perçoivent ? Vous déclenchez souvent des réactions très vives, voire outrées. Ce que vous écrivez n'est pas anodin, reconnaissez-le.
- Je m'adresse à un lectorat raffiné, lettré, intelligent. Ce sont les connaisseurs sachant goûter à des mots fins qui apprécient ma cuisine littéraire. Ces réactions que vous évoquez ne proviennent que de la plèbe. Un bel esprit comme le mien n'accorde aucune importance à ce genre d'insignifiance. Jamais la roture n'a fait partie de la gent littéraire.
- Raphaël Zacharie de Izarra, vous êtes un incorrigible misanthrope !
- Détrompez-vous, j'aime les hommes. Les humbles, les glorieux, les contrefaits, les riches, les avares, les ignares, les érudits, les idiots, les homosexuels, les vieux, les sots, les noirs, les brutes, les gentils, les insignifiants, les puérils, les fiers, les fragiles, les inébranlables... Les hommes m'attendrissent avec leurs imperfections, leur qualités, leurs mesquineries et leurs grandeurs. Je suis un grand humaniste qui ne craint pas de mettre le doigt sur les petites douleurs humaines, de relever les contradictions, de placer sous le projecteur de la vérité l'aveuglante bêtise de ses contemporains, d'accentuer à loisir toute nuance, de mettre en valeur les contrastes. Et tout ça pour mieux m'amuser de mes semblables ou les dénoncer avec férocité. Mais c'est parce que je les aime que je me moque d'eux, n'est-ce pas ?
- On pourrait en douter à vous lire... Vous faites usage du vitriol comme si c'était du petit lait. Vous avez le sens de la mesure comme le loup dans la bergerie a le sens fraternel... Vous avez conscience que vous faites mal au lecteur parfois ? Oui vos mots font parfois très mal Raphaël Zacharie de Izarra !
- Non ? Vous êtes sérieuse ? Tout est question du degré de lecture vous savez... Est-ce ma faute si certains de mes lecteurs prennent parfois au pied de la lettre mes textes les plus légers et n'accordent nul crédit à mes autres textes plus inspirés ? Quand j'écris sur le loup on s'attendrit, et quand je chante l'agneau on crie au loup !
- Raphaël Zacharie de Izarra, en définitive qui êtes-vous en deux ou trois mots ?
- Avant tout je suis une plume. Libre, légère, blanche, affranchie des pesanteurs terrestres, libérée des obligations religieuses, professionnelles, mondaines, n'hésitant à baisser la tête devant les puissants pour mieux leur plaire. J'ai le sens de la diplomatie. Ou de la fourberie, comme l'on voudra. N'importe ! Je sais montrer un visage humble, docile lorsque je suis devant les institutions sévères. Mais par derrière, qu'est-ce qui me retiendrait de cracher mon fiel ? C'est l'apanage des beaux esprits que de rassembler son courage quand l'ennemi a le dos tourné. Les sots échouent parce qu'ils affrontent l'ennemi en face. Le but est de gagner le combat et non pas de se glorifier de l'avoir mené de front. En deux ou trois mots je dirais que je suis un bon citoyen par devant, le roi des retors par derrière.
- Raphaël Zacharie de Izarra, je vous remercie pour cette interview passionnante. Comme beaucoup d'admiratrices, je suis impatiente de lire vos prochains textes sur FOXOO.
467 - Dialogue avec mon ego
- Ego, es-tu là ?
- Comme ton ombre, toujours fidèle au poste. Que me veux-tu Raphaël ?
- Ego, me diras-tu pourquoi tu ne cesses de me talonner ?
- Raphaël, c'est parce que je suis le parfait écho de ta petitesse, le prolongement jusque dans l'infini de ton MOI. Tant que nous serons aussi proches l'un de l'autre, je serai toujours là pour te donner la réplique. Quitte tes jeux d'artifice et je te promets que me ferai oublier. Sinon, jamais nous ne nous séparerons et avec beaucoup de zèle je te rappellerai ma présence.
- Ego, tu es mon plus cher fardeau. Tu m'enchaînes à moi-même, m'empêchant de voir autre chose que ma tête à la place des étoiles, tu es une baudruche qui s'enfle pour mieux me ridiculiser, insatiable et grotesque, et cependant je ne puis me passer de toi. Partout où se pose mon regard, je te vois. Je t'adore et je te déteste. Je te chéris et je te maudis.
- Raphaël, je suis inconsistant mais tu tiens tellement à ma compagnie que tu vois en moi des reflets d'or et d'airain. Pure illusion ! Je ne suis que du vent, mais toi tu as la folie de croire en moi comme à un trésor sans prix ! Que tu es sot... Le jour où je ne répondrai plus à tes questions Raphaël, ce jour-là je serai mort. Et tu seras enfin libéré de mon influence, détaché de toi-même. Mais ce jour-là n'est pas près d'arriver Raphaël... Pour l'heure, tu es à moi. Je te tiens et je ne te lâche pas.
- Ego, qu'en sais-tu ? Qu'est-ce qui te fait dire que nous n'allons pas très bientôt nous quitter toi et moi, pour mon plus grand soulagement ?
- Mais regarde-toi donc Raphaël ! Tu en es encore à écrire des dialogues imaginaires entre nous deux... Tu me connais si bien, tu tiens tellement à moi, tu crois tellement en moi que tu me donnes même la parole dans ce présent texte alors que je te répète que je ne suis rien que du vent. A travers ces lignes que tu es en train d'écrire, j'existe plus que jamais pour toi. J'ai même droit aux plus grands égards : tu me traites comme un véritable sujet littéraire. C'est dire l'importance que tu m'accordes... N'est-ce pas la preuve que tu es complètement sous mon joug, pauvre esclave de toi-même que tu es ?
- Ego, ferme-la ! Je vais te montrer qui d'entre nous deux est le plus fort ! Je ne veux plus t'entendre, tu as compris ? Ego, tu m'entends ? Ego ? Ego, tu... Tu es toujours là ? ... Ego ? Ego ? ... Tu ne réponds plus, ego ?
468 - Avarice sordide
Le vieillard craignait que l'on brûlât 98 chandelles pour fêter sa quatre-vingt-dix-huitième année. Avaricieux à s'en rendre malade, même la dépense des autres faite à son intention lui tournait les sangs.
Toute sa vie il avait économisé. Sur tout. Célibataire par économie, préférant attraper la crève pour épargner un fagot, affamé un jour sur deux pour gagner une livre de pain, il se consolait dans la solitude de son foyer glacial mais paisible, se chauffait avec des flambées imaginaires, se nourrissait de repas sautés. En revanche il buvait de l'eau jusqu'à satiété. Tous les jours de l'année.
Un jour il mit sa vie en péril pour ne point dépenser deux francs : à Rouen il préféra traverser la Seine à la nage plutôt que de se payer le bac. A deux doigts de la noyade, il réussit cependant à joindre l'autre rive sans payer. Il avait plus de cinquante ans et à l'époque le prix de la traversée en bateau lui avait paru exorbitant. La rage de l'économie l'avait poussé à l'exploit.
Plus jeune, il décida de visiter Paris. Il gravit les trois étages de la Tour Eiffel à pied. Il fit la charité à un mendiant en lui désignant une fontaine. Du Louvre, il admira sans rien débourser les murs extérieurs avec leurs sculptures haut perchées. Au Jardin des Plantes il opta pour l'observation des pigeons du parc, n'osant franchir la frontière qui sépare la partie du parc public accordée aux simples promeneurs de la partie payante réservée aux visiteurs munis de tickets. Il mangea sans manière, repu des mets divers et inégaux extirpés des poubelles de la capitale. Vu que ça ne lui coûtait rien il écouta de bon coeur les chanteurs de rues. Il leur donna des airs d'encouragements en compensation et estima que c'était déjà bien trop pour des paresseux pareils ! Le soir il sortit aux Champs Elysées en compagnie de sa sinistre mais sobre solitude. Il ne trouva que des gens richement vêtus et en fut ébloui. Lorsque trop las il entreprit de s'asseoir gratuitement sur les marches de quelque établissement huppé pour observer tous ces nantis qui passaient, on le prit pour un indigent.
Il ne refusa point les pièces qu'on lui jeta.
De retour dans son taudis de campagne il enferma dans une boîte en fer ses pièces indûment récoltées avant de la cacher sous le plancher, et à l'heure actuelle il les possède toujours, étincelantes dans leur boîte rouillée. La passion de l'économie l'ayant empêché toute sa vie d'aller dépenser cet argent si joliment gagné dans la prestigieuse avenue, ses pièces étaient devenues évidemment caduques depuis 1960, date de l'arrivée des nouveaux francs !
Pour être honnête précisons que vers soixante ans, écrasé par la solitude, il pensa tout de même à se marier... Dans sa folie d'avare il s'était épris d'une vagabonde ménopausée, vaguement chiffonnière, femme douteuse vêtue de sacs de la tête aux pieds. Les conditions étaient telles que la belle refusa. Il excluait en effet de nourrir chaque jour de la semaine l'épousée. Seulement les dimanches et les jours de fête, soit un jour par semaine plus les jours fériés. Et encore avait-il établi un barème inique et complexe qui lui donnait le droit de compter comme un seul jour férié certains jours chômés qui se suivaient, estimant que ces jours fériés qui se doublaient s'annulaient pour n'en faire finalement qu'un... Trois jours fériés qui se suivaient revenaient selon lui à un jour ouvrable, donc pas de nourriture à devoir à l'aimée... Il exigeait en outre que sa femme lui fût fidèle dans des besognes viles et harassantes, qu'elle ne gaspillât aucun bois, même par grand froid... Et il en était ainsi pour tous les aspects de la vie quotidienne : il tirait à l'extrême la corde humaine, ne se souciant que des économies faites sur le dos d'autrui. Si bien qu'en épousant l'affreux bonhomme la malheureuse chiffonnière eût été bien vite morte de faim, de froid, de fatigue.
Le jour de ses quatre-vingt-dix-huit ans il eut le soulagement de constater que le gâteau qu'on lui avait préparé ne comportait que neuf bougies symboliques.
469 - Le bossu méchant
Jadis je connus un bossu acariâtre. Il allait toujours au puits muni d'un bâton, et gare à celui qui croisait son chemin ! Il frappait pour un oui ou pour un non : pour un regard de travers, pour un mot de trop, pour un mot de moins, pour un silence... Bref il frappait par habitude. Si bien que rares étaient ceux qui osaient encore le croiser.
Un jour où j'allai puiser de l'eau claire sous la Lune je me trouvai nez à nez avec le courbé devant le puits. Soucieux de m'épargner quelque volée de bois vert, je fis comme s'il n'était pas là. La Lune éclairait la scène. En me penchant au-dessus de l'onde profonde, je vis le reflet du tordu qui brandissait vers moi son bâton. D'un geste vif j'esquivai le coup. Emporté par son élan, l'agresseur faillit choir dans le puits.
Enragé par tant de malchance, le méchant infirme pesta contre l'astre mort.
J'en profitai pour m'esquiver, le seau vide mais les os intacts, trop heureux de m'en sortir à si bon compte. Le lendemain j'appris l'incroyable nouvelle : le bossu méchant était devenu riche.
En voulant reboucher le puits avec des grosses pierres, l'une d'entre elles brisa un coffre enfoui. Sous les lueurs de la blonde planète, de l'or apparu au fond du puits.

Sa mésaventure s'était soldée par la fortune.
Devenu riche, il n'en demeura pas moins aussi méchant qu'avant : le lendemain, et cette fois en plein jour, je dus éviter les coups de bâton du bossu revanchard.
470 - De haut en bas
Le train cheminait au loin, des volutes blanches s'en échappaient. J'entendais les alouettes dans le ciel d'été. La machine avançait dans un sifflement joyeux. Mon regard se posa sur une tige d'herbe séchée où venait de se poser quelque insecte ailé. Noir, trapu, l'hôte du microcosme parcourut de la racine au sommet son repaire éphémère.
Le soleil illuminait champs et plaine jusqu'à l'horizon. A perte de vue, d'immenses pâturages. Un univers baigné dans une clarté irradiante. En moi, une impression ineffable de liberté, d'infini, de légèreté... L'azur et la lumière se révélaient subitement dans leur plus pure expression, et à ces beautés soudaines mon âme s'éveillait.

Le train s'approchait lentement, recouvrant peu à peu le chant des alouettes. La locomotive crachait son suif clair, les wagons bringuebalaient dans la prairie... Je vis un poème d'acier.
L'insecte explorait toujours sa tige, indifférent aux géants qui l'entouraient, étranger aux montagnes qui de toutes parts le dominaient.
Le train arriva à ma hauteur dans un fracas enchanteur, traînant dans son sillage un souffle chaud plein d'odeurs d'huile et de feu. Un vent fabuleux souleva mes cheveux, fit naître en moi un frisson inconnu.
Subjugué par le spectacle, je devins tout à la fois la pierre au bord du chemin, le buisson non loin de là, la tige séchée à mes pieds, l'air de la prairie et l'acier de la machine...

En s'éloignant avec son panache éclatant, la créature de métal prit des allures épiques et romanesques qui m'émurent profondément.
Au passage de ce monstre à vapeur l'insecte n'avait pas quitté sa tige, absorbé qu'il était de la naissance à la mort par son monde minuscule. A toutes les échelles, de la plus glorieuse à la plus insignifiante, je ne voyais que Poésie.
Ce jour-là le ciel égalait en beauté la poussière.
471 - Un retraité actif
Le père Eugène est un membre assidu du club des Aînés Ruraux de son village. Quatre-vingt-trois ans et une sénilité parfaitement assumée ! Le dimanche en compagnie de ses pairs, il faut le voir jouer aux cartes, et puis l'entendre chanter, ça n'est pas rien ! Un vrai boute-en-train le père Eugène... Avec son mégot éteint perpétuellement pendu à sa lèvre molle, son éternel béret vissé sur le front et sa démarche chancelante, il a bien l'air de ce qu'il est : un vieil abruti alcoolique.
Avec ses passions débiles, ses occupations ineptes et ses amours insignifiantes, le père Eugène symbolise à lui seul tous les bas-fonds des hospices de province. Une vie entière passée à boire, fumer, parler voitures, tondre son gazon le dimanche pour finir comme un détritus passant son temps à faire des parties de cartes avec d'autres "seniors" de son rang !
Rassurons-nous toutefois car le père Eugène a toujours été à l'abri de sa propre inanité derrière ses mégots. Ignorant la misère de sa condition, il vous postillonne chaleureusement à la face en racontant ses histoires sans intérêt, hilare. Sur le sort de son chien, il est intarissable. Sur la météorologie il est capable de débiter en une heure autant d'âneries qu'un plombier sur la philosophie kantienne en une vie entière ! Après ses interminables parties de cartes, en général il n'a plus rien à dire du tout : il cuve.
Il s'imagine toujours capable d'honorer les caissières de supermarchés le père Eugène ! Mieux encore : il aime dire "Hôtesses de caisses", ça lui plaît à l'Eugène. Ca lui donne l'impression de faire moderne. Notons qu'il est parfaitement conditionné par les émissions de TF1. Un spectateur modèle, irréprochable ! Il sait parler comme les jeunes le père Eugène. Il dit "Hôtesses de caisse" pour ajouter une touche de noblesse à ses mots d'amour...
Pitoyable du haut de son béret jusqu'au fond de ses charentaises... Longue vie dans le club des Aînés Ruraux Eugène !
472 - Au piano
Le dandy est penché sur son piano, mélancolique et las. Le salon sent les vieux meubles. Une odeur de moisi illustre et de boiseries solennelles. La scène se passe en juillet 1830 à Saint-Cloud dans une belle demeure qui longe le fleuve parisien. Par la fenêtre ouverte s'insinuent les bruits de la belle saison.
L'époque est à la découverte de la photographie, à la bataille d'Hernani, aux prémices du romantisme, à la vapeur... Dans ce monde les nouvelles arrivent à la vitesse du galop, mais guère plus vite. L'on mange encore du pain noir dans les campagnes, le vrai pain noir de la terre. Dans Paris crotté c'est encore les petits quartiers moyenâgeux, et le grain se moud dans les hauteurs de Montmartre.
Après avoir ôté ses gants blancs, l'esthète assis devant l'instrument exécute une profonde mélodie. Très inspiré, la moue blasée, il joue. Dans de longs soupirs, l'auteur effleure l'ivoire avec détachement. Virtuose et éthéré.
Avec son air triste et digne, ses gants fins et sa toilette élégante, n'incarne-t-il pas l'éternel MYTHE ce joli ? On l'aime cynique et tendre, hautain et racé, distingué et insolent !
Faisons un bond en avant de plus d'un siècle et demi. La scène se passe au Vieux-Mans (autant dire dans le quartier choisi de la cité, réservé aux gens d'esprit). Depuis sa tour d'ivoire un autre esthète aux dehors plus sobres est penché sur son clavier. Il a la même expression, la même attitude arrogante et désabusée que notre héros évoqué plus haut, sauf qu'il pianote sur son clavier d'ordinateur.

Il se croit dans le même monde que son double du siècle légendaire : il voit des chevaux à la place des voitures, des paysans en sabots au lieu des conducteurs de machines, des moulins à vent et non des distributeurs automatiques... Même son clavier d'ordinateur, il le prend pour une plume avec de l'encre ! Mieux : il se prend pour ce dandy d'une époque révolue, assis devant son piano à Saint-Cloud dans une belle demeure sise au bord de la Seine...
Tel que je suis, me voici présenté.
473 - Passions pâtissières
La Rolande n'aimait pas les hommes.
Seuls les gâteaux pouvaient satisfaire ses appétits les plus ardents. Aussi les aimait-elle à la folie, sans honte ni retenue. Toutes les pâtisseries l'attiraient : les fines, les ordinaires, les grasses, les colorées, les farcies aux potirons, les truffées de fraises, les infâmes, les tristes, les gaies, les molles, les dures, les poivrées, les insipides... Elle les voulait absolument toutes, pourvus qu'elles fussent aptes à emplir son estomac ogresque.
Insatiable et pas du tout rebutée par les saveurs nouvelles, la gourmande ne jurait que par la crème à la violette, la chantilly à la cannelle ou le feuilleté mou. Elle s'enfournait sans complexe maints desserts à la suite, étranges et divers. Certains étaient somptueux. D'autres plus simples. Mais la plupart étaient répugnants de garnitures sucrées. Si bien que sous son palais les parfums les plus rares se combinaient aux arômes les plus crus. La Rolande avait la passion des gâteaux comme d'autres ont le goût des amours outrancières et variées. Qui pourrait lui reprocher de s'adonner à son vice avec une telle rage et tant d'excès ? Dans sa bouche la mangeuse mêlait sans distinction la fleur à l'ordure. C'était là son ivresse.
Précisons que l'affamée arborait un giron sans borne, une taille solide, des muscles saillants, un séant callipyge, des pognes viriles. Et avec ça, elle avait une propension innée à s'approprier l'espace vital de ses semblables pour peu qu'elle partageât avec eux le même trottoir, la même banquette de train, la même table.

Les pâtisseries constituaient les seules raisons de vivre de la Rolande. Sur Terre ne valaient à ses yeux que les maîtres-pâtissiers, seuls objets dignes de ses transports.

Elle refusa cependant les avances d'un commis pâtissier borgne et même d'un chef glacier un peu gris. Finalement elle s'unit épisodiquement à un vieux masseur ayant vaguement travaillé aux bains de Vichy dans sa jeunesse. Leurs rapport furent chastes toutefois car il la mit d'office à la diète. Bientôt elle le quitta et renoua avec ses anciennes habitudes de célibataire, heureuse de pouvoir s'enfourner avec toutes les licences que l'on conçoit ses chers, indispensables, irremplaçables gâteaux.
474 - Réveillon de pingres
Les Bûchebois ont bouleversé leur quiétude, cette année ils fêteront Noël ! Comme chez les jeunes : avec de la chandelle et du gras.
A ceci prés que chez ce couple de vieillards la moindre dépense est sujette à d'interminables discussions. Deux vieux avares incurables et butés aux moeurs anachroniques s'apprêtent à festoyer dans leur chaumière à l'approche de Noël. Un couple de demi fous en guenilles ne vivant que par procuration, à la vérité...
Il fut d'abord décidé qu'ils passeraient le réveillon sans feu, car selon eux ça ne valait pas la peine de chauffer la pièce pour l'occasion alors que tous les jours de l'hiver ils résistaient fort bien au froid. L'esprit d'économie a ceci de vrai et d'avantageux : il endurcit les corps.
- Pas besoin de feu ! C'est déjà ça de gagné, hein la mère ?
- C'est ben vrai l'pé', c'est toujours ça de gagné d'éconôôômie... Ca fera une bonne année de commencée. Faut pas déjà pousser les dépenses alors qu'on n'a même pas commencé l'an !
Ensuite tous deux se mirent d'accord pour manger de manière raisonnable. Pas la peine de se rendre malade avec de bonnes choses chères et de devoir aller quérir le docteur le lendemain. C'est qu'il ne travaille pas gratis le bougre !
- A-t-y des patates douces la mère ?
- J'en avions l'pé'.
- Ben ça suffira bien assez tout comme pour les jours ordinaires ! Pis y'a quoi à boire ?
- Y a d'lieau à boi' dans la cruche l'pé' !
- Va pour l'ieau d'la cruche ! L'vinasse du ciel elle fait l'affaire tout comme le vin, sauf qu'elle est pas à trente sous la bouteille elle au moins ! Pis elle coule pareil dans la gorge tout comme le vin, pas vrai la mère ?
- Ca je vais pas te dire le contraire l'pé'... L'ieau et le vin c'est du pareil au même vu que les deux y abreuvent aussi bien. Y 'a juste qu'une différence, c'est une différence de prix. Allez, on va pas se tracasser la tête l'pé ! Y'a de la bonne ieau qui fera l'affaire du pareil au même.
La nuit de Noël enfin arrivée, les deux avares firent un festin de pommes de terre à l'eau. Sans beurre. Dernier compromis qu'ils s'autorisèrent au dernier moment, quand les patates furent chaudes... Le couple d'ascètes ne put en effet se résoudre à ajouter le beurre. Les vieillards sentaient bien l'un comme l'autre que ça leur faisait mutuellement trop mal au coeur de gaspiller ainsi le beurre. " Le gras c'est pour les jeunes et non pour les vieux ! ", décrétèrent-ils de manière parfaitement arbitraire mais non moins définitive... Ce soir-là ils ne changèrent finalement rien à leurs vieilles habitudes. C'est qu'on ne bouscule pas aussi facilement soixante-dix-huit ans de réflexes institués en véritable religion ! Obstinément attachés à leurs valeurs, les Bûchebois ripaillèrent surtout en imagination ce soir-là. La chandelle qu'ils allumèrent à cette occasion ne brûla qu'une demi minute symbolique. Juste pour marquer le coup.
- C'est-y pas malheureux tout de même de voir qu'y a des gens qui brûlent jusqu'au bout de la bonne chandelle, hein l'pé !
- Que veux-tu qu'on y fasse la mère ? Allez, c'est assez brûlé, éteint donc ta flamme ça va faire une minute...
- T'en fais pas, ça aura pas fait une minute. J'ai compté, elle aura brûlé trente-trois seconde l'pé. Trente-trois seconde, ça va. C'est honnête.
- Oui ça va trente-trois secondes... Ca fait pas même pas une minute. On peut bien se permettre trente-trois secondes de chandelle, c'est pour la Noël. C'est pas tous les jours Noël quand même !
- Ha ! M'en parle pas l'pé ! Tous les jours la Noël, putôt crever oui ! Tu te rends comptes l'pé ? Ca serait pas vivab' ! Tous les jours à faire la fête à la chandelle, ha non alors ! Pas pour moi ! Tiens je préfère encore rester pauvre jusqu'à ma mort à l'idée de devoir dépenser comme c'est pas permis tous les jours de l'année !
Il discutèrent ainsi une longue partie de la soirée à propos de la chandelle. Et d'autres choses insignifiantes. Ils se permirent tout de même une petite fantaisie qui égaya leur soirée : ils burent leur eau de pluie habituelle jusqu'à satiété. Pour ne pas à avoir à regretter de n'avoir pas bu de vin.
Ils burent, burent, burent, sordides et mesquins jusqu'à la dernière goutte.
A la fin de la soirée ils se jurèrent de ne jamais plus recommencer une expérience aussi éprouvante. A force de n'être jamais mangé, leur beurre devint rance quelques jours après ce réveillon mémorable.
Ils le mangèrent quand même, le trouvant fort bon, regrettant seulement de ne pas pouvoir attendre encore plus longtemps avant de le faire disparaître dans leur maigre estomac.
475 - Un réveillon réussi !
Ca s'apprête à réveillonner dur chez les Trivieux : dinde aux marrons farcie aux truffes et bûche de Noël de rigueur. Ca fait tellement longtemps qu'ils attendent de fêter dignement cette sacrée naissance du petit Père Noël, il y a un peu plus de 2000 ans... Minuit moins cinq. Ils n'en peuvent plus chez les Trivieux : encore quelques minutes à attendre et ils vont pouvoir s'en "foutre plein la panse".
Bientôt minuit... Patience, encore quelques instants... La télévision est allumée sur TF1 et pour l'occasion le son a été poussé très fort. La radio judicieusement posée sur le poste de télévision est également allumée : un des fils écoute les programmes lénifiants de RTL. Dans la pièce, une fumée dense faite de tabac (tous le monde fume chez les Trivieux) mêlé de relents de fritures fait aboyer puis vomir le gros berger allemand étalé en plein passage. Ambiance abrutissante convenant parfaitement aux Trivieux...
Minuit !
C'est la ruée : fébriles, les mâchoires commencent le marathon. Les ceintures sont desserrées. Les fourchettes s'entrechoquent, les bouteilles d'apéritifs tintent. C'est parti pour six heures de gueuleton non-stop !
Le père montre l'exemple à sa progéniture. En guise d'entrée il attaque avec de bonnes grosses côtelettes de porc. Du porc cent pour cent pur porc. Du bon porc du pays des cochons qui décidément ressemble à sa petite tête de gros porcin dégénéré... S'adressant à ses deux fils déjà bouffis d'extase par le hors-d'oeuvre :
- Allez-y les gars, mangez, y'en aura encore pour jusqu'au bout de la nuit ! Gavez-vous bien, c'est Noël aujourd'hui !
Sa femme n'est pas en reste. Dans la cuisine s'amoncellent autour de la dinde et de la bûche d'autres plats d'agrément, dégoulinants de graisse. Depuis deux jours la ménagère s'affaire pour que cette année la nuit de Noël soit la plus mémorable possible.
A même le goulot on s'abreuve à la seule source de vie connue sous ce toit : la bière en cannettes coule à flot (achetée par packs de douze en promotion). Chez les Trivieux, on ne fait pas de chichis !
Quatre heures du matin. La dinde réduite à une carcasse informe gît par terre aux pied du berger allemand. Quelques cannettes renversées forment des auréoles immenses sur la nappe. On en est aux amuse-gueules avant d'attaquer la série de desserts puis la bûche finale. Les bedaines débordent de leurs chemises, les bouches suintent de plaisirs assouvis. Les haleines sont fortes, les rires sont gras, les manches sont relevées, la télévision jette des lumières bleues et oranges sur les visages. Ca sent la bière et le pastis, le tabac et le chien, et la radio qui grésille allumée à fond sur la télévision qui lui fait concurrence répand jusque dans la rue ses ritournelles publicitaires : pas de doute, c'est vraiment la fête chez les Trivieux !
Six heures du matin. Les Trivieux pourront-il faire honneur à la tradition à l'heure sainte de la bûche ? C'est que l'alcool a déjà fait son oeuvre et pas mal de dégâts... Mais enfin, c'est pas tous les jours Noël, n'est-ce pas ? Aussi pardonnera-t-on aux Trivieux leurs excès. Ils ont bien droit à leur petite fête annuelle eux aussi, non ? Vraie famille de prolétaires endurcis, gros travailleurs n'ayant jamais chômé, les Trivieux sont de braves gens qui tiennent à fêter comme il se doit la naissance du "petit Père Noël dans l'étable de la Belle de Babel" aiment-ils à dire dans leur humble culture...
En effet, les Trivieux peu portés sur la culture ne font guère la différence entre Bethléem et les publicités pour le fromage BabyBel ainsi que le dessin animé "la Belle au Bois dormant". Ils sont vraiment touchant les Trivieux ! Mais laissons-les à leur joie, retirons-nous sur la pointe des pieds et laissons-les continuer sans nous leur festin nocturne, même si c'est déjà le petit matin dans leur maison Phénix (sise idéalement en la zone résidentielle de leur petite ville de banlieue)... Chez les Trivieux, la bûche de Noël c'est sacré.
Brave famille de français moyens, honnêtes gens de la France authentique, mangez, mangez et buvez jusqu'à satiété car c'est Noël aujourd'hui !
476 - Le braquemart de l'abbé Benoît
L'abbé Benoît était d'une rigueur religieuse exemplaire. Sa piété de fer ne faisait pas pitié à voir, bien au contraire. C'était un roc de préjugés éculés, un chêne de certitudes absurdes, une montagne d'orthodoxes hérésies. En sa compagnie on ne craignait pas plus le Diable que les égarements de la raison et de l'esprit critique... Avec sa soutane qu'il portait comme un seigneur, il impressionnait les vieilles dévotes. Avec ses airs entendus de Casanova d'Église, il faisait tressaillir les vierges tendrons. Avec ses ambiguïtés de prêtre douteux, il troublait les jeunes hommes efféminés.
Mais surtout il rendait jaloux tous les époux qu'il avait mariés.
Nul dans la modeste paroisse n'ignorait que l'abbé Benoît était monté comme un bourriquot, ses multiples maîtresses étant les pires jacassières qui soient. L'abbé Benoît fourrait donc avec rage et frénésie les membres de son harem autant qu'il le pouvait, c'est-à-dire généralement une fois le matin et au moins deux fois le soir, mais sans jamais quitter sa soutane : respect dû aux emblèmes de sa fonction oblige... C'est qu'il était vraiment pieux l'abbé. Il avait ses petits scrupules.

Le soir au café du village l'abbé Benoît venait parfois se mesurer aux buveurs. Il y avait des concours de longueur phallique. Les prétendants aux lauriers, tous ivres, s'alignaient au bord du zinc en exhibant sans pudeur leur chibre. Le spectacle était infâme, et on se demandait comment un homme de son rang et de sa dignité pût s'abaisser à de semblables libations, à des moeurs aussi viles... Mais bref, l'abbé Benoît décrochait à chaque fois la palme de la plus grosse trique du bar, au grand dam de ses rivaux. D'ailleurs l'abbé les traitait tous d'ânons, lui qui était monté comme un bourriquot. Ca se terminait habituellement dans l'hilarité générale, et c'était alors le début de beuveries et d'orgies à n'en plus finir.
Le lendemain l'abbé Benoît servait la messe avec ses airs compassés, comme si de rien n'était. Juste les traits un peu tirés.
Ses compagnons de perdition qui étaient aussi ses ouailles assistaient à l'office, quelque peu dépités. Tous se sentaient offensés que le prêtre qui leur disait la messe puisse posséder le plus gros braquemart de la paroisse et s'en servir plusieurs fois par jour par-dessus le marché. Ils se disaient que décidément le monde était bien mal fait puisque le Ciel octroyait aux prêtres les plus chers trésors de la terre...
On respectait cependant les règles établies dans le village, et on se taisait poliment devant l'autorité en action : le prêtre officiait. Enfin la messe était dite. Alors l'abbé allait promptement foutre une de ses gueuses tandis que ses ouailles se dispersaient. Tout le monde dans le village savait que l'abbé Benoît avait été conçu comme un diable de satyre. Sa longue pine d'ailleurs laissait songeuse plus d'une rosière, faisait se pâmer plus d'une pécheresse repentie, amenait bien des conflits dans les chaumières...
Mais sous le clocher, on se taisait.
477 - Alphonse
Depuis toujours je considérais Alphonse comme un pauvre homme plein d'indigences. Lui, gentil, chaleureux, inconscient de l'image qu'il donnait me saluait toujours avec un grand sourire. En répondant à son geste j'affichais en sa direction un sourire tout aussi épanoui que le sien mais pensais tout bas : "pauvre type d'alcoolique, minable, raté, crétin, pauvre abruti d'analphabète, méprisable réceptacle à vinasse !"
Alphonse rendait volontiers service. Je profitais souvent de sa disponibilité d'alcoolique pour lui confier les tâches les plus ingrates. Je décrétais que quelques verres de piquette suffisaient pour le remercier de son dévouement, estimant qu'un semblable abruti ne pouvait que se réjouir de recevoir un tel salaire. Précisons que systématiquement je lavais avec soin son verre après usage, dégoûté par les exhalaisons douteuses de l'individu.
Un jour Alphonse me demanda d'être payé avec de l'argent. Je refusai, objectant que je n'avais pas envie de lui financer son mauvais vin et que de toute façon j'avais l'intention de le payer en nature, ce qui revenait strictement au même. Après une brève réflexion il admis la justesse du raisonnement et exigea alors d'être payé en bouteilles et non plus en verres à consommer sur place. Je lui accordai une bouteille de vin âcre qui traînait dans ma cave.
Par le vin je tenais ce pauvre homme sans défense intellectuelle, le manipulais à ma guise, jouais sur sa pensée malléable, sa volonté sans force... Et je me croyais mieux que lui ! Égoïste, odieux et pervers, au lieu de le sortir de sa fange je l'y enfonçais pour mon plus grand profit. Soudain je me vis dans toute ma hideur. La vraie indigence étant celle de l'âme, l'infâme, le misérable, n'était-ce pas moi ?
Après m'être sérieusement remis en question, je décidai de sortir de sa déchéance celui qui depuis toujours avait été la victime de mes sarcasmes. Le lendemain, résolu à me dévouer entièrement à la noble cause et désireux de réparer les vilenies commises envers ce pauvre diable, je me mis en devoir d'aller lui présenter mes excuses ainsi que mes services. Je frappai à sa porte.
Silence.

D'office je poussai la porte, imaginant naturellement l'hôte des lieux terrassé par l'alcool comme à son habitude. En entrant je reconnus par terre la bouteille offerte la veille, gisant à côté d'une masse informe nommée Alphonse, nez contre le sol... Je retournai le corps de l'ivrogne afin de le réveiller en quelques gifles.
Je le trouvai mort, les yeux ouverts, le regard désespéré.
478 - Un bon gardien
En flânant au cimetière du Père Lachaise à la verte saison, n'avez-vous jamais senti que les premiers effluves vernaux rendaient légers les coeurs comme les sépultures ? Ce jour-là, tandis que rêvassais dans le jardin mortuaire, le parfum subtil du printemps pénétra en moi de manière aiguë. Et les marbres, confusément, se parèrent d'invisibles beautés. Sensations inédites dues sans doute à ma sensibilité d'éternel oisif... L'air printanier au-dessus des tombes alanguissait mon âme et, plein d'ivresse, je me mis à parler aux morts. Avec fantaisie et emphase :
- Morts, comme vous voilà trépassés ! Vous qui gisez sous les pierres, m'entendez-vous ? Esprits, âmes errantes, défunts de toutes conditions, allez-vous cheminer à mes côtés entre toutes ces tombes ? Ha ! Quelle jolie compagnie vous me ferez !
Quelques vivants m'interrogèrent du regard.
Indifférent aux normes horizontales en vigueur chez mes semblables et à la bienséance qu'exige ordinairement toute présence en ces lieux, je continuai à parler haut et fort aux gisants.
- Dormez-vous donc ? Ou bien êtes-vous déjà loin sur le chemin de l'Éternité ? Allez-vous finir par me répondre ?
Soudain, derrière moi une voix sonore et sépulcrale...
- Je suis le gardien du cimetière. Allez-vous cesser vos imbécillités ? Des gens sont en deuil ici, un peu de respect pour eux s'il vous-plaît ! Les morts ne vous répondront pas pour la simple raison qu'ils n'ont rien à vous dire ! De plus certains d'entre eux sont des âmes irascibles, comprenez-vous ? Allez, maintenant circulez s'il-vous plaît.
Je lui présentai mes excuses et partis un peu plus loin. Une fois seul, je me remis à interroger les disparus :
- Allez-vous vous réveiller oui ou non ? Un vivant vous parle ! Allez-vous me dire si vous êtes là oui ou non ?
Cette fois la voix qui me répondit fut retentissante !
- Mais vous n'avez pas bientôt fini votre petit cinéma ? Je vous ai dit de respecter les visiteurs en deuil. Où vous croyez-vous ici ? Au théâtre ? Allez, maintenant sortez de ce cimetière je vous prie, sinon j'appelle les forces de l'ordre !
Une fois dehors, longeant le mur de la nécropole donnant sur le Boulevard de Ménilmontant, je me ravisai. Le gardien qui m'avait si vertement sermonné avait tout de même quelque chose d'étrange en lui... Cet aspect anachronique, et puis le fait qu'il me retrouva si promptement alors que je me pensais seul dans un coin perdu du cimetière... Je ne m'étais rendu compte de rien sur le moment mais à présent que j'y songeais... Étrange... Personne n'avait semblé faire attention à lui à part moi. Ce gardien irrité à la voix si forte, ne fus-je pas le seul à l'avoir entendu ?
"Les morts ne vous répondront pas pour la simple raison qu'ils n'ont rien à vous dire ! De plus certains d'entre eux sont des âmes irascibles, comprenez-vous ?", me remémorai-je...
A cet instant précis je compris tout.
479 - La preuve par l'ange
Je vis descendre un oiseau de bon augure. C'était un ange. Il m'adressa la parole en ces termes :
- Raphaël, tes ailes sont blanches mais tes pages sont pleines de noirs écrits.

- L'ange, lui répondis-je, c'est que l'encre de ma plume vient du fond de la terre et non de la pointe des sommets. Ce qui coule des hauteurs est clair comme l'eau des montagnes, mais ce qui remonte des profondeurs est dense comme l'huile de roche. L'éther venu d'en haut y remonte bien vite, ne laissant nulle empreinte sur le papier, tandis que le charbon imprime partout et durablement la trace de son passage. Vois-tu l'ange, ce qui marque les hommes ça n'est pas le paradis mais l'enfer.
- Raphaël, tes ailes sont supérieures mais ta plume demeure humaine. Si tu veux toucher le coeur des hommes et non pas simplement leur imagination, en vérité je te le dis, vole à ma hauteur au lieu de ramper dans la poussière d'en bas.
- Ta noblesse est-elle au moins accessible aux mortels ? Le langage des ailés n'est pas celui des gens convaincus de sciences, sais-tu...
- Adresse à tes semblables égarés des discours moins psychologiques et plus poétiques Raphaël. Par exemple, tu leur rapporteras ces présents échanges. Par la Poésie tu triompheras de toute hérésie. Elle seule sauvera ce monde du prosaïsme.
- Tu crois vraiment que raconter cette histoire d'ange descendu jusqu'à moi saura ranger à ma cause les ennemis de la Poésie ?
- Raphaël, la retranscription fidèle sur une de tes pages de cette seule conversation suffira à les convaincre. Tu n'auras rien d'autre à ajouter que ta signature. Ceux qui te liront jusqu'au bout, je te le promets, par ces mots seront touchés en plein coeur.
480 - Le mythe rimbalesque
Parce que je ne suis pas un de ces moutons de la culture qui mâchent sottement le foin qu'on leur sert.
De nos jours Rimbaud passerait à juste titre pour un délinquant drogué, pour un asocial peu recommandable, pour un dangereux hors-la-loi et surtout pour un très odieux trafiquant d’armes, un charognard des guerres.
Imaginez le plus adulé de nos écrivains contemporains imiter ce bandit de Rimbaud... Sa carrière serait brisée. Alors pourquoi cette légende à propos de cet infâme dont nul ne comprend certains vers hermétiques mais feint de se pâmer en les lisant ? Justement, Rimbaud est surtout une légende.
Rien de plus.
Je comprends parfaitement que l'on tente de m'initier aux subtilités élevées de la poésie rimbaldienne. Seulement je n'y adhère pas, trop méfiant que je suis envers les imposteurs de la lyre qui sous prétexte d'avant-gardisme nous pondent de gros cocos complètement vides.
Nul ne me fera croire que les âmes tombant en pâmoison devant les vers "illuminés" de Rimbaud ne sont pas victimes d'une auto-suggestion née d'un insidieux conditionnement scolaire, chose qui n'a rien à voir avec l'émoi littéraire véritable...

L'on décrète à l'école que Rimbaud est un génie et que les "rebelles" dignes de ce nom se doivent d'adopter inconditionnellement le poète maudit pour pouvoir prétendre à la "révolte" et être pris au sérieux sous le ciel des rimeurs. L'on suggère que pour passer pour un fin lettré, un idéaliste, une âme éprise de je ne sais quelles "foutaiseuses" hauteurs, il faut admirer Rimbaud, que la chose se fait depuis plus d'un siècle, que les plus beaux esprits se sont inclinés devant Rimbaud et que railler ses vers qu'un tapage séculaire a fini par consacrer au panthéon des demi-dieux versificateurs relèverait du crime de lèse-poète...
C'est que, voyez-vous, je n'ai pas pour habitude de bêler avec le troupeau des initiés. Le messie de cette espèce de secte littéraire fût-il Monsieur Rimbaud.
Je préfère encore passer pour un imbécile solitaire, héroïque dans mon hérésie, plutôt que paître tel un ruminant à la solde de Rimbaud dans les grasses contrées de la poésie dispensée en granulés. Me distinguer de la sorte plutôt que me fondre dans la foule d'admirateurs anonymes, trompeter seul au fond des bois plutôt que joindre mes bêlements à ceux de l'étable, voilà ce qui sied au bel esprit que je suis.
481 - Les humains du cirque
Ils s'exhibent comme des petits singes surdoués, les gens du cirque. Galipettes savantes et acrobaties recherchées sont sensées faire de ces pantins salariés des êtres à part. Fiers de leurs numéros, ils gonflent torses et muscles sous les acclamations... A-t-on déjà vu semblables puérilités ? Accoutrés avec recherche jusque dans le ridicule, ils font leur petit tour sur la piste et puis s'en vont, les gens du cirque. Artistes grotesques !
Le clown qui ne m'a jamais fait rire, pitoyablement fait les mêmes pitreries archi-usées. On sent sous son grimage approximatif le comédien raté, de son vrai métier conducteur de camion ou vague préposé à l'entretien du chapiteau, reconverti sur le tard dans la clownerie. Pauvre fantoche qui se met en quatre pour déclencher les rires les plus gras ! Aucun don particulier chez le clown qui semble dans le meilleur des cas n'être qu'un pauvre hère jeté sur la piste par hasard. Dans le pire des cas, il me fait songer à un personnage douteux qui, au fil des échecs successifs d'une vie itinérante que je soupçonne vouée à l'alcool, a fait naufrage dans une troupe de cirque.
Les dompteurs, rois de la nullité donnée en spectacle, m'ont toujours profondément ennuyé. Vêtus comme des gladiateurs d'opérette, c'est qu'il en imposent ! Aux mémés séniles et bedeaux attardés de province...
La musique jouée en ces lieux est à elle seule une merveille de monstruosité sonore ! Propre à rendre complètement dingues fauves, éléphants et autres quadrupèdes peut-être atteints de surdité aiguë... Pauvre ménagerie soumise aux lois du spectacle le plus piteux, abrutie chaque soir de représentation par une troupe de crétins à deux pattes !
Les trapézistes quant à eux sont de courageux inconscients qui ne craignent pas de voltiger en collants serrés. Et s'ils atteignent certains sommets, pour moi ce seront surtout ceux du mauvais goût. Ainsi déguisés en sauveurs du monde tels des "Superman" des pires productions hollywoodiennes des années soixante, j'aime les voir tomber systématiquement dans le ridicule. Véritables grenouilles des airs, ces artistes-là au moins déclenchent chez moi une réelle hilarité, contrairement aux clowns.
La façon que tous ces gens ont de saluer leur public est en soi le clou du spectacle. Quelle simiesque indigence ! Quel mimétisme dans la balourdise ! Quel comique involontaire ! Pour qualifier ces travailleurs du cirque, je n'ai pas trouvé de terme plus juste, plus adéquat (bien que familier) que le terme "ringards".
482 - Hasards gratuits et faits anonymes amusants ou émouvants
Dans une rue du Mans l'autre jour je ramasse une feuille manuscrite gisant sur le bord du trottoir. Naturelle et insatiable curiosité de l'auteur de ces lignes pour tout ce qui tient de l'écrit personnel...
En effet, j'ai toujours aimé lire ces correspondances privées ou petits mots envolés, jetés ou oubliés qui traînent parfois dans le caniveau ou entre les pages des vieux livres. Cela peut aller de la simple liste de commission jetée sur la voie publique (je m'amuse souvent à établir les portraits psychologiques d'inconnus d'après les produits figurant sur leur liste de courses) au mot d'amour déchiré (dont je recolle les morceaux épars) que je soustrais à une poubelle en passant par la banale carte de voeux servant de marque-page trouvée dans un livre de la bibliothèque municipale. Ma curiosité à ce sujet est inextinguible. J'aime faire ce genre de brève incursion dans les vies anonymes. Ces témoignages ou tranches de vies laissés sur ces bouts de papier me font parfois rêver, sourire, voire me laissent perplexe... Il y a parfois des trésors humbles et émouvants à découvrir au fond des corbeilles à papier ou dans les marges de certains vieux livres. Bref, récemment je ramasse donc comme à mon habitude une feuille manuscrite traînant dans la rue.
C'est une ordonnance de médecin. Le papier est jauni. Ce qui frappe au premier abord, c'est le numéro de téléphone à quatre chiffres sur l'en-tête. Ce document remonte donc aux années soixante. Le mot est d'ailleurs daté du 19 septembre 59. L'entête est ainsi libellée :
Docteur Pierre DELINOTTE
Chirurgien des hôpitaux
3, rue Delaizement
PARIS (XVII°)
Tél. Étoile 07.11
Je lis :
"Mon cher ami,
Je crois que le mieux pour la jeune (illisible) serait qu'elle m'écrive pour prendre un rendez-vous. Sauf dans la première semaine d'octobre car je suis pris par le Congrès. Je peux la revoir quand elle veut. Pour ce qui concerne (illisible) je l'ai réglé, car je demeure persuadé que (nom illisible) a très certainement exagéré.
J'ai peur qu'il y ait un procès mais le fera-t-il ? Monsieur Binet était de mon avis lors de la dernière réunion commune, mais il paraît qu'il aurait changé ! ? Qu'en sait-on ?
A bientôt j'espère, à la chasse, et amitiés à vous (signature illisible)."
A la lecture de cette lettre j'imagine avec amusement le chirurgien faire de bourgeoises parties de chasse le dimanche dans le parc d'un château en compagnie de ses amis avocats, notaires et autres grosses pointures de la bonne société parisienne. Bref, le cliché traditionnel.
Je mets la lettre dans ma poche dans l'intention d'en savoir un peu plus sur ce Docteur au nom si cocasse, grâce aux possibilités insoupçonnées qu'offre ce merveilleux joujou qu'est Internet, histoire de satisfaire plus en profondeur ma curiosité.

Ce matin je commence donc mes recherches sur ce curieux Docteur Pierre DELINOTTE, et voici ce que j'apprends sur un site de généalogie :
Le Docteur Pierre DELINOTTE, médecin chirurgien, est né en 1906 et est décédé en 1964 à Ouzouer-sur-Treze en Sologne. Une petite note précise, qui donne tout son sel à cette histoire :
"Accident de chasse".
483 - Lettre d'amour
Madame,

Je n'aime pas vos boutons sur le visage ni vos dogues affamés, encore moins votre mari souffrant d'hémorroïdes aiguës. Quant à vos tartes à la crème, elles manquent autant de tarte que possible... Cependant, comme j'aime votre face de femme ! Saurez-vous combien j'apprécie votre présence entre les rangs de betteraves ? Madame, un être humain mâle doué de raison et possédant un coeur sensible en bonne santé vous aime. Je porte une jolie cravate, elle vous plaira. Je suis pauvre c'est vrai, cependant je suis certain d'avoir des choses de valeur. Du prix en tant que personne, beaucoup d'allure comme on dit, un minimum de répartie, de la bonne humeur, et puis quelques boutons de chemise en or, un radiateur de voiture neuf, un nécessaire à pharmacie, un sac presque entièrement rempli d'agates, enfin des choses de ce genre... Je n'ai pas de chien vivant mais il me reste quand même un peu de biens fonciers pour remplacer. Je suis sale sur moi, mais seulement le dimanche. Et encore... Pas tous les dimanches.

Pour vous plaire Madame je me plierai en quatre, je fuirai devant mes responsabilités, j'enterrerai ma grand-mère et flagornerai même mon arrière grand-tante qui est encore moins vieille que l'autre aïeule. Je courrai comme un fou dans les champs au printemps, je mettrai des roues un peu mécaniques sous mes semelles de cuir. Sans chagrin j'arroserai le jardin les jours de crachin, je pourfendrai les forces obscures qui nous entourent comme un cheval fou. Ou mort, quelle importance ?
Mais avec la crinière au vent, toujours.
Au piano je vous chanterai l'amour. A canasson je vous le jure, à dos d'âne peut-être mais c'est moins sûr, avec un chien froid sur la tête, à califourchon entre deux principes opposés et symétriques, à la nage et même à la craie sur un tableau ensoleillé. Je ne verrai pas les boutons affreux de votre face de chamelle, trop ébloui par l'amour. Je ne verrai que la gloire des muses dans les hauteurs olympiennes encore accessibles. Madame, permettez que je délaisse mes affaires et que je vienne debout devant vous, vous dire que je veux courir les champs comme un fou au printemps, je le répète.
Il faut vraiment aimer l'amour et en vouloir madame, pour vous aimer. Vous avez vu votre tête de femme de votre mari ? Ce que j'aime en vous Madame, c'est le Madame. Le reste, c'est surtout de la littérature. Je termine ma lettre d'amour sur des mots sans espoir puisque je sais que vous je ne vous aimerai jamais. Cette lettre que vous avez entre les mains, c'est une farce, rien qu'une farce, soyez rassurée.
Gonflée comme une vache, grosse comme une barrique, fine comme une dinde.
484 - Enfantement guindé
Madame de la Châteloire-Labey accouche après neuf mois d'aristocratique gestation. Assistons à l'événement jusque dans les plus intimes détails.
- Cher époux, des douleurs m'avertissent que je suis sur le point de livrer au monde le fruit de mes flancs. M'aiderez-vous à accomplir le devoir que m'impose la nature ? Je sens la délivrance si proche que je pense défaillir d'un instant à l'autre...

- Madame, le fait que vous soyez mon épouse ne vous autorise pas à suggérer que je me mêle de ces affaires-là, quand même seriez-vous au bord du gouffre. Je vous trouve décidément bien indécente Madame ! Veillez à mener à bien cette formalité avec un maximum de discrétion... Vous savez bien que les trivialités de cette espèce ne siéent pas à l'esthète que je suis. Soyez forte Madame, et surtout prenez garde à ne pas vous départir de la plus élémentaire bienséance. Rendez service aux belles gens en éjectant le contenu de vos entrailles loin de leurs regards. Et puis cessez de geindre de la sorte Madame, vous me faites songer à une coche affamée et c'est particulièrement haïssable !
- Mon époux, me pardonnerez-vous d'endurer avec si peu de retenue les douleurs de l'enfantement ? C'est que les affres de la délivrance sont difficilement supportables...
- Madame, pourquoi devrais-je vous pardonner une telle faute de goût ? Que vous manifestiez oralement ou non les tourments que vous prétendez endurer, croyez-vous que cela changera quelque chose ? Même si ce que vous dites est vrai, votre douleur ne variera pas, que vous la manifestiez ou non, alors pourquoi ajouter à votre inconfort des gémissements qui incommodent tout le monde ? Même les domestiques sont irrités par vos bruits de bête femelle ! Reprenez-vous, je vous en prie ! Votre comportement est inconcevable, inouï, inqualifiable Madame ! Allez-vous cesser ces grognement incongrus et grotesques ? Vous me faites honte devant la domesticité, ce qui est un comble avouez-le... Et hâtez-vous plutôt de vider vos entrailles ailleurs que sous mes yeux Madame, car vous m'indisposez.
- Mon époux, permettez-moi en ce cas de demander l'aide de quelque domestique, car je crains de ne pouvoir accomplir seule la tâche.
- Madame, vous m'agacez avec ces affaires ménagères. Et puis voyez donc, vous êtes en train de répandre vos eaux ! Ha Madame vous êtes infâme ! Où vous croyez-vous ici ? Ha ! Disparaissez sans tarder Madame, allez plutôt rejoindre les bêtes aux écuries, seul asile digne de votre laisser-aller ! Quelle honte ! Il me semble avoir épousé quelque gueuse des bocages ! Allez, hors de ma vue, mauvaise épouse que vous êtes ! Ha et puis tenez ! Par votre faute des vapeurs me submergent. A moi Madame, à moi grand Dieu ! (L'époux agite son éventail.)
- Mon époux, vous sentez-vous mal ? Mais vous vous mourez !
- Ha oui ma femme, je me meurs de mille morts ! Et par votre faute encore, infâme que vous êtes ! Des sels, vite ! Apportez-moi des sels !
- Mon ami, je crains que celui que je portais en mon sein ne soit venu au monde entre temps... Entendez-vous gémir ce chérubin qu'un lien de chair relie encore à mon flanc sanguignolent ?
- Ha Madame, voulez-vous donc m'assassiner ? Croyez-vous que j'ai la tête à vos amusements ? Ne voyez-vous pas que je me meurs, morbleu ? Au lieu de m'ennuyer avec vos vétilles, secourez-moi Madame car enfin je crains le pire ! Alors et mes sels ? Vous savez bien que je ne souffre pas l'attente Madame... Ho ! Madame, méchante épouse que vous êtes ! Me laisserez-vous donc agonir de la sorte ?
- Mon époux, je vous demande grâce pour mes égarements. Mais je vois que vous allez mieux... Venez donc près de moi que je vous présente votre héritier. C'est un mâle. Comment l'appellerez-vous ?
- Théophile. Quand dînons-nous ?
- Sonnez les domestiques, je crois que le dîner est prêt.
- Madame, je crains finalement que vos frasques m'aient hélas ! coupé l'appétit. Je ne vous félicite pas. Je me retire dans mes appartements. Bonsoir Madame.

- Bonsoir mon époux.
485 - Préceptes pieux
En tant que digne représentant de l'Église Apostolique Romaine et Catholique, et parce que Dieu qui est amour vous veut du bien, soyez-en persuadés, je me dois de vous éclairer, selon les desseins qu’Il a sur vous, sur le chemin de votre vie. Soyez d'abord convaincus, mes chers enfants, de la divine bonté du très Haut qui n'a d'autre souci que de répandre le bonheur en ce monde. Au nom de Lui, au nom de l'Église, et au nom de l'Amour Universel qui unit les hommes entre eux, obéissez aux saints préceptes dictés par le Ciel à tous ses dignes enfants. Recevez la main de Dieu comme l'enfant recevrait la main du prêtre qui le béni, accompagnée d'un livre de bonne conduite et de principes moraux.
Tout d'abord je vous le dis, vous devrez renoncer aux mollesses d'une existence par trop facile. Dès l'aube, été comme hiver, par temps de paix et par temps de guerre, vous irez prier le Saint du jour en la chapelle sise près du tombeau familial, et prierez encore et encore, jusqu'à ce que vous ne sentiez plus vos genoux sur le roc rugueux. Ô divines souffrances de la prière, sanglante ferveur qui fait oublier les soins de la chair, saintes rigueurs infligées aux corps dont l'esprit s'élance vers le Ciel ! Vous bénirez les douleurs de la prière, après quoi vous vous attèlerez sans plus tarder aux communes besognes du matin, le coeur plein d’une joie toute biblique. Pour maintenir en état de vie votre organisme, ce temple provisoire et impur de l’âme, vous prendrez vers le point du jour un humble repas, préalablement béni par vos soins.
Composition réglementaire du premier repas chrétien du jour :
- Pain béni.
- Eau chaste.
Les femmes grosses pourront prendre un supplément de pain béni, à condition qu'elles ne se soient point souillées la veille par de mauvaises pensées. Sans pour autant qu'il leur soit accordé un surplus d’eau. A moins qu’elles soient vraiment fort assoiffées et non guidées par des instincts de gourmandise ou par la recherche de quelque autre délectation impie. L’eau étant un breuvage sacré, on ne doit pas la gaspiller inconsidérément.
A l'heure du sonner de cloches, vers les 10 heures du matin, on s'abstiendra, durant une minute ou deux, de toute émission de parole. Et l'on priera de plus belle pour le Saint du jour. Cela constitue un excellent exercice spirituel qui tient en éveil le chrétien soucieux de vivre en harmonie selon les principes de l'Église. Rappelons que ces principes sont absolus, inaliénables : nul ne peut, sous peine d'excommunication, se rebeller contre l'autorité religieuse qui régit sa vie. Remettez votre vie entre les mains des représentants du Ciel, et vous serez comblés de pure joie.
A l'heure du repas du milieu de journée, vous vous réunirez en famille. Les enfants feront leur prière. Chaque fois que fourchera leur langue, soit par inattention, soit par vice (tous les enfants ont le vice dans le sang et il convient d'y remédier très tôt par l'application, journalière de châtiments corporels significatifs), les parents aimants, au nom de leur naturelle tendresse envers leur progéniture, prendront soin de régler ces écarts de la manière la plus sévère qui soit. Attention : lors du repas familial, qui se prend ordinairement dans un silence recueillit, les sourires ainsi que toutes les expressions simiesques émanées des enfants doivent être absolument proscrits ! C'est la règle, il faut s’appliquer à la faire respecter. Un repas chrétien se doit d’être pris dans la DIGNITE. Il ne faut surtout pas imiter les hérétiques qui, sous couvert d'humanité, laissent au moment du repas de milieu de journée leurs enfants (voués aux enfers, n'en doutons pas un seul instant...) s'émanciper de la manière la plus grotesque, la plus révoltante qui soit. Alors dans ces foyers dénaturés, ce ne sont que fusions de rires et yeux d'enfants remplis d'infernale allégresse, chahut et désordre à n'en plus finir ! On ne prendra pas pour modèle ces familles à la spiritualité pauvre.
La composition du repas de milieu de journée est laissée aux soins de la maîtresse de maison. L'Église, en effet, est très large d'esprit. Toutefois, il conviendra d'éviter de manger gras les vendredis.
Chacun à l'issue du repas et après la prière scellant la première partie du jour vaquera à son labeur. Les enfants, très tôt, auront pris goût à la besogne, grâce à l'éducation empreinte de sainteté prodiguée par les parents. Les basses besognes seront, quant à elles, faîtes dans la joie et la prière. Cela est excellent pour les cœurs par trop remplis d'orgueil. N'oublions jamais que le péché d'orgueil mène l'impie aux abîmes, et que les enfers sont alimentés par les âmes brûlantes d'orgueil ! Que l’effroi qu'inspire le péché d'orgueil ramène les égarés dans le droit chemin ! Dieu est amour, l’Église veille aux desseins du Ciel. Tremblez pécheurs ! Et soyez emplis de joie, vous les baptisés qui ne péchez point, qui suivez les préceptes de l'Église à la lettre, à chaque jour de votre vie, lesquels sont, croyez-le bien, dûment comptés ! Dieu vous veut du bien, remerciez-le. Faites pénitence pour vos péchés, et si par orgueil vous ne voyez pas de péché commis dans vos jours passés, demandez pardon au Ciel d'avoir oublié le jour où vous l'avez offensé.
A l'heure de l'Angélus, tous, femme, époux et fruits de leur chaste hyménée se prosterneront avec humilité contre le sol, fronts touchant la poussière (n’oubliez pas que vous êtes poussière…), lèvres se mêlant à la boue et mains dans la fange s'il le faut, pour rendre grâce à Dieu. Les enfants récalcitrants se verront infliger les châtiments prévus à cet effet. Les parents aimants n'hésiteront pas à donner en exemple leur piété aux enfants, par nature infirmes tant par l’esprit que par le coeur. Par l'effet de la badine, il faut inculquer aux enfants trop rieurs, trop insouciants ou bien trop enclins à la tendresse et à la douceur les rigueurs d'une tenue chrétienne, exempte de toute manifestation affective superflue. Ces rigueurs sont vites acquises quand on sait manier l'instrument de sévérité. Le salut des enfants n'est pas ailleurs que dans les austérités d'une éducation chrétienne, laquelle est pleine d'amour et de compassion pour l'homme. Pour ce qui est de la reproduction de l'espèce chrétienne, je n'ai rien à ajouter. Tout a été consigné dans la précédente encyclique. Méditez ces préceptes, suivez-les, et vivez heureux.
486 - Entretien avec le Christ
Un jour on frappa à ma porte. Un homme empreint de majesté au regard solennel, au front plein d'autorité et à la tête couronnée de gloire se présenta à moi en ces termes :
- Tu ne m'attendais pas, et voilà que je viens.
Je ne fus pas plus étonné que ça par cette visite. Je fus même surpris de n'en être pas surpris. Les choses, pour étranges qu'elles fussent, ne m'en paraissaient pas moins naturelles.
- Puisque vous voilà, soyez le bienvenu. Je vous ai bien reconnu.
- Maintenant que je suis là et que tu m'as reconnu, tu n'ignores plus la raison de ma présence, Raphaël.
- Le Christ, je devine que vous n'êtes pas venu pour rien.
- Je suis venu pour te sauver, Raphaël. Non pas que tu sois vraiment en perdition aujourd'hui, mais un berger craint toujours pour son troupeau.
- Me sauver, oui... C'est là toute votre affaire. Du diable je suppose ?
- Non, de toi même, Raphaël.
- Suis-je à ce point faillible, pervers et méchant ?
- Tu es un homme.
- Et loin d'être un ange avec ça, je sais...
- Tu es une brebis, un pécheur, un mortel.
- Je ne m'en vante pas, le Christ. Et c'est pour me dire ça que vous êtes venu me voir ?
- Raphaël, cesse de railler ton prochain. Sois moins cynique avec tes semblables. Gagne le ciel à la force de ton coeur et non à la pointe de ta plume. Tes mots ne valent rien pour moi. Seuls comptent tes actes altruistes. C'était pour te dire ça que je suis venu te voir. Pour te libérer de ta prison d'égocentrisme. Le mal est certes véniel, mais tu risques tout de même de trébucher sur ce chemin tortueux. Prends garde Raphaël.
- Le Christ, que connaissez-vous à la littérature ? Mêlez-vous donc de vos affaires et laissez les hommes s'amuser entre eux avec leurs vanités. C'est à peu près tout ce qu'ils ont sur cette terre pour mieux oublier l'échéance suprême qu'est la mort. Les vanités sont notre baume le plus certain, notre illusion la plus parfaite, notre meilleure consolation du moment.
- Raphaël, je suis venu à toi non comme un Dieu mais comme un homme. Puisque je ne peux frapper à la porte de ton coeur, je suis venu frapper à la porte de ton appartement. Tu vois, je suis descendu de ma croix pour venir te voir, d'égal à égal.
- Le Christ, vous avez bien fait en vérité.
- Ceux que tu railles si fort, que tu conspues si bien, que tu aimes si mal dans tes textes, sais-tu qui ils sont ?
- Non, mais vous allez me le dire, le Christ.
- C'est moi-même.
- Ho !
- Et ces criminels que tu honnis, ces menteurs que tu méprises, ces vils que tu hais et que tu dénonces avec toute ta bonne conscience dans tes autres textes, sais-tu qui ils sont ?
- Ils sont les diables de ce monde, le Christ ! Et j'ai bien raison de les maudire de la sorte !
- Non, Raphaël. Ces gens que tu voues à la géhenne, c'est toi-même. Ils représentent tout simplement ta part d'ombre inavouée.
- Si je m'attendais...
- Ta vanité est bien grande Raphaël...
- Le Christ, inutile d'aller plus loin j'ai compris. La leçon me va droit au coeur. Qu'allez-vous faire à présent ?
- Ma mission auprès de toi est terminée Raphaël. Je vais partir et te laisser méditer sur ma visite.
- Le Christ, par quel moyen allez-vous partir ?
- Comme je suis venu Raphaël.
- Vous voulez dire par la porte ?
- Oui Raphaël, par la porte.
Et mon hôte s'en fut aussi simplement qu'il était venu. Par la porte. Et je demeurais là, méditant sur la croix accrochée au mur austère de mon appartement.
487 - Entretien avec le Diable
Un jour on cogna à la porte de mon appartement. J'ouvris promptement. Je regardai dans le couloir à droite, puis à gauche. Personne !
Bizarre...

Je refermai la porte, perplexe. C'est alors que je le vis : il s'était introduit chez moi par un de ses tours de passe-passe dont il a le secret. Je le reconnus instantanément. Toujours aussi farceur, c'était le Diable en personne.
- Le Diable, quel bon vent vous amène ?
- Raphaël, je suis venu t'aider. D'abord tes ennemis, je vais te donner les moyens de les écrabouiller comme des cafards.
- Ca peut être intéressant, en effet.
- Raphaël, pactisons. Avec moi tu auras de l'or, des succès en tous genres, des femmes, toutes les femmes que tu voudras, même les plus laides.
- Le Diable, là vous me tentez.
- Je ne fais que mon métier... Raphaël, je ferai encore de toi le plus grand salopard du NET. Tu seras craint, haï, maudit. Réjouis-toi car tes ennemis seront innombrables, mais toujours écrasés par ta plume de fer et de feu. Tu auras avec toi la force des enfers.
- Diable !
- Comme tu dis. Alors qu'en penses-tu ?
- Mes ennemis, vous dites que je les écrabouillerai comme des punaises ?
- Comme des cafards.
- Assez ri maintenant. Je me passerais de tes services le Diable. Retourne donc à tes flammes car la pointe de ma plume vaut mieux que le feu de ta fourche.
Il ne se le fit pas dire deux fois. Je regardai finalement repartir le Diable, piteux avec ses illusions perdues, sans avoir le moins du monde pactisé avec lui. C'est qu'il est naïf, le Diable ! Et puis il a du temps à perdre.
J'aurais quand même votre peau, vous les petites charognes, vous mes très chers, vous mes très méchants ennemis ! Vous ne perdez rien pour attendre. Pas besoin de pactiser avec les enfers pour vous moucher comme il faut. Le feu de ma rage, le fiel de ma plume et les crachats de ma bouche suffiront bien, allez !
488 - L'abbé Bichart
L'abbé Bichart était un saint homme. La quarantaine ascétique, les traits fins, sensible, cultivé, possédant d'authentiques qualité humaines et spirituelles, très pieux, il comblait bien au-delà de leurs attentes ses ouailles comme ses supérieurs.

A cela près qu'il était affligé d'un défaut insolite arrivé quelques années après son ordination, une étrange tare de langage, une sorte de tic de la pensée, une bizarrerie de l'esprit : le pauvre homme ne pouvait s'empêcher de jurer comme un diable à la moindre occasion et où qu'il fût, et surtout "d'enjoliver" ses phrases anodines ou solennelles avec les propos les plus orduriers qui soient.
Ca n'était pas de simples jurons qui sortaient de sa bouche sensée n'émettre que les plus chastes onctions, non. On avait affaire là à des canailleries sans nom propres à faire rougir des régiments entiers de charretiers affectés aux écuries de l'infanterie ! Sans doute les effets insoupçonnés d'une chasteté mal contenue, le résultat fâcheux de plusieurs années d'abstinence que l'on devine odieuses, funestes pour le prêtre que sa fonction condamne traditionnellement à une solitude cruelle... Soulignons que l'abbé possédait une nature portée sur les plaisirs plutôt subtils, esthétiques de la sensualité. Aussi ces obscénités langagières contrastaient-elles abominablement avec l'aspect efféminé, fragile, fluet de son auteur, ainsi qu'avec ses manières délicates, distinguées, et même aristocratiques. L'abbé Bichart, en effet, était de haute extraction.
"Où qu'il fût et à la moindre occasion", répétons-le, l'abbé proférait d'incroyables crapuleries. Le pire endroit qu'on puisse songer en ce cas étant bien entendu l'église, de dimanche en dimanche celle-ci avait finit par se vider... Ne restait qu'un noyau de fidèles pour écouter les grossièretés du prêtre. Ceux et celles qui venaient et restaient jusqu'au bout étaient animés, on s'en doute, par une curiosité déplacée. Ou par quelque vice peu avouable. Quelques tendrons émotifs, mais aussi une ou deux vieilles filles "bien comme il faut" s'attardaient volontiers de temps à autre le dimanche à l'église pour entendre les sermons de l'abbé ponctués d'indicibles gravelures...
- "Mes chers frères et soeurs, remercions notre Seigneur tout puissant pour sa bonté infinie envers l'Humanité toute entière...", disait-il du haut de sa chaire sur un ton solennel empreint de piété, puis sans terminer sa phrase et prenant un ton plus crapuleux il ajoutait aussitôt, s'adressant aux vieilles filles agenouillées et aux demoiselles émotives qui frémissaient déjà : "... et accessoirement remercions-le de ne m'avoir pas doté de deux ou trois paires de couilles-à-vaches en supplément et de plusieurs braquemarts-à-empistonner afin que j'enfilasse par l'entonnoir à purin deux ou trois papes impuissants à la fois et une gueuse-à-couilles en sus ! Ha ! Nom d'un curé pédéraste de mes deux, que celle parmi vous qui veut que je lui envache le treux-à-enfiler monte sur ma chaire, et je l'encouillaserai publiquement jusque dans le fond de sa panse par là-où-que-passe-la-pisse-de-fumelle après l'avoir bourrenvachée truiesquement par le boyeux-de-son-cul ! Sacré nom de mes deux de cureton de nom d'un treux-du-cul d'une escalope de coche à couillasses de sacré nom des couilles du Diable ! Je m'enfilerais bien par le treux de derrière ou de devant quelque donzelle tombée en rut à la vue de mes grosses couilles de vache, et même un pasteur catholique vérolé ou pourquoi pas un pédé d'archevêque embordelisé jusqu'à la moelle ! Je vous montrerai ce que vaut la couille d'un cureton moi, sacré nom d'un boyeux-de-fumelle de vache à baise de mes deux ! Enfin, reprenant un ton plus digne, comme si de rien n'était son sermon se poursuivait de la manière la plus normale qui soit, jusqu'à la prochaine crise : "Mes bien chers frères et soeurs, Dieu tout puissant dans son infinie bonté disais-je donc..." Etc.

Tels étaient les propos avec lesquels l'abbé Bichart pétrifiait son auditoire (tout ouïe, ne le cachons pas). L'effet évidemment était extraordinaire.
L'écho de ses écarts de langage involontaires parvint jusqu'au plus hautes sphères du clergé, à Rome. Il fut un temps placé d'office dans une station thermale, en repos forcé. Finalement il put reprendre bientôt ses fonctions avec la bénédiction de son évêque qui lui confia la charge ingrate de remettre dans le droit chemin toute une congrégation de bonnes soeurs dévoyées...
Après cela, allez percer les mystères de l'institution cléricale !
489 - L'abbé "Queue-de-Boeuf"
Le père Anselme avait une réputation non usurpée de sacré foutu paillard : il donnait de la bénédiction à tour de reins à qui voulait, et même à qui ne demandait rien. Il faut dire que l'abbé possédait le plus gros manche à bénir de toute la paroisse. Aussi fourrait-il sans retenue ni distinction. Toutes y passaient : rombières décaties, marquises maniérées, donzelles puériles, bonnes soeurs effarouchées, Lilith en personne, et même disait-on la propre fille illégitime de son évêque !
Bref, l'abbé menait une existence à la fois voluptueuse et agitée entre les enfants de coeur encore nigauds et ses ouailles dûment confessées. Une rumeur courut cependant sur son compte : l'abbé possédait certes la plus grosse crosse de la paroisse, mais celle-ci ne répandait aucune humeur digne de ce nom. Aussi fut-il bientôt surnommé "L'abbé Queue-de-Boeuf" à cause de la similitude de sa trompette vaillante avec celle de l'animal infécond.
Certes elle se dressait bien comme un coq, ne rechignant jamais à la besogne, s'épaississait sans faillir comme celle d'un âne il est vrai, mais il fallait bien se rendre à l'évidence : jamais elle ne sonnait. De réputation de couillu, l'abbé passa à celle d'authentique eunuque. Cela ne l'empêchait pas de persister dans ses oeuvres charnelles, bien au contraire. Loin d'être desservi par une telle renommée, il pouvait en effet fourrer de plus belle de part et d'autre sans crainte de se déshonorer dans une paternité qui eût été non seulement inconvenable, mais encore absolument incompatible avec sa fonction.
A ses funérailles l'abbé "Queue-de-Boeuf" fut âprement regretté de toutes les catins de la paroisse mais aussi et surtout des plus pieuses de ses brebis qu'il avait régulièrement fourrées sans engrosser : toutes avaient pu goûter aux bienfaits du bâton défendu sans devoir en payer le prix amer.
L'abbé "Queue-de-Boeuf" en bon prêtre qu'il fut laissa derrière lui certes quelques larmes d'éplorées consciencieusement fourrées, mais dans leur matrice aucun fruit compromettant.
490 - Nouvelles de l'invisible
Le temps d'une brève léthargie, l'inviolable voile d'éther s'est déchiré : j'ai pu passer la tête derrière le rideau. Juste la tête.
Et j'ai vu.
J'ai vu des nues dorées, des ciels enflammés, des verts pâturages et des oranges amères, des vents infinis et des sables sans fin, des étoiles éclatantes et des lunes sans âmes, des enfers et des paradis mêlés. Rien que des choses qui ne se voient pas en notre monde.
J'ai vu des hommes sans nom, des animaux que l'on désigne avec des majuscules, des papillons bleus, des vermisseaux tétant les astres, des loups sereins et des lucioles en pleine gloire. J'ai vu des rivières givrées, des miroirs sans fond, des puits qui ne tarissent pas, des chemins menant nulle part, des fenêtres qui donnent sur l'ailleurs, des portes ni ouvertes ni fermées. J'ai aperçu je crois quelque trou de l'Univers, effleuré la pointe de l'infini, touché le commencement du Tout avant de le perdre de vue.
Des chevaux translucides par milliers dévalaient une contrée incolore. La terre était blanche, le ciel était blanc, le lac était blanc. La couleur semblait péché. Ce monde était vrai comme le roc. D'autres horizons plus éclatants encore le contredisaient pourtant : des feux aux nuances inouïes brûlaient d'une gloire inextinguible. Étrange enfer de flammes douées de vie... Entités pures, choses passagères, illusions infernales, visions supérieures, sourires d'anges, farces de démons... Comment savoir ? Mais j'ai vu, j'en suis certain.
Des arbres sans sommet défiaient les cieux, des montagnes aux flancs vertigineux s'élançaient vers un soleil recouvrant l'horizon entier, des herbes folles montaient à perte de vue, et les têtes de ces géants se rejoignaient en une sphère céleste monstrueuse et inaccessible.
Des femmes, des femmes qui n'étaient plus des femmes mais des lignes suprêmes, des formes sans chair, dansaient sur des rythmes lents et assoupissants, presque ennuyeux, diffusant autour d'elles les ondes aiguës, vibrantes, voluptueuses d'une mort étrange et belle. Démons ou oiseaux du paradis, j'ignore qui étaient ces conceptions femelles... Mais je les trouvais plus belles que tous les levers de soleils de l'Univers.
Sur son trône j'ai vu l'auteur de ces merveilles éblouissantes et terribles. M'avançant vers lui, je m'apprêtais à lui adresser la parole quand...
Quand je suis revenu à moi.
491 - Delphine
A seize ans, Delphine était une jolie demoiselle très blonde et très méchante. Ses yeux clairs, son teint incomparable, ses sourires ravissants faisaient des ravages, elle le savait. Quoi que fort sotte, Delphine n'en était pas moins très belle, disions-nous : une pimbêche en forme de bouquet de fleurs, une chipie que l'on complimente, un monstre à face d'ange.
Elle savait qu'elle était la plus belle, aussi fomentait-t-elle maintes bassesses envers tout ce qui avait moins de prix que sa face. Tous les laiderons de son âge (qu'elle côtoyait volontairement) étaient ses ennemis. Elle aimait s'afficher en compagnie des herbes folles afin de se donner encore plus d'éclat.
Son fiel était adorable : elle charmait même avec sa voix suraiguë, ses mots abjects, ses pensées laides.
Sa façon de parler de ses jeunes camarades dans leur dos était très révélatrice de son incroyable orgueil : jamais on ne l'entendait dire des choses aimables. Odieuse et insupportable, médisante et haineuse, elle excédait son entourage, enchantait les enfers.
J'aimais cette fille. Nous avions pourtant vingt ans de différence d'âge. Mal rasé, la mine patibulaire, l'oeil égrillard, j'allai lui demander sa main vipérine, son hymen corrompu, son coeur hypocrite. Elle, plus haïssable que jamais, infâme à souhait, délicieusement perfide ne refusa point l'offre.
Une bonne occasion, pensa-t-elle, pour faire enrager ses ennemis... Autant dire la Terre entière.
Avec les années le bel oiseau agité ne se calma pas du tout, bien au contraire. Vingt ans de différence qui la réjouissaient... Pour elle, un crachat jeté à la face du monde. Elle jubilait. Mariée de gré à seize ans à un vieux dandy douteux par goût du tapage ! Les années la rendaient de plus en plus belle, de plus en plus mauvaise, de plus en plus sotte. Pour cette écervelée au coeur d'orties, l'essentiel était là : médire, haïr, embellir.
Elle me donna deux méchants enfants, Vladimir et Henriette.
492 - L'incroyable Gertrude
Gertrude est une "femme à couilles". Cent-vingt kilos, des biceps d'acier, une pogne d'enfer. Et avec ça elle crache plus loin que le Diable, émet des ronflements d'ogre, crie aussi fort que son âne, jure comme un bougre.
Fermière "à l'ancienne", le sillon est son élément et elle défend ses droits à coups de poing. Gertrude, une femme de caractère diront certains... Une femme, une vraie. La terre est son enfant -celui qu'elle n'a jamais eu, le seul qu'elle aura autant aimé-, le facteur une poule mouillée qui roule en "autojône" et le bon Dieu une espèce de mauviette qui se cache derrière les nuages. Bref, voici une femme de marbre au destin taillé à sa mesure. La terreur locale.
Qui pénètre sur le territoire de la Gertrude s'expose aux fureurs d'une hôtesse prompte à la riposte. Fureur dans tous les sens du terme car Gertrude est aussi une femme qui à sa manière "aime" les hommes. Redoutables sont ses transports utérins et malheur à celui qui tombe dans ses filets ! Mais laissons-là les amusements. Côté politique, recettes de cuisine et autres subtilités de la langue ou de la pensée, ses arguments sont en général assez convaincants : quand Gertrude se met à causer, elle commence d'abord par remonter ses manches. Même les gendarmes n'osent pas enfreindre la loi de fer qui règne dans la ferme du tyran. Les plaintes portées contre elle n'ont jamais eu de suite. Franchir la barrière séparant le monde civilisé de l'exploitation agricole, c'est faire acte d'héroïsme. Ou d'inconscience : Gertrude manie avec autant d'aisance la fourche que le fusil. Celui qui lui rend visite le fait toujours à ses risques et périls.
Égorgeuse de porcs, rompant leur cou à mains nue, un couteau entre les dents, une flamme sauvage dans l'oeil, voilà la Gertrude. Arracheuse de souches, bûcheronne à la hache, buveuse de gnôle forte distillée par ses soins, telle est cette femme née sous le passage de Dieu sait quel météore...
Un jour la Terre trembla : le malingre Jean Duval, comptable de moins de cinquante kilos et de plus de quarante-huit ans -une petite nature-, alla demander la main au monstre. Parfois la folie s'empare subitement de certains êtres... Tous s'attendirent à ne pas voir le prétendant sortir indemne de la ferme.
L'impensable eut lieu.
Les chaumières firent leurs veillées autour de cette histoire d'amour contre-nature entre le moucheron et la tarentule. Le maire trembla le jour de l'union officielle, non d'émotion mais de crainte : l'épousée le toisait, le dépassant d'une tête. Le curé encore sous le choc d'une expédition à la ferme vingt ans auparavant pour une belle mais illusoire tentative de "conversion à la douceur christique" de son hôte, expédia la cérémonie sans demander son reste. La maréchaussée quant à elle se tint à carreau, préférant feindre une pacifique indifférence en ce jour sensible.

Les noces ne se prolongèrent guère à la mairie, au grand soulagement de tous. Le couple vit heureux depuis dix ans dans les hauteurs du hameau. La Gertrude manie toujours aussi habilement la bêche et le canon à gros gibier. Quant à l'heureux époux, c'est un permanent miraculé.
493 - La sorcière
J'allai visiter la sorcière. Avec sa coiffure à l'iroquoise couleur d'herbe, son blouson clouté démodé depuis vingt ans, son visage comme une terre desséchée, son tatouage frontal "no futur", son piercing à la lèvre inférieure, ses anneaux de pacotille aux oreilles, elle était ridicule et encore plus laide que si elle était simplement sénile. Bref, des allures d'actrice avariée version cheveux verts et artifices "rebelles". Sale, édentée, haineuse, elle me reçut avec aigreur. De sa voix rocailleuse :
- Que me vaut le déshonneur ?
En signe de salutation informelle, je crachai à ses pieds, ce qui parut plus la flatter que l'offenser... Puis prenant le ton le plus sincère :
- La sorcière, tu me fais rêver au fond de ton taudis. Je t'imagine penchée au-dessus de tes décoctions maléfiques... Ton charme agit, diablesse ! Ta silhouette affreuse sous la Lune me plaît. Me diras-tu les secrets de tes chaudrons ? Que fomentes-tu donc dans ton trou à rat ? Tu es pittoresque la vieille, et j'aime tes haillons pleins d'éclat.
- Passe ton chemin l'étranger. Moi Germaine Lafleur, sorcière des mythes et des cafardises, je te crache à la chandelle ! Cours donc tes pas au lieu de m'emmermifier avec tes chaptalettes emmiloflées !
- La sorcière, tu me montres tes chaudrons et je te chante les malheurs de la Terre, de quoi faire refleurir les chardons de ton coeur.
- Chante-moi les sels enivrants et les sèves amères de l'enfer que je les distille dans mes alambics enchantés, et ma masure est à toi mon Seigneur !
Ainsi en un instant je devins l'ami de la sorcière. Je l'avais séduite en lui révélant (et en les exagérant) les ragots les plus douteux qui circulaient non seulement à son sujet mais encore sur ses voisins qu'elle haïssait à mort. Elle me révéla les étrangetés mijotant au fond de ses chaudrons. Rien que des trésors banals : des crapauds éventrés, des vers de terre amollis, des escargots communs, quelques épluchures de bananes... Elle avait même ajouté un produit chimique inoffensif (issu d'une panoplie bon marché achetée chez un marchand de jouets) pour faire fumer le tout de manière artificielle... Un serpent venimeux en plastique surnageait d'ailleurs dans cette soupe tiédasse, et le comble c'est que je dus faire mine de le prendre pour un vrai pour ne pas la vexer ! Je fus déçu, moi qui m'attendais à des monstruosités plus visqueuses, plus malodorantes...
Je quittai la sorcière, mes rêves brisés.
494 - Une piété de plâtre
Martine est une belle jeune fille intelligente et lucide, passablement pieuse. Épanouie, équilibrée, franche, rien en elle ne peut laisser supposer quelque singerie comportementale, hypocrisie sociale ou frasque sexuelle cachée. Pourtant à la messe le dimanche elle adopte une attitude de circonstance parfaitement caricaturale. Les yeux fixant sottement le vide, l'air mièvre, la voix pleine d'onction, elle fait l'ouaille primaire. A la grande satisfaction du prêtre qui se voit conforté dans son rôle de berger.
Devant l'officiant Martine bêle avec conviction, affiche son sourire le plus puéril, s'efface de toute sa piété, s'extasie lourdement devant les images saintes les plus niaises... Bref elle fait la Vierge d'Épinal.
Elle considère la pratique religieuse avec le sérieux de ces petites dévotes de province torturées par les dogmes, obsédées par la doctrine, sclérosées par les formules latines. Fidèle aux règles les plus ridicules inspirées par son missel, Martine perd tout sens critique dès qu'elle passe le porche de l'église. Au point qu'elle se fond avec les esprits étriqués qui prient en sa compagnie une heure par semaine, allant jusqu'à suivre sans complexe leurs moeurs vestimentaires : fichu sur la tête et chapelet à la main, la jeune fille devient une petite vieille agenouillée, rabougrie, insignifiante.
Est-elle sincère ?
La vérité est qu'en dehors de la messe Martine a un comportement mensonger, sa vraie nature de bigote profonde s'exprimant dans toute son ineptie une fois qu'elle se retrouve agenouillée devant le prêtre. Toute la semaine elle ment, singeant la jeune fille qu'elle n'est pas. Et ne vit que pour ce moment intense et bête où enfin elle peut laisser se manifester la petitesse de son âme immature.
495 - Le castrat
Avec sa voix d'ange, il troublait hommes et femmes. Créature énigmatique au charme androgyne, le castrat était entouré de prétendantes toutes plus belles les unes que les autres. Une seule cependant avait retenu son attention, pour qui il éprouvait les mêmes feux. Amputé de sa partie profonde, il n'en aimait que plus passionnément cette femme : l'organe vital qu'il sentait battre dans sa poitrine était entier, lui. N'était-ce pas l'essentiel ?
Cet amour exempt de corruptions charnelles l'enivrait et le chagrinait tout à la fois. L'amante quant à elle était éprise de chasteté, de beauté, d'idéal, éprise de cet eunuque à la voix d'oiseau qui incarnait ses plus chères aspirations amoureuses... Leur hyménée asexué était beau et tragique, pitoyable et sublime. Le sopraniste avait remplacé son mâle argument par un céleste substitut, consolateur et exquisément éthéréen. Sa voix de flûte valait la plus flatteuse des virilités, au moins auprès de la gent raffinée.
Émotions supérieures, pureté du coeur, élévation des sentiments liaient les amants dans leur ascension amoureuse. Leur union chaste était une oeuvre d'art dédiée à la Musique, à la Beauté, à la Poésie. Envié, admiré, jalousé de tous, le couple passait des nuits exaltées et brillantes où l'Art présidait à leurs émois esthètes et vertueux.
L'amant à la voix séraphique souffrait toutefois de ne posséder que son attribut vocal pour toute séduction. Ornement suprême à la portée des initiés et des intrigantes parmi les plus belles, lui conférant gloire et prestige certes, mais signature irréparable de sa mâle déchéance. Le sacrifice était beau... Et cruel. N'était-ce pas ce qui en faisait le prix ?
Hôte des princes, statue vivante affranchie des pesanteurs de ce monde, le demi-homme était traité comme un demi-dieu. Las ! Le baume de la renommée ne parvenait pas à l'apaiser.
Conscient de ses hauteurs comme de ses limites, l'asexué aspirait à des ivresses qui eussent pu contenter les féminines ardeurs, des plus nobles aux plus triviales, des plus légères aux plus profondes. Il se languissait de ne pouvoir se ranger sous les lois naturelles de l'amour. Alors que tous louaient sa particularité vocale et que, porté par la grâce, il échappait au commun, sa condition quasi angélique lui était devenue odieuse. A l'abri des misères de la chair, il n'en était pas moins privé de ses éclats.
S'épanchant vers l'élue, celle-ci ne pouvait que recueillir ses larmes d'orphelin, émue par ce jeune chêne à qui l'on avait ôté la sève. Privé de sa virilité, l'éploré était bouleversant dans les bras de la belle : doucement, tout doucement il sanglotait, sanglotait avec sa voix d'enfant dans le giron de l'aimée...
Et c'est là, inconsolable et pathétique, que le chant du roseau devenait le plus beau.
496 - Un amour de femme
Marquis,

Cette lettre ne vous émouvra nullement, je m'en doute bien. Aurais-je un jour pu concevoir ce qui m'arrive ? La folie Marquis, la folie. Quand je vous ai vu pour la première fois, j'ai tressailli d'horreur. Chauve, comment auriez-vous pu avoir les cheveux au vent ? Bossu, vous ne regardiez que vos pieds. Bancal, il ne vous restait plus qu'à cancaner pour mieux ressembler au volatile palmé. Ce que vous ne vous êtes pas privé de faire en ma présence. Grotesque, pitoyable, mal vêtu, laid, grossier, mal éduqué, goujat, vous me plûtes dans votre abjection.
Vous pousserez des éclats de rire aigus en lisant cette lettre, j'en suis persuadée. Faites donc Marquis, vous n'en serez que plus exquis. Raillez, crachez, médisez, votre séduction est là. Odieux, insupportable, repoussant, vous me plaisez. Faites seulement le gentil, le beau, l'humble, et votre charme se brisera aussitôt. Ce qui fait votre prix, c'est votre bosse, votre bassesse, votre rire cruel.
Moi je vous trouve beau cher Marquis, parce que pittoresque, méchant, fat, égoïste. Vous ne cherchez pas à plaire, voilà qui est aimable. Vous vous moquez de moi, c'est désarmant. Vous êtes comme la peste : le monde vous fuit. Charmante misanthropie !
Marquis, je vous offre mon hymen, il est à vous car pour vous je brûle. Je sais que vous le refuserez et que cela me fera pleurer. Mais vous, ça vous fera rire et médire. Et votre rire injuste, vos mots coupants seront ma consolation... Je vous aime Marquis, pour une fois n'aurez-vous pas pitié de l'Humanité ? Je suis une belle femme, jeune, convoitée, vierge encore, fortunée, caressante... Refuser ma virginité vous procurera plus de satisfaction que l'accepter, hélas ! Comme je sais tout cela ! Cette lettre est vaine, vous me la jetterez au visage en poussant votre rire impitoyable. Votre rire, ho ! Combien je l'aime et je le hais tout à la fois ! Marquis, mon amour pour vous est voué à l'échec, au mépris.
Les choses sont bien faites : plus vous bafouerez cet amour étrange et dolent que je vous porte, plus je vous aimerai Marquis. Riez maintenant que vous avez lu ma lettre, riez à gorge déployée cher Marquis. Je vous aime dans votre rire cynique et éclatant, dans votre bosse et votre laideur, dans votre définitive ignominie qui, ne craignant pas de se mesurer à tout, si fière d'elle-même monte jusqu'aux étoiles pour leur ravir leur éclat inutile.
497 - L'intrus
Chaque soir un homme étrange s'invite chez moi. Vers minuit je l'entends monter l'escalier du couloir. Il frappe toujours trois coups secs à la porte. Je lui ouvre et tout simplement il vient s'asseoir à ma table, sans un mot. Il attend. Et ne repart qu'une fois avalé son bol de soupe, sans un remerciement. Le seul moyen efficace que j'ai trouvé pour qu'il ne s'attarde pas trop sous mon toit, c'est de lui servir son dû. Vers vint-trois heures je lui prépare donc sa soupe, tous les jours. Et j'attends.
Qui est cet étranger aux allures énigmatiques que je ne connais pas et qui tous les soirs vient réclamer sa soupe en silence ? Me connaît-il ? Est-ce un méchant revenant ? Un ange déguisé en mendiant désireux d'éprouver les vivants ? Le Diable ? Ou plus banalement un pauvre hère qui aurait trouvé la bonne combine pour se remplir le ventre à moindre frais ? Depuis un an que dure ce manège, je n'ai aucune explication.
Au début j'ai bien tenté de l'interroger sur ses origines, son nom, ses desseins... Mais il parle très peu. Il m'a seulement répondu qu'il était un homme, qu'il était là et qu'il désirait un bol de soupe. Et c'est tout. De temps à autre il émet des réflexions mystérieuses qui me laissent dans une grande perplexité. Par exemple un soir, entre deux gorgées de soupe, je l'entendis murmurer :
- "Ce soir est pleine la coupe. Cette soupe, c'est mon sang."
Ces allusions christiques me firent penser un moment que j'avais affaire au Crucifié. Mais aussitôt après il ajouta :
- "Le roi a perdu son bouffon, je trempe ma girbette dans l'eau de mon bol."
Il fallait chercher ailleurs une explication à sa présence. Après de telles paroles l'identité de mon hôte n'était pas simple à établir... Grave et saugrenu, burlesque et impénétrable, absurde et mystique, tel apparaissait le mangeur de soupe. Contrastes déroutants qui ne me permirent jamais de connaître la vérité.
Ce soir mon invité sera là. Il frappera à ma porte, entrera, s'assoira devant son bol chaud. Il repartira aussitôt dans la nuit sans prononcer un mot, ou alors quelques paroles sibyllines, profondes et cocasses. Puis j'irai me coucher, ne me fatiguant plus à chercher une explication à cette énigme qui, me semble-t-il, durera jusqu'au jour de ma mort.
498 - Une folie d'amour
La pucelle est laide de visage. Le soldat ne semble pas très regardant sur l'éclat de ses conquêtes : sous le soleil de juin toutes les filles ont de la poitrine et les robes légères sont des invites pour tout ce qui porte moustaches et baïonnette. Les fruits ont mûri à temps, le loup rôde, la laide Suzon est loin d'être gourde. Eugène, après l'horreur des tranchées a l'oeil indulgent pour tout ce qui ressemble à une femme. En permission depuis peu, se perdre dans la volupté, chercher la douceur féminine lui est un devoir, un acte de rébellion contre les obus, la terreur, la mitraille, là-bas...
Bientôt l'humble Suzon tombe dans les bras du poilu. Demain il sera peut-être mort. Après la boucherie des combats, le feu de la chair. L'étreinte est bestiale, profonde, belle et désespérée. Les amants se roulent dans la paille, ivres de vin blanc et d'amour. Les coeurs se révèlent, les corps exultent, les têtes tournent, on se fait des serments fous...
Les bruits de la guerre sont loin.
Le corps apaisé, Suzon se sent belle. Son soldat est son "premier". Eugène lisse ses moustaches en caressant le menton de la coquine, l'humeur mélancolique, le geste attentionné, l'air tendre et gaillard. Mais l'amour, le vrai, l'inattendu, le fou, l'aveugle, le déconcertant, a surpris la Suzon. Elle l'herbe sauvage, lui le soldat brisé. Demain déjà, il lui faudra retourner au combat. Que faire ?
Il n'y a rien à faire. Les tranchées ont déjà broyé l'âme d'Eugène. Sous ses jolies moustaches, c'est une épave. Demain il exposera son corps au fer et au feu "pour la France". Demain il sera mort, c'est décidé ! Cette étreinte était son dernier hommage rendu à la vie, sa dernière volonté avant d'en finir. Demain il se laissera ensevelir par la boue de Verdun en hurlant son désespoir. Eugène n'aime pas la guerre, n'aime pas le drapeau, n'aime pas cet enfer patriotique qui l'a déjà tué en dedans.
Ils se sont quittés sur un dernier baiser, elle l'herbe sauvage, lui le soldat brisé...
Quatre-vingts années se sont écoulées depuis. A presque cent ans la Suzon est encore plus laide qu'à vingt ans : grabataire, ridée, effrayante, complètement démente. Elle ne s'est jamais mariée. Dans l'hospice qu'elle hante depuis si longtemps, plus personne ne l'entend quand de sa bouche édentée elle murmure entre des sanglots de moribonde, le regard affligé, la main tremblante, la voix inaudible :
- "Eugène, il s'appelait Eugène et j'l'aimais c't'homme-là... L'tranchée l'a pris mon Eugêne... Il m'a aimée avant d'partir et moi j'l'aimais aussi, d'tout mon coeur... D'tout mon coeur mon Eugène..."
499 - Le silence est d'or
Alphonse aimait la Berthe en secret. Depuis vingt ans qu'il avait été engagé à la ferme, il courtisait toujours aussi timidement la fille du patron. Il lui jetait des regards furtifs à table, lui adressait de manière anodine des mots codés sensés être doux qu'elle recevait avec placidité. Vingt ans que ça durait ! La Berthe était devenue énorme, rougeaude, repoussante, mais Alphonse avait conservé intact son émoi originel.
Il n'avait d'yeux que pour celle qui lui avait souri une fois, une seule fois, lors de son premier jour passé à la ferme. Pure courtoisie de la part de la fille de son employeur ou véritable aveu d'amour, comment savoir ? Il y avait vingt ans déjà... Quoi qu'il en fût, il avait pris ce sourire avec toute la tragique candeur de son coeur de rustre. Une timidité viscérale le tenait toutefois à distance exagérée de l'être cher. Alphonse avait une âme d'authentique vieux garçon.
En vingt ans la belle était devenue un monstre. Mais le niais était demeuré niais. Heureux homme trompé par le temps, façonné par des moeurs arcadiennes qui ne voyait ni le mal ni la laideur, berger au coeur pur qui ne faisait pas de différence entre la chevrette et la barrique à fromages pourvu que les deux exhalassent le doux parfum de l'oubli... Alphonse s'était sclérosé dans ses habitudes amoureuses. A cinquante ans il espérait encore avoir des enfants de cette femelle encore vierge mais ménopausée qui apparemment n'avait vécu que pour faire tourner la ferme de ses vieux parents. Sa raison d'être à elle semblait se résumer à cette ferme.
Alphonse continuait ses tendres allusions à l'adresse de l'aimée qui en vingt ans n'y avait vu que du feu. Vingt ans à lui faire une cour aussi discrète qu'inexistante entre le sillon et l'étable ! Vingt ans d'un espoir fou accroché à la charrue, d'un fardeau d'amour traîné patiemment à la force du poing... En effet, Alphonse était resté travailler dans cette ferme uniquement pour gagner la main de la Berthe qui lui avait souri le premier jour, alors qu'il ne devait faire qu'une saison avant de rentrer chez ses parents embrasser une carrière de marchand de bestiaux.
Dix années encore s'étaient écoulées. Un jour de grande chaleur, dans un moment d'intimité impromptue (événement rarissime en trente ans de "vie commune" à la ferme), alors qu'ils étaient seuls aux champs, le coeur serré, n'y tenant plus, s'adressant au mastodonte, Alphonse finit par lui avouer :
- "La Berthe, si je suis resté à la ferme depuis trente ans, c'est pour toi. Pour toi la Berthe ! T'entends dis ? C'est par amour pour toi. J'ai jamais osé te le dire en trente ans mais aujourd'hui je crois que c'est le moment. Tu m'avais souri le premier jour, tu te rappelles ? Tu m'avais souris ce jour-là et depuis ça n'est jamais sorti de mon coeur. C'est pour ça que je suis resté, pour hériter de ta main la Berthe. Tu te rappelles dis, quand tu m'avais souri ce jour-là ? Tu m'aimais donc la Berthe ? "
- "Alphonse, lui répondit Berthe, je t'ai aimé dès le premier jour c'est vrai. Mais comme tu n'as jamais semblé faire attention à moi j'ai pris pour de l'indifférence ta froideur. Ca m'a tuée en dedans de moi. Je me suis désespérée sans jamais rien laisser paraître de ma peine. Je me suis mise à manger pour mieux oublier, et bien sûr toi tu semblais faire encore moins attention à moi. Je pensais que ça t'était complètement indifférent que je devienne une coche. Toujours aussi impassible, tu travaillais à mes côtés. Et maintenant tu dis que tu m'aimais... Mais pourquoi ne m'as-tu pas dit ça les premiers jours Alphonse ? Ca nous aurait économisé une vie ! "
- " La Berthe, je vais te dire... Maintenant que tu m'as ouvert les yeux, je me rends compte d'une chose... C'est vrai, tu es très vite devenue grosse et grasse comme une coche tout de suite après que je t'ai connue. Moi je ne voyais que ton sourire du premier jour, tu comprends ? Pendant trente ans je vivais avec ton sourire d'avant. Mais maintenant que tu m'as dit tout ça, la Berthe, je crois qu'à partir d'aujourd'hui.. Je ne t'aime plus du tout."
500 - Le chapeau de l'abbé
L'abbé portait un grand chapeau, ce qui ne l'empêchait pas d'être un sacré paillard. Cela dit, il n'était guère buveur. Ni prêteur. Aussi tenait-il toujours solidement amarré à son front le précieux couvre-chef. Un jour il croisa dans la rue une créature toute de dentelles vêtue et de chair exposée, laquelle créature faisait également partie de ses ouailles. Afin de faire honneur à la femelle flatteusement parée, l'abbé crut bon d'ôter son chapeau. Il salua la passante d'un geste galant, élevant le plus haut possible son chapeau. Le vent l'emporta. L'homme d'Église exigea de la belle qu'elle rattrapât prestement l'objet fuyant.
La mondaine s'exécuta, cependant Éole fut le plus prompt, et après avoir fait faire quelques tours à sa poursuivante, finit par ravir définitivement son bien à son propriétaire. L'ecclésiastique fit porter la faute à la pécheresse la perte irréparable de son chapeau. En dédommagement il réclama de la coupable l'exclusivité de son hymen durant un mois, sous peine de répandre maintes calomnies sur ses moeurs. La malheureuse dut céder au chantage.
Comme l'abbé ne buvait pas, il exigea en outre de la fautive qu'elle lui cédât ses cigares, car la frêle victime en effet fumait d'énormes havanes ! Une insolence de plus que devait châtier scrupuleusement le prêtre-justicier. Ainsi l'abbé ne portait certes plus de chapeau sur la tête mais sortait avec un cigare aux lèvres, une dame du monde au bras. Le manège dura un mois, comme prévu. Une fois que la scélérate se fut affranchie de sa dette, l'abbé se fit offrir par elle un nouveau chapeau.

Il pouvait sortir seul à nouveau dans la rue avec sa chère acquisition, fier comme un coq de clocher. Chapeau qu'il n'avait pas volé après un mois d'abstinence chapelière, foi d'abbé !
501 - L'auteur par lui-même
Je me trompe peut-être aux yeux de mes détracteurs, mais j'estime faire partie des gens de bien qui ont l'heur de posséder non seulement particule de naissance et noblesse de coeur, mais encore sens aigu de la laideur comme de la justice, voire mépris pour les chiens et la plèbe. En outre, je mets ma fierté non pas dans le fait d'exercer de plein droit ma noblesse, ce qui est une chose somme toute naturelle (en effet, la noblesse est aussi un âpre exercice au quotidien), mais plutôt dans le fait de pouvoir sans complexe "faire les poubelles" de ma ville. En effet, je n'ai rien à prouver à qui que ce soit, et ce en vertu du fait que je suis né sous l'aile des muses et à l'ombre des lys.
Je gifle le manant comme je lave les pieds des statues. Je crache sur le drapeau de ma patrie et chéris les porteurs d'eau. Je prône la vertu tout en enseignant la licence aristocratique. Je blâme les possesseurs de chiens et bénis les végétariens. Je baise la main de l'archevêque sans m'interdire de le tromper officieusement avec de pieux hérétiques. Pour ne déranger personne je dis tous bas ce que certains orateurs du dimanche osent dire tout haut en se croyant spirituels. Je protège ouvertement les lâches et combats les héros, par derrière si possible. Le masque est mon allié, la franchise aussi.
Je sors avec des gants, un lorgnon, une canne, du moins en théorie : chez moi le sens de la théorie est très développé. J'applique délibérément des principes caducs, anachroniques aux phénomènes contemporains. Je flatte les pauvres gens, critique les mêmes, mais tente de me faire bien voir d'eux. Je recherche la compagnie des imbéciles et des idiots. Mais aussi celle des sots et des niais. Je m'entoure de scrupules, me vêts comme tout le monde, loge au premier étage. Je pointe du doigt les vices des autres tout en me targuant d'être sans tache. Je soutiens que le ciel est olympien et que la voûte me contemple. Béni des dieux, haï des hommes, je suis l'ange à l'unique plume.
J'ai le courage d'écrire ce qui me plaît, et s'il me plaît d'aligner âneries et sornettes, ça ne regarde que moi et non mes lecteurs, nul n'étant obligé de me lire. Mais si on me lit, obligation est faite de me rendre gloire : c'est là mon plus cher droit d'auteur. J'ai le courage surtout de flagorner amis et adversaires. Et je ne m'en cache pas, contrairement à ces âmes sèches qui s'enorgueillissent d'être si bien tranchées à ce sujet ! Humble, je ploie, courbe l'échine jusqu'aux pieds de mes maîtres pour mieux me redresser ensuite, plein d'ingratitude envers ceux-là qui me veulent tant de bien. Je sers avec zèle la cause des perdants, crache facilement dans la soupe puis viens m'abreuver sans calcul ni retenue à la coupe des vainqueurs.
Telles sont mes lois, ainsi ai-je été conçu et plaise au Ciel qu'il en soit ainsi.
502 - Incursion dans l'au-delà
Lors d'une chute violente j'ai perdu connaissance et suis parti dans l'autre monde. J'ai fait un voyage inouï. Même si je suis resté au seuil de la porte, à l'orée de la Mort, voici le plus lointain, le plus fabuleux voyage qu'un vivant puisse faire :
Lors de mon "coma" j'ai abordé un rivage sans fin. Là-bas rayonne l'universelle Lumière, éclat pur émanant d'une source unique : le Mystère que l'on ne peut nommer. Le ciel était le sol, et le sol était le ciel. Je fus accueilli par des astres radieux et vis des oiseaux au vol éternel formant couronne au-dessus de ma tête. Les pensées étaient des éclairs, les mots étaient des prières, les paroles étaient des chants.
Là-bas l'Amour est un flux palpable, une chaleur visible, le sang de tout ce qui vit. C'est une énergie intarissable, un mouvement perpétuel croissant qui se nourrit de ses propres tourbillons et donne des fruits qui ne meurent pas, et qui ensemencent à leur tour. J'ai vu cela avec les yeux de l'esprit.
Il y avaient le pauvre et le riche, l'opprimé et l'oppresseur, le mendiant et le roi. Les premiers lavaient les pieds des seconds, puis les seconds à leur tour s'humiliaient devant les premiers. Les montagnes applaudissaient, j'ai vu ce que je vous dis.
Puis j'ai visité des lieux plus sombres. Là, je me suis penché au-dessus d'un gouffre, je n'en voyais pas le fond. L'abîme contenait l'orgueil, et l'orgueil était vertigineux. Me penchant un peu plus, j'ai cependant pu voir une eau noire au fond. Un visage s'y reflétait et me regardait, tout étonné.
C'était le mien.
Là, un ange est intervenu, me réintroduisant dans mon corps avant que mon âme ne s'en échappe tout à fait, et ce afin que je puisse vous raconter mon aventure.

Les incrédules seront pris en pitié.
503 - Parler creux pour tester mes interlocuteurs
Ce qui est une certitude en littérature comme en rhétorique, c'est de faire les choses à la lettre sans souci des mots relativement à leur signification intrinsèque. L'inconstance libère l'auteur des exigences de son art. Libre, il jouit de son pouvoir. Ses chaînes brisées lui confèrent justesse et exactitude, rectitude et hauteur. Sa loi fait foi. L'écrivain ne jure que par ces mots-là. Ceci est vrai aussi bien dans le contexte original du grammairien qui, précis, manie avec science et rigueur sa plume, que dans le contexte secondaire de l'auteur pris dans son propre texte. Là il devient auteur, véritablement.
Alors que le lecteur juge selon la capacité de l'auteur à l'émouvoir, le surprendre, l'auteur lui s'engage dans une voie nécessairement inconfortable et cela pour la raison essentielle qu'il possède la clé de son propre enfermement comme de sa libération. Les livres sont sa prison et ses horizons. Obligé qu'il est de reconnaître une si cruelle évidence. Il s'en évade parfois au prix d'un effort surhumain. Justement, là est son pouvoir. Presque magique. Il fascine par ses mots et son imagination est féconde, mais qu'en pense le lecteur au moment où il perd contact avec le réel, déjà emporté par les ailes de l'écrivain ? Oeuvre d'imagination ou rêve éveillé ? Fiction ou récit dans le récit ? Au lecteur de faire la part des choses, de se frayer un chemin dans la forêt de livres que l'auteur lui offre dans la foulée, disert et secret à la fois, bavard et muet. Entre l'auteur et le lecteur, admiration et rejet, fusion et incompréhension.A l'auteur de semer ses petits cailloux dans les méandres des mots qu'il jette au hasard de ses errances livresques, définitivement inaccessible au jugement du lecteur qu'il projette dans une sorte de vie rêvée, tels ces mots noirs jetés sur la blancheur de la page qui nous révèlent soudain la beauté enfantée, obscure, gémissante, douloureuse et prometteuse de l'Oeuvre.
Ce texte ci dessus écrit en moins de dix minutes n'a aucun sens. C'est une succession de lieux communs "à l'oreille", quelque chose qui donne l'impression de sonner juste tant dans le raisonnement (il n'y a aucun raisonnement) que dans les sons (association judicieuse de grammaire et de termes choisis qui vont bien ensemble et qui donnent à l'ensemble une belle et docte apparence) car ressemblant à un discours d'exégète, d'universitaire. Petite précision : pour donner plus de crédibilité à cette bouillie, il faut prendre des airs d'initié en faisant la lecture de ce texte ou en le lisant devant une assemblée.
Ce sont des phrases creuses reliées entre elles par des sonorités d'érudits, des airs de professeurs de littérature, des idées de savants. Mais il n'y a aucune idée. Il n'y a rien que des mots, des phrases qui impressionnent. Les phrases ont été écrites indépendamment les unes par rapport aux autres du point de vue du sens, seules des associations sonores et des apparences sémantiques les relient. Mais ce ne sont que des apparences de sens.

Le vrai sens général est parfaitement creux mais donne une impression de plein.
504 - Aux patrons de bistrots louches et jet-seteurs véreux
Aux puissances humaines et motrices régissant ce monde, aux chefs de files et belles mécaniques qui font avancer idées sottes et hautes technologies, aux seigneurs bagués, adulés, protégés, pleins d'amis et d'artifices, aux chimpanzés humains imbus de leurs apparences, j'oppose l'innocence de ces mots, la vertu qui n'a plus cours, la simplicité de l'eau.
Intellectuels sans coeur, cyniques repus, nantis corrompus, jouisseurs impies, esthètes dépravés, penseurs de la matière, conducteurs d'engins rutilants, maffieux aux moustaches épaisses, bandits au poil fin, patrons burnés d'entreprises douteuses, joueurs de poker, prosternez-vous devant l'ange qui passe.

Je suis la petitesse physique, la fragilité du corps, la vulnérabilité terrestre mais la force de l'âme, la puissance de l'esprit, l'éclat intérieur. Je ne suis qu'insignifiance dans votre monde, mais une gloire dans le Ciel. Vous vous croyez forts, vous n'êtes que brindilles. Vous êtes bêtes, creux, sales, vous puez le néant, le fric, le whisky.

La Vertu vous crache à la face.
505 - Choc des cultures
Lorsque j'entre dans les magasins alimentaires de certaines petites villes sarthoises embourbées dans des habitudes ancestrales, lorsque j'entre dans ces lieux hautement prosaïques que sont les chaînes de magasins, la moue volontairement hautaine, l'allure délibérément détachée, je ne peux m'empêcher -c'est plus fort que moi- de considérer de toute ma hauteur les clients affairés qui papotent entre eux, entretenant le lien social sur leurs bases communes, plébéiennes.

Leurs mines grossières, rougeaudes, le ton de leurs conversations, les soucis vulgaires qu'ils se confient, leurs manières, la toilette de leurs femmes, leur voix, leurs rires, leurs achats : tout trahit la misère de leur condition.

La bassesse de leurs aspirations alimentaires se lit sur leurs visages. Tel grossier moustachu (la moustache : signe de virilité, de séduction chez la roture) hilare et bonhomme s'épanouit à l'usine, passe ses soirées au bar, lave scrupuleusement sa voiture une heure durant, est un fidèle spectateur des jeux télévisés les plus insanes, aime le gros café, le pastis... Tout ça se voit, est écrit noir sur blanc sur sa face "d'ouvrier mécanicien spécialisé" chez Renault. Tout ça transpire à travers son air porcin en quête de satisfactions comestibles, à travers ses gros bras aux tatouages douteux, à travers sa gourmette clinquante, son maillot bon marché mal ajusté, son bob publicitaire vissé sur son front déjà ruisselant de fièvre consommatrice...
Telle autre pousseuse de chariot est une ménopausée mangeuse de viande de porc convaincue, le corps adipeux, l'esprit décrépit, atteinte à la quarantaine de pré-sénilité qui la conduira à la fin de sa vie tout droit à l'hospice, abrutie au dernier degré par une vie misée, basée, édifiée sur les biens ménagers. Une existence entière tourmentée par les trésors domestiques de son panier, consacrée aux mystères de son évier.
Voilà ce que je ne peux m'empêcher de penser lorsque je me mêle à la clientèle de ces lieux commerciaux, dans les petites villes sarthoises que je côtoie. Et je me sens supérieur à cette humanité déchue. Cette humanité vivant dans l'opulence matérielle, la pauvreté d'esprit, je lui souris par devant. Et la méprise en silence. A quoi bon tenter de lui expliquer le fond de ma pensée ? Que comprendrait-elle à mon dédain ?
Je préfère cultiver un "malentendu constructif" avec cette populace, faire croire à ces brutes moyennes que je suis des leurs, en dépit de mes manières d'aristocrate. Alors je souris à la caissière, je souris à mon voisin qui me précède. Je souris à leurs plaisanteries. Mais en moi je pense :
" Pauvres types ! Minables ! Je ne suis pas de votre monde et vous ne le voyez même pas, âmes grossières que vous êtes ! Et vous n'avez même pas honte d'étaler vos gros quartiers de viande congelée sur le tapis de caisse ? Et vos saucisses pur porc de prolétaires dégénérés que vous avez toujours été, ça ne vous gêne pas de les exhiber là devant un esprit raffiné comme moi ? Comment osez-vous ! Et ce soir vous allez regarder TF1 en bouffant vos foutus steaks-frites ! Et ça, ça vous rassure n'est-ce pas, ça vous rend encore plus vous-mêmes, hein ? Et puis vous crèverez d'un infarctus, d'un cancer des poumons, d'un cancer de l'esprit, d'un cancer d'abrutissement, d'un cancer de roturiers ! Vous êtes des infirmes du coeur, des handicapés de l'intelligence, des sensibilités atrophiées. Moi je lis sans peine la profondeur de votre indigence sur vos visages et vous, avec vos cervelles pétrifiées dans leurs habitudes horizontales, vous êtes bien incapables de lire la finesse de mon esprit qui en ce moment vous honnit, vous dissèque, vous scalpe sans la moindre indulgence ! Vous me prenez à témoin de vos préoccupations de bovins, de vos espérances de mangeurs, de conducteurs, de cotisants... Et vous pensez que je suis des vôtres ? Si vous saviez... Abrutis, minus, petits que vous êtes ! "
Ils continuent de me joindre à leurs conversations d'acheteurs de saucisses-patates-congelées. Et moi je leurs réponds sourire au lèvres, crocs rentrés. Mais acérés. Et je me retiens de les montrer, aimable, impassible. En sortant du magasin, je leur fais un signe amical, leur souhaite une bonne journée.
Avec soulagement je respire l'air du dehors en me répétant inlassablement, comme un défoulement mental :
- " Bande d'abrutis, petits minus, pauvre humanité déchue..."
506 - Le papy fumeur
Un méchant homme hante mon jardin. L'air débonnaire, ventru, mal rasé, un petit vieux vient fumer quotidiennement sous ma fenêtre. Avec son petit chapeau, ses moustaches courtes et ses épais sourcils, tous les jours il vient cracher sa fumée chez moi en ricanant. Quel que soit le temps, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il gèle, le papy fumeur est là, qui répand son venin volatile.
D'abord il rôde autour de la propriété comme si de rien n'était, puis après quelques minutes de ce manège habituel il pénètre tout naturellement par le jardin et vient directement jusqu'à ma fenêtre. Là, il commence par scruter l'intérieur de la maison de son petit oeil pervers, puis satisfait de voir que je suis là, il entreprend de se rouler sa cigarette en prenant bien soin de ne rien me laisser perdre du spectacle. C'est à ce moment-là qu'il arbore son fameux petit sourire vicieux à travers les carreaux... Et c'est parti pour des heures. Oui, pendant des heures et des heures le papy fumeur grille cigarette sur cigarette, debout sous ma fenêtre sans jamais se départir de son petit sourire vicieux. Mais sa présence importune ne se limite pas à l'activité tabagique, non... Entre deux bouffées il tousse, crache, ricane, fait des ronds de fumée. Il s'amuse encore à salir mes volets en y écrasant ses mégots, dépose ses cendres sur le mastic des carreaux, fait des dessins avec... Bref, durant des heures et des heures, il fait un vrai numéro sous ma fenêtre !
Et moi, tétanisé par le regard narquois de cet invétéré fumeur qui m'épie et que la mauvaise saison ne rebute pas, bien au chaud chez moi je le regarde faire, à la fois fasciné et horrifié. Je passe mes journées à observer cet intrus s'adonnant au tabagisme actif qui m'observe à son tour, tout à son activité malsaine. Enfin le soir vers dix-huit heures il part. J'attends qu'il disparaisse complètement de chez moi. Alors c'est chaque fois le même rite : pestant contre l'infernal petit vieux je sors ramasser avec des gants ses mégots répugnants, dégoûté par les bouts de cigarettes à moitié couverts de crachats. Et je nettoie l'emplacement que le lendemain il viendra salir de la même façon, à la même heure.
J'ignore qui est cet inquiétant papy fumeur et ne cherche plus à savoir qui il est ni d'où il vient. Sa présence me suffit. Et l'idée de l'interroger m'est passée, tant je crains que vexé par mes questions il ne disparaisse de ma vie. En effet, je me suis assez vite rendu compte qu'il meublait mes journées en y apportant un délicieux frisson ainsi que de vertigineuses interrogations. Je crois que sans ce mystérieux visiteur je m'ennuierais ferme dans ma maison. Chaque jour j'attends sa venue, terrorisé et intrigué, impatient et inquiet.
En fait il occupe avec fruit mon existence. C'est pourquoi chaque soir, même si je maugrée, je nettoie de bonne grâce les saletés déposées sous ma fenêtre par l'infatigable fumeur. Jamais je n'ai pu me résoudre à clore l'entrée de mon jardin par laquelle passe le papy fumeur depuis maintenant vingt-cinq ans.
507 - Avarice extrême
Âgé de quatre-vingts ans, j'ai passé une existence calculée à la bouchée près. J'ai pu conserver une bonne santé naturelle dans un corps toujours maigre avec plein de choses sensées dans la tête. Je possède un coffre bien rempli mais surtout pas de femme : ça coûte. Vivre d'air pur et d'eau claire, ça ne mange pas de pain, aussi ai-je vécu intensément avec deux fois rien. Jusqu'à satiété j'ai respiré l'air, bu l'eau qui ne me coûtaient que la peine d'ouvrir la bouche. Au-delà de ce qui est humainement possible j'ai repoussé les limites de l'économie. Une vie entière à tout compter. Homme sage, avisé, à l'abri du besoin, je suis fier de mon destin. Jamais je n'ai abusé de chandelle, ni de gras, ni de rien qui soit inutile. La joie de l'économie me fait tenir en vie depuis quatre-vingts ans.
J'ai passé tous les hivers de ma vie sans chauffage, je n'en suis pas mort ! Même si le bois est gratuit, ça n'est pas une raison pour le gaspiller. De fait j'ai amassé un trésor de fagots presque jamais utilisés. J'ai mangé de la soupe froide tant que j'ai pu, ma foi je ne m'en porte pas plus mal... J'ai toujours refusé de payer ce que je pouvais obtenir par mes propres moyens, et j'ai bien fait ! Avec un peu de patience, d'esprit judicieux et de courage je peux toujours manger sans rien débourser... Des pommes tombées au bord des fossés ? Voilà du bon cidre pour toute l'année ! A condition bien sûr de le boire à petites gorgées... Des pissenlits sur le chemin ? A moi la bonne salade ! Et le boulanger, vous croyez que je vais l'engraisser ? Ca fait bien longtemps que j'ai oublié le goût du pain frais... Je n'ai qu'à passer dans les fermes la nuit pour récupérer les quignons jetés aux chiens et aux canards. C'est-y pas honteux de donner du pain aux animaux ? Même vieux, du pain c'est du pain. Personne ne me convaincra du contraire.
Vous pensez peut-être que je ne suis pas un homme propre ? Pas besoin d'acheter du savon quand on a de la cendre qui fait aussi bien l'affaire ! L'eau froide de la rivière et la cendre de ma cheminée ne me coûtant rien, je me lave autant que je veux. Il n'y a aucune raison pour que je me prive de ce plaisir gratuit. Je suis riche de pain dur, riche d'eau claire, riche de pommes, riche de pissenlits, riche de cendres, pourquoi dépenserai-je des sous à acheter du pain dur, de l'eau, des pommes, des pissenlits et de la cendre alors que je les ai naturellement sous la main ? Toutes ces bêtises, ce ne sont que des prétextes pour faire dépenser les honnêtes gens !
J'ai eu des amours dans ma vie. Vivant sans femme, j'ai pu reporter mon affection sur mes animaux. Quand on aime les animaux, vous croyez peut-être que ça les rend moins tendres, moins bons ? C'est du pareil au même ! Le goût ne change pas, alors pourquoi me serai-je privé de les manger ? J'ai aimé comme un homme impartial mes poules, mes coqs et mes dindes : je les ai nourris au grain près. Chacun a eu sa part, ni trop, ni pas assez. Devant Dieu je le jure. Sévère mais juste.
Les femmes je les ai aimées aussi, mais avec prudence. C'est qu'elles m'ont toujours inspiré un effroi viscéral. Les approcher, c'est déjà mettre la main à la poche. Une fois qu'un propriétaire de biens pose le doigt sur une femme, moi je dis que c'est l'engrenage. Tous ceux qui se sont mariés autour de moi, à la fin de leur vie je me rends compte qu'ils ont dilapidé une fortune à élever une famille ! J'ai mal pour eux. Aussi me suis-je toujours méfié de ces dépensières. Toute ma vie je les ai fuies, me contentant de les regarder de loin, une main sur la bourse, l'autre sur le coeur car je suis un homme sensible... Ce qui me console, c'est que quand je fais mes comptes, je me dis que finalement j'ai bien fait de rester seul toute ma vie.
Je n'ai pas encore fini ma vie, je tiens bien debout sur mes deux pieds ! Je compte bien économiser pendant encore vingt ans. Il n'y a pas plus résistant que moi.

Ma devise : la dépense, ça use. L'économie, ça conserve !
508 - Une belle cause
Je traverse les profondeurs du cosmos, sonde l'immensité des âmes, voyage dans l'infini des rêves pour souffler sur l'aile de l'insecte, déranger la poussière ou m'asseoir à côté de l'affamé.
Je suis le compagnon des pauvres, l'ami des princes, le fils de la fortune et le frère de la misère. Je suis couvert d'or et vêtu de haillons, je mange des lauriers et crache du vin. La mort est à ma droite, l'enfer est à ma gauche. Devant moi, la Lumière. Derrière, mon ombre. Je ne porte aucun masque car j'ai mille visages. Sur mes épaules, un fardeau qu'allègent deux ailes.
Je marche pieds nus, mais ma route est dorée. Je dors à la belle étoile, mon lit a la légèreté, la douceur du vent. Je chante dans les cimetières : les marbres sous mon frisson deviennent chauds comme la braise. L'Amour m'appelle souvent, je le piétine en quelques mots. Je suis là où on ne m'attend pas.
Les sots essaient de me mettre en lignes, de me boire dans toutes les coupes, de m'apercevoir dans les nuages, au clair de Lune ou dans les chemins creux. Mais je suis insaisissable, je me cache sous les chapeaux et dans les gouttières, sous les jupons et dans les petits souliers. Je fuis les statues et la pompe. Loin des regards, j'apparais comme un chat. Je suis silhouette sur les toits, cri dans la nuit et songe diurne. Mon pas résonne comme le sabot d'un âne, cependant il est tout de velours. Je ne suis pas celui que vous croyez. Je vous crache au visage et vous chante mes malheurs, je baise votre front et vous berce au son de ma lyre.
Je tombe du ciel par hasard, vous m'appelez la pluie, la graine au vent ou le givre, et moi je vous dis que je suis la Poésie.
509 - Vignale me pose vingt questions
Le célèbre et contesté VIGNALE m'a posé vingt (19 en fait, du fait d'une erreur...) questions exquises à travers une de ses fameuses e-terviews dont il a le secret.
1. Bonjour RAPHAEL ZACHARIE DE IZARRA, je suis ravi de vous accueillir en carré VIP sur Le Mague. Ayez l’obligeance de vous présenter à nos lecteurs (pour les malheureux qui n’ont pas le bonheur de vous connaître). Habitez -vous toujours dans cette jolie province du Mans ?

Bonjour Maître. Effectivement, j’habite toujours dans cette verte région où poussent pommes à cidre et mauvaises herbes. Il y a bientôt trois ans, Le Mans fut passablement honoré de me compter parmi ses nouveaux habitants. Précisons qu’en esthète digne de ce nom je loge dans les hauteurs aristocratiques de la cité (la partie vieille de la ville : le "Vieux-Mans"), à l’ombre des tours gallo-romaines qui donnent aux remparts leur aspect... gallo-romain justement. La vitrine ne manque pas de prestige, ma foi !

Je dirais que le Vieux-Mans, pompeusement renommé "Cité Plantagenêt", est l’équivalent provincial des Champs-Elysées pour Paris.

Disons que j’habite les Champs-Elysées, ce sera plus simple.

2. Vous avez du style, vous aimez la langue comme personne et elle vous le rend bien, comment êtes-vous entré en littérature vous qui êtes désormais La Littérature ?

J’ai de de la plume, c’est peu dire. Cependant, qui vous dit que j’aime la langue ? Je la respecte avant tout, la sers du mieux que je peux. Je la crains et la courtise, la toise et l’encense. Avec froideur, hauteur, dédain. Parfois je me montre d’une mesquinerie inouïe envers cette très exigeante, très autoritaire et très belle maîtresse. C’est ma manière à moi de l’aimer. Je suis surtout à ses ordres : elle devant, moi derrière. Je suis entré en littérature par la porte étroite. Je ne connais qu’une vérité en littérature : le travail.

Je ne tolère que l’excellence chez moi, aussi suis-je tout naturellement devenu LA LITTERATURE. Il n’y a là aucun mystère. Ajoutons pour être honnête que mon âme est de fort belle qualité : mes rêves ont de l’éclat, mes aspirations de la noblesse, mes amours sont vertueuses. Bien évidemment le travail ne saurait suffire dans cette affaire, il faut d’abord partir d’une base solide. Le sous-entendu va de soi.

3. On peut lire plus de cinq cents de vos textes (courts) sur Internet. Vous êtes très prolifique, doué et travailleur, d’où vous vient cette frénésie littéraire ?

Le besoin d’être admiré, reconnu, apprécié des beaux esprits, le besoin de briller en mondaine société comme en plus crapuleuse compagnie. J’aime les personnages. Des plus insipides aux plus éclatants. Je suis un humaniste accompli : selon moi les six milliards de personnes que compte notre Terre sont chacune un roman passionnant. Je suis d’autant plus prolifique, doué et travailleur que la littérature, quand on y réfléchit, c’est bien peu de chose. Mes textes, ça n’est que de la littérature. Autant dire, rien ou presque. Du vent (je vais revenir plus loin sur cette notion de vent, ambiguë). De la pure vanité. La vie est ailleurs en vérité. Toutefois, plus rarement la Littérature a une fonction salvatrice pour le lecteur. Les lettres peuvent faire office de béquille morale et sociale pour certains. Combien de sots ont été sauvés par la Littérature ? Aux indigents du coeur et de l’âme je professe l’ivresse littéraire. Je souhaite faire partie en tout cas des très rares auteurs qui ne sont pas vains. Si ma Littérature c’est du vent comme l’est en général toute littérature, j’espère au moins que le souffle ne contient pas que du vide, qu’il est d’essence plus divine que météorologique.

4. Vous le savez je considère que vous êtes un des internautes les plus doués de sa génération, comment expliquez-vous que Gallimard, Grasset et les autres ne se battent pas plus pour vous avoir dans leurs petits papiers ?

J’ai ma fierté d’auteur moi aussi. Au nom de quel petit dieu de l’édition devrais-je sacrifier mon amour-propre ? Pourquoi devrais-je me sentir obligé de m’abaisser devant des statues de plomb ? Mon talent d’auteur ne m’engage nullement à faire le singe savant devant les rois du cirque. Certains le font, ça les regarde. Le statut d’auteur ne permet pas toutes les licences, à mon sens. J’estime que ce sont les éditeurs qui devraient venir à moi, et non l’inverse.

Mon rôle est d’écrire, pas de courir après les éditeurs. Chacun son métier. Si les grands éditeurs parisiens ne me connaissent pas encore, cela prouve qu’ils sont de mauvais éditeurs. Leur travail devrait consister à aller dénicher l’oiseau rare là où il vit, et non à attendre que celui-ci vienne à eux à tire d’ailes. Je le répète, chacun son métier et j’ai mon amour-propre.

5. On pourrait vous croire anachronique mais ce serait une grave erreur, en fait vous parlez avec un style élégant et un peu suranné de la vie moderne et de ses drames. A ce propos j’ai lu un très beau texte "écologique" signé de votre (belle) plume...

L’anachronisme n’a rien de honteux. Détrompez-vous, je suis vraiment anachronique. C’est voulu. Je suis sensible à l’élégance, à la classe, à la courtoisie, aux nobles élans et aux petits vices mesquins. J’affectionne les atmosphères mélancoliques, désuètes, délicates et tristes. Vous auriez dû citer le titre de ce texte "écologique" que vous évoquez car je ne vois pas de quoi vous voulez parler... Il y a 508 textes actuellement sur mon site. Dés lors, la précision s’impose.

6. Vous avez un côté un peu dandy et on aimerait en savoir plus sur votre mode de vie... comment se passe une journée ordinaire de RAPHAEL ZACHARIE DE IZARRA ?

Je suis un authentique dandy. Modestement, je me lève aux aurores. Je porte canne, lorgnon, gants blancs et chapeau. Du moins en esprit, théoriquement. Un vrai dandy n’a pas besoin d’artifices pour s’affirmer comme tel, n’est-ce pas ? Aussi arboré-je avec morbidesse et hauteur quelque vague manteau rapiécé en guise de canne, lorgnon, gants blancs et chapeau. La qualité du tissu ayant finalement une moindre importance, le port seul compte. Il doit être dédaigneux, distingué et détaché à la fois. Une moue inébranlable signe définitivement ma hauteur. La moue aristocratique me sied à merveille.

7. Je crois savoir que vous avez quelque animosité envers ce cher Juan Asensio animateur du célèbre Blog du Stalker. Quel différend vous oppose à cet écrivain bien connu de la toile ?

Asensio est un bel esprit. Il est brillant, pénétrant, vif. Sa plume est dense, sérieuse, riche de citations, mais parfaitement dénuée de vie. C’est un universitaire érudit, un compilateur de savoir oiseux. Autant dire qu’il est atteint d’une maladie qui s’aggrave avec le temps. Asensio est utile aux purs intellectuels, il donne à leurs neurones en mal d’agitation stérile les contacts nécessaires à leur bien-être primaire. Asensio est un talentueux déclencheur de synapses. Avec lui les neurones doctement ébranlés sont voués au seul plaisir - mais quel plaisir ! - d’être mis en contact les uns avec les autres.

8. Si vous aviez un empire qu’en feriez-vous ?

Écoutez, je ne vais pas faire de littérature. Si j’avais un empire, j’en ferais un royaume. Mieux encore : une république. Les lettres y brilleraient d’un éclat... assez moyen. En effet, je mets en avant l’Homme. Je crois en la beauté (terme général désignant Vérité, Beauté avec un B majuscule, Bien, Progrès de l’Esprit, etc.). Et plus je crois en la beauté, moins je crois au mal.

9. Vous trouvez que le roman est un genre mineur, n’aurons-nous vraiment jamais le plaisir de vous lire sous cette forme-là ?

Je n’ai ni le souffle nécessaire ni l’esprit assez corrompu par les moeurs littéraires contemporaines pour écrire un roman. Jamais je n’accepterai d’être associé à la racaille de la plume qui amoncelle pavé sur pavé dans les librairies. L’inflation "littéraire" ôte nécessairement son prix au roman. Plus les illustres Tartempion écrivent, moins la Littérature est tirée vers le haut. Les éditeurs ont de plus en plus tendance à ratisser large. Nous vivons dans une société décomplexée où bien des trivialités sont devenues possibles. Ainsi n’importe quel faiseur de mots peut se targuer d’écrire du roman au kilomètre. Savez-vous qu’en France un livre paraît tous les quarts d’heure en moyenne, et ce tout au long de l’année ?

De rares poissons d’envergure surnagent héroïquement dans cette mer pleine de crevettes, poisseuse à souhait. Je n’écrirai pas de ces romans jetables qui polluent notre culture plébéienne. Je n’écrirai pas de roman, ou alors ce sera une oeuvre immortelle. L’infini ou rien du tout. Si je parle en belles lettres, c’est pour que le Ciel entende ma voix. Mais si je n’ai rien à dire aux anges, je la ferme définitivement jusqu’à la tombe. Ce que devraient faire la plupart des "romanciers" d’aujourd’hui.

10. Quels sont les auteurs contemporains qui ont vos faveurs littéraires ? Houellebecq vous touche t-il davantage qu’un Beigbeder, un Zeller ou un Moix ou bien vous ne lisez que les morts ?

Je suis fièrement inculte. Vierge de bien des influences mais non point sans avis. Je connais les titres et les têtes des écrivains actuels, mais guère plus. Rares sont ceux qui ont su me plaire avec leurs mots. Je possède une intuition étrange : je sais reconnaître un auteur de valeur sans ouvrir un seul de ses livres, juste en lisant sur ses traits. Car la Littérature transparaît sans fard sur la face des auteurs dignes de ce nom. Sur leur front, moi je la vois dans sa vérité. La Littérature ne m’échappe pas.

J’ai l’oeil pour ces choses. Et lorsque je vérifie les écrits de l’auteur ainsi sondé, je constate que je ne me trompe jamais. Celui qui parle en auteur mais qui n’a pas l’éclat de la Littérature entre les deux yeux, je le sais avant même de lire sa première page.

J’estime sans l’avoir lu que Houellebecq, s’il possède effectivement quelque plume (pour avoir survolé de très loin une ou deux de ses pages, je n’ignore pas de quoi je parle) manque singulièrement de hauteur ne serait-ce que parce qu’il a commis l’impudeur de montrer sa face aux caméras de télévision. Trivialité impardonnable pour un auteur digne de ce nom.

J’ai lu il y a quinze ans "Noces Barbares" de Quéffelec, et en ai gardé une saveur livresque délectable. J’éprouve une réelle estime pour cet authentique écrivain (comme l’est Gonzagues Saint-Brice) qui sait raconter les vies, les personnages. En outre il passe bien à la télévision, je lui pardonne donc.

Beigbeder que je n’ai jamais lu a des allures de dandy raté. Il s’est trop fourvoyé avec la jet-set pour être crédible aujourd’hui. Beigbeder, tout comme PPDA et les autres têtes "mercantilisées" par la boîte à abrutir, ne m’inspire aucunement le désir de lire ses productions. Certaines vulgarités heurtent définitivement ma sensibilité.

Je ne connais ni Zeller ni Moix.

A présent vous voulez en savoir plus sur mes goûts en littérature classique ? Ca tombe bien, ils sont tous morts, car effectivement j’ai une préférence pour ceux qui ont l’extrême pudeur de ne pas se dénuder devant les caméras. Pour inculte que je suis, également en ce qui concerne les classiques, je vais tout de même vous dire ce qui m’agrée et ce qui me désenchante. Mon avis sera assez limité, puisque mes lectures en ce domaine sont également limitées.

Le "Bateau ivre" de Rimbaud m’ennuie profondément. Homère également m’ennuie profondément avec son interminable et soporifique Odyssée... Lamartine, Musset, Vigny, et Nerval parfois, savent toucher mon coeur esthète, comme c’est d’ailleurs le cas pour la plupart de mes contemporains. Rien d’exceptionnel en cela. En tant qu’êtres humains ou simples lecteurs, nous sommes tous sensibles, sans exception. Là encore, rien d’extraordinaire dans le fait d’être touché par quelque auteur de choix. C’est bien pour cette raison que les grands auteurs sont de grands auteurs.

Hugo est à mes yeux un véritable génie qui domine toute la littérature française. Par sa simplicité, sa capacité à atteindre l’universel, il s’impose à moi (et à bien d’autres) comme un modèle. Proust sait m’ennuyer avec fruit. Et c’est un véritable plaisir que de rechercher ce délicieux ennui et de perdre mon temps en si bonne compagnie. Daudet père m’est particulièrement agréable, léger, poétique : il n’est pas prétentieux, comme peut l’être par exemple Sartre. Kafka est divinement fou et sa folie trouve en moi un certain écho. Maupassant est mon péché mignon : je le dévore comme un fruit suave absolument pas défendu. Balzac me pèse beaucoup : c’est un plat de résistance bien gras, bien trop consistant pour mon estomac délicat. Une sorte de boulet à traîner dans mon esprit.

Flaubert écrit très bien, il est parfait dans le mode "gueuloir". Baudelaire est diablement talentueux. Enfin un bon poète. Céline m’est parfaitement indigeste, non seulement dans le fond mais surtout dans la forme. Cette écriture haletante, hachée, m’est absolument insupportable. C’est du hachis Parmentier pour moi, un compost de mots et de ponctuations, de la véritable bouillie littéraire. Shakespeare est le roi dans son domaine, épique et pittoresque : c’est le prince du théâtre. Molière m’amuse, mais je n’en fais pas un César pour autant. Camus est anecdotique : un fétu de paille, presque une fumée dans la tempête de la littérature. J’ai dû en oublier quelques-uns.

Tous ces avis ne sont bien entendu que des avis personnels.

12. On sent un poète plein de verve dans vos syntagmes en vous cher Raphaël Zacharie de Izarra. Pourtant la Poésie, de nos jours, est ringardisée ou démodée.. quel est votre programme pour lui rendre enfin la place qu’elle mérite ?

Mon programme pour redonner à la poésie son éclat perdu est simple : une refonte des sensibilités par l’abandon brutal et définitif des niaiseries hollywoodiennes et de tous leurs produits dérivés. L’industrie cinématographique commerciale a occasionné des ravages sur l’inconscient collectif du monde entier (surtout depuis les trente dernières années).

Vulgarités, violences, pornographies sont devenues la norme. La Poésie ainsi écrasée par le rouleau compresseur américain est devenue plate comme une galette : les références poétiques chez le "consommateur filmique" moyen se rapportent à E.T., l’extraterrestre de Spielberg. Vertigineuse hérésie ! C’est ce que j’appelle la décadence culturelle. Il n’y a pas de mystère : il faut revenir aux classiques, réadapter les sensibilités émoussées par le vacarme hollywoodien aux délicatesses des siècles désuets. Je conseille en outre à tous les lecteurs de bonne volonté et de bonne foi de se convertir à la poésie izarrienne.

13. Vous êtes un des derniers polémistes, pamphlétaire, homme partisan, est-ce que cette liberté vous coûte cher dans cette société si procédurière et cul serrée ?

Étrangement j’ai toujours été épargné par les crachats guindés des "pontifiats" malmenés et par les vociférations de la gueusaille raillée. Il faut dire que mes contemporains ayant la plupart du temps accédé depuis leur plus jeune âge à l’état "vedelique" (souvenez-vous : "les français sont des veaux", clamait sans crainte de Gaulle), je peux exercer à leur encontre sans retenue ni contrainte mes foudres, à l’imparfait du subjonctif si possible.

14. Une chose est étrange dans votre parcours somme toute assez "classique" (sans que l’acception soit ici péjorative). Comment se fait-il que vous l’admirateur des siècles passés soyez un si parfait internaute à la pointe de la souris ? N’avez-vous jamais boycotté comme beaucoup de garçons de lettres cette nouvelle technologie qui éloigne de la plume et de l’encre...

Je continue de signer mes lettres d’amour (postales) et mes lettres d’injures à l’administration à l’authentique plume d’oie (le volatile est élevé chez mes parents) et à l’encre de Chine.

Mais dans le fond, plume d’oie ou clavier informatique, l’instrument d’écriture n’est jamais que la prothèse plus ou moins affinée de la main, laquelle traduit les mouvements du coeur et de la pensée. Encre de Chine ou octet, l’écriture est le prolongement visible de l’esprit. Quel que soit le support, le message seul importe. L’essentiel, n’est ce pas le mot ? Le parchemin n’étant que le flacon, qu’importe son aspect ! Et puis la machine à écrire n’était-elle pas à sa naissance considérée par les "puristes à la plume d’oie" comme un tas de ferraille sans âme ? La nouveauté effraie chaque époque. Aujourd’hui la machine à écrire fait figure de chaude plume comparée au froid traitement de texte informatique. La machine à écrire qui au début avait des allures de mécanique barbare auprès des écrivains "à la main" a pourtant gagné ses lettres de noblesse à l’ère de la haute technologie. Gageons que l’instrument informatique entrera à son tour dans la légende.

Cela dit, je comprends que l’on puisse préférer la plume d’oie, c’est profondément humain. Cependant le fait d’écrire au clavier informatique ne m’interdit nullement quand cela me chante d’aller écrire à la plume à la lueur de la chandelle... Il est quand même plus noble d’écrire à la plume, je ne le nie pas un instant. L’oeuvre littéraire dans son jet originel peut parfaitement être écrite à la plume. L’inspiration peut ainsi apparaître sous le "règne de la plume", dans les règles les plus pures de l’art.

L’oeuvre une fois enfantée avec les cérémonies classiques qui lui siéent, rien n’empêche ensuite de la recopier sur un ordinateur.

15. Vous êtes un érudit mangeur de livres et dévoreur de curiosité et pourtant vous citez peu ou alors seulement vous-même, c’est assez peu courant comme attitude dites-moi...

Détrompez-vous, je suis parfaitement inculte comme je vous l’ai déjà dit. Vous êtes victime d’une illusion, comme quoi même les plus beaux esprits peuvent se faire piéger par les plus grossières apparences...

Qui mieux que moi peut savoir que je suis un excellent auteur inculte ? Ma plume a ceci de particulier, qu’elle fait facilement croire que j’ai plein de connaissances livresques. Or je suis vide de ce côté-là. A quelques rares et lointaines exceptions près, je ne lis aucun livre digne de ce nom (je parle de littérature classique), je survole, picore, m’ennuie, saute cent pages avant de m’envoler bien vite vers mes sommets pleins de légèreté, trop las de lire les livres des autres, aussi académiques soient-il. Autrement dit, j’abandonne assez vite mes lectures afin d’écrire à mon tour.

Je suis une plume dans l’âme, aussi le moindre souffle me fait-il prendre de la hauteur. Lire me pèse. Écrire m’allège.

16. Il est plus agréable de dilapider son talent que de ne pas en avoir, c’est certain mais d’aucuns diront que vous n’êtes pas modeste. Que répondez-vous à cela ?

"Je ne suis pas modeste car je n’ai pas les moyens de l’être". C’est ce que je dis dans un de mes textes où je fais mon propre éloge. Pourquoi devrais-je me faire passer pour le modeste que je ne suis pas, alors que je suis né fier et hautain ? La suffisance est une grande qualité. C’est elle qui fait les seigneurs.

17. Quelle la pire des rumeurs qui circule sur vous ?

J’avoue supporter de moins en moins les railleries stériles émanant d’esprits ineptes et être de plus en plus sensible aux flatteries (que nul n’hésite à en faire grand usage car je ne suis pas humble dans ce genre d’affaire). Les flatteries, lorsqu’elles sont justifiées par une réelle admiration sont toujours les bienvenues. Les critiques sont reçues avec la même attention car elles me servent à améliorer mon écriture. Je les accepte et les écoute avec fruit et humilité lorsqu’elles proviennent de fins lettrés. J’insiste et le répète : uniquement lorsqu’elles émanent d’érudits avisés, d’esthètes avertis, de beaux esprits et non d’ignares, d’illettrés, du vulgaire. A la plèbe sottement railleuse que je viens de citer, je réserve une fausse rumeur destinée à lui faire honte.

La pire rumeur : je plagie. C’est donc moi-même qui répands cette rumeur afin de piéger mes nombreux détracteurs. Je les pousse à m’injurier, si possible publiquement, puis je leur fais éclater la vérité à la face. Ceux qui n’apprécient pas mes écrits (et c’est leur droit), je leur fais croire (et c’est également mon droit) qu’en raillant de la sorte ma plume ils raillent en fait les meilleurs auteurs classiques du panthéon littéraire (que je prétends avoir recopié purement et simplement en changeant simplement les noms propres).

J’attends alors qu’ils se mettent à encenser les prétendus écrits classiques que je dis avoir pillé mot pour mot et qu’ils traînaient dans la boue un instant plus tôt, et s’ils persistent malgré cela à railler mes prétendus plagiats, affirmant par exemple que je plagie mal, alors la rumeur agit. Je suis pris dans ma propre toile, piégé par mon orgueil. Heureusement ça ne dure pas longtemps : il faut bien se rendre à l’évidence, nulle part on ne trouve d’équivalent à ma plume.

18. Sur votre tombe, si par malheur vous nous quittiez un jour, que verrait-on à la pointe de l’épée ?

En cette terre repose celui par qui les muses s’exprimèrent de la plus belle des façons. Il fut leur porte-parole, le confident des anges, l’ami des astres. Il rêvait de chevauchées célestes, d’essor cosmique, poursuivant sans cesse les étoiles, épris des hauteurs incorrompues.

Et d’amour pur.

Il aimait la compagnie des femmes, chantant les vierges beautés, fut aimé de ses pires ennemies les laides, les acariâtres et les déflorées qu’il raillait sans remords.

Il fut proche de Vertu, fuyant vice, gueusaille, mollesse.

Il éprouva des passions charnelles pour des bonnes soeurs, des naïves fortunées, des servantes de sa maison qui lui en furent toutes reconnaissantes.

Il n’aimait pas les enfants, ni les chiens, ni les engrossées. Narcisse fut son frère d’arme. Harpagon son conseiller financier. La Camarde sa hantise pour laquelle il succomba finalement, cédant vers la fin de sa vie à ses avances, toujours en quête d’aventures inédites...

19. Quel est le bon mot que vous avez enfanté de votre plume dont vous tirez la plus grande satisfaction ?

Impossible de vous dire. Il y en a au moins cent et je ne les ai pas en tête. Tenez, prenez celle de la question 16 : "Je ne suis pas modeste car je n’ai pas les moyens de l’être". Celle-là je l’ai bien en tête et les 99 autres y sont incluses.

20. Par quoi voulez-vous terminer cette interview cher RAPHAEL ZACHARIE DE IZARRA ?
J’ai été ravi de répondre à vos questions. Je les ai trouvées intelligentes, drôles, spirituelles. Mais c’est l’heure de me concerter avec ma muse. Terminons sur ces mots pleins de promesses, voulez-vous ?
510 - Des pensées secrètes
Marquis,

Hier dans le parc j'étais presque au paradis. Vous étiez là, beau, hautain, maniéré, couillu comme un cerf, cynique et tendre. Et moi, Demoiselle évanescente tout en dentelles et cheveux noués, folle et guindée, grave et frivole, ivre et digne, en secret je brûlais pour vous. Et je baisais le Ciel, baisais vos pieds, baisais votre perruque en fermant les yeux... Vous n'y voyiez que du feu, sot que vous étiez ! Et toutes ces femmes autour de vous qui caquetaient en robes de soie et décolletés ! Diable ! J'enrageais ! Ha ! Beau Marquis, comme j'aurais voulu être seule en votre compagnie dans le parc, élue entre toutes les peaux laiteuses...
Je rêvais de vos mains de pianiste sur mes vallons menus, de vos doigts bagués d'or fin sur mes bijoux frêles... Je rêvais de votre manche énorme secouant mondainement mes entrailles en émoi. Grossement couillu Marquis, vous me mettiez en pâmoison. Ha ! Quand verrai-je vos belles burettes rendre à mes profondeurs nobles les honneurs qu'elles méritent ? Je vous aime Marquis, vous aime, vous aime... D'un amour de Demoiselle, d'un amour de vierge parée de rubans de Chine, d'un amour de petite Marquise enfin.
Je vous revois près des glycines, dans la roseraie, regardant avec mélancolie les cygnes du parc glisser sur l'onde... Las ! Votre cour de femelles empressées m'était odieuse dans ce décor idéal ! J'étais la plus belle, la plus jeune, la plus précieuse, affectée à l'extrême jusque dans ma façon de porter l'ombrelle du bout des doigts, et vous Marquis vous ne sembliez avoir d'yeux que pour ces épaisses engrossées qui avaient de la chair à offrir mais point de finesse ! M'avez-vous vue Marquis ? Ma gorge est pareille à celle de la statue de la fontaine du parc. Ma cuisse a tout de la cuisse de biche. Voyez mon séant doux, joli, cher Marquis, voyez mon séant : il n'a pas d'égal chez vos oies grasses.
Marquis, dimanche prochain je vous reverrai au parc. Vous n'ignorez plus ma flamme, aussi promettez-moi de ne me plus faire injure. Vous chasserez du parc ces châtelaines empâtées. Quelle Demoiselle souffrirait une telle concurrence ? Je suis jeune, svelte, pleine d'esprit, c'est pourquoi à l'ombre des glycines, profitant des parfums subtils de la roseraie, jusqu'à ce que le cygne chante vous me remplirez et le con et le cul de tout le contenu de vos bonnes grosses couilles de cerf en rut.
511 - Merci Nestor !
Nestor,

T'es pas très beau, pas très brillant, pas très courageux, mais qu’est-ce que tu es fort pour la gnôle ! Un vrai héros de la bouteille. T'es toujours fauché mais jamais à cour d'idées noires. Pour mon anniversaire tu m'as offert deux ou trois baignes, merci de ne jamais m'oublier en toutes circonstances, Nestor. Sais-tu qui c'est qui t'aime ? Les mouches qui te tournent autour, et pis les rats que dans ta fainéante bonté tu engraisses.
Merci Nestor, t'es un gars bien.
Heureusement que je suis là pour te tenir bien gras et payer ta gnôle, sinon comment tu ferais pour faire ta sieste toutes tes journées à rien faire à part cogner ton monde ? Pour être un foutu salaud, crois-moi t'en es un. Moi ta femme, moi ta bonne à tout faire, moi ton sac à coups, des bleus j'en ai reçu en cadeaux d'anniversaires, et pas que pour mes anniversaires d'ailleurs. Pis pas des petits bleus hein ! Non, des sacrés gros gnons putôt. Pour ça t'as été assez généreux avec moi Nestor, je peux pas dire le contraire.
Merci Nestor, avec toi c'est tous les jours fête.
Tu as des capacités, je te l'ai toujours dit. Quand tu veux, tu peux. Plus volontaire que toi, je connais pas. Quand tu cognes, tu cognes ! Pis quand tu bois, tu fais pas l'économe Nestor... Et sans manière encore : au goulot comme un vrai coullu que t'es. Pis quand l'une est finie, hop ! Y'a l'autre qu'est sirotée aussi sec ! Tu y vas jusqu'à ce qu'il y en ait plus. Après tu re-cognes. Tu re-cognes parce qu'il y en a plus ou parce que t'as assez bu pour commencer à faire le malin, ça j'ai jamais su exactement, mais enfin c'est un détail.
Merci Nestor, t'es pas une mauviette.
T'as toujours aimé tes clebs. C'est un amour mordant que tes bêtes te rendent, tu sais. Tu les aimes avec le bâton tes chiens. T'as du coeur Nestor. Pis tu te fais des soucis diététiques pour eux, tu les as mis au régime-maison : eau salée et raclée tous les matins. C'est ton sport à toi, après la bibine de la nuit. La raclée aux chiens, ça te mets toujours de bonne humeur pour commencer ta journée. Pis pour te mettre en forme le soir, la raclée du matin aux chiens, c'est moi qui la prend. T'as le coeur pourri jusqu'à l'os c'est vrai, mais pour ce qui est de ton poing fais-moi confiance, il est encore solide. Ton tout petit braquemart d'ivrogne il est toujours mou comme une grosse chique avachie, mais qu’est-ce que tu cognes dur et longtemps ! C'est l'essentiel. T'es un homme, un vrai de vrai qui fait la loi et qui sait diriger son monde !
Merci Nestor, t'es un chef.
T'aimes les femmes, t'es plein de classe avec elles, t'es plein d'attentions, t'es plein de fleurs, enfin disons qu'il y a un ou deux pétales qui traînent dans ton bouquet d'épines, t'es même plein tout court Nestor. Tu sais leur dire les mots qu'il faut aux femmes : tu parles avec les mains. T'es distingué comme un verrat. Tu causes pas, tu y vas directement. Pis quand ça passe pas, tu cognes. C'est ta manière à toi d'exercer ta mâle séduction. Ton approche personnelle du beau sexe est quand même assez sophistiquée, y a pas à dire... T'es imaginatif Nestor. Tes couilles elles sont pleines de gnôle, mais tu sais rendre hommage aux demoiselles, à ta femme, à la serveuse du bistrot : t'es impuissant alors tu les cognes.

Merci Nestor, t'es un homme.
512 - La conversion de la dévote
Marie-Agnès était une caricature de vieille fille. La trentaine osseuse, l'oeil méchant, la voix sur-aiguë, dans son village elle voulait passer pour une sainte, une bonne, une pieuse femme. Ainsi elle montrait sa grandeur d'âme en rendant visite aux moribonds : avec zèle elle fermait leurs volets, leur clapet, puis leurs paupières. Accompagner les mourants la gonflait d'une importance locale. Mais surtout, s'imposer dans les derniers instants de ceux qui basculent vers la tombe lui procurait un sentiment de puissance inégalé. Elle aimait contredire tout le monde, médire sur tout, chasser joie, douceur, tendresse. Son plus grand vice de frustrée.

Officiellement Marie-Agnès était une enfant de choeur, une femme économe, une onctueuse, sereine, admirable altruiste. En fait c'était une enragée au coeur plein de fiel, une âme tourmentée par les plaisirs de la chair, une solitaire obsédée par l'argent au point que l'avarice était son second vice.
A la nuit tombée elle rôdait parfois autour du café de l'église en quête de saillies immédiates et perverses avec quelque ivrogne titubant. Pire : elle faisait des avances à son curé âgé et bossu qui ne buvait jamais !
Le baron du village voisin entendit parler de cette célibataire hypocrite et méchante et en bon esthète qu'il était, il eut des vues sur cette exquise corrompue. Celle-ci devint son amante. Mais bientôt lassé par cette conquête au chant strident, le baron s'en débarrassa promptement. Cette dernière, plus acrimonieuse que jamais en conçu une inextinguible rancoeur envers son curé, allez savoir pourquoi ! Le dimanche suivant elle se mit en tête de sonner les cloches aux cotés du bedeau. En fait elle souhaitait corrompre l'innocent, mais ne parvint qu'à décrocher la cloche à force de rage.
L'airain, en ayant chu lui fêla le crâne.
Depuis Marie-Agnès est devenue sage, tendre, vertueuse, généreuse, et aime sincèrement son prochain, elle qui jadis derrière ses sourires fourbes était si féroce au grand jour, si odieuse dans l'ombre. La louve hier hurlant à la mort aujourd'hui bêle comme une agnelle.
On dit qu'elle est devenue folle.
513 - La poule et le coq
Votre visage est une eau morte, une flaque trouble et morne qui reflète la vacuité de votre âme, la sottise de votre pensée, le vide de votre tête. Vous avez toutes les apparences de la stupide, commune, terne créature que chante avec éclat ma plume esthète.
Ma lyre est cruelle, faite-lui honneur : demeurez ce paysage plein de grisaille. Laissez-vous peindre, mes couleurs vous habilleront de ridicule. Ma gloire est dans votre misère, la vôtre est dans ce chant que je vous destine.
514 - Les couilles de l'abbé
L'abbé Brisson avait des couilles bien singulières qui faisaient sa réputation à des kilomètres à la ronde autour de sa paroisse. Des couilles de singes, des couilles de chameau, des couilles se sodomite pensez-vous ?
Non, des couilles en or.
L'abbé louait ses couilles aux pécheresses, ce qui était plus rentable que de faire la quête le dimanche. A mesure que se vidaient les roupettes de l'homme pie, les caisses de la paroisse se remplissaient.
Bientôt le clocher il put refaire. Les cloches du village résonnèrent plus claires que jamais dans l'air du matin :
"L'abbé à des couilles, des couilles de singe, des couilles de chameau, des couilles de sodomite ? Non, des couilles en or !"
515 - La vieille chouette
J'habite en face du cimetière avec vue sur tous mes anciens voisins et pis l'Eustache qu'avait fait les tranchées. On m'appelle "la vieille chouette" dans le village. On dirait que ça gêne certains que je soye toujours vaillante quand d'autres y sont à mordre la racine à six pieds en d'ssous terre... C'est pas à quatre-vingt-quatorze ans que je vais déménager de ma maison ! Si y en a que ça contrarie, on verra qui c'est qu'aura le dernier mot, vu que j'habite en face du cimetière pour ceux qu'auraient pas compris.
Depuis ma fenêtre j'ai assisté à toutes les entérailles ! Ca fait plus de cinquante ans que ça dure, pis je peux vous dire que c'est pas prêt de s'arrêter de sitôt. Pour ça, le temps m'a toujours donné raison. Des curés, j'en ai vu : des gros, des maigres, des riches, des miséreux, des cocus, des mollassons, des brillants, des pas jolis à voir... Y sont tous à sucer le pissenlit par la patte à l'heure qu'il est. C'est pas pour rien que j'habite en face du cimetière : je les ai tous enterrés.
Quand ça sera à mon tour d'aller sonner la cloche au Diable, y aura pas queue pour mon cortège. Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ? C'est quand même pas les invités qui vont aller mourir à ma place, non ? Moi je dis que ce qui compte, c'est d'avoir toujours la tête haute, même quand on est allongé la tête en bas. J'ai ma fierté. Quand je passerai de l'autre côté, personne pourra dire que j'aurai manqué de hauteur avant de descendre dans le trou. Déjà rien que le corbillard, y'en aura pas vu que j'habite en face du cimetière. On m'enterrera à dos d'hommes. De ma fenêtre je domine les trépassés, alors vous pensez bien que de la hauteur, j'en ai jamais manqué. C'est pas pour flancher au dernier moment.

Depuis mon nid de chouette j'en ai vu des choses. Et des pas toujours belles. Comme quand l'Albertine elle a fait main basse sur les fleurs de la tombe de l'Eugène un jour de nuit sans lune... Je l'ai bien vue moi ! Pis quand la grosse Gertrude elle a fait venir le bedeau pour le déniaiser derrière le caveau de famille, vous croyez que ça m'a échappé ? Vu que j'habite en face du cimetière, je fais que ça de regarder ce qui s'y passe, alors vous pensez comme je connais tous ses hôtes ! De drôles d'oiseaux ! Ha ! J'en aurais encore des choses à dire sur les événements du cimetière ! Je pourrais tenir un journal. D'ailleurs j'en tiens un. A ma mort, croyez-moi ça va faire du bruit dans le village. C'est pas pour rien qu'on m'appelle "la vieille chouette". On m'enterrera seule, je me fais pas d'idée là-dessus. C'est pas ça qui me fera flancher. Depuis ma fenêtre, personne pour me tenir la planche.
Raide je serai. Seule. Mais la tête haute, jusqu'au bout.
516 - Buvons !
Buvons, buvons car le vin est le suc des étoiles et l'ivresse est belle !
Buvons à gorge déployée, la mort ne devancera pas pour autant son heure. Un verre de plus, un verre de moins, elle viendra à point : attendons-la avec des bulles dans la tête. Buvons sans remords, Bacchus saura trouver les mots pour faire légers les pas de la Faucheuse.
Buvons, le sang de la vigne fait chanter les âmes. Buvons ! Le jus du raisin trouble les idées, éclaircit les coeurs. Buvons, le son du glas résonne moins grave lorsque teintent les verres : l'airain est durable mais sinistre, le cristal fragile mais joyeux.
Celui qui boit ne peut être un méchant homme. Qui s'humecte le gosier abreuve l'amour. Qui arrose son palais met le feu à son âme.
Mortel, la coupe devient sacrée dés lors que tu la portes à tes lèvres : le vin est l'eau des anges, le miel du Diable, l'onction de Dieu, le lait de l'âme.
Buveur, si la bouteille parfois est âpre, l'étincelle est divine. Même lorsque le vin pique ta gorge, il caresse tes espoirs les plus doux. Chéris ce poison qui te rend la vie belle ! La Camarde jette une ombre mélancolique sur tes jours comptés, alors que la vigne répand sa lumière sur ton front amnésique.
517 - A l'aimée
Ton visage est une photo jaunie, une image d'antan, ton âme une atmosphère désuète et tendre. Tu es une idée, mon idée de l'amour : un parc, quelques feuilles au vent, un serment, une prière mélancolique. Un murmure. Tu es une chandelle qui passe. Ta clarté timide trouble la nuit. Astre trop pâle, le jour te nuit : tu luis à l'ombre.
Tu es un crépuscule, un soir vernal, une sensation vespérale, deux ailes dans le couchant. Tu es ma relation intime au temps : avec toi les années pèsent, s'allègent, se répètent, se perdent dans le flou.
Chaque jour est un espoir de retour au parc, décor idéal de nos âmes candides.
Ton reflet pour toujours est figé dans ce parc. Cette image d'antan, cette photo jaunie, cette atmosphère désuète et tendre, cette idée mienne de l'amour, je la retrouve parfois à l'entrée du parc, intacte, vouée à l'éternité, à travers cette statue qui te ressemble.
518 - Une ferme en mars
Il pleut sur la ferme sarthoise. Les toits soupirent, les gouttières chantent leur ennui, dans la boue ruisselle une onde triste : le mois de mars prend parfois des allures sinistres dans les campagnes. La jeune fille regarde tomber la pluie maussade à travers les carreaux. Elle se sait laide, sans avenir, vouée à la solitude.

De la buée formée par les exhalaisons d'un pot-au-feu qui mijote voile les vitres de la fenêtre donnant sur la Misère : une basse-cour morne couverte de flaques. D'un geste las la jeune fille passe la main sur le carreau embué. Pour mieux voir l'enfer sous la pluie, peut-être.
Assis près de la cuisinière, ses vieux parents attendent en silence. Ils regardent dans le vide, la tête pleine des minutes qui passent. Le pot-au-feu semble être la seule cause apte à combler ces âmes pareilles à des souches. Le tic-tac de l'horloge séculaire tue à petit feu le temps qui s'étire, s'étire... La jeune fille regarde toujours la basse-cour trempée. Figée devant la fenêtre, elle n'entend plus le sempiternel tic-tac du cercueil derrière elle. Et ce pot-au-feu haï, exécré, abhorré qui suinte la torpeur, la province, les habitudes... Ce satané pot-au-feu, trésor des hospices qui réjouit la vieillesse et afflige les anges...
Prend-elle pleinement conscience à cet instant précis du malheur de sa vie ? Après un long soupir, comme possédée par une folie libératrice, elle hurle de toutes ses forces face à la fenêtre honnie !
Puis sort devant les vieillards hébétés, court devant les étables, quitte la ferme, court encore à travers champs, longtemps, fouaillée par les éléments, déchirée par les ronces, enfin s'arrête, essoufflée, la tête levée vers le ciel, le visage luisant de pluie et de pleurs mêlés, et dans des sanglots profonds, déchirants, s'adressant aux nuages :
- Emportez-moi, amis d'en haut ! Emmenez-moi dans vos hauteurs tourmentées et magnifiques ! Laissez-moi vous chevaucher, prenons ensemble la direction de l'éternité, chers voyageurs célestes ! Faites-moi oublier mes sabots, vous qui avez des ailes. Faites légère ma vie. Ne voyez-vous pas que je traîne de la boue à mes semelles ? Peuplez mes nuits de rêves splendides, car en plein jour je ne songe plus au bonheur... Accordez-moi une seconde chance vers les astres, puisque je m'enlise en cette terre où tout meurt autour de moi. Je suis laide, je suis seule, je suis damnée, aimez-moi au moins un peu, vous les nuages ! Aimez-moi, vous qui passez si haut au-dessus de la ferme où pour ma peine j'ai vu le jour ! Aimez-moi une fois, au lieu de me punir encore de vos larmes moqueuses !
La fièvre retombée, l'hystérie passée, son chagrin déversé dans le ciel sourd, ses espoirs semés au vent inutile, sa prière envolée vers les nuages impassibles, l'éplorée tristement s'en retourne vers la ferme, trempée, grelottante, résignée, le pas plus pesant que jamais. Là-bas deux vieillards l'attendent. Certes secoués mais ne se départant pas de leur solide sens des réalités : au retour de leur fille, ils la réconforteront avec les moyens à leur portée.
Avec un peu de chance, le pot-au-feu sera encore chaud.
519 - Une chambre d'enfant
L'enfant est endormie sur le lit. C'est une belle adolescente. Sur le mur au-dessus d'elle, un crucifix. A son chevet, des fleurs fraîchement cueillies répandent leurs effluves subtils. Le vase qui les contient est un cristal pur. La pénombre est solennelle.

Une grande paix règne dans la chambre. Le silence est tel que même la respiration de la dormeuse est imperceptible.
Avec ses cheveux blonds disposés comme une auréole autour de son visage, l'infante aux joue pâles à l'air d'un astre. Elle rayonne sur l'oreiller.
Mais surtout, elle sourit, yeux fermés, bouche ouverte. Plongée dans son étrange sommeil, ses traits gracieux et son sourire figé font penser à un ange qui rêve. Entend-elle le chant matinal des oiseaux derrière les volets clos ? A ces premiers bruits de l'aube, les paupières n'ont pas bougé : la jeune fille à la chevelure de lumière est tout à ses songes...
Le soleil est déjà haut. Sonores, graves, sourdes, les cloches de l'église sise juste en face de la chambre font vibrer le cristal où trempe le bouquet floral. Elles ne réveilleront pas la belle endormie.
La veillée funèbre s'achève. Avant midi, on emportera le jeune corps.
520 - Faits triangulaires dans la Sarthe
L'abbé Besnard, curé d'un village nommé "Crissé" sis au fin fond de la Sarthe, a souvent été surpris par ses ouailles en train de hurler de satisfaction malsaine devant des chapelets d'andouilles au vinaigre confectionnées dans le plus grand secret par le boulanger défroqué de Saint-Rémy-de-Sillé, le village voisin.
Le délit en général se situe dans l'après-midi, entre 15 heures et quart et 17 heures 40. Les nouveaux-nés au son de ces hurlements qui rivalisent en sonorité dans les aigus cassés avec une des cloches de l'église -la fêlée pour être précis-, les nouveaux-nés disions-nous au son de ces hurlements s'endorment systématiquement comme de jeunes souches molles. Ce qui a le don d'exacerber les talents de poète du jardinier de l'abbé en question.
A part ça, le réveil au village est tout à fait ordinaire : croissant chauds pur beurre et calotte polaire pour le pape local.
Le village entre vraiment en pleine action vers les dix heures du matin. Là, le boulanger passe l'air de rien et distribue à qui ne le demande pas saucisses sèches et haricots rouges. Il s'arrange toujours pour ne pas empiéter avec son concert de klaxon sur les dix coups émis par le clocher donnant l'heure. Avant dix heures, il se dépêche de donner le maximum d'appels sonores à répétition très brefs et très nerveux, après dix heures il s'en donne à coeur joie et ce sont alors de longues, d'interminables plaintes fortement appuyées... Voilà un boulanger qui a de drôles d'idées, c'est peu de le dire ! Il n'a jamais vendu de pain de sa carrière, rien que des saucisses sèches et des haricots rouges. Pas vendus d'ailleurs : distribués. Il serait même plus juste de dire jetés au hasard devant les portes.

Un jour s'est produit un phénomène d'une extrême rareté : par un inexplicable hasard les hurlements de l'abbé se sont superposés aux clameurs mécaniques de la voiture du boulanger. Il était midi, ce qui clochait évidemment... Les cloches justement s'étaient elles aussi mises de la partie, au même moment.
Douze fois elles ont retenti. Rien de notable cependant ne s'est passé à l'issue de ce triple concert déconcertant : l'abbé s'en est allé au presbytère, le boulanger s'en est retourné faire sa charcuterie à Saint-Rémy-de-Sillé et les cloches se sont tues immédiatement après l'émission du douzième coup.
Bien que le fait fût unique dans les anales de la paroisse, le village n'en a pas été bouleversé pour autant et aujourd'hui il continue de couler des jours toujours aussi agités au fin fond de la Sarthe.
521 - Préludes à l'amour
- Gertrude, ramène donc ton treux à truie que je t'y foute ma grosse pinasse en-dedans et que je t'y engrousse que comme ça dans neuf mois t'auras un phoque bien de chez nous qui te sortira du treux de culasse !
- L'Alphonse, t'es un ange ! Aujourd'hui c'est la Saint-Valentin et tu vas me mettre un fruit des entrailles dans ma panse à engroussailler ! T'as raison mon Alphonse, mets-z-y donc au fond de ma panse à enfanter ta grosse tripe à fumelle !
- La Gertrude, je t'aime et je m'en va te le dire dans l'étab' à vaches avec ma triquaille au fond de ton treux de coche. Ca te va comme genre de dîner aux chandelles, ou tu veux que j'ajoute un peu de gnôle dans les gosiers, histoire de bien te rentrer dans les tripes à enfanter que tu mettras au monde un vrai péquenaux qui nous ressemb' et pas un fainéant d'parigot ?
- L'Alphonse j'préfère que tu me loges ta triquaille de boeuf tout de suite dans la matrice tant que l'utérus y demande à être enfanté, pasque après je va chier mon purin dans la fosse que j'ai les boyeux pleins de chiure à évacuer ! Ca fera un souvenir de la Saint-Valentin qu'au printemps avec tout c'fumier les coriottes du jardin d'légumes elles pousseront comme c'est pas possib' !
522 - Un poilu sans fard
Je m'appelle Eugène Bertrand, ancien de la "14".
Dans les tranchées, j'ai bouffé de la boue, avalé du jus de balle, bu des obus, dormi sur des matelas de morts, tous avariés, crevés, troués. J'ai embroché du Boche surtout. J'avais vingt ans. C'était pas des vacances. Fallait y aller quand même, c'était pour la France. La France... Un foutu pays qui rime avec souffrance. J'y suis allé dans les tranchées, vu qu'y avait une chose que je respectais plus que tout quand j'avais vingt ans : le canon qu'était sous ma tempe.

Je lui ai donné ma gueule de vingt piges à la France. Regardez-moi bien en face, regardez-moi droit devant parce qu'une tête de cochon pareille, j'ai plus de cent ans, une tête comme ça vous n'en reverrez plus. Pis c'est tant mieux. La France elle m'a bien cassé la gueule. La putain, la salope ! J'ai plus de cent ans, je peux bien le dire maintenant, hein ?
Vous les ordures décorées, vous les anonymes petits patriotes, vous les enfants de cette pourriture tricolore, vous les fils de cette crevure aux sillons abreuvés de fumure républicaine, regardez-la bien ma gueule de poilu, parce qu'elle vous dit bien MERDE.
Elle vous dit merde depuis plus de quatre-vingts ans, vingt-quatre heure sur vingt-quatre. Défigurée comme elle est, qu’est-ce que vous voulez qu'elle vous dise d'autre ma gueule de vieux poilu "radoteux" ? Ca fait plus de quatre-vingts ans que je fais la grimace, vous trouvez ça normal vous ?
En récompense elle m'a chié une médaille la France. Vous croyez que ça m'a rendu plus beau à voir ?
Regardez-moi en face vous les "empatrioteurs" de tranchées. Regardez-moi en face vous les statues verdies des squares, héros de bronze de la "14", regardez-moi bien en face vous les idoles de pierre qui portez armes avec élégance... Vous tous pour qui la plus belle de toutes les femmes se nomme "France" et qui n'est en vérité que la reine des putains, regardez-moi avant que je ne sois bientôt rendu dans la patrie des damnés de la République.
J'avais vingt ans, dans les tranchées vous avez brisé le ciel, brisé un visage, brisé une âme.
523 - Aux infernaux
Pauvres gens qui vivez dans l'or et le crime mêlés, âmes noires dépourvues d'ailes, vous les paillards aux mains rougies, vous les médaillés qui vous glorifiez de vos méfaits, vous les barbares à peau d'ange, vous les fauves à la patte de velours, vous les chiens parés de dentelles, vous les hommes aux sourires de bêtes, vous les tortionnaires à l'abri des coups, vous les endimanchés pleins de fureur, vous qui assassinez avec d'infinies courtoisies, vous les êtres malfaisants enfin qui sur terre répandez vice, horreur, excrément, tremblez !
Tremblez jusque dans les profondeurs infectes de vos os damnés. Vos crânes affreux se fracasseront dans l'abîme que vous avez creusé en vous-mêmes. Ils se désagrègeront sous le poids de vos ignominies.
Hommes durs à la peau tannée par le soleil du crime, héros des ténèbres au coeur d'acier, bandits au poing d'airain, loups au croc invincible, l'ironique mollesse sera votre héritage : vous serez vers et le remords éternel vous rongera. Lions sans loi, justiciers féroces des causes impies, vous qui avez blessé la femme et l'enfant, qui avez souillé le plus pur des autels, qui avez plongé le monde dans le noir, qui avez privé de leurs dernières étoiles le ciel des éplorés, vous serez puits de larmes : intarissables seront vos peines. Bourreaux, mercenaires, grands chefs de guerres et petits pions zélés serviteurs de l'ordure, fonctionnaires de la fange et comptables de la corruption, vous les assassins sans état d'âme, vous les horribles dotés de tous les pouvoirs terrestres, vous serez récompensés par une mer de sang, et ce sera le vôtre. Et cette étendue de souffrances que vous avez versée, jusqu'à la dernière goutte il vous la faudra boire à votre tour.
Tremblez, tremblez vous qui sur terre semez l'épine et le poison car vos tombes seront vastes comme des champs de ronces, lourdes comme des montagnes de boue. Tremblez car un jour, las de votre hideur vous supplierez pour que l'on arrache les chardons de vos âmes. Tremblez car la rédemption coûtera cher !
Injustes qui aujourd'hui riez de vos crimes, demain vos victimes vous pardonneront.

Et leur pardon sera votre enfer.
524 - Le destin étrange de Marie-Thérèse
Marie-Thérèse était une femme sans scrupule ni hygiène ni souliers. Elle marchait pieds nus, se mouchait dans la nappe, trompait les aveugles en leur rendant la monnaie. Épicière de son état, Marie-Thérèse avançait un chiffre d'affaire médiocre. Cette célibataire de cinquante ans était une femme de caractère, redoutable, finaude et peu encline aux confidences.
Avec ses allures de notable, la commerçante avait une mentalité de vagabonde. Arborant un tricorne à plume, marchant sans semelle, elle ne manquait pas de cervelle cependant : la tête couverte, le talon nu, les poches percées, elle courait dans les rues comme dans les forêts en chantant des refrains champêtres ou paillards mêlés de comptes domestiques pointus. En effet, coiffée de son chapeau à plume et la cheville sans protection, Marie-Thérèse ne rechignait pas, tout en cavalant, à chanter ses calculs et pourcentages mercantiles sur des airs joyeux.

Et même parfois mélancoliques !
Ca n'était pas ses courses insensées à travers villes et bois qu'on lui reprochait, mais sa propension à déterrer les cadavres de chouettes que des paysans méfiants tuaient depuis des générations, autant par tradition que par superstition. C'est que Marie-Thérèse avait pris l'habitude de confectionner ses soupes avec les oiseaux de malheur. Opportuniste et lucide, l'étrange femme savait tirer profit de la sottise de ses concitoyens.
Elle marchait pieds nus mais pédalait dûment chaussée... Juchée sur son vélo rouillé, elle ressemblait à une déchue princesse des chemins. Son inénarrable tricorne se voyait de loin et le grincement de sa monture était reconnaissable d'entre tous. On disait en l'apercevant :"Voilà la vélocyboulette !"
Mi démente, mi démone, Marie-Thérèse avait de l'allure !
Son commerce périclita. Elle finit faucheuse d'herbes. Travail absurde, grotesque et inutile qui ne lui rapportait que peines et tourments. Enfin, pas toujours inutile : parfois elle arpentait les fossés et coupait les herbes folles qui y poussaient, ce qui soulageait le travail des cantonniers. Mais la plupart du temps elle fauchait au hasard dans la prairie, loin, à l'horizon.
Comme ça, pour rien, sans raison valable.
A l'heure qu'il est, elle n'est pas morte du tout. Ca fait trente-cinq ans qu'elle arpente chemins creux et bois séculaires, la vieille Marie-Thérèse. Elle fauche, pieds nus, un tricorne à plume sur le front. Ca lui fait quatre-vingt cinq ans. Comme elle ne représente pas une menace pour la société en dépit de la lame qu'elle trimballe sur le dos à longueur de journée, nul n'a encore songé à la faire interner.

On ne l'aime guère dans le coin certes, mais enfin on la laisse couper son herbe.
525 - Un fol esprit
La nuit était profonde, la forêt ténébreuse. En passant sous les frondaisons je fus assailli par mes chimères. Dans le noir apparurent des spectres éclatants. Songes inquiétants ou vent nocturne ? Ces follets sortis de mon imagination m'effrayèrent !

A deux pas de moi, une tombe bras grand ouverts. Là, une gueule béante, crocs acérés. Dans mon dos, un regard diabolique. Sur ma nuque, des pattes velues.
Je luttais contre des feuilles mortes, me défendais contre des branchages, fuyais des ennemis imaginaires. Parvenu au coeur de la sylve, je devins fou. Je me réfugiai au pied d'une souche que je pris pour le crâne d'un géant. J'attendis l'aube dans l'angoisse. Au matin, des bûcherons me trouvèrent.
Lèvres tordues, visage tourmenté, je leur adressai un râle long et sépulcral qui les pétrifia d'horreur.
526 - L'eau tiède qui tue
Comment pourrais-je aimer les pluies vives d'avril qui font chanter vos toits ? Les villes semblent mourir sous l'onde vernale. L'arc-en-ciel m'afflige avec ses éclats humides. Je hais la clarté mêlée à la nue, le soleil trempé et l'averse qui rayonne ! Les flaques légères m'inspirent un mortel ennui. J'ai en horreur les reflets de l'astre sur les carreaux en pleurs. Diamants d'éther ou perles d'argent pour certains, cette eau qui ruisselle n'est pour moi que postillons d'âmes en peine et "mouillades" de dieux insignifiants.
La tempête est douce à mon coeur car elle déracine, ravage, fais voler en éclats vitres et certitudes. La neige est belle et poétique car elle est molle et met un peu de lumière dans l'obscurité. La pluie âpre sous les nuées tombe comme une délivrance. Mais la pluie tiède sous le soleil est une misère fluide, une désolation sans fracas, un malheur sans bris, un deuil à quatorze heure !
Comprendrai-je la douce folie de ceux qu'une pluie sucrée enchante ? L'eau qui s'illumine dans l'atmosphère forme une auréole bête et insipide au-dessus des cités. L'arc-en-ciel est la tombe des âmes mortes à côté de leurs funèbres pompes. Au diable les couleurs de ce faux paradis !
Poètes qui célébrez les couleurs de la pluie, soyez maudits ! Avril est le pire ennemi des mortels.
Car les coeurs sensibles des mortels en cette foutue saison des arcs-en-ciel meurent de profond, meurent de long, de lent, de mortel ennui.
527 - L'essentiel pour vivre
Sur terre je porte un fardeau qui m'est cher : j'ai l'amour à éprouver, les anges à conquérir, les hommes à convaincre. Ma vie est une épreuve joyeuse. La mort est un horizon éblouissant et terrible qui se rapproche de jour en jour et que, effrayé et fasciné, je regarde en face. Un adversaire invincible mais bienveillant devant qui je devrai déposer les armes avec une héroïque résignation. L'ivresse des Hauteurs laisse un goût d'infini en moi, c'est pourquoi jamais je ne m'occupe de ce que mangerai demain.
Vous qui vous souciez de votre garde-manger, de votre confort, de votre retraite, comme je vous plains ! Vides comme des cloches, vous buvez le vin de la vigne pendant que je m'enivre de quelques nuages. Le ciel est mon tonneau : intarissable est ma joie ! Vous vous ennuyez devant vos télévisions, vous les ânes riches de tondeuses à gazon, de pizzas et de certitudes matérielles dures comme des euros... Pour vivre, vous avez besoin de montagnes de foin. L'idéal me suffit.
Vos mets sucrés vous empoisonnent exquisément, vos assurances vous rassurent, vos journaux vous informent sur les soldes des magasins... Et vous n'êtes jamais contents, vous qui poussez des braiments devant vos écrans.
Vous mourez de tout, je vis de rien.
Le superflu vous rend l'existence fade. Vos carottes sont vos seules sources de bonheur, vous les ânes. Moi je suis nu, je ne possède rien mais n'ai rien à perdre. On peut mourir le ventre plein savez-vous, on peut mourir le ventre plein lorsque pour battre le coeur puise ses forces dans les glucides plus que dans l'amour.
528 - Une vie
Avril s'achevait. La saison était belle, les rues s'animaient, la ville n'était qu'efflorescences : hommes, plantes et bêtes s'offraient à la vie. Tout s'éveillait sous les effluves vernaux. Les créatures tiraient profit chacune à sa manière des bienfaits de la nature. Les beaux jours ranimaient chez moi de profondes langueurs, une sorte de tristesse joyeuse innée qui, comme les bourgeons, ne demandait qu'à s'épanouir au soleil de mai. Je promenais mon trouble délicieux au bord de l'onde, pensif et insouciant.
La Mélancolie de tout temps habitait mon âme. A quarante ans j'avais vécu. Solitaire et studieux. Esthète et hautain. De longues années consacrées aux Arts, aux sciences, à la religion. Mes amis les plus chers étaient les livres, les arbres, les chats, les églises, quelques hommes de lettres parfois, avec qui je passais de longues soirées d'été à causer sous les étoiles.
Les femmes me témoignaient quelque assiduité. Je les tenais à distance. Non qu'elle fussent d'importunes compagnies, mais épris de je ne sais quelle flamme d'exception, je ne me résolvais pas à répondre à leur amitié en termes définitifs. J'attendais des feux d'envergure, persuadé qu'aux âmes supérieures la vie réservait des éblouissements qui n'avaient rien à voir avec les joies du commun. Je soupçonnais d'autres richesses dans l'existence, plus cachées mais plus éclatantes. Lorsque les femmes sur moi exerçaient plus immodestement leurs charmes, je me détournais non sans élégance de ces commodes tentations. Mollement certes, car fait de chair moi aussi je ne pouvais demeurer parfaitement insensible aux appels de l'hyménée, mais mon détachement avait quelque chose de sincère néanmoins.
Ainsi je menais l'existence presque brillante, un peu taciturne, à la fois tourmentée et indolente des gens de belle naissance qui se vouent à des causes désintéressées. L'étude, la rêverie, la réflexion, la poésie m'édifiaient de jour en jour, d'année en année. Les gloires que je récoltais et les affres que j'affrontais étaient surtout intérieures, ce qui ne m'empêchait pas de vivre par ailleurs des expériences plus tangibles. Les aventures en ces cas-là prenaient un tour quasi initiatique, quelque chose de livresque, de didactique. Presque irréel. L'expérience vécue étrangement me laissait un goût sec de théorie. L'impression décevante d'une oeuvre inachevée. Souvent burlesque, voire triviale.
J'étais fait pour le rêve.
Je cheminais le long de la berge, tout aux charmes du dernier jour d'avril, noyé dans mes pensées. Lorsque je la vis... Parée de noir, la gorge blanche dénudée, un grand chapeau sur son front austère, l'oeil profond, les lèvres sanguines, les ongles comme des lames... Vision effrayante ! Mais c'était bien une femme de chair, une femme de mon espèce qui plus est : authentique aristocrate oisive et baroque, de toute évidence. Laide ? Belle ? Je n'aurais su le dire. Je trouvai voluptueuse cette veuve cependant. Sorte de cadavre lascif ou de pantin mondain, la créature me fit l'effet d'un coup de tonnerre en plein ciel d'été. Mes sens, mes sentiments, mes goûts, tout en moi fut ébranlé. Mes plus chères certitudes tombèrent en poussière.
Je lui déclarai ma flamme. L'araignée ne fut pas insensible à ma quarantaine incertaine, ni à mon émoi guindé. Je fis tout à fait mouche lorsque je lui dévoilai les secrets de mon âme : nous nous étions trouvés, elle la pierre tombale, moi le crucifix.

Avril s'achevait. La saison était belle... Je ne croisai personne le long de la berge. Cette histoire que vous venez de lire, je venais simplement de la rêver le long de la berge. Lecteurs qui jusqu'à cette phrase finale m'avez accompagné, le dernier mot de ce texte sera sa raison d'être et plaira à votre imaginaire : soyez les témoins privilégiés de ma vie qui par-delà ce récit se poursuit comme dans un rêve.
529 - La petite bossue
Elle était jolie, la petite Albertine avec ses boucles d'or et son sourire à faire fondre le Diable. Certes l'enfant portait un fardeau immonde sur le dos, mais cela ôtait-il quelque chose au charme de ce visage fait pour réjouir les coeurs ? Angelot tordu, poupée courbée, Albertine était en effet ce qu'on appelle une petite bossue. Mais qui remarquait encore son infirmité dans son entourage ?
On ne voyait que le sourire chez Albertine. La bosse passait au second plan.
Albertine passa une enfance heureuse dans la maison de campagne familiale entre ses proches et ses petites camarades, à l'écart du monde. Jusqu'au jour où, adolescente, les premières flammes amoureuses s'allumèrent dans son coeur florissant. L'objet de ses primes émois se nommait Joseph, un citadin aux allures de dandy rencontré lors d'une fête locale.
Si les autres étaient éblouis par le sourire de la blonde, Joseph lui était assombri par sa bosse. Il se moquait d'ailleurs odieusement de sa disgrâce, lui reprochant de ne pas faire honneur à un amant de son rang :
- Vous m'aimez petite bossue, mais avez-vous au moins songé combien votre amour pouvait m'être inconfortable ? Petite égoïste ! N'avez-vous donc vécu que dans les illusions ? Croyez-vous que je vais parader sans dommage en compagnie d'un cygne qui a un cou de canard ? Vous m'aimez certes, mais n'avez-vous pas un instant pensé que votre amour pouvait me causer honte et dépit en public ? Non seulement vous avez une bosse, mais en plus vous manquez de coeur ! Vous croyez-vous si aimable que ça en dépit de vos cheveux fins et de votre minois tendre ? Nul ne vous parle jamais de votre bosse... Permettez que j'inaugure le sujet : vous avez une bosse entre les épaules Albertine, et je ne saurais acquiescer à cet hyménée contre nature que vous me proposez. Vous auriez dû avoir la décence d'aimer un tordu de votre espèce plutôt que d'éprouver des feux déplacés pour un galant que vous ne méritez point ! Votre coeur est bossu lui aussi, pour oser aimer de la sorte ! Vous m'aimez tant que ça ? Aimez-moi donc de loin, voulez-vous ? J'aurai au moins quelque estime pour vous de vous voir ainsi prendre soin de ma réputation, à défaut de répondre à votre amour dément. Vous portez une bosse par derrière qui m'est fort désagréable Albertine. Mais c'est la bosse de devant, celle de votre coeur, qui me répugne le plus.
L'aristocrate faisait souffrir la pauvre handicapée qui en dépit des vexations incessantes ne pouvait se résigner à trahir les battements de son coeur. C'est de ce beau et cruel sybarite qu'elle était éprise, et elle entendait bien plonger dans les profondeurs de cet amour, qu'il fût lumineux ou ténébreux. Elle l'aimait, son coeur intègre était ainsi fait qu'il était désormais impossible qu'elle ne l'aimât plus. Aussi le mondain ne se privait-il pas de jouer avec sa proie aux boucles d'ange. Deux années durant la guindée tarentule tordit le coeur de la libellule entre ses pattes gantées.
Finalement Joseph abandonna du jour au lendemain la petite bossue pour une châtelaine verticale d'une beauté sans égale. Sans jamais avoir accordé la moindre tendresse à Albertine, mortifiée. Incapable de renier sa passion, toute sa vie l'éconduite continua à aimer Joseph, de loin.
De loin, et de tout son coeur cabossé.
530 - Du côté de Warloy-Baillon
A pied, à bicyclette ou en voiture, lorsque vous arrivez de la route de Hénencourt, gravissant l'ultime côte raide et sèche qui précède la formidable plongée vers le bourg, vous surplombez soudain un monde qui semble s'annoncer à part. Au sommet de cette pente vous êtes sur le bord d'une cuvette naturelle et embrassez du regard une plaine vaste tachée de toits et de briques rouges d'où s'érige un clocher massif, le tout entouré, protégé par de grands carrés de terres aux sillons beaux et droits... Vous êtes à Warloy‑Baillon !
A l'horizon gauche de l'endroit où vous vous trouvez, vous apercevez un moulin abandonné, relique irréelle, poétique, décor suprême d'un univers pastoral lyrique et joyeux... Derrière un voile de brume, l'apparition sera saisissante ! Depuis cette hauteur enchanteresse, l'oeil attentif et indiscret retient de ce tableau paisible tout un univers intime, retiré et mystérieux, un petit monde où semblent s'être réfugiés les secrets champêtres les plus charmants.
Déboulant de ce versant pittoresque qui mène à la cité, vous pouvez goûter les premiers charmes bucoliques de Warloy-Baillon. En fait vous êtes là à Baillon... Un petit pont vous salue dès l'entrée et, arpentant bientôt la montée sinueuse qui démarre de l'église pour finir sur la rue du Général Leclerc, vous débouchez par là-même dans Warloy (« par en haut », a-t-on coutume de dire). Et vous avez alors traversé en son coeur l'agglomération, reliant ainsi en quelques pas flâneurs ‑ si vous êtes à pieds ‑ les deux parties graduelles du village.
Puis vous vous dirigez vers "le chemin d'Harponville" et là, vous pénétrez dans un domaine autrement secret, celui qui a marqué à l'encre de la Vie une jeune âme : la mienne. Onirique, mélancolique et radieuse, telle fut mon enfance à Warloy-Baillon.

Oui, mon pays, mes marques, mes nostalgies, c'est Warloy‑Baillon. C'est le chemin d'Harponville, ruban de craie immaculé, bordé de coquelicots. Enfant, ce chemin me semblait se perdre à l'infini vers des horizons fabuleux, idéals inaccessibles...

Exilé de ce berceau de mes vertes années, je repense avec tendresse à mon village. Warloy‑Baillon c'était pour moi comme une personne, un ami. Son sourire c'était le clair azur, sa voix le vent du nord, ses pleurs les pluies mornes. Profonde était la sérénité lorsque tombait sur les toits la lumière des étoiles... J'étais heureux à Warloy‑Baillon, premier paradis de ma vie, verger de mon enfance.

Mais Warloy‑Baillon c'est aussi une plaine mélancolique et pesante, c'est des hiboux que l'on dérange près du "bois Darras", des peupliers et de la craie blanche ‑ éclatante au soleil d'été -, des papillons, blancs eux aussi... Au détour de quelque chemin poussiéreux, des coquelicots encerclent des blockhaus. Les grandes chaleurs parfois sont solennelles et profondes : dans un silence de mort perce la flore et repose la ruine.
Au loin, le chant des alouettes. Sous les pieds, les soupirs de l'Histoire. Partout, des terres semées de feu et de fer. Oui, la "Der des der" est passée à Warloy... Et c'est peut-être à cause de ça que vous tiendrez encore plus à ce pays de plaine et de vent.
Et lorsque de ce pays qui est le mien vous lèverez les yeux le soir vers les étoiles, vers ces constellations mythologiques qui brillent éternellement au-dessus du monde, n'omettez pas de leur adresser une ou deux pensées pour moi, elles me parviendront. De mon pays d'exil, je les regarde chaque soir.
531 - Le choriste
Jour de messe chez les hommes de labours.
Le village est pauvre, le clocher humble, l'église sombre, la piété profonde. Émile l'enfant de choeur doit chanter comme tous les dimanches. C'est un fils de fermier, élevé modestement. Un petit bossu né il y a une douzaine d'années, pris en pitié par le prêtre de la paroisse qui lui a inculqué quelques rudiments de chorale, histoire de le soustraire au climat déprimant de la ferme familiale. En peu de temps l'infirme s'est révélé plutôt doué, et de dimanche en dimanche les ouailles assistent à ses progrès.
Mais c'est le moment de chanter pour l'enfant de choeur.
Émile vêtu de son aube s'avance devant l'assistance. Ainsi affublé de blanc, il n'en paraît que plus laid, gauche et contrefait. L'harmonium mal accordé émet les premières notes. Le petit chanteur aux traits ingrats lève les yeux, gonfle la poitrine, ouvre la bouche...
Une voix de cristal s'élève, emplissant pierres et âmes.
Dans l'église tout se fige. Le chant du séraphin tordu résonne dans chaque oreille, et nulle prière n'est plus belle que cet écho. La voix est bouleversante. C'est une onde pure, une flamme bleue. Tout est transfiguré sous le chant du petit disgracié. Très vite l'ange transparaît à travers sa chrysalide débile.
Debout face aux villageois, la face éclairée par quelque lueur vacillante d'un cierge usé, Émile le petit bossu soudain devient beau, solennel, plein de majesté. Un air de gravité qu'on ne lui connaît habituellement pas rend méconnaissable son visage. Absorbé par son chant, il semble se concerter avec des êtres invisibles.

Sa voix qui monte jusqu'aux hauteurs sacrées embellit chaque chose : l'église crasseuse, les mines burinées, les vêtements misérables, tout est oublié. L'église sans éclat n'est plus qu'un autel dédié à la Beauté. Les fidèles sous l'enchantement n'ont plus d'yeux que pour ce petit bossu qui leur rappelle que les vraies richesses du monde sont au-dessus de leurs têtes et non sous leurs pieds.
Le chant terminé, règne dans l'église un grand silence fervent. Puis, peu à peu le chanteur redescend de ses nues. Claudiquant de façon grotesque, Émile rejoint alors sa place d'enfant de choeur et va s'asseoir derrière le prêtre. Son visage est redevenu celui du petit misérable de tous les jours.
Mais dans les âmes, le miracle de la Beauté a opéré.
532 - La belle et l'abbé
Le prêtre s'avance vers la croix. Immense, sombre, aiguë, elle se dresse comme un pilori au fond de l'église. A sa droite, dans la pénombre, la chair : une femme, une pécheresse, une ennemie.
La tentation. Tout en dentelles et parures fines.
C'est l'été, en milieu de journée, dehors la chaleur est suffocante. Qui songerait à se réfugier dans cette oasis de pierre ? Seuls des êtres d'exceptions peuvent se croiser en ces lieux, à cette heure, en cette époque de l'année. A part le prêtre et cette femme, nul hôte dans l'église désertée.
Le Christ en croix devant lui est décharné, agonisant, ascétique, marmoréen. La femme à proximité est voluptueuse, éclatante, ses lèvres sont animales, ses yeux embrasés.

L'abbé est un bel homme contemplatif de cinquante ans, une sorte de personnage monastique d'un autre siècle, un théologien austère et séduisant, un esprit cultivé plein de raffinement. Cette femme dans l'obscurité, une aristocrate flamboyante, pourrait devenir son amante, il le sait. L'homme d'Église s'est exquisément attardé sur les appas de la tentatrice, dévorant du regard sa poitrine opulente à demi découverte. Il a même béni la démone du bout des lèvres, comme s'il avait récité une prière.
La créature s'approche du prêtre qui détourne aussitôt le regard et semble supplier le Christ en croix d'éloigner ce serpent au venin délicieux... Trop tard. Les deux êtres se sont reconnus, se sont compris au premier regard. Épris l'un de l'autre dans l'instant, priant et bourgeoise se désirent mutuellement, elle la lascive, lui le chaste. Leurs lèvres se rencontrent, la fièvre les unit. Dieu ! Que le péché est délectable quand depuis toujours on s'en est privé ! D'ailleurs n'est-il pas légitimé par les circonstances ?
Face à l'autel, sous le regard du Crucifié, les deux amants se donnent l'un à l'autre. Mais très vite le prêtre se reprend, repoussant violemment la licencieuse :
- Non, il ne faut pas, je ne peux succomber à de si faciles appels. Arrière, tentatrice ! Ne m'éloigne pas des beautés célestes avec tes promesses charnelles, bohémienne guindée que tu es !
Mais dans son for intérieur, se répondant à lui même :
- "Regarde cette femme, elle est belle, elle te plaît et tu la désires. Elle te désire aussi, tout prêtre que tu es, pauvre homme qui voudrait se prendre pour une statue ! Vois cette gorge vers toi déployée, cette bouche qui ose les mots interdits, ce flanc nu qui s'offre... Cette femme est un verger de l'éden, prends les fruits de la terre, savoure-les comme un homme que tu es au lieu de les rejeter comme un saint que tu n'es pas... L'instant est propice, ce jour de ton existence est beau, ne le laisse pas passer. Prends cette amante, elle sera ton salut : elle fera de toi un homme, un homme comme les autres, un mortel de chair issu de la terre et non un livre ambulant plein de dogmes et de théories."
Tiraillé entre ses aspirations opposées, il embrasse de nouveau l'amoureuse, puis la repousse dans l'instant qui suit, la reprend dans ses bras, la repousse...
Finalement, complètement désemparé, il maudit la femme et se précipite au pied de la grande croix, en larmes, repentant. Et, dans un geste théâtral, à genoux se frappe la poitrine en prononcant des paroles en latin.
Il entend les pas de la belle qui sort de l'église. Il ne se retournera pas et restera jusqu'au crépuscule à prier, à genoux.
Le Diable en petits souliers s'en est retourné dans la fournaise de l'été.
533 - Les frasques de l'abbé Bourgeois
Depuis l'âge de ses premiers émois amoureux Armand Bourgeois s'était découvert l'âme d'un prêtre. Dès l'adolescence, il avait associé les troubles charnels à sa vocation. Vision des choses pour le moins paradoxale... Chez lui ce qui s'opposait se liait étrangement : plaisir et chasteté, péché et piété, beauté et laideur, miel et amertume. Confondant le ciel avec l'horizon, l'aube avec le crépuscule, le soleil avec la Lune, il associait les contraires entre eux alors que le commun des mortels les dissociait.
La femme pour lui avait toujours été un sommet éclatant duquel il fallait s'écarter pour mieux se rapprocher d'un autre, plus idéalisé. Toute sa vie l'abbé Bourgeois avait été tourmenté par les plaisirs auxquels il s'était toujours refusé de succomber, même avant qu'il ne fût lié par ses voeux de chasteté. Hanté chaque jour de son existence par le plaisir, ses songes érotiques étaient devenus ses pires cauchemars...
Jusqu'au jour où il succomba. Son amante, soeur Marie-Thérèse-de-l'Enfant-Jésus (rencontrée lors d'une visite à l'abbaye voisine) était une illuminée de vint-huit ans à la chute de reins fort prononcée, aux appas saillants. Renonçant très tôt aux merveilles que ses avantages charnels lui promettaient, elle était entrée dans les ordres par amour du Ciel, bien qu'elle aimât les hommes avec impudeur. De fait la cloîtrée agissait pour les mêmes raisons que l'abbé : de nature fiévreuse, elle aussi était tiraillée entre aspirations extrêmes et ivresses charnelles.

Bref, ils péchèrent au presbytère un mois et demi durant sans que la mère supérieure ne sût rien. La nonne "faisait le mur" tous les soirs. L'étreinte n'en était que plus délectable. Quarante cinq soirs de suite la moniale reçut en ses féminins abysses le vit énorme de l'abbé Bourgeois... Détail pittoresque, en effet : le prêtre était monté comme un diable.
Au bout de six semaines, repentis de leurs écarts, rassasiés de vins blancs, gorgés de fruits rouges, repus de tous les raisins de l'enfer, ils décidèrent de s'en retourner tous deux à leur vie chaste sans rien révéler de leurs turpitudes à leur supérieur respectif, lui à son clocher, elle a son couvent, la conscience lourde mais le corps apaisé.
Finalement la vérité se sut dans la paroisse et l'abbé Bourgeois fut ironiquement élu "roi des couillards" par son propre évêque, un impuissant notoire qui au lit avait déçu la mère supérieure du couvent, celle-là même qui exerçait son autorité maladroite et relâchée sur l'amante enfiévrée du prêtre... Ce dernier en conclut qu'entre gens d'Église et hôtes de monastères tout était exactement comme entre hommes et femmes dans le monde.
Les passions étaient les mêmes, les buts seuls divergeaient.
En souvenir de ses prouesses d'alcôve, toute sa vie restante il associa la plus grosse cloche de l'église à sa massue de chair. Dans sa logique suspecte il joignait son battant viril à l'airain du clocher, faisant par conséquent résonner les deux choses dans un même élan de ferveur. Ha ! Il fallait voir le tableau ahurissant de l'abbé perché dans le clocheton en train de frapper le bourdon avec son chibre massif sorti de dessous sa soutane ! Cela dit, les cloches sonnaient parfois en dehors des heures réglementaires, si bien qu'il n'y avait plus vraiment d'heures dans la paroisse.
Enfin Armand bourgeois, abbé membré comme un âne et ex-amant d'une religieuse exquisément "consommée" quarante cinq nuits durant fit certes un peu consciencieux sonneur de cloche, mais une fois redescendu de son juchoir, fit un excellent pasteur pour ses ouailles.
534 - Duel d'abbés
L'abbé Troquebière était une petite nature. Mal assuré avec ses ouailles, infoutu d'honorer vieilles marquises et jeunes paysannes, frileux en hiver, fragile en été, timide à la messe, il passait pour un poltron, un buveur d'eau, un trousse-rien-du-tout. Au village, il faisait vraiment piètre figure, la moitié des hommes étant chasseurs, l'autre moitié braconniers.
On le disait impuissant, mal nourri, taciturne. Personnage sans éclat que tous raillaient. Un gibier d'église tellement insignifiant que les communiantes parmi les plus naïves le méprisaient. Il ne riait jamais, l'abbé. Toujours à marmonner ses prières incompréhensibles, la poche de sa soutane déformée par son sempiternel missel. Ma vêtu, et d'ailleurs guère soucieux des apparences, il sentait la naphtaline. Une odeur de vieux croûton avant l'âge, une ambiance de moisi sur son passage.
Bref, un air de vieux con d'abbé que même les chiens fuyaient.
Et puis un jour la chrysalide s'éveilla, des ailes apparurent. Le bourgeon enfin fut bien mûr, nul ne sait par quel miracle. Une fleur surgit sous la soutane. Le père Troquebière était devenu un abbé, un vrai.
Du jour au lendemain il enfila drument châtelaines, gueuses, oiseaux de passage, hôtes de couvents... Et même dit-on, de jeunes bougres. Il buvait au tonneau, à la bouteille, à la coupe, jusque dans les bottes fines des dames de haute vertu. Se calant la panse avec des cuissots de chevreuils, des chapelets d'andouillettes, des paires de chapons, des couilles de taureau et des rognons de mouton, il banquetait comme un vrai seigneur. Du grand spectacle ! Il était loin le moineau sans appétit de jadis !
En peu de temps il devint gras, gros, saoul, séduisant. Remplaçant progressivement ses prières par des chansons paillardes, il s'imposa parmi les ivrognes et les noctambules du village comme la plus joyeuse des compagnies. Les femmes le convoitaient, les hommes le jalousaient, les chiens le suivaient. Il ne sentait plus la naphtaline mais le jambon fumé. Ha ! Quelle belle humeur se dégageait de l'abbé Troquebière à présent qu'il troussait, buvait, mangeait, chantait ! Il mourut net de ses excès.
On l'enterra avec regret, l'abbé ayant régné fort peu de temps dans la taverne du village. Sur sa tombe l'on grava : "Ci-gît un abbé mort à 95 kilogrammes".
Son successeur -un abbé fort austère- après avoir reprit les affaires de la paroisse en main s'éternisa dans sa fonction en se desséchant corps et âme. Année après année. A la fin de sa vie il avait maigri d'un tiers de son poids originel.

A sa mort, l'on suggéra de faire brûler sa dépouille au crématorium : le village était devenu un repaire d'impuissants végétariens minéralisés apolitiques et mêmes apostoliques.
535 - Les tripes
C'est l'effervescence chez les Holloy-Dutailly. Un jour de fête pas comme les autres au château : la domestique a préparé une spécialité caennaise pour la famille et les invités.
Des tripes.
Attablée autour de la marmite fumante, l'assemblée guindée hume une délectation mêlée d'écoeurement les émanations rances du mets carné qu'on va leur servir. Certaines âmes sensibles sont plus désagréablement surprises que d'autres. Quelques beaux esprits trouvent l'idée originale. Une personnalité plus trempée que les autres semble même se pâmer à la perspective de participer à cet immonde festin.
Une fois chacun copieusement servi, un par un les convives portent à la bouche le contenu de leur assiette. Mademoiselle de la Bruyère en grand décolleté a laissé tomber un peu de sauce sur son tétin droit qu'elle essuie consciencieusement à l'aide de son mouchoir de soie. Le duc de la Charmière à ses côtés bâfre sans façon. La maîtresse de maison, la châtelaine Holloy-Dutailly, félicite la domestique originaire de Caen. Bientôt on n'entend plus que les tintements des couverts d'argent : plus personne ne dit mot. Les dîneurs sont tous occupés à honorer le plat dans un silence quasi religieux. Les portions de tripes disparaissent dans les gosiers fins, désagrégées par les mâchoires de choix, englouties dans les estomacs délicats.
Le fils du marquis d'Hortancière croise le regard espiègle de Mademoiselle de la Bruyère, toute gorge déployée comme nous venons de le voir plus haut. Entre deux bouchées de tripes, une muette idylle se noue. Les deux jeunes gens ne se quittent plus du regard. Le vin blanc commence à couler, la marmite de tripes se vide peu à peu. Au bout de la table, on intrigue plus férocement : Monsieur de la Verroy-Castilly s'est mis en tête de séduire la baronne d'Estelle, une riche veuve qui ferait son affaire, dans tous les sens du terme. Encore une assiette de tripes pour se donner de l'entrain, et Monsieur de la Verroy-Castilly accède à la fortune de la veuve par mariage interposé.
Une dame de toute noblesse disserte à présent sur la forme et l'aspect des tripes qu'elle pique ostensiblement de sa fourchette. Elle trouve ces viscères de porcs aux angles géométriques parfaitement répugnants. La conversation est enfin engagée entre les mangeurs : chacun y va de son commentaire. Le fils du marquis d'Hortancière à l'adresse de Mademoiselle de la Bruyère se hasarde à des considérations très élevées au sujet des tripes, ce qui a pour effet de faire sourire la pucelle. Le duc de la Charmière trouve le plat à sa convenance, très banalement. Il a la réputation d'avoir peu de conversation, il est vrai. Les jumelles d'Artacia, minces mais laides, déclarent qu'elles ne reprendront pas une nouvelle assiette de tripes, une spécialité fort mauvaise pour la ligne selon elles. Le duc de la Charmière en profite pour leur proposer ses services ogresques. Le pauvre duc a toujours manqué de classe... Chacun a repris des tripes, cependant il en reste encore. Avec toutes les grâces du monde la châtelaine Holloy-Dutailly décrète que la marmite doit être vidée jusqu'à la dernière tripe. Aussi invite-t-elle tout le monde à se resservir, sauf les jumelles qui viennent d'émettre quelque réticence à ce propos.
Ainsi s'achève le repas chez les Holloy-Dutailly.
A la sortie de table, le fils du marquis d'Hortancière a trouvé l'amour en la personne de Mademoiselle de la Bruyère. Monsieur de la Verroy-Castilly quant à lui s'en est reparti au bras de la veuve d'Estelle. Le duc de la Charmière a fait une sieste digestive la panse bien pleine à l'ombre d'un saule chez la châtelaine chez qui il s'est attardé jusque tard le soir. Les jumelles d'Artacia n'ont point embelli leur physionomie ingrate mais ont gardé intacte leur ligne. Enfin les autres hôtes de marque dont nous ne citerons pas les noms pour ne pas lasser le lecteur sont tous repartis en baisant respectueusement la main de la châtelaine Holloy-Dutailly.

Ce texte que vous venez de lire chers lecteurs est le dernier écho de cette culinaire aventure qui s'est passée au château des Holloy-Dutailly dans les premières années du vingtième siècle, il y a cent ans.
L'affaire des tripes venait de commencer. Elle devait durer un siècle.
536 - L'abbé Grosfoutu
Le curé avaient des couilles de boeuf, bien qu'il fût monté comme un bourriquot. La supérieure du couvent qui était sa pire ennemie s'y entendait pour aller chercher querelles à l'homme d'église qui, le pauvre, ne pouvait répondre dignement qu'en exhibant son chibre en action à l'acariâtre renonçante. Parfois devant les insupportables provocations de la mère supérieure il sortait même la grosse saucisse vive de sa soutane devant toute une assemblée de bigotes endimanchées et de fins lettrés outrés.
Il était ainsi l'abbé Grosfoutu : une vraie nature qui ne faisait pas de manières.
Le dimanche après la messe il s'enfilait sans complexe nègres éphèbes et jeunes novices du couvent. On dit qu'il aurait même déniaisé jadis, au temps de la fleur de l'âge, un futur évêque entré en fonction depuis. Bref, l'abbé Grosfoutu ne manquait jamais une occasion de foutre drument sa pine au cul des vierges comme à celui des bougres ecclésiastiques.
Rome eut écho de ses moeurs peu orthodoxes. On le muta au fin fond de la chrétienté, chez les esquimaux. Rien n'y fit : même dans les glaces arctiques, le pieux paillard enculassait, empinait, foutait à tour de bras tout ce qui lui tombait sous la trompette.
On se résolut à le castrer chimiquement en mêlant du bromure dans sa soupe. Il devint gras, lourd, lent, las.
Il revint dans son pays d'élection pour se refaire une santé. Ordre de Rome. Entre temps la supérieure du couvent était devenue une catin notoire : la gent ecclésiale du canton et des alentours lui était passée dessus.
Les deux religieux devinrent naturellement amants et se refilèrent bientôt la chtouille. Tout ce que comptait l'évêché de miasmes syphilitiques put se lire sur leur visage.
On les surnomma "les amants de la vérole".
537 - Ma détresse glorieuse
Je suis une âme en peine, un soupir dans la nuit, un râle triste et doux.
Ainsi qu'une lyre aux cordes rompues, je ne chante plus que les ténèbres, la pluie morne et vos mortelles amours. Je suis un seigneur abandonné, un aigle blessé, un loup sans foyer. Je pars en enfer. A la recherche d'une damnée. Le Diable est son amant et tous deux se délectent de ma misère.
Je suis un égaré de la géhenne, un passager du malheur, un oiseau d'infortune. Un fantôme sans ailes, un ange sous les chaînes, l'hôte des ombres.
Un spectre effaré.
Mon visage est noir de ma douleur, mes paupières sont lourdes comme celles des pétrifiés, mes songes sont ceux des gisants de marbre. Je marche vers un destin sans repos.
Je suis une vallée de désespoir, la dernière heure du jour, le premier instant de la mort, un puits que l'aimée a tari, une tombe que le sort a creusée, un trou dans le coeur des hommes.
L'amour m'a perdu et mon salut n'est plus que dans ce cri jeté dans l'infini.
538 - Elle reviendra
Elle reviendra, la perfide, l'infidèle, la fuyarde... Et comme un oiseau blessé, se blottira sous la patte du lion. Ma griffe effleurera sa joue. D'une larme, me désarmera. Perfide ! Infidèle ! Fuyarde ! Mon pardon, comme une croix sera infiniment doux.
Profonde, rédemptrice, christique, ma peine est un calvaire extatique.
Elle reviendra, la vérole au coeur, des rêves lourds dans la tête, l'âme voilée de noir. Elle reviendra, la pécheresse, l'absente, l'aimée. Elle reviendra et le Diable cette fois n'applaudira pas. Sur le chemin du retour ses pas seront languissants, ses chants mortels. Lasse comme un soldat revenant de guerre, dans la gueule du loup viendra chercher refuge. Le pain amer de la résipiscence lui apportera des forces nouvelles. Et plein de dégoût.
Elle reviendra, la méchante, la traîtresse, la cruelle, elle reviendra la douce, la chère, la tendre... Assassine, sans coeur, maudite est celle qui s'est envolée... Je suis condamné à n'aimer que cette damnée en fuite, ce serpent de Cythère, cette tortureuse d'âmes.
Elle reviendra, les bras vides, la semelle usée, le front nu, les mains sales.
Mais parce qu'elle sera revenue, ce seront mes plus chers trésors de martyr, les moins vives de mes épines, les plus doux de mes fers, les plus aimables de mes clous, moi le crucifié.
539 - Le statut d'auteur
La plupart des auteurs se définissent exclusivement par rapport à leurs activités littéraires, ce qui est parfaitement réducteur, borné, et surtout très vaniteux. Je ne cesse de le répéter : la littérature n'est rien. Et le fait que l'on mette toutes ses tripes dans ce genre d'affaire n'y change rien.
Mais d'où vient donc cette étrange vanité des auteurs pour leur art ? Sans doute du culte que l'humanité aux temps passés a toujours voué aux plumes et poètes en tous genres, sortes de sorciers civilisés permettant au commun des mortels d'avoir une vue d'accès sur les dieux... De nos jours ce statut d'auteur étant accessible à la masse, il n'est pas étonnant que le moindre quidam de peu de culture prétende au feu sacré. Trois mille auteurs consultables chez "Le Manuscrit", éditeur en ligne des Dupont et autres anonymes !
Cette société est malade de son nombril.
Qu’est-ce que la reconnaissance pour un auteur ? Cela change-t-il quelque chose fondamentalement d'être reconnu ? Ne pas être reconnu, cela empêche-t-il les écrivaillons d'écrire ? Loin de là.
Alors, pourquoi ce malaise ?
Parce qu'avec l'explosion des médias, télévision depuis quelques décennies et aujourd'hui Internet, on a voulu faire croire aux millions d'auteurs du dimanche et autres poètes improvisés que la gloire était à bout de plume pourvu que le feu fût là... Mais de quel feu s'agit-il au juste ? Ce prétendu feu sacré de l'écrivain est une foutaise que partagent des millions de poires dans leur verger de bla-bla et de rimes au kilomètre... N'est pas Beckett qui veut.
Bernard Pivot en ce domaine a causé bien du tort. Ses célèbres émissions télévisées ont largement contribué à contaminer la population d'illusions littéraires. On voit ce que ça donne aujourd'hui. Trois milles auteurs en ligne chez Manuscrit.com ! Et combien de centaines de milliers d'autres mulots de la plume noyés dans les méandres du Net, ensablés chez d'obscurs éditeurs ?
Les faux messies de la cause littéraire (Pivot, entre autres bandits) ont fait croire aux masses que les lettres étaient à la portée du premier "original" venu. Le résultat, on le paye au prix bas : jamais la Pensée Universelle n'a été si prospère !
Atteindre à l'universel est seulement à la portée d'une poignée de lettrés : l'élite. Oui, je dis bien l'élite. Le mot ne m'effraie pas ni ne me scandalise, contrairement à bien des vaniteux de ces lieux définitivement hermétiques à mes vues sous prétexte que je ne les inclus pas dans le "Salut Littéraire"...
Écrire pour les siècles et non pour les regardeurs de télévision, écrire pour les générations futures et non pour les vacanciers, c'est être déjà mort à ce monde. C'est refuser le système de starisation, c'est accepter de demeurer dans l'ombre de son vivant non pour sa propre gloire posthume mais pour la gloire des Lettres, et rien que des Lettres. Sacrifice impossible pour le commun, crime de lèse-auteur impardonnable pour le vulgaire qui ose se prendre pour un écrivain ! Non, décidément, n'est pas Beckett qui veut.
540 - La réalité est plus riche que votre imaginaire
Faux poètes du NET qui par milliers nous assommez avec vos productions provinciales, laissez là vos poésies et chants désaccordés de bardes barbants !
La terre, la mer et les airs avec leurs créatures aux formes étonnantes, répugnantes ou adorables valent mieux que vos chimères sans saveur. Les conceptions animées sont plus enchanteresses à mon coeur que toutes vos banales "rimailleries" qui prétendent rivaliser en éclat avec les monstres et les merveilles de la Création. Le réel dépasse en beauté, ingéniosité et magnificences vos poésies poussives de petits "poéteux" en mal de reconnaissance "nombrilistique".
La Poésie se concerte avec l'araignée, la Poésie est logée dans le bec du vautour, dans la plume du corbeau, la Poésie est cachée au fond du terrier, elle se terre dans les abysses océaniques, elle s'exhibe au bord des trottoirs de vos villes, se répand sur vos toits, fait chanter vos gouttières, s'élance au crépuscule vers la nue étoilée, retombe le matin sous forme de rosée.
La Poésie est partout sous vos pieds et au-dessus de votre tête, et vous ne la voyez pas ailleurs qu'au fond de votre nombril.
541 - Le Cimetière de l'Ouest
Ce n'est pas le Père Lachaise non, mais les tombes sont profondes et paisibles, les allées grandes et mélancoliques, et l'horizon n'est qu'un vaste manteau de pierre, funèbre et solennel. Les marbres neufs -d'un goût douteux- chantent au soleil, tandis que les vieilles sépultures plus ternes des siècles passés agissent comme autant de chandelles mortes, ajoutant à la nécropole une atmosphère exquisément désuète. Ainsi se présente le cimetière du Mans, appelé le "Cimetière de l'Ouest".
J'errais dans ce jardin mortuaire, tantôt.
Je m'attardais dans les parties XVIIème, XIXème et début XXème siècle du cimetière. Je lisais des noms d'un autre temps, à demi effacés sur les stèles. Il y avait des notables et des pauvres types, des jeunes filles et des vieux grigous, des quidams dont nul sur la planète ne se souvient plus, des députés, d'anciens maires de la ville, des jeunes adolescents isolés avec des épitaphes sobres et austères ou au contraire chaudes, dégoulinantes de larmes vraies... Parfois des familles entières reposaient dans un seul tombeau avec juste le nom des occupants, sans aucun regret gravé. Tous se côtoyaient dans la terre mancelle. Les défunts, jeunes et vieux, beaux et laids, insignifiants et glorieux, appartenant à un siècle ou à un autre, ordures et saints, moi je les trouvais touchants, émouvants au fond de leur trou.
Je les rendais à la vie temporelle en somme, par mon seul regard. Je lisais leur nom, regardais leur tombe, tentais de deviner qui étaient ces André, ces Hubert anonymes, ces Lucette, ces Marie d'un autre âge, cette famille Champion perdue dans la foule des autres trépassés... Ils avaient vécu dans le monde tous ces gens-là. Ils avaient aimé, souffert, espéré, mangé de la salade verte, bu de l'eau claire, du vin, joué aux cartes, haï leurs voisins...
Je songeais que lorsque ce sera mon tour de descendre dans la fosse, pâle, avec un rictus énigmatique et figé sur les lèvres ou alors avec un air tout banalement inexpressif, placide (car qui sait quelle sorte de visage donnera à chacun de nous la mort ?), les intestins inertes, les pieds comme deux pierres, la tête droite, je songeais disais-je que lorsque ce sera mon tour de descendre là dans ce trou, alors moi aussi je deviendrai l'anonyme d'un cimetière, un oublié du monde, une stèle illisible. Les siècles me rendront pareil à cette multitude muette couchée sous la terre. Des gens oubliés de tous, jusqu'à leurs ossements.
Un mort de plus parmi les milliards de gisants que comptent tous les cimetières du monde.
Voilà ce que sera devenu le vivant Raphaël Zacharie de Izarra de cette heure où je vous parle, et je ne m'en fâche point. Ainsi, égaux nous sommes. La poésie, les lettres, les vanités, les amours ratées, les attentes de bus, les rendez-vous importants, les courriers urgents, les affaires minables, les aveuglements des jeunes gens, les classes redoublées, les comptes-rendus de l'employé à son patron, les soucis météorologiques avant les départs en vacance, les trains à ne pas manquer, les rendez-vous chez le coiffeur, les ascensions sociales, les descentes des pistes de montagne à ski, tout s'apaisera dans la tombe.
Visitez les cimetières, vous qui vous pensez immortels à force de ne jamais penser que le jour de votre mort arrivera. Un 4 mars ou un 17 juin, peu importe. Mais un des 365 jours de l'année, de manière certaine. Visitez les cimetières, vous qui avez tant de choses à faire, à voir, tant de gens à aimer, à détester.
Attardez-vous sur les tombes de ces mangeurs, de ces amants, de ces conducteurs de trains, de ces chapeliers, de ces servantes, de ces vagabonds, de ces écoliers, de ces vieillards qui comme vous se croyaient immortels.
La mort les a pourtant surpris. Maintenant ils sont au fond de leur trou, dans le "Cimetière de l'Ouest". Et vous y serez vous aussi.
Vaniteux vivants, allez donc visiter les cimetières vous dis-je, et surtout prenez votre temps. Il faut que vous soyez imprégnés, hantés par le marbre.
Et puis lorsque vous aurez terminé votre visite, alors -et c'est conseillé-, vous pourrez en toute joie vous enivrer de bon vin.
542 - L'araignée
Elle me hait de ses huit yeux de myope.
Conception des ténèbres, ignominie enfantée par quelque cauchemar cosmique, vomissure du Mal, sans-âme échappée du pays de la damnation, chair née de la cervelle d'un dieu mauvais ou pure émanation des égouts de l'enfer, toujours est-il que l'araignée est là, qui me fixe.
Et me glace les sangs.
Immobile, minuscule, mince et noire, ses pattes sous mon regard d'épouvanté deviennent géantes et vont bientôt m'enlacer, alors même que d'un simple coup de talon je pourrais l'aplatir. Pourtant je n'ose, pétrifié par le monstre gros comme un caramel mou.
Elle s'approche. Je suis un marbre tremblant, une feuille de pierre, une enclume de chair. Elle grimpe sur ma chaussure, abjecte jusque dans ses moindres mouvements. Avec son abdomen comme un vivant immondice, n'est-elle point hideuse la huit-pattues qui s'accroche au cuir luisant ? Ses longs doigts velus dérapent sur ma chaussure. Et méchamment s'agrippent, insistent ! L'infernale créature parvient à ma cheville... Et grimpe, résolument. Moi, je ne suis plus qu'un chêne prêt à tomber en poussière : l'effroi incarné.
Je sens ses pattes immenses qui enlacent mon esprit, emprisonnent ma raison, mettent en cage mon souffle, mon coeur et mon âme. Elle continue de grimper, ses huit pattes me possèdent, son abdomen maudit d'entre toutes les inventions de la Création glisse le long de ma jambe... Je devine ses entrailles répugnantes et les grossis, les invente, les projette mille fois plus noirs qu'il ne le sont en réalité. Mais je suis prisonnier de ma terreur. Incapable de raison.
Elle vient à moi chargée de toute sa haine, sa haine remontée des siècles lointains, héritée des temps les plus obscurs de la planète où la vie s'éveillait à peine... Haine originelle demeurée intacte depuis les profondeurs millénaires de la terre et les gouffres immémoriaux de la genèse ! La haine, la Haine qu'éprouve l'araignée pour tout ce qui vit, tout ce qui est bien, bon et beau. Je sens cette haine inextinguible, sans fond, sans fin et huit fois multipliée de mon ennemie l'araignée.

Une haine démesurée enfermée dans un corps si ténu... Cette haine innée qu'éprouve l'araignée pour l'Univers, ne la lisez-vous pas sur ses huit pattes affreuses, sur son abdomen sans chaleur, à travers la nuit dont elle est imprégnée ?
Elle arrive à mi-hauteur de mon corps statufié. D'un tremblement d'horreur je la précipite involontairement à terre.
Libéré de l'effrayante étreinte, j'émerge peu à peu de mon enfer. Je sens monter en moi le feu terrible de la vengeance. Je vais la foudroyer, la broyer, la pulvériser, la réduire à l'ordure, la rendre au néant, la mêler à la poussière, l'expédier aux éternels enfers. Je tremble de toutes parts : coeur, chair, esprit.
Et je tremble tant et si bien que je décide de laisser la vie à mon ennemie. Tant de déchéance incarnée me pousse à la pitié, à la miséricorde. Je n'écraserai point les huit pattes ignobles. L'expérience de la hideur m'a donné l'envie de l'amour : la vue de ces huit pattes a fait naître chez moi deux ailes.
543 - Dans le charbon
Dans la réserve à charbon il fait sombre et c'est plein de vieilles toiles d'araignées déchirées, noircies de poussière. Autrefois sous ce toit ouvert à tous les vents nichaient quelques bestiaux à destination de la boucherie locale. Moeurs d'un autre temps qu'adoptaient les précédents propriétaires, avant la Grande Guerre. Aujourd'hui en 1978 la servante vient y puiser son noir fardeau. La servante, une pauvre imbécile gentille et sans le sou. Une idiote incapable d'économiser ses gages mais bien tournée. Et qui plaît au maître, ce coquin quinquagénaire qui n'a pas son pareil pour faire tourner les vieux moteurs à pétrole !
Suzanne, c'est son nom, porte le charbon vers le foyer. Pendant ce temps Nestor son ennemi de toujours, un gentil garçon boiteux mais mal embouché, prend son envol vers sa destinée. La porteuse de charbon trébuche dans la cour, ses boulets roulent, Nestor clame haut et fort que jamais on ne le reprendra à réciter par coeur des leçons inadaptées à son niveau scolaire qui est plutôt bas pour son âge (45 ans).
Une partie infime du charbon est écrasé par les pas maladroits de Suzanne-la-godiche. Quelques morceaux de dimensions négligeables se sont également perdus dans l'herbe.
Il ne faut pas trébucher quand le charbon est entre les mains de Dieu. Le feu cuira les poireaux, la servante se sent belle. Et effectivement, elle est belle.

Jusqu'au lendemain.
544 - Un vrai seigneur
Je suis un seigneur.
Je mange dans une gamelle de bois, dors dans de la fourrure, nage en eaux libres, mendie avec dédain, gâche sans remords, mâche solennellement, marche sans me presser, cours avec les ânes, bêle en compagnie de mes femmes.
Je regarde l'heure qu'il est à la seconde près quand je n'ai pas besoin de savoir l'heure qu'il est. J'oublie le temps qui passe quand je vois le temps qu'il fait. La fatalité chez moi s'appelle "fatalitas". Je baigne parfois mes pieds dans une bassine en zinc. Je suis un seigneur et mes orteils valent autant que vos cocktails.

Comme tout seigneur, j'ai plein d'honneur : je crache par terre avec ostentation. Ca me fait coqueter quand je porte mon beau chapeau à plume. J'aime me pavaner, railler, mépriser, persifler. Je déteste la compagnie de mes semblables portant un couvre-chef plus haut que le mien. Je porte un amour presque immodéré à mes chats. Ma bonne les nourrit, et elle est âgée. Je ne la paye pas pour ne rien faire, aussi j'attends de cette vieillarde maintes satisfactions et moult services : transports de bois, arrachage de souches, port de seaux d'eau fort lourds. Pour la cuisine, j'emploie un tendron de seize ans peu farouche.
Je suis riche, avaricieux, poltron, déloyal, menteur, faussaire, enthousiaste, retors, élégant, colérique et prétentieux.
Je prends dans les troncs des églises, donne aux moins pauvres, fais la morale aux riches, recueille dans mes écuries les miséreux, mange à ma faim, vole ma vieille bonne, gâte ma cuisinière de seize printemps, flatte mon curé.
Je suis un seigneur. J'ai besoin de le répéter, de le rappeler, qu'on s'en souvienne. Mon chapeau à plume est seyant, mes crachats sont sonores et puissants, ma demeure est glaciale. Je vis dans mes écuries la plupart du temps, sauf quand je recueille des vagabonds. Là, je dors dans mon lit, eux dans mon foin quotidien. Je suis un seigneur.
Un peu étrange disent certains.
545 - La Vierge sylvestre
Aux abords d'une forêt sarthoise que longe une route communale, gît une antique chapelle ouverte à tous vents, abandonnée, minée par le temps et les éléments. A l'intérieur trône une Vierge parmi des immondices. En pleine décrépitude, rempli d'humus, les murs couverts de moisissures, le sol jonché de squelettes d'animaux, l'humble édifice de pierres et de bois pourri agonise depuis des lustres au bord de la route.
Il y a quelques jours en passant pour la millième fois devant cette chapelle que j'avais fini par ne plus voir, je fus pris d'une subite curiosité. Attiré par ce temple que la désolation avait rendu finalement charmant, je m'approchai. Histoire de jeter un oeil compatissant sur les trésors dérisoires que devait receler cet autel devenu antre des oiseaux de nuit, de m'attarder avec mélancolie sur les riens qui, j'en étais persuadé, peuplaient délicieusement cette demeure vide... Occupation innocente de promeneur.
Je vis une Vierge de plâtre peinte dans la position traditionnelle de prière, étreignant un chapelet devant sa poitrine. Naïve, sans goût ni attrait particulier, cette Vierge qu'embaumaient des effluves de champignons et de bois mort ne présentait à vrai dire nul intérêt, et finalement je trouvai ce lieu parfaitement anodin. J'étais sur le point de m'éloigner : pas de quoi m'attendrir sur des bagatelles aussi misérables. Cependant...
Cependant une force invisible me retenait immobile devant la statue.
La Vierge en lambeaux parut tressaillir sous mon regard, confusément. Une flamme ardente émana progressivement du visage de plâtre peint. La flamme très vite devint un feu ardent, terrible, violent. Je n'eus guère le temps de m'étonner ni de me laisser gagner par l'effroi. Les immondices disparurent, je ne vis plus que cette Lumière. En moi, une paix infinie.
La statue me fixait, elle me fixait, me sondait, m'interrogeait avec une indescriptible douceur et il me sembla avoir en face de moi une montagne écrasante d'amour. Sous son aspect piteux, abandonnée de tous, la Vierge de plâtre venait d'être réanimée par le seul regard d'un mortel et se manifestait au monde avec éclat, au bord d'une route perdue de campagne... Miracle à l'ombre d'une forêt communale, dans la plus grande simplicité. Témoin et acteur du prodige, qui étais-je donc pour porter un si glorieux fardeau ? Un passant peut-être un peu plus pieux que les autres... Qu'en sais-je ? Toujours est-il que j'ai vu.
Ce monde contemporain assoiffé de jouissances matérielles qui, ingrat, a voué à l'oubli et à l'offense les plus chers témoignages de piété édifiés par ses ancêtres, voilà qu'ils se sont rappelés à lui au détour d'une banale route de campagne, et avec quelle fulgurance !
Dans cette chapelle en ruine la Lumière à travers moi s'est manifestée, j'en porte à jamais les stigmates : désormais je chérirai la pierre, le bois et le plâtre que dans les siècles passés nos parents ont bénis.
Aussi que l'on me permette, surtout auprès des incrédules et des ventres pleins, de témoigner de l'indicible Lumière d'en haut, car je le répète, dans la petite chapelle abandonnée, j'ai vu.
546 - Quand tu seras mort
Quand tu seras mort je verserai de la crème de haricot au beurre de Charente dans ta bouche inerte, je soufflerai sans état d'âme dans tes oreilles définitivement bouchées, je froisserai des billets de banque devant tes narines sans plus d'utilité, je placerai douillettement mes pieds dans tes chaussons à carreaux, je briserai ta pipe en deux morceaux distincts. Quant tu seras mort, ordure, ne compte pas sur moi pour te regretter !
Ce jour-là, ce jour-là où tu seras étendu prêt à partir pour le cercueil, j'empilerai dans ta chambre devenue froide des boîtes vertes, tant et si bien qu'elles s'effondreront sur le plancher dans un fracas qui ne te réveillera jamais. Des boîtes vertes avec des trucs dedans, des choses lourdes, un peu carrées, un peu citronnées, pas tellement grosses. Mais bien claquantes.
Quand tu seras mort, fumier, il n'y aura pas de quoi pleurer ! Moi je sonnerai de la trompette tandis que tu dormiras. Et pendant que tu attendras comme un glaçon qu'on t'inhume bien profondément dans la tourbe du Nord, j'émettrai des notes aiguës dans la pièce. Quand tu seras mort je serai bien, moi. Et puis il n'y aura pas de fleurs tu sais, vu que t'es qu'un vieux chardon noir comme un boulet de petit pois. Je boirai un canon à ta santé. Une santé de défunt fini, ça s'arrose non ?
Vieux débris, quand tu seras mort il n'y aura personne pour te dire au revoir. Tu auras droit à des " Bon débarras ! " et puis à quelques crachats. Et je serai le premier à le dire, le premier à t'envoyer mon postillon parfumé de chique sur ton costume de bois, vieux cochon de gros verrat à truies que tu es !
Quand tu seras mort je chanterai l'hymne à ta crevaison. Et tu la fermeras, je jure que tu la fermeras ! Ha ! quand tu seras mort, sale poulet duveteux avec ta tête de poêle à frire, espèce de viande avariée, chien raté, vieux chacal puant, quand tu seras mort mon premier geste sera d'allumer un feu de joie avec ta carte d'identité et d'y attiser ce gros cigare que tu vois dépasser de ma poche depuis des lustres. Je me le réserve depuis toutes ces années en attendant le grand jour, tu sais.
Exquise, libératrice, quand tu seras mort ma première bouffée sera pour saluer la Camarde à ton chevet. Et dans mes ronds de fumée, mollement, méditativement je te chasserai de ma vie en fermant les yeux, les lèvres expulsant le tabac de Virginie dans un vertige extatique.
Car c'est en fumant un gros cigare de Virginie -et non de Havane- que je veux, te causant une ultime contrariété, fêter ton départ.
547 - Le poison de la passion
Je hais et fuis toute passion. La passion est délétère, funeste, vénéneuse, elle rabaisse au lieu d'élever. La passion est pure animalité. Je n'aspire qu'à la sérénité des hauteurs désincarnées. De ma vie je n'ai jamais éprouvé aucune passion et souhaite à tout prix éviter cet écueil stérile qui empêche toute progression en général, et particulièrement en direction de mes chères étoiles.
Passion est perte de temps, d'énergie, du sens de la marche. Égarement terrestre, la passion est un chemin semé de bûches de Noël... Qui mène droit au gouffre !
La passion est la raison des fous. Sage, avisé, plein de bon sens, d'esprit, je chemine loin de ces sentiers que vous empruntez, vous les marcheurs aux semelles embrasées. Je me moque de vos "passions", des railleries qui s'y mêlent, de vos ailes qui bourdonnent comme des flammes, infernales. Ce qui me porte est bleu et non rouge.
Vous vous croyez pleins de braise sacrée parce que vous êtes habités par des passions, alors qu'en vérité vous êtes aussi vides que des coques de noix brisées. Le ver ronge le fruit du dedans et laisse l'écorce. Vous brûlez certes, comme brûle la coquille une fois la pulpe extirpée... La passion ridiculise.
Vous brûlez votre huile, tandis que je conserve mon essence.
Pendant que vous faites de longues glissades en formes de cercles sur vos espaces vicieux, poussés par vos artifices endiablés, portés par vos spores miasmatiques et hallucinogènes, enivrés par vos sports acrobatiques, aveuglés par vos feux multicolores, vous les passionnés, moi je monte.
Je monte, simplement escorté par ce vent raisonnable que vous haïssez tant et qui n'est autre que le souffle pur de l'esprit.
548 - Echanges entre un bambin et ses parents
Charles-Théodore de la Fraissière est un adorable bambin d'à peine quatre ans. Prêtons une oreille indiscrète à des échanges entre le jeune Charles-Théodore et sa vieille tante. La scène se passe dans le salon d'une auguste demeure, quelque part dans les faubourgs d'une ville populaire de la banlieue parisienne. Contrairement aux gens de son âge, le petit héros de cette histoire que vous allez lire sait se tenir...
- Ma tante, Ô ma chère aïeule, consentez promptement à mes désirs ! Je réclame sur le champ bonbons mentholés et autres délices caramélisées. Je ne puis plus supporter cette privation inique que vous m'imposez !
- Charles-Théodore, taisez-vous ! Vous irez à la grand-messe plutôt ! Un chapelet et non des gâteries, voilà ce qu'il vous faut.
- Grand Dieu ! ma tante, vous me contrariez. Je conçois envers vous de vifs émois qui n'honorent point votre rang. Amertume et affliction, voilà ce que m'inspire votre âpre décision. Je le dirai à mère, et elle sera très mécontente de vous.
- Charles-Théodore, vous êtes un impie ! Pour la Noël vous aurez 25 coups de martinet et pas de joujoux !
- Ma tante vous me fâchez grandement. D'abord vous avez 98 ans et vous êtes bien proche de la mort. Vous méritez mon mépris. Je vous chasse de ma mémoire. Adieu Madame.
UN PEU PLUS TARD, CHARLES THEODORE S'ENTRETIENT AVEC SA MERE...

- Mère, notre vieille tante a assombri ma juvénile humeur, tantôt.
- Quelle en fut la cause mon petit Charles-Théodore ?
- Mère, cette vieillarde odieuse m'a refusé les douceurs que les gens de mon âge sont en droit de réclamer, même en dehors des jours de fête telles que la Noël ou la Pâques. N'est-ce point insolent de sa part, Ô mère ?
- Mon petit, sachez qu'il faut respecter vos aïeux. Leurs décisions, fantaisies et pensées, pour iniques et cruelles qu'elles puissent vous paraître n'en sont pas moins justifiées par le rang où l'âge les a placés. En ce monde le grand âge, l'expérience, la situation donnent tous les droits mon enfant. Votre tante est une ancêtre auguste, respectez sa volonté.
- Certes mère. Cependant cette parente fit preuve d'une révoltante intransigeance face à mon courroux.
- Que vous a-t-elle répondu ?
- Mère, la méchante femme m'a dit qu'au lieu des joujoux annuels qui devaient m'échoir à l'occasion de la fête chrétienne du 25 décembre, je recevrai 25 coups de martinet !
- Hé bien mon petit Charles-Théodore, cette année pour la Noël vous recevrez donc 25 coups de martinet. A presque quatre ans il vous faudrait peut-être commencer à songer à des choses plus sérieuses, ne croyez-vous pas ? Vous êtes bien trop frivole mon enfant ! Disposez à présent, votre proximité autant que votre puérilité m'incommodent.
- Oui mère.
549 - Auto-interview
A la manière d'un vrai journaliste, je vais me poser quelques questions bien choisies. Le but : me dévoiler non sans éclat à mes lecteurs. Je me glisse dans la peau d'un reporter exigeant, conciliant, curieux et compétent, pénétrant et supérieurement doué pour mieux étaler à la face du monde les réponses faites à moi-même :

- Bonjour Raphaël Zacharie de Izarra. Je ne cache pas ma fierté de vous soumettre au plaisant exercice de l'interview. Quelle consécration dans une carrière de journaliste ! Mes questions seront simples, franches, précises, gênantes, odieuses, sottes ou bien très pertinentes. Vous pouvez toujours vous dérober : à la fois intervieweur et interviewé, vous restez le maître du jeu. A ce titre, j'acquiescerai simplement à toute retraite sans vous jamais juger : je vous connais assez pour vous pardonner ce genre de faiblesse.
- Vous plaisantez ? J'attends au contraire vos questions avec une joyeuse fébrilité. Qu'elles aient l'odeur du souffre ou de la mort, de l'herbe fraîche ou du fumier, de la vengeance ou bien du cake aux raisins, je me ferai un plaisir ostensible d'y répondre avec feux et fracas, voire artifices...
- Décidément Raphaël Zacharie de Izarra, vous ne cessez de surprendre ! Mais ne tardons plus. Raphaël Zacharie de Izarra, qu’est-ce qui vous fait courir dans la vie ?
- Ho ! Dans la vie vous savez je plane plus dans mes hauteurs que je ne cours à l'horizontale... Je suis un seigneur ailé, une sorte de chérubin couronné de sa propre gloire d'être ce qu'il est. J'ai les pieds dans les étoiles. Parfaitement déconnecté du sol. Ma tête est ailleurs, je ne suis pas de ce monde.
- Et la littérature ?
- Je considère la littérature comme une "grave bagatelle". A la fois fumée insignifiante et grande voile déployée vers l'imaginaire, pensée tantôt creuse mais enchanteresse, tantôt consistante mais indigeste, sucrée ou vénéneuse, parfois vitale et le plus souvent sans valeur, pour moi la littérature est un festin ogresque composé de mets variés, grossiers ou délicats. A ne pas mettre sous tous les palais. Les réponses strictement intestinales en général scellent le sort de bien des littératures. En tant qu'auteur soucieux de pondre de jolis cocos littéraires, j'essaie quant à moi de composer des plats qui montent à la tête et non qui descendent vers les tripes. J'ai fait le choix du vin fin et non du gueuleton profane. Il est vrai qu'à cette fin je saupoudre mes créations d'épices particulièrement relevées, l'essentiel étant d'échapper à tout prix à la réaction des viscères. Monter, voilà ma devise en littérature.
- Raphaël Zacharie de Izarra, vous aimez les femmes et abusez de leurs faiblesses pour votre plus grand profit, ça n'est un secret pour personne. Justement, quel est votre secret ?
- La femme est une créature aussi étrange que simple, complexe et primaire, répugnante et exquise. Les femmes belles et intelligentes aiment les amants odieux. Coquetterie de sensibilité supérieure. Les gens aimables sont insupportables aux beaux esprits : leur coeur fébrile affectionne les épines de l'amour. Oser dire aux femmes les mots qu'elles n'attendent pas, cesser de singer ces poltrons amants qui chantent de sempiternelles niaiseries, c'est déjà se montrer digne de leurs feux, c'est leur faire honneur par l'inédite épine et non par l'éculée pâte d'amande. Les considérer comme de glorieux objets dédiés à mes cruautés d'esthète et non comme d'insipides bouquets de fleurs à mettre en pot, tel est mon secret. Faire naître l'inattendu, l'indicible, la souffrance, voilà ce qui sied en amour. Faites couler les larmes d'une femme, vous gagnerez son éternelle reconnaissance. C'est par les sanglots que s'imprègnent les sentiments les plus durables. Marquez un coeur de votre sceau vénéneux, et vous le ferez battre comme une folle mécanique.
- Raphaël Zacharie de Izarra, vous êtes exquisément détestable. Parlons particule. Que ce qu'elle représente pour vous qui en faites si grand cas ?
- Rien. Absolument rien. La particule est mon plus cher faire-valoir de salon il est vrai, mais je sais bien que ces affaires-là ne sont là que pures mondanités justement, car enfin soyons sérieux : je ne me prends pas au sérieux quant à ma particule. Je joue avec ce hochet à deux lettres. Plus que de raison certes. Je ne fais que jouer cependant. Mais à vrai dire, pas tant que ça... J'avoue me laisser prendre systématiquement au jeu délectable de ma particule. Ce qui revient à dire que je suis finalement toujours sérieux quand je parle de ma particule, bien que je m'en défende. En définitive et pour être parfaitement honnête je répondrais que ma particule ne représente pas rien, mais qu'au contraire elle représente tout.

- Réponse pour le moins ambivalente... Raphaël Zacharie de Izarra, faites-vous preuve d'autant de "bonne foi" dans vos textes ?
- Il y a beaucoup de littérature dans mes textes, vous savez. Or qu’est ce que la littérature sinon l'art de jouer avec les mots ?
- Raphaël Zacharie de Izarra, d'où vous vient cette étonnante capacité à inventer, créer, imaginer, faire parler vivants et morts, hommes et cailloux sous votre plume ?
- Elle me vient de mes muses.
- Pouvez-vous développer pour nos lecteurs ?
- Les muses qui répandent leur haleine féconde dans le creux de mon oreille, et parfois entre mes lèvres, viennent principalement de l'Olympe, des divers panthéons qui m'entourent, qu'ils soient égarés dans l'oubli des siècles ou solidement boulonnés sur la place publique. Elles tombent encore de nues éblouissantes ou sont issues des ténèbres les plus effrayantes. Elles se manifestent aussi bien à travers les beautés sauvages et indomptées de l'orage qui éclate en plein dimanche que dans les molles sérénités vernales. Comme vous le voyez, mes muses sont convoquées depuis tous les horizons célestes, voire depuis le coin de la rue.
- Raphaël Zacharie de Izarra, j'ai encore plein de questions à vous poser. Plus je vous interroge, plus ma curiosité s'aiguise.
- A présent je suis las. Revenez un autre jour, voulez-vous ? Je vais me reposer un peu.
- Votre première dérobade, Maître ?
- Ce sera le mot de la fin. Ma foi, un peu de mystère dans cette affaire ne desservira pas ma cause.
550 - L'esprit des arbres
Je passai sous de larges pans de feuillus dominant la plaine. C'était la fin de l'été. L'ambiance crépusculaire donnait aux choses des allures augustes. Telle une houle majestueuse, le vent agitait avec ampleur et mollesse les lourds branchages.

Éole qui caressait ces géants m'évoqua aussitôt des secrets d'enfance... Pareille à une musique mélancolique, il chuchotait à travers la ramée des souvenirs perdus. C'était le chant immortel et nostalgique des jours heureux. Ainsi par l'effet des éléments sur mon âme méditative, je me revis à l'âge puéril, bercé par le murmure champêtre.
Je demeurai longuement sous les frondaisons, hautes et sombres futaies s'élevant jusqu'aux sommets exquis de ma conscience vagabonde.
551 - Le superstitieux
Il était né sous une mauvaise étoile, ce qui le comblait de satisfaction : un vendredi 13. Le présage était trop beau. Superstitieux, il passait sa vie à compter ses fantômes, calculer sur le dos de ses chimères, chercher des signes magistraux jusque dans la plus extrême platitude de son quotidien. Un simple numéro rencontré par hasard pouvait prendre des proportions énormes. Par exemple il se persuadait que les chiffres 5, 9 ou 13 lus sur une plaque d'égout, sur le chapeau d'un passant ou sur le fronton d'un édifice signifiaient qu'un événement bénéfique en rapport avec ces chiffres allait bientôt survenir et changer radicalement sa vie. Alors ses journées se chargeaient de sens. Il attendait jusque tard le soir quelque révélation sublime qui eût donné raison à son intuition. Comme jamais rien ne se passait mais que sa bêtise demeurait, il interprétait à son avantage les non-faits. Avec lui le vide le plus stérile résonnait de mystères grandioses et les ronds de fumée sortant de sa pipe se dissipaient avec plein d'éloquence.
Plus les années passaient, plus le superstitieux pataugeait dans ses chiffres, prophéties et espérances, s'accrochant comme un diable aux volutes de son calumet.

Vieillard, il fit un bilan amer de sa vie. Aucun des signes auxquels il avait accordé tant d'importance ne lui avait donné richesse, succès ou chance. Une vie passée à attendre, en vain... En désespoir de cause il espéra une fin pleine de panache, sorte de revanche symbolique qui eût signé aux yeux du monde le caractère extraordinaire de son destin. Il s'attendit donc à trépasser un 1er janvier pendant les douze coups de minuit, au milieu du réveillon de Noël ou, pourquoi pas, en pleines fêtes du 14 juillet, un linceul tricolore pour ultime habit de cérémonie.
Il mourut à une heure indue, un mardi 19 mars.
552 - Rimbaud déréglé
Penchons-nous sur la fameuse et fumeuse phrase de Rimbaud :
"Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens."
Moi je prétends que le poète ne voit bien qu'avec le bec ténu de sa plume et surtout avec la folle maîtrise de tous ses sens dirigés vers les hauteurs accessibles à ses semblables. Un poète qui se fait passer pour un mage n'est plus un poète mais un maladroit augure. Le vrai chantre des couleurs et des profondeurs n'a pas la semelle planant dans les nues mais les pieds sur terre en compagnie de ses frères humains aux mains calleuses. Celui qui se réclame de Rimbaud n'est qu'un singe à la grimace usée, un gugusse au numéro éculé, un gros pigeon déplumé.
Je défie quiconque de décrocher les astres en naviguant sur quelque "Bateau ivre" ou en traversant je ne sais quelle inepte "Saison en enfer". J'invite au contraire les beaux esprits et bonnes volontés poétiques à cheminer sur mes pas à la rencontre des chants cosmiques. Ne pas dévier des rails qui mènent à la sérénité olympienne, voilà mon credo. La Poésie est harmonie, paix, éclat et non chaos, ténèbres, effroi.
Les disciples de Rimbaud sont de sots laudateurs qui voient des mirages dans les fumées de l'aube, des fantômes en plein midi et des chimères dans les vapeurs du soir, trompés par le "grand mousse de Charleville" se prenant les pieds dans les voiles de son radeau voguant nul ne sait où...
Cessez de feindre les érudits touchés par la grâce rimbaldienne, vous les fats admirateurs pleins de vagues émois car en vérité je vous le dis, le vrai génie est dans l'éclat de la simplicité.
553 - L'insignifiance de la pierre
Blanchir des cathédrales noircies, reconstituer dans l'esprit des époques révolues des monuments en péril conçus il y a deux, quatre, cinq siècles, mille ans par des architectes morts et depuis longtemps réduits en poussière, mettre des béquilles à des châteaux de toute façon voués à la disparition, faire des moulages de têtes perdues... A quoi bon toutes ces gesticulations de restaurateurs éblouis par des illusions de grandeur ? Recoller les morceaux érodés du patrimoine historique vaincu par le temps : vaine mission !
Notre siècle plus que tous les autres sacralise le passé. Cela est sot, cela est profane, cela est superflu. L'essentiel n'est-il pas d'admirer ce qui est vif, proche, présent ? Ce qui doit être respecté, n'est-ce pas la chair plus que la pierre ? Ce qui doit être glorifié, n'est-ce pas le coeur palpitant mieux que les crânes jaunis ? Ce qui doit être vécu, n'est-ce pas notre quotidien plutôt que par procuration ces chimériques âges d'or des anciens ?
Que vaut un vitrail de cathédrale devant un souffle humain ? Les "trésors" médiévaux tombent en ruine, et alors ? Faire tant d'histoire pour restaurer les ouvrages du passé, quelle onéreuse indécence ! Je ne crois pas au poids hypertrophié que le passé donne aux choses. Ce qui fait le prix des cathédrales, des pyramides égyptiennes ou même de la Tour Eiffel, est-ce véritablement leur lignes, leurs dureté, leurs hauteurs ou bien simplement leur âge ?
Hier le centre Beaubourg à Paris était considéré comme un ratage. Aujourd'hui on commence à le regarder d'un oeil bienveillant. Demain ce sera une merveille.

Les cathédrales ne valent rien. Les pyramides sont caduques. La Tour Eiffel se fout du monde entier. En vérité la vie est dehors, au soleil, sous la pluie, dans le vent, parmi la foule des hommes, loin des pierres, au coeur de nos viscères, au fond de nos âtres, sous nos draps, tout proche de nos pieds, dans le creux de nos paumes, au bout de nos lèvres, à deux doigts de nos cheveux. La vie est là, dans les détails les plus banals, les plus insignifiants de nos journées. Le reste n'est qu'artifice de pierre et de métal.
Blanchissez vos cathédrales, restaurez vos monuments, sondez vos pyramides, moi je contemple l'escargot sous sa coquille frêle qui mollement, de son pied unique glisse sur ma feuille de salade, plein d'un baveux, universel, vivant mystère.
554 - Le champ des mots
Au fil de la ligne ces mots tirés comme des flèches foncent vers leur point de chute. La phrase est une arabesque fulgurante, précise et fantasque née d'idées sages et délirantes que le style seul justifie. Sans cesse renouvelé, le verbe circule en tous sens, tourne sur lui-même, s'égare hors de son cadre, revient en son centre, musarde, vagabonde au gré des discours, erre sans fin et même parfois explose en mille éclairs féconds.
Adjectifs, noms, verbes, tous unis pour une même cause : l'extase textuelle, l'ivresse phraséologique, le vertige verveux. La plume est une arme qui caresse. C'est l'épée de la pensée, le plomb de l'esprit, la flamme du songeur.
Ce texte en trois paragraphes produit avec un minimum de lettres, d'espace et de temps un maximum d'éclat.
555 - Ché picards des camps
(Les picards des champs)
Mortels sont certains villages picards à la morne saison. Sous la pluie, la brique rouge devient grise et les gouttières qui débordent hantent les âmes de leur chant monotone. Alors les casquettes longent les murs, les aboiements deviennent déprimants et les clochers lugubres. Triste est la terre du nord quand on en exhume les betteraves à sucre, sombre est le ciel de là-bas à la récolte des endives qu'on épluche devant l'âtre... Le temps des patates cependant réjouit les coeurs picards : la frite jaune -qu'accompagne la bière dorée- égaient ce pays de peupliers et de crachin.
Les chemins de craie sous l'onde mènent vers des horizons pleins d'ennui : la terre promise autour de ces villages d'enterrés est faite de peine et de larmes, de langueur et de grisaille. Le souvenir des batailles de la "14" est partout, et les corbeaux avec leurs plaintes funèbres donnent du relief au lointain trop plat.
Le soir au troquet le tabac est âcre et le jus sent la gnôle, les moustaches sont épaisses et les mots toujours les mêmes. Mais les coeurs restent grands ouverts. Dans les brumes de l'ivresse on cause chasse, pièges-à-loups, charbon, saucisses, braconnage, femmes.
Dans les rues désertes les nuits sont de longs rêves humides et glacés.
L'aube sous les pleurs sans fin de l'automne est cafardeuse, la rosée lourde, le café exquis.
J'aime les trous perdus de la Picardie intime : c'est dans ces terres froides et trempées, noires et profondes que j'ai pris racine.
556 - Les avantages inouïs de la particule
La particule, qu'elle soit usurpée, mensongère ou parfaitement authentique protège définitivement celui qui la porte de l'ineptie dupontesque, duvalesque ou tartempionesque.

Heureux le porteur de particule ! Mieux qu'un couvre-chef, le "de" signe la supériorité innée de son possesseur sur la "rotaille". Un Dupont jamais n'accèdera aux hauteurs vertigineuses du "particulé".
L'insignifiance congénitale d'un Durand, d'un Duchenoque ou d'un Lacouillard est un crime pour l'heureux détenteur du précieux sésame à deux lettres.

C'est pourquoi je revendique le droit inaliénable de mépriser haut et fort tout ce qui ne porte pas ces deux lettres de noblesse indispensables à l'édification de tout honnête homme qui se respecte.
557 - Retour sur Terre
Rimbaud, le Christ, James Dean, le Che : destins fulgurants ! Et trompeurs quant à leur réalité intime...
Illustres pantins dont à notre insu nous tirons nous-mêmes les ficelles, illusionnés que nous sommes par leur prestige historique, politique, littéraire ou spirituel, ces êtres banals ou exceptionnels que nous sculptons dans le roc plein d'artifices de notre pauvre imaginaire nous en apprennent long sur notre sotte propension à faire porter toges, capes et lauriers à des mortels fondamentalement aussi triviaux que n'importe quel anonyme.
Ces personnages que nous percevons de loin - de trop loin - ne se sont jamais ridiculisés en prenant dans leur vie quotidienne des postures de statues. Encore moins dans les instants les plus solennels de leur existence. Le Christ ne se promenait pas à longueur de temps les bras levés au ciel, l'air inspiré, Rimbaud déféquait comme tout le monde sans se sentir obligé d'avoir vingt-quatre heures sur vingt-quatre le regard plongé dans le lointain, James Dean n'était pas plus tourmenté que le plus ordinaire des comptables, le Che dans ses plus glorieuses actions n'avait pas des allures particulièrement glorieuses.
La réalité est plus simple, plus belle et surtout beaucoup moins compassée que ce que nous fait croire notre imagination contaminée par le mensonge des apparences : le théâtre n'existe pas dans la vie naturelle, la vérité ne s'affuble pas d'habits d'apparats, le réel n'imite pas les livres.
Redescendons sur Terre. Rimbaud puait des pieds, le Christ était parfois constipé, James Dean rêvait de pot-au-feu, le Che avait des poux dans ses cheveux longs.
Pour résumer l'inconcevable, disons que le patois picard ou sarthois peuvent véhiculer les mêmes vérités que celles déclamées en latin ou en grec.
Le reste, tout le reste, n'est que creuses légendes et vraies tromperies.
558 - Les conséquences de la naphtaline
La langue pendante, la main tremblotante, l'haleine pleine d'effluves de naphtaline, la bigote manque d'aspirer les doigts du prêtre en happant l'hostie. Voûtée, sénile, haineuse, Mademoiselle Alphonsine est selon la rumeur vierge depuis sa naissance. Mais de cela, elle s'en moque. Sa plus grande fierté ? Avoir tué il y a quatorze ans le chat de celui qui dans un temps très lointain avait voulu devenir son amant, à l'époque où elle était jeune, précocement dévote et fort laide. C'était au siècle dernier, au temps où il n'y avait pas encore l'électricité dans les maisons... Ce qui ne la rajeunit certes pas. Aujourd'hui Mademoiselle Alphonsine est une vieillarde honorable âgée de quatre-vingt-treize ans qui porte un chapeau à plumes et se pare de cosmétiques bon marché. Ce qui accentue son aspect repoussant et la fait puer encore plus.
On dit qu'elle a travaillé dans les bordels avant la guerre, en tant que cuisinière. Officiellement, du moins. Ca se pourrait, en tout cas elle a toujours affirmé être restée vierge. On prétend également qu'elle aurait couché avec le curé en 1948. Le pauvre est mort depuis longtemps... Qu'est-ce qu'on ne dit pas sur elle ? Il paraît qu'elle serait encore plus vicieuse qu'on ne le pense. Une chose est sûre : elle est laide, vieille, méchante.
Et se gave d'hosties.
Depuis que le vieux prêtre a été remplacé par ce jeune abbé efféminé aux allures très séduisantes, Mademoiselle Alphonsine lui tend chaque dimanche sa vieille bouche baveuse de bigote décatie avec plein d'obscénités dans le regard. Le pauvre abbé en éprouve un profond malaise qu'il a bien de la peine à dissimuler... Dégoûté par cette ouaille douteuse qui lui fait des avances répugnantes, le jeune abbé attend avec impatience qu'elle crève, accompagnée du dernier des Saints-Sacrements cela va sans dire.
Mademoiselle Alphonsine est toujours vivante. Déjà deux ans qu'elle continue son odieux manège dominical ! Le jeune abbé a pris un amant depuis, aussi cette vieille toupie dégénérée ne lui en paraît que plus immonde. Aux dernières nouvelles le sodomite clérical a fini par devenir définitivement chaste à force de côtoyer cette ancienne employée de bordel à l'haleine chargée d'odeur chimique.
559 - Gloire et misère à la ferme
Dans la ferme Marie-Gilberte s'affaire autour du pot-au-feu. Sa grand-mère dans la cuisine, sénile, gît dans un fauteuil crasseux, le regard fixé sur la marmite.

Marie-Gilberte n'a pas vingt ans et rêve d'étoiles au fond de son trou. Seule la radio meuble le vide de son existence, peuplant de rêves simples son imaginaire borné par les travaux de la ferme. Justement, un chant émis par la radio, posée sur la table entre le saladier et la boite de sucres, allume soudain en elle des feux inconnus, éveille dans son coeur des sentiments magnifiques. C'est un petit chanteur à la voix céleste interprétant un chant sacré qui vient de semer chez Marie-Gilberte cette graine de paradis.
Un ange en somme à travers le poste de radio vient d'entrer dans la vie misérable de la jeune fille, libérant son âme étouffée.
Au son de la voix cristalline le pot-au-feu disparaît, la ferme n'existe plus, la grand-mère s'évanouit : Marie-Gilberte a le regard perdu dans des sommets intérieurs. Des sensations fulgurantes l'envahissent, des rêves flamboyants illuminent son visage. Le chant est de plus en plus beau, Marie-Gilberte est en pleine extase.
La vieillarde impotente pendant ce temps est prise d'une quinte de toux, le regard toujours fixé sur la marmite où mijote le pot-au-feu, parfaitement insensible au chant séraphique qui est en train de bouleverser sa petite fille, de transformer la larve en libellule, de changer la patate en rose, ouvrant son intelligence à la vie, son coeur à la joie.
Marie-Gilberte, toujours noyée dans ses nues, s'éloigne peu à peu des lourdeurs de ce monde, sourde à la pantomime catarrheuse de sa grand-mère. Cette dernière, pitoyable dans sa chaise qui exhale l'urine rance, à demi morte d'imbécillité avec son regard radoteur, en pleine décrépitude physique et mentale n'a qu'une pensée en tête : surveiller le pot-au-feu. Sa plus grande hantise pré-mortem : voir déborder le bouillon de la marmite.
La jeune fille dans ses hauteurs éthéréennes entend de moins en moins les quintes de toux qui redoublent. Les éclats de voix de la vieille femme qui lui adresse des propos inintelligibles ne lui parviennent plus.
Marie-Gilberte est exquisément déconnectée de la réalité.
Le chant sublime à la radio se termine, des publicités criardes lui succédant aussitôt. Lorsqu'enfin Marie-Gilberte redescend de ses nuages dorés entre le bouillon du pot-au-feu qui déborde et le tic-tac horripilant de l'horloge en forme de cercueil, sa grand-mère fixe toujours la marmite, le corps sans vie.
560 - Les mots de l'amour
Alphonse fait une déclaration amoureuse écrite à la fille de la fermière, la grosse Marie.

La Marie,
Ma lettre que tu vas lire va te faire un étonnement incroyable, mais je vais te dire avec mon âme toute nue ce que je dois te dire.
Voilà la Marie, c'est que je t'aimions.
C'est pas que t'es tellement belle, non c'est pas ça. T'as pas la figure d'une beauté et tu es même plutôt pas jolie à voir de ce côté-là mais en tout cas t'as du téton, t'es pas une fainéante et pis faut dire aussi que t'as un sacré gros cul de fumelle, ce qui fait que je t'aime bien. Tu feras de beaux zéfants dans un beau mariage. Moi j'ai du bien, je suis un homme avec des couilles dedans et je te demande ta main en mariage.
Je sais que t'es dure au labeur, tu seras pas compliquée à nourrir vu que tu travailles comme un boeuf aux champs et pis à la cuisine. Je t'aimions la Marie. Je suis pas fort pour jouer les écouillés de bureaucrates avec une plume dans la main pour dire des choses de l'amour, mais je te le dis avec mon coeur qu'a des couilles dans le cul. Pis des grosses la Marie crois-moi, vu que je suis pas une tapette de citadin de la ville.
Avec ton gros cul tu me pondras des héritiers la Marie. C'est que je t'aimions. Je ne sais pas te dire ces choses-là mais je vais te le dire aux noces avec autre chose qu'une plume dans la culotte ! Je suis pas doué pour les écritures mais je pourrai t'engrosser du premier coup. J'avions de bonnes couilles pour t'ensemencer la matrice. Vu que t'as un gros cul on pourrions faire des gosses dans le mariage. La Marie, il faut que tu saches que je suis un gars sérieux qu'a du bien engrangé dans ses économies.
Pour toi la Marie je mettrai mes sabots du dimanche pour te faire ma déclaration d'engrossage. Je t'offrirai des patates, des bonnes grosses patates de mes champs, des patates grosses comme mes couilles, pas des "pommes de terre" de la ville pour mauviettes. Je te donnerai tout mon amour que je t'aime bien, ça ne mange pas de pain et ainsi je ferai des économies dès le premier jour du mariage vu que l'amour que j'ai pour toi non seulement ne s'usera jamais, mais surtout ne coûtera jamais un centime. Je ferai un bon mari qui jette pas son bien par la fenêtre : je t'aimerai toute ma vie à l'économie.
Je t'aimions la Marie. T'es pas belle non, ça je peux pas dire le contraire. J'aime bien ton odeur, de loin. Tu sens l'honnêteté, la sueur, la farine et pis aussi la fumelle. Quand je te regarde en fermant les yeux, je t'imagine que t'es une princesse qu'a une face plus belle que tu n'as, alors je t'aime encore un peu plus jusqu'à temps que je rouvre les yeux. Heureusement que t'a un gros cul la Marie, sinon je t'aimerions moins. Le beauté que t'as pas, je la remplacerai par mon imagination. Ca coûtera jamais un seul sou. C'est ça qui est bien avec l'imagination. Je suis un économe-né. Je ferai un bon époux. La Marie, j'aime bien quand tu parles pas. T'es pas une fainéante, toi.
Voilà, j'espère que ma demande t'auras fait montrer que mes sentiments à ton hangar sont sincères et loyals comme des chevals fous, sans noyaux ni pépins et que le but de ma démarche est de pas seulement de me purger les boyaux dans tes treux mais aussi de vider mon coeur avec ces mots que tu liras, même si y sortent pas d'un livre de fainéant d'savant.
Alphonse qui t'aimions
=======
Réponse de la Marie à Alphonse.
Alphonse,

J'ai bien reçu ta belle déclaration d'ensemencage. J'ai été très émue, touchée jusqu'aux rognons par ta lettre. J'ai failli pleurer. Mais comme j'ai des couilles moi aussi, finalement j'ai pas pleuré. J'ai de qui tenir.
Tu es un grand sensible Alphonse et j'aime pas ça. Même si c'est bien beau ce que tu m'as écrit, je suis pas une femme qu'on achète avec des mots doux. C'est-y que tu me prendrais pour une demoiselle avec des dentelles autour, des fois ? L'Alphonse, je suis pas une fille de la ville qu'on conquérit avec des mots de la plume pour lui faire des séductions à la noix... Tu m'as déçue de ce côté de la vérité, je suis obligée de t'éconduire de ta demande.
T'as de la couille l'Alphonse, ça je dis pas le contraire. C'est même ta grande qualité que je reconnais. Tu m'aurais comblée par le côté de la chose, c'est sûr. Mais moi j'attends de mon prince charmant qu'y cause pas comme une fainéante de pucelle de mes deux, j'attends un fouteux de sabotard, un qui m'enfourne sa matraque dans la viscère-à-foutre sans bavardages inutiles.
L'Alphonse, je veux pas t'offenser en t'enfonçant mais t'y parle de la bouche avec des pincettes comme une marquise à fanfreluches qu'aurait perdu ses couilles... On dirait que tu reviens de la ville avec des mauvaises habitudes que t'aurais prises dans les beaux quartiers de la sous-préfecture, là-bas à la Ferté-Bernard où que les bourgeois y z'ont des cabinets à la ouateur-claused dans les maisons... Je te reconnais plus Alphonse. J'attendais que t'y causes moins, pis que tu viennes me la mettre sans te répandre avec des mots qui font pleurer. Mais j'ai pas pleuré.
Ca pourra jamais marcher entre toi et moi : je crois bien que j'ai plus de couilles que toi l'Alphonse.
La Marie
561 - L'incroyable consistance de la particule
Sans ma particule, que suis-je ? Rien.
L'identification à ma particule est telle que sans elle je ne pourrais plus respirer. Ma particule, c'est mon air hautain, mon oxygène social, mon sang mondain.
La particule m'a sauvé dès je jour de ma venue au monde. J'étais fait pour n'être pas comme les autres, la particule me mettant d'emblée sur un piédestal. Dés lors mon existence était vouée au lustrage incessant de ma particule, mais pas seulement : je devais aussi être digne de la grâce accordée par les dieux huppés de l'Olympe.
Porter la particule, c'est être condamné, douce crucifixion ! à porter chapeau, canne et lorgnon. Ce que je m'ingénie à faire avec zèle.
562 - L'arrosoir
J'entrai dans la quincaillerie.
J'y croisai un échantillon de la population locale. Toute la province était là. Réunies autour des cuivres et de la soude, des ménagères se concertaient avec les employés, la lèvre contrariée, l'oeil interrogateur, le front angoissé : il était question de tuyaux de douches, de seaux de zinc... Préoccupations ordinaires de la gent commune.
Mais au fond du magasin une intrigue se tramait, dans une atmosphère pesante. Une cliente monopolisait toutes les attentions, du personnel jusqu'à la direction, qui tous très courageusement regardaient de loin, du coin de l'oeil.
L'affaire était grave.
La blouse à fleurs tendue par un giron opulent aux charmes douteux, la femme du maraîcher tentait une énième fois des séductions mammaires sur un des employés du magasin, un trentenaire effacé, afin qu'il consentît à lui céder à vil prix un arrosoir en aluminium de toute beauté. Étincelant, l'objet de convoitise semblait faire de l'oeil à la corruptrice. L'employé savait l'étrange passion de sa cliente pour cet arrosoir qu'elle ne pouvait décidément pas se résoudre à acheter au prix affiché, pourtant fort abordable. C'est que cette dernière était avaricieuse. Maladivement avaricieuse. Aussi, régulièrement elle venait discuter âprement le tarif de ce trésor horticole, de plus en plus revu à la baisse pour un oui, pour un non. Elle voyait plein de défauts à cet arrosoir. Si bien qu'au bout de plusieurs mois de ce manège, l'arrosoir complètement dévalué par ses soins ne valait, selon elle, quasiment plus que quelques sous ! Forte de son incroyable mauvaise foi, la femme du maraîcher comptait bien acquérir à moindres frais l'objet de sa folie.

Tous les moyens étaient bons pour faire triompher une si noble cause ménagère, se persuadait-elle. Aussi le marchandage durait-il depuis presque un an, comme une ronde sans fin. Le fameux arrosoir, fort heureusement, attendait toujours dans le magasin, brillant de tous ses feux sous le néon jaune, n'ayant trouvé nul acquéreur au fil des mois qui passaient, ce qui confortait sa future acheteuse dans son idée fixe. Pour elle c'était un signe. Le Ciel des avares s'était penché sur son cas, mobilisant tous les anges de la pingrerie autour de sa cause. Il fallait dans ces conditions qu'elle continuât le combat, elle ne pouvait pas abandonner après des luttes aussi acharnées, héroïques.
La rage de l'économie la tenait en éveil en permanence, lui donnait des ailes, du courage, de la patience et même des idées. Perspicace, obstinée, parfaitement incorruptible, la cliente de la quincaillerie bravait systématiquement et sans ployer d'un cil les arguments de l'employé.
Sordide et pittoresque, ce spectacle m'enchantait. Je m'attardais souvent dans le magasin pour observer ce phénomène et me tenir au courant de l'évolution de son affaire. Lorsque je voyais rôder cette ladre mamelue autour de la quincaillerie, j'entrais avec elle discrètement sans jamais rien acheter, juste pour me délecter de ce vivant théâtre.
Et puis un beau jour, là devant mes yeux le miracle eut lieu : las, résigné, exaspéré, le patron du magasin intervint, au grand soulagement du pauvre employé. Il fit cadeau de l'arrosoir à la femme du maraîcher. Le fait était vraiment inattendu.

Immense émoi dans le magasin.
"L'acheteuse" ressortit triomphante devant les clientes sidérées. La centième tentative de l'avare avait été la bonne, dépassant d'ailleurs toutes ses espérances puisqu'elle avait obtenu gain de cause sans même débourser un seul centime. Certaines clientes, visiblement blessées, en conçurent une profonde jalousie. Deux ou trois mauvaises langues prêtèrent même au patron de la quincaillerie de malhonnêtes desseins envers sa si "fidèle" cliente...
L'affaire de l'arrosoir eut un retentissement funeste. Le bruit de ce scandale local s'étendit jusqu'aux limites de la paroisse voisine, ce qui ruina bientôt la réputation du quincaillier qui dut fermer boutique.
C'est que dans certains trous de province, on pardonne rarement ce genre de crime.
563 - L'hôte du marécage
L'automne était flamboyant.
La flore aux teintes chaudes dégageait des senteurs séminales. Partout l'or triomphait, ses reflets sauvages se mêlant avec éclat au terreau profond. Les artifices d'octobre embrasaient ciel et terre.
Aux abords d'un marais je m'égarai exquisément, humant l'humus fécond, l'âme bercée par ce paradis de feuilles mortes. La glorieuse agonie des éléments m'enchantait, je succombais à ses charmes. J'étais sur le point de tomber en pâmoison quand...
Quand les joncs remuèrent.
Une tête hideuse sortit des flots. L'épouvante me gagna. Avec sa face horrible, ses cheveux comme du foin, ses yeux pareils à des yeux de loup, son allure ogresque, ses poils de garou et ses halètement d'ours, l'être lentement s'approcha, ruisselant de vase.
Pétrifié d'horreur et tout à la fois incrédule devant ce géant issu de l'onde fangeuse, le doute traversa mon esprit. Je ne rêvais point pourtant. Ce génie velu était bien sorti de l'étang. La créature toutefois se révéla bien inoffensive. Craintive, voûtée, comme écrasée par sa propre déchéance, la bête semblait suppliante. Chose étonnante, devant son attitude misérable mon effroi peu à peu s'évanouit. J'eus bientôt pitié de ce titan au poil trempé de boue qui me tendait la main. Je sortis de ma besace quelque quignon de pain. Il le prit avec un air de profonde reconnaissance avant de disparaître aussi vite dans les eaux troubles.
C'était il y a vingt ans. Depuis je n'ai plus jamais revu le monstre solitaire. Mais à chaque automne je relève de mystérieuses traces de pas aux alentours du marécage. Aujourd'hui encore j'ignore qui était cet énigmatique habitant du marais, je sais cependant qu'il est toujours là, qu'il hante les lieux à chaque saison, errant entre les joncs tel un intemporel pénitent en quête de je ne sais quel salut.
564 - Vieille stèle
Lors d'une promenade dans le minuscule cimetière d'un village perdu de la Normandie profonde, je m'attardai sur une large et vieille tombe de quelque notable décédé au début du vingtième siècle. La pompe désuète de la sépulture contrastait avec l'humilité des autres tombes. La pierre était érodée mais on y distinguait, gravé en forme de médaillon, un profil auguste indiquant l'origine sociale élevée du défunt. Avec ses allures d'empereur romain, le portrait du trépassé aux moustaches hautaines et distinguées surprenait parmi les stèles modestes qui l'entouraient.
Je ne saurais dire pourquoi, cette tombe vaniteuse me toucha plus que les autres...

J'essayais d'imaginer ce que fut la vie de cet honorable personnage, notaire ou huissier, banquier ou juge, inhumé à proximité de gens simples de la campagne normande. Ému par cet oiseau à moustaches d'un autre temps dégageant par-delà le tombeau, intactes, des ondes de mystère, je me perdais avec délices dans la contemplation de la demeure mortuaire en forme de lit à deux personnes, rappelant un grand livre ouvert. Vaste était la couche funèbre. Comme un drap de marbre jeté sur le mort, le suaire épais s'étendait bourgeoisement. Avec une profonde sérénité, une immense mélancolie.
Sur la surface usée de l'ample pierre tombale je voyais le reflet matériel du ciel impalpable, le commencement tangible d'une éternité invisible, le promontoire de l'infini.

Cette tombe démesurée, bien plus que les hésitants, misérables carrés où gisaient les pauvres gens tout autour, était comme la promesse tranquille d'une survie de l'âme, la certitude de trouver un astre au fond du trou, la foi affichée en lettres de roc que la mort n'est pas une fin où tout doit disparaître mais le passage d'un monde à un autre et qu'en tant que tel il était permis d'en témoigner le plus glorieusement possible... Telles étaient mes pensées au bord du gouffre.
Somptueusement parée, la fosse du notable n'était pas vaine. Grâce à ses artifices, échos de l'invisible, elle m'a permis de regarder derrière la dalle et, au lieu de la pourriture, d'y voir de la lumière.
565 - Le buveur
A mesure que sa panse se remplissait, sa tête se vidait. Le gosier en perpétuelle détresse, l'ivrogne ne trouvait de salut que dans la Bénédictine. Après deux verres il parlait de plus en plus de ses chaussettes et de moins en moins de ses soucis, chantant même à la gloire de ses semelles percées.
Au bout de quatre verres, l'heureux homme voyait déjà des écus scintiller au fond d'une marmite imaginaire, éclats fabuleux avec lesquels il avait l'intention de payer le tavernier...
Il voulait pisser dans sa bouteille à demi entamée, persuadé de la réapprovisionner grâce à cette manoeuvre hautement alchimique ! De bonnes âmes étaient toujours là pour l'assurer que de sa vessie nulle humeur divine ne s'écoulerait.

Ca fait longtemps que je connais le "bénédictineux". Un peu fou, un peu lucide, pas très futé, il erre en titubant à travers les jours qui passent, chancelle de Bénédictine en Bénédictine, traînant on ne sait quel douloureux secret au coeur.
Il est parfois malheureux, souvent seul, toujours méprisé. Pour le buveur de Bénédictine j'ai de l'amitié. Dans sa misère vous ne voyez chez lui que haillons et indignité.

Au fond de son verre lui boit des étoiles.
566 - Eloge de la médiocrité
J'aime la médiocrité. Conspuée par l'ensemble des hommes, la médiocrité est un refuge à portée de main, d'esprit. A portée d'homme.
A ma portée.
La médiocrité ne m'effraie point, au contraire. Je la recherche, la cultive, la savoure comme du pain jeté à terre. Les sots la fuient comme la peste. Les médiocres du monde entier eux-mêmes feignent de la mépriser. Pourtant la médiocrité n'est-elle pas le ciment universel de l'humanité ? Tous les hommes de bonne volonté devraient se reconnaître à travers la médiocrité au lieu de se jurer mutuellement de n'être pas liés entre eux par cette caractéristique fraternelle... Hélas ! La médiocrité est le patrimoine humain le plus décrié, l'héritage universel le moins apprécié...
Entretenir la médiocrité est l'apanage des penseurs modestes proches des vérités quotidiennes, débarrassés du poison commun de l'orgueil. C'est surtout une manière de briller autrement. Les beaux esprits aiment leur médiocrité. Luxe des belles gens, la médiocrité revendiquée, affichée, portée aux nues est une gifle hautaine assénée à tous les petits coqs infatués de leur plumage crotté qui clament sans crainte du ridicule n'être point médiocre, ne pas l'aimer, la fuir...
La médiocrité protège souverainement ses adeptes des fausses certitudes. Elle les préserve de bien des tempêtes, certes éclatantes mais inconfortables. La médiocrité est un fauteuil percé dans lequel aiment à se laisser bercer les gens persuadés d'être à leur place.
Je suis un médiocre convaincu : je dîne au rabais, me contente des petites pluies passagères, pioche au hasard de la vie, prends garde à mes pieds pour économiser mes semelles, fais les choses à moitié de peur d'aller trop loin, suis mitigé dans mes avis les plus manichéens, tiède avec mes ennemis, partagé entre coeur et raison. Je suis tellement à mon aise dans ma médiocrité que non seulement je ne sens nullement le besoin d'aller voir ailleurs mais en plus, fierté des âmes humbles (beaux esprits par définition), j'éprouve le besoin de communiquer à la terre entière mon bonheur d'être médiocre.
567 - L'éveil
L'homme étendu à même le sol contemple la voûte étoilée, l'oeil noyé dans l'infini. Il sait le spectacle ultime. Tout à sa béatitude, il se laisse aller au vertige avec des sourires doux et désespérés. Le sentiment d'absolu qu'il ressent face aux étoiles éparpillées dans la nue est à la hauteur de sa détresse. A la vue des astres scintillant dans la nuit, une ivresse inédite l'envahit.
Résigné, il admire les étoiles, n'ayant plus rien d'autre à faire. Comme s'il attendait une porte ouvrant sur quelque éternité.
Depuis la boue séchée où il est allongé, la beauté du monde lui apparaît magistrale, suprême. Inénarrable. Cet homme a conscience d'être. Aussi s'attarde-t-il sur le ciel nocturne, l'âme de plus en plus légère, le corps de moins en moins présent. Puis il tourne la tête sur le côté. Sur le tas d'immondices où il agonise dans l'indifférence générale, il distingue son bras squelettique, sa main comme une poignée d'os, son flanc décharné, sa peau lépreuse. Déconnecté de ses étoiles, il reprend immédiatement contact avec l'abjecte réalité. Alors il décide de ne plus voir que le ciel : dans un geste dérisoire et pathétique il détourne le regard du sol et le dirige définitivement vers le cosmos, le corps comme un haillon, l'âme comme une flamme.
C'est un sans-nom de Calcutta né dans la misère, fait pour la misère et crevant dans la misère. A quelle époque sommes-nous ? Quel âge a ce malheureux ? Peu importe ! C'est une ombre qui gît dans un coin de l'enfer terrestre parmi ses semblables passifs, sourds à sa souffrance. Cet homme qui a toujours connu la misère, le malheur, la faim, le désespoir accède ce soir à la beauté de manière fulgurante, la sensibilité exacerbée par l'approche de la mort. Le ventre vide, le corps malade, le moribond s'extasie sans bruit sur le mystère de cet univers où il a enduré son long calvaire de miséreux. Venu sur terre pour souffrir, il interroge longuement le ciel sur sa terrible destinée, magnifiquement réconforté par les lumières de la nuit cependant.
Puis dans un râle d'agonie pitoyable, atroce et presque insignifiant tant le monde qui l'entoure est insensible à son sort, l'inconnu au corps nu rend l'âme les yeux fixés sur le firmament.
568 - La dictature de la norme
Ne rougissons pas de nos tares congénitales, misères temporelles et autres semelles trouées ! Notre société ne veut pas voir traîner les trisomiques au-delà de ses ornières aseptisées. Elle refuse de voir les mongoliens "hors-circuit". Aussi cette société composée de gens responsables qui ne jurent que par le salaire mensuel veut mettre les débiles mentaux au travail...
Façon commode de se débarrasser de ses éléments improductifs en les casant dans les usines, justement... Les mongoliens font tache. Du matin au soir, ils sont mongoliens et nous le montrent non sans une certaine indécence dans les rues où ils passent avec rires et fracas. Mais un mongolien que l'on a mis au travail, n'est-ce pas un peu lui débrider les yeux, le rendre légèrement plus beau, plus sortable ?
Faire travailler les trisomiques, voilà la nouvelle lubie ridicule de notre société incapable de regarder en face la mort, l'infirmité, la laideur. Non le travail ne rendra pas les trisomiques moins trisomiques. Cela les rendra peut-être un peu moins visibles dans nos rues, cela donnera peut-être meilleure conscience aux humanistes à la gomme qui ne supportent pas que certains de leurs semblables soient si dissemblables, que les "humains ratés" existent encore en 2005, mais aucun de ces mirages sociaux chers aux obsédés du salut par l'économie ne pourra me faire croire que les trisomiques sont faits pour participer à nos messes figées, singer nos savantes comédies, se raidir dans nos cols de comptables.
Ce qui fait la gloire des trisomiques, c'est que leurs éclats de rire troubleront toujours nos républiques solennelles.
569 - Une amoureuse éconduite
Mademoiselle,

J'ai bien reçu l'expression de votre flamme à mon endroit. Maladroits, vos mots m'ont mis de bonne humeur ce matin. Vous m'avez fait rire dès le lever et je vais vous expliquer pourquoi en quelques mots.
Nous ne sommes pas du même monde Mademoiselle, en outre et c'est le plus grave, vous êtes fort laide. Ce qui est pour me déplaire au possible. Je déteste votre rire vulgaire, votre maintien grotesque, votre toilette bon marché.
Vous croyiez donc me séduire avec des artifices aussi pitoyables ?
Je vois en vous une petite écervelée sans beauté, sans talent, sans titre. Une cloche fêlée, une poule déplumée, une ânesse imbécile.
Quoi ! Vous m'aimez ? Et alors ! Cela vous donne-t-il le droit d'offenser ma sensibilité d'esthète ? Mademoiselle, vous êtes une infâme, permettez que je vous l'écrive en toutes lettres. Une infâme. Et mes amantes qui se pavanent à mon bras avec leur teint éclatant, leurs appas sans pareil, leur atours flatteurs, leurs manières délicates, qu'en faites-vous ? Pensiez-vous pouvoir plus longtemps offenser cette cour d'amoureuses avec vos audaces déplacées ? Femme née sans grâce pour votre malheur mais pour la joie de vos railleurs, imaginiez-vous avec vos haillons de chair et d'esprit pouvoir détrôner mes courtisanes à la beauté innée, leur ravir la place qui est la leur à ma droite ?
J'espère pouvoir vous revoir en public pour vous souffleter Mademoiselle, et ce afin que vous appreniez, à vos dépens, à vous tenir à l'écart des belles gens de mon espèce.
Vous voici définitivement renseignée quant aux sentiments que vous m'inspirez.
570 - La Poésie
Qu’est-ce que la Poésie ?
La Poésie est un mets capricieux et doux, meringué et acidulé, mou et croustillant qui se déguste en dehors des heures de repas. La Poésie est non seulement l'art de chanter les bouches d'égout de nos quartiers mais également le meilleur moyen de faire tomber la pluie en juin. La Poésie est un puits de sentences sans plafond qui se perd dans les méandres d'un ciel invariablement bleu. Sauf quand il pleut, puisque nous venons de voir que la Poésie avait le pouvoir étonnant de recouvrir nos rues de matière aqueuse.
J'ajoute non sans outrecuidance que la Poésie est aussi un matelas de coton azuré qui flotte dans les airs nébuleux et sur lequel s'étend de temps à autre le joueur de luth en mal d'inspiration. Mais passons sur cet aspect olympien de la Poésie, assez anecdotique, pour nous attarder sur son côté commun, qui est le plus répandu.
La Poésie est la soupe du soir du mortel qui ne veut pas mourir. Elle peut être chaude, épaisse, claire, hachée, légèrement aréneuse ou bien franchement horticole. Elle est comme une rigole qui conduit les humeurs domestiques vers les sillons féconds du cultivateur. Une sorte de ruisseau universel duquel s'écoule un sang assez pur abreuvant des partitions patriotiques.
La Poésie, voyez-vous, c'est l'aptitude humaine à transposer le discours vulgaire sur des hauteurs quasi divines. Jouer du langage comme d'un piano, émettre des notes avec des citrons verts, des papillons bruns ou de vieilles cruches. En un mot, faire braire le verbe.
La poésie qui descend des étoiles se ramasse dans des soupières, elle se marie à merveille avec les condiments du quotidien, s'accompagne habituellement de laitue et de fraises des bois. Elle se digère un cigare aux lèvres ou une bague au doigt.

Mais surtout, et c'est l'essentiel, la Poésie est une digestion cosmique auto régénératrice qui ensemence la Beauté. C'est une coulée céleste traversant nos âmes qui, après les avoir agitées, transformées, épurées, s'en retourne aux étoiles dans de grands jets lactés.
571 - Dandy
J'ai trente six ans, quatre femmes, un chaton, de la morgue, de la fortune, de la poudre de riz qui me tombe dans le col, beaucoup de chance et peu de scrupules.

Je regarde la domesticité d'un oeil glacial, paie ma boulangère avec un air plein d'arrogance, jette mes piécettes usagées aux mendiants, accueille mes convives chaudement pour peu qu'ils présentent une moue aussi méprisante que celle de mon bisaïeul à tricorne.
J'ai le pied luxueusement chaussé, le doigt finement bagué, le front savamment pommadé, les viscères inexistants. Né avec un chapeau sur la tête, je ne puis concevoir un digne trépassement sans ma redingote ni ma chemise aux manches parées de dentelles. J'endure maux dentaires et blessures d'épées avec un détachement étudié à l'extrême.
Je m'alimente avec des raffinements horaires d'une très grande cérébralité. D'une part, les mois brefs de lune croissante je dîne à minuit et appelle "souper" mon chocolat chaud de seize heures pris volontairement entre 18 heures et 18 heures 30 les jours impairs des mois longs et à exactement 17 heures 45 les jours pairs et impairs des mois courts de lune décroissante. D'autre part, je déjeune les jours pairs de la première quinzaine des mois longs à l'heure du thé vespéral en clamant que c'est là un réveillon de quatorze heures, cette fois indépendamment de la lunaison mais suivant un deuxième calendrier orthodoxe grec périmé, le tout accompagné de rituels gestuels parfaitement désuets mais toujours très stricts, déplaisants à détailler devant un auditoire profane, délicieux à énumérer en aristocrate compagnie.
Mes caprices de table sont d'une infinie complexité.
J'élève une autruche née en Bulgarie, adopte piverts blessés et muses lasses. Détesté par les classes inférieures, je me pavane en toute modestie avec à mon bras droit une femme portant une mouche de taffetas sur la joue gauche, à mon bras senestre une canne à pommeau légèrement courbé vers la dextre.
Je plais aux canards des canaux à qui je lance matinalement de la brioche tiède, je déplais aux cygnes à qui je refuse mes bonbons blancs fourrés à la liqueur de Chine. Mal reçu chez mon tapissier, je présente invariablement le bord droit de mon chapeau conique à la vue de mes huissiers. En effet, je porte un couvre-chef en forme de coquille de gastéropode.
Toutefois, et cela rassurera certainement la plèbe, la façon de lacer mes bottines est d'une confondante simplicité.
572 - La déchéance poétique d'une jeune mère
Voici la réponse faite à une ancienne épistolière qui benoîtement m'annonce qu'après une gestation de neuf mois sans histoire, l'extraction finale de l'hôte crû dans sa matrice a réussi, surchargeant ainsi volontairement la planète d'une bouche supplémentaire qui réclame son dû lacté. Je ne la félicite pas du tout pour cet "exploit" à la portée de la première plébéienne venue. La Poésie est définitivement incompatible avec les affres et petitesses de la condition humaine. Donner la vie n'a rien de particulièrement admirable ni d'exceptionnel, c'est banal. Tout le monde sait le faire, même les animaux les plus vils. Mais surtout, c'est une insulte faite à la Poésie qui, profondément allergique aux braillements de la gent puérile, ne tolère que le son cristallin de la lyre.
Madame,

Quoi ? Vous avez succombé à pareille horreur ? Vous avez expulsé de vos femelles viscères un ennemi des muses ? Vous, victime consentante de la pire des trivialités de la condition humaine ? Et moi qui vous prenais pour un ange ! La nouvelle m'effraie. Il est vrai que j'avais oublié que vous étiez grosse. Vous me l'aviez dit il y a quelques mois, mais par naturelle réaction de défense face à cette agression poétique, j'avais inconsciemment occulté ce détail horrible.
Vos entrailles chéries, qu'en avez-vous fait ? Vous les avez offensées, souillées, déformées... Et tout ça pour accoucher d'un trésor qui n'en est pas un, d'une fausse promesse de bonheur, d'une illusion de joie. Vous baissez dans mon estime, moi qui vous portais aux nues jadis...
Je vous préférais vierge, mince, stérile.
Je vous aimais à ma manière, idéalisée, onirique, éthéréenne, tout en douleur et papier toilé de luxe chargé d'encre de Chine.
Mon amour pour vous était un amour supérieur, éclatant, pur et spirituel : c'était un amour de plume.
573 - L'immortel
Je suis l'oiseau, le songe et le vent. Je vagabonde, chante, plane, survole petits chapeaux et grands édifices. Je m'amuse de vos soucis, me moque de vos drames domestiques, raille vos valeurs ajoutées, d'un rire fais voler en éclats vos chères certitudes, vos doutes les plus affreux.
Cimetières, coffre-forts, confort : tout ce qui vous hante, vous préoccupe, vous absorbe, j'en fait des ronds de fumée, des auréoles malicieuses pour ma tête pleine d'azur.
Vous me visez d'une flèche de plomb, votre tir grossier n'effleure même pas le bout de mon aile. Vous tentez de me crucifier de vos pointes d'ironie mais mon éclat a les vertus du diamant : tout se brise contre ma face. Vous me désignez d'un index moralisateur, je vous retourne le geste d'un pouce relevé qui signifie : gloire aux étoiles et paix sous vos semelles !
Parce que je suis loin de vos petits dimanches d'hiver, à des lieues de vos fins de mois difficiles, aux antipodes de vos boutons de chemisettes, vous me reprochez de n'être qu'un guignol sans poids ni ancrage sur votre sol de béton.
Vous me traitez de fou, vous les mortels ensommeillés, parce que j'ai succombé à l'appel du large et vogue vers l'infini, rêvant d'espaces tempétueux, de chevauchées éternelles, d'aubes sans fin, emporté par le radeau de mes muses, les voiles gonflées par le souffle de la Poésie.
574 - Le berger
Berger, va faire paître loin de mon éden policé tes moutons sales. Je déteste tes mains calleuses, je fuis ton odeur douteuse, me méfie de tes airs de bohémien.
Ta barbe longue m'inspire dégoût. Quelle femme honnête chercherait l'ivresse dans tes baisers ? Ta face hirsute effraie les enfants, fait rire les belles gens de la ville. Tu es un sauvage berger. Un coureur de pâturages, un vieux cerf puant, un fumeur de tabac bon marché. Tu n'es qu'un va-nu-pieds, tandis que ma semelle à moi est hautaine, claquante, luxueuse. Les gens de ton espèce dorment sous l'étoile, étendus dans leur peau de bête. Pire qu'à la cloche. Et tu te crois libre parce que ton matelas est fait d'herbes sèches, toi le vagabond ? Pâtre, tu es un sot, un ignare, un benêt et un pouilleux. La laine crottée de ton troupeau est une offense à la civilisation, à la Beauté, et même aux bonnes moeurs.
Tu avances dans ta montagne mais tu régresses dans ta tête, pauvre pasteur ! Sais-tu lire au moins ? Tu ne connais que des boniments, vieux cancre ! Au lieu de rêvasser sous les étoiles, tu ferais mieux d'ouvrir un livre. Ou de retourner à l'école apprendre l'alphabet. L'Arcadie est un mythe berger. Tu n'as rien d'un héros antique. Tu n'as ni allure ni profondeur, et aucune sentence immortelle ne sort de ta bouche muette. Incorrigible solitaire, tu es pitoyable sous la pluie comme au soleil. En réalité tu n'es qu'un misérable et nul artiste n'aurait l'idée ni le coeur de peindre tes haillons.
Je n'ai pas besoin de tes services, berger. Je me vêts de dentelles et mange les fruits de mon potager. Mon jardin est droit, carré, propre. L'ivraie n'y a pas droit de cité, le loup n'y rôde pas, et la rose l'embaume.
Éloigne tes bêtes stupides de mes sillons. Je ne veux pas entendre les sots braiments des hôtes de ta drôle d'étable. Le chant de la laine est épais comme l'enclume. Va t'en berger ! Que les bêlements de tes quadrupèdes ne viennent jamais troubler la beauté furtive de l'aube...
Et que demeure intacte autour de mon verger la rosée du matin où viennent s'abreuver muses et poètes.
575 - Conte de Noël
Gérard Lebrun est un parfait abruti : quarante deux ans, marié, trois beaux enfants, un gros chien, un travail stable de cadre moyen dans l'alimentation industrielle, une maison Phénix achetée à crédit, voiture de série rutilante, télévision écran plat dernier cri, quelques convictions politiques modérées, deux ou trois hobbies à la mode, plein de rêves de vacances aux Seychelles dans la tête. Bref, une tête bien modelée pour une destinée sans surprise.
Gérard Lebrun s'affaire aux préparatifs de Noël. Boudin blanc, cadeaux, dinde, champagne, chocolats, musique de discothèque... Petit bonheur annuel sous le toit familial de la zone résidentielle où s'accroche un Père Noël gonflable indifférent aux autres rouges pantins qui l'entourent.
Suspendu aux gouttières, étendu sur les tuiles, escaladant de mille façons maladroites, étranges et peu orthodoxes cheminées, murs de crépit, balcons surplombés d'antennes paraboliques, le peuple de clones à barbe blanche se gèle joyeusement les guirlandes en attendant d'être relégué dans les remises ou à la poubelle, une fois accomplies les saintes saturnales. Quelques-uns pourriront sur les toits, oubliés jusqu'en février.
Gérard Lebrun est heureux. Heureux de son petit bonheur à lui, sans exigence ni souci, entouré de Pères Noël de toutes sortes : des petits, des géants, des moyens, des grandeur nature, des en chocolat, des en plastique, des en guimauve, des en chair et en os... Et même, paradoxe des paradoxes de cette société de consommation qui ne consomme même plus ses surplus, des en sucre non comestible !
Tonnerre dans le cosmos ! La foudre s'abat sur la petite tête de Gérard Lebrun, modeste mortel propriétaire d'une de ces maisons alignées en zone d'habitation urbaine. Pétrifié par la grâce à quelques heures du réveillon de Noël, Gérard Lebrun sent l'éclair de la Vérité le traverser.
Lueur autrement plus fulgurante que celles qui l'entourent... Au pied du sapin qui, imperturbable, clignote depuis trois semaines d'un bonheur égal dans le salon, rivalisant avec l'illumination de l'écran plasma de la télévision allumée en permanence, Gérard Lebrun décide d'entrer dans les ordres. Qui comprendra les voies du Ciel ? Des larmes de joie tombent sur la moquette achetée en promotion.

A la minute même l'abruti de naissance miraculeusement mué en âme éveillée prend la décision de se retirer du monde, abandonnant réveillon, sapin, foie gras, femme, chien et enfants pour se cloîtrer à vie chez les Chartreux.
Ultime témoignage du passé du repenti arborant aujourd'hui la tonsure : le Père Noël gonflable qui a moisi jusqu'au printemps sur le toit. L'année suivante le nouveau compagnon de sa femme, demeurée idiote quant à elle, l'a remplacé par un autre blanc-barbu garanti anti-corrosion. Mais de tout cela Gérard Lebrun est à des années-lumières.
A quarante deux ans Gérard Lebrun est devenu un homme, un vrai sous sa bure.
576 - Mal-aimé
Vous me détestez.
Vos crachats tombent sur mes chaussures laquées comme des jets fâcheux que je fais ôter avec dédain. Vous n'ignorez pas que mon cuir rongé par votre fiel vaut de l'or... Nul ne le respecte pourtant. C'est à ce point que vous me méprisez... Qui aura pitié de ma semelle précieuse ?
Vous me destinez les plus noires pensées. Qu'ai-je fait pour mériter votre rage ? Mes souliers ont le malheur de vous déplaire... Il est vrai qu'ils sont sertis de pierres fort coûteuses. Votre oeil est chargé de sang mauvais lorsqu'il se pose sur mon chapeau. N'est-ce pas parce qu'il est disposé avec soin sur ma tête et que sa hauteur vous offense ? Vous ne répondez jamais à mes bonjours sous prétexte que mes allures sont trop hautaines pour vos petits matins médiocres... A moins que ma domesticité, mon cheval ou les ronds argentés autour de mes doigts ne vous semblent choses peu aimables ?
Faites-vous de moi un bandit simplement d'avoir beuglé comme un diable aux funérailles de mon banquier ? Oublieriez-vous, détracteurs, que vous me devez dettes et respects ? Je suis fortuné, je vous ai prêté. Aussi je chante quand je veux, enterre qui je veux, fais la morale à l'heure qui me plait. Ca vous enrage, comment pourrais-je l'ignorer ?
A la messe je fais claquer ma canne au premier rang. Cela vous autorise-t-il à me souhaiter voir mort plutôt que vif ? C'est moi qui ai financé la dorure du clocher. L'écho public de mon ivoire est le prix à payer à ma générosité. Marteler la dalle le dimanche est mon plus cher plaisir, de quel droit me l'ôteriez-vous ? Allez vous plaindre, moi qui ai acheté jusqu'à votre patience ! Ingrats que vous êtes !
Mal-aimé j'ai toujours été parmi vous. Mauvaises gens qui ne savez pas vivre en ma compagnie, soyez persuadés que je vivrai plus que centenaire sous ma perruque poudrée avec mon grand chapeau par-dessus. Je lustrerai encore longtemps ma canne, mes bottes et ma ceinture. Je porterai mon monocle jusqu'à quatre-vingt-dix-sept ans avant d'adopter le binocle cerclé de quelque étincellent métal qui vous fera braire, braire, braire à n'en plus finir.
Vous pourrez toujours attendre... Jusqu'à plus de cent ans je ne me ferai pas oublier.

Mal-aimé mais bien portant, j'aurai votre peau.
577 - Entre pierre et ciel
Au Père Lachaise parmi les marbres il la retrouve, coeur battant, front vaillant. Une fièvre impie l'habite en cette saison de mai. Trouble exquis de l'âme en proie à ses plus chers tourments... Dans l'oeil de la précieuse, le dandy ne voit que l'écho de sa propre flamme. Leur rencontre est un feu mutuel où la cause poétique s'ajoute à la passion charnelle. Le temps est aux amours : les tombes sont légères et la brise vernale fait chanter la pierre. Un parfum de mélancolie embaume l'air, les allées, la nue. Les feuilles de quelques grands arbres frémissent çà et là autour des tombes. Il la salue, froid, conventionnel, hautain. Elle lui répond avec la même retenue. Un chat frôle la jambe de l'élégante. Petit cri de surprise...
Leurs lèvres viennent de se croiser.
La voie est ouverte. Nulle ombre aux alentours... Leurs corps s'étendent sur la première tombe venue dissimulée aux indiscrets par quelque angle avantageux. Il dénude la poitrine de la galante, fébrile. Allongée à demi dévêtue sur la pierre rugueuse, elle sent sa caresse âpre contre sa peau. L'alcôve improvisée est couverte de mousse séchée. L'humus sur cette tombe séculaire enivre l'amant qui, emporté par ces effluves, se perd dans ses hauteurs fantasques alors que sa maîtresse se pâme sous le mâle assaut. Les baisers sont profonds et sauvages comme des morsures, les souffles précipités. Les lèvres de l'homme courent sur les seins de l'offerte, les aspirent avec rage, tandis que ses doigts s'immiscent vers les profondeurs vives de la chair femelle ébranlée.
Bientôt la gorge de l'amante est bâillonnée par un sceptre vivant qui la déchire délicieusement. Des va-et-vient lents et longs embrasent son palais, et sous le regard ardent de cette femme qui lui rend le plus doux des hommages, l'esthète se laisse aller à de voluptueux égarements, couchés tous deux sur la tombe. L'objet de leur mutuel émoi s'attarde, rougit, gonfle, durcit de plus en plus sous les lèvres avivées jusqu'à ce que dans un éclat de fauve le libertin lâche prise. Alors l'haleine de l'amoureuse devenue soudain visqueuse exhale les senteurs âcres et sucrées de la vie triomphante qui se répand, déborde, se perd dans une coulée suprême et affolante... L'écume au bord des lèvres, elle vient l'embrasser. Leurs corps haletants s'enlacent dans un baiser général, exquisément prolongé par la semence qui passe de bouche en bouche.
Un peu de cette liqueur vive s'égare sur le marbre funèbre, comme si la vie voulait se réconcilier avec la pourriture gisant dans la fosse.
Dans l'ultime instant de lucidité précédant l'extase, le regard du sybarite s'est posé par hasard sur la stèle de la tombe de leurs ébats. Furtivement, il a pu lire le nom du défunt, avant de succomber au vertige :
"Comte Théophile Duplaisir, 1759-1830."
578 - Les cruautés de l'amour, les inconvénients de la Nature
Dans le salon de Madame de la Brissolière je brillais comme d'habitude, jouant de la dentelle et du chapeau avec affectation. Lorsque je la vis. Blanche, triste, la taille fine, les poumons larges dans leur étoffe aérée, elle écoutait mes frivolités avec gravité.
Je continuai à débiter doctement mes fadaises aux convives qui étaient plus de vingt, feignant de demeurer insensible à cette vestale mamelue qui me fixait avec un air mélancolique et fantasque.
Qui était cette juvénile créature aux imposants appas à demi dévoilés ? Prétextant une diarrhée subite, je m'éclipsai vers les lieux d'aisance, invitant la belle à me suivre d'un regard hautain accompagné d'un geste discret mais assez explicite pour qu'elle n'ignorât point mes desseins. Je n'eus guère longtemps à attendre. Deux minutes après ma sortie honteuse la triste demoiselle me rejoignit. Nul n'osa me porter secours dans mon état d'indisposition supposé... Et dans la surprise générale produite par ce mensonger mais fracassant aveu, qui se serait aperçu de la disparition de la muette ? Censé me vider les viscères loin de l'assemblée mondaine, j'avais l'assurance qu'on me laisserait en paix.
Nous nous éloignâmes immédiatement du cabinet de toilette. J'emmenai l'amoureuse dans la chambre de Madame de la Brissolière, occupée à faire bonne figure au salon. La porte était close mais je la défonçai sans peine.
L'alcôve était d'autant plus délectable que l'accès nous en était interdit. Là, la morose beauté me fit les honneurs du contenu de son corsage, ainsi que de son coeur, qui était plein de larmes.
- Quelle est la raison de ce chagrin en pareille circonstance, ma belle ?
- Mon beau Monsieur, mon cher, mon tendre ami, Ô Seigneur de la plume que vous êtes, vous qui êtes si fier de votre particule et qui savez si bien briller en légère société, ces larmes sont pour vous. Ce sont des larmes d'amour, car enfin mon coeur s'est enchaîné à votre haute personne ! Mais je n'ignore pas que vous êtes fort cruel Monsieur, et sais par conséquent que jamais vous n'acquiescerez à mes élans les plus chers. Votre égoïsme est légendaire, et votre odieux mépris pour la gent puérile anéantit tout espoir d'avoir de vous quelque digne progéniture. Je suis réduite à ne vous donner que ce que vous voudrez bien prendre de moi. Et vous ne voulez de moi que l'hymen et le giron. Ne suis-pas à plaindre ?
- En effet, aimable demoiselle. Vous êtes bien à plaindre. Mais descendons plutôt rassurer Madame de la Brissonière car mes humeurs en vous se sont répandues et la serrure de la porte de sa chambre est brisée. Je dois m'arranger pour faire porter la responsabilité de cet incident sur quelque domestique. Vous êtes bien jolie Mademoiselle, à la vérité. Mais réajustez votre corsage voulez-vous ? Vos tétins m'indisposent. Et puis cessez de sangloter, vous avez l'allure d'une fille de ferme avec votre joue enflée et votre toilette en désordre ! Et puis votre coiffure, est-elle bien laide ! Qui donc vous a si mal poudrée ? Changez de bonne ou bien entrez dans les ordres Mademoiselle ! Tenez, vous êtes si peu aimable que je sens sourdre en mes intestins quelque chiasse carabinée... Vous me faites bien mauvais effet. Ha ! ôtez-vous prestement de ma vue, scélérate, odieuse vipère, détestable catin !
- Monsieur, je vous aime tant...
- Taisez-vous et disposez vous dis-je ! Vous ne faites qu'empirer mon mal ! Votre présence m'importune et ma colique est violente. Allez plutôt annoncer aux belles gens d'en bas que le Maître es plume est en train de se vider les tripes, ainsi mon mensonge de tantôt n'en sera plus un et nul ne saura que nous nous sommes livrés au commerce charnel sur le lit de notre hôte.
- Bien Monsieur.
Quelque temps après j'apparus dans le salon, éclatant de satisfaction, le teint frais, les intestins apaisés, les glandes séminales allégées.
Un audacieux osa tout haut la question que nul ne se serait permis, même tout bas :
- Alors mon cher, allez-vous mieux ?
D'un regard plein de morgue je lui répondis d'une voix forte afin que tous pussent m'entendre :

- Fort bien Monsieur. Je me suis dégorgé les couilles dans la chambre de Madame de la Brissonière avant de me vider les tripes dans ses chiottes.
Par dessus son épaule j'aperçus l'amante éplorée, les yeux fixés sur moi, qui de plus belle brûlait d'amour.
579 - La gloire du quincaillier
Il se lève avant ses voisins, le quincaillier. Prêt à défier chaque nouvelle journée avec une égale ardeur, il porte cravate et blouse blanche. On le respecte, on le consulte, on l'écoute. Trente-cinq ans d'immersion totale en pensées pratiques dans les rayons de son magasin où cent fois par jour il vient trôner à la caisse comme un chef qu'il est, entre rangée d'arrosoirs et piles de désherbants, ont fait de sa vie une légende. Le roi du robinet, c'est lui.
Jamais à cours de stocks, le quincaillier est prévoyant, polyvalent, et même prévenant : il ouvre la porte à ses clients, qu'ils entrent ou qu'ils sortent.
Un jour j'ai posé la question suivante au quincaillier :

- Craignez-vous la mort ?
Plein de bon sens, des diamants dans les prunelles, le quincaillier m'a répondu :
- Aucune crainte de la mort : je suis chez Assuror. J'y ai souscrit une assurance-vie en béton.
Désarmante innocence ! A moins qu'il ne se soit lui-même parfaitement conditionné, ramolli jusqu'à la moelle, voire pétrifié par sa fonction qu'il semble prendre tellement à coeur... Depuis j'ai compris la gloire du quincaillier. Une telle solennité dans la petitesse, une pareille grandeur dans l'insignifiance, une foi aussi inébranlable dans ses seaux de zinc et tuyaux de poêle confine à l'héroïsme matérialiste poussé à l'extrême. Une forme de sainteté "quincaillière". Je vois désormais sa vie comme une oeuvre d'art dédiée à la cause ménagère. En a-t-il au moins conscience ? Peu importe. Cet homme est un phénomène, une chance pour l'humanité non-pensante. Un alchimiste d'un genre nouveau. Son exploit : changer le plomb usuel étalé dans ses rayons en or destiné à son banquier.
Cet homme convaincu que la vérité est dans la clé de douze, cet être vêtu de blanc et de certitudes de ferblanterie, ce lève-tôt brillant comme le cuivre astiqué de ses casseroles savamment alignées ne craint pas la mort.
La gloire du quincaillier vous dis-je...
580 - Un pied dans l'infini
J'errais parmi les tombes, le coeur léger, les semelles alourdies. Une ondée venait de laver les marbres qui pleuraient sous les rayons déprimants d'avril. Nulle âme dans le vieux cimetière, pas un bruit, juste une brise caressant quelques flaques argentées au soleil.
Je marchais, tranquille. Mes pas sous les restes de pluie faisaient des clapotements sinistres dans cet univers de pierre et de fer rouillé. L'air frais s'alliait à la lumière blanche dans une parfaite harmonie. Les sons résonnaient agréablement contre les sépultures transies de froid. Ce léger écho après la pluie finissait de donner à l'atmosphère un caractère étincelant. Impressions de ruisseau aérien, de verte coulée céleste, de neige fondue teintée d'azur...
Tout à mon trouble, les idées de plus en plus vagues, j'avançais, charmé par cette ambiance éclatante et funèbre.
Distrait, j'en oubliai la réalité qui m'entourait. A mesure que je marchais le long des allées bordées de tombes, imperceptiblement je pénétrais dans un environnement subtil. Je ne sentis plus la boue amassée sous mon talon. J'avançai encore en baissant les paupières, ébloui par la face de Râ. Puis les éclats de l'astre cessèrent. Lorsque je rouvris les yeux, le cimetière avait disparu. Une clarté inhabituelle tombait du ciel. Autour de moi, un espace étrange, sans limite, pareil à un immense jardin. De ce monde émanait une beauté indescriptible, impossible à retranscrire avec des mots humains. De toutes parts rayonnait la Beauté.
Sans m'en rendre compte j'étais arrivé de l'autre côté des choses visibles... Inexplicablement mes pas m'avaient mené jusque dans ce champ de verdure aux reflets inconnus, à l'aspect inouï. Cette prairie lumineuse, loin d'être une illusion, avait ses fondations dans le ciel.
Je me crus mort.
Meurt-on aussi facilement en marchant ? En rêvassant ? J'étais pourtant là, les deux pieds posés sur un sol bien réel. Aux antipodes de l'humble clos mortuaire que, sans m'en apercevoir, je venais de quitter. Où étais-je ? Quel était ce monde radieux et énigmatique où je venais de pénétrer, poussé par le caprice d'un Ailé ou emporté par une étrange brise cosmique ? Salle d'attente du séjour des défunts ? Antichambre de l'éternité ? Porte de l'Eden ? Venais-je d'être projeté en ces lieux par erreur ou sous l'effet de quelque volonté angélique ?
Mystère.

Toujours est-il que je me suis aussitôt retrouvé étendu dans une allée du cimetière, le front rafraîchi par un zeste de pluie émanant de la tombe contre laquelle je m'étais endormi, un sentiment cosmique dans l'âme, une persistante, profonde sensation de réalité en moi.
De cette brève, fantastique promenade dans l'Ailleurs je garderai à jamais l'extrême saveur, la divine, l’intolérable nostalgie.
581 - Tête de paon
Admiré, envié, méprisé, raillé, adulé, haï, je remporte tous les suffrages. On vient de loin pour me cracher au visage, on se lève tôt pour admirer mon luth. On se presse sous les étoiles pour humer mes chaussettes, voir se ramollir ma citrouille, se durcir ma corde sensible, entendre chanter mon rossignol. Objet de curiosité, sujet de polémique, j'attise bien des flammes et provoque moult averses.
J'ai de la plume et du zèle, du plomb dans la plume, des ailes dans la tête, de l'air dans les ailes, des L dans les R, la tête en l'air, les pieds dans les étoiles.
Et la rime à l'envers, ce qui donne de la myrrhe aux vers et de l'or au vermisseau.
Quand les ailes se font légères, elles s'élèvent dans l'air. Ce qui me donne belle ALLURE avec mes deux L et mon grand R. Pour les grands airs dans mes L azurés, je roule les R tel un matamore. Quant au zèle de ma plume, je dirais que c'est la prunelle de mes yeux.
Ma trompette sonne comme une lyre quand le vers est là, alors j'ai l'R unique d'une casserole car je résonne avec mon seul ego. C'est pour ça que du bout des lèvres on me nomme "homme de lettres" avec des doutes dans le jeu, des dettes de mots et des JE de joutes. Si certains me comparent à un oiseau plein de panache, d'autres ont plaisir à me dénigrer. Mais s'ils veulent plumer le cul du coq, il tomberont sur un bec.
Un dernier mot à ceux-là, un dernier mot pour finalement leur dire en une seule lettre que loin d'être un faux Q, je suis un vrai K.
582 - Les cloches du bedeau
Emile le simplet du village avec son air benêt de sacristain-né et son imposante stature était tout destiné pour recevoir de son curé la charge officieuse d'homme à tout faire. Plus exactement de sonneur de cloches, domaine dans lequel il devait bientôt exceller.
Fier de ses 130 kilos, il savait comme nul autre faire chanter le métal. Sa surcharge pondérale faisait merveille pour occuper cette fonction hautement spécialisée. Pouls du village, c'est du clocher que se répandaient les informations essentielles : funérailles, baptêmes, mariages, fêtes... Seule distraction du village, les cloches représentaient la voix du Ciel.
Emile avait découvert que de son habileté à battre l'airain dépendait la force avec laquelle impressionner les ouailles. Tristes ou joyeuses, il savait avec subtilité annoncer les nouvelles, influencer les coeurs dans un sens ou dans l'autre, accélérer ou apaiser leurs battements. Pas si sot qu'on le croyait, doué d'un pouvoir hors du commun, il avait très vite appris à nuancer les clameurs du clocher afin de mieux faire résonner les âmes.
Par exemple à l'heure du glas il pouvait à sa guise alléger les âmes en peine ou au contraire donner un air sinistre aux mariages, rendre poétiques, comiques ou bien infiniment solennels les dimanches matins, et tout ça rien qu'en modulant le son des cloches, à sa façon... Il pouvait choisir certains dimanches de remplir l'église ou en interdire l'accès. Il lui suffisait pour cela de manier d'une certaine façon les cordes du clocher pour attirer les fidèles ou les décourager. Au grand émoi du prêtre qui, comme les autres, ne comprenait rien à ces mystères, incapable de faire le rapprochement entre ces événements et l'écho des cloches. Ce qui amusait beaucoup Emile.
De sonnerie en sonnerie il s'initiait à cet art jusque là inconnu, dont lui seul d'ailleurs détenait le secret. Ainsi Emile agissait sur l'inconscient des habitants, manipulant à son gré son petit monde, parvenant même à toucher les personnalités les plus averties, les êtres les plus insensibles, les notables les plus instruits, changeant leur état d'âme, dirigeant leurs humeurs, provoquant chez eux joie ou mélancolie, sérénité ou excitation. Alors que tous, curés comme paysans, considéraient Emile comme un imbécile, lui les dominait parce qu'il maîtrisait leurs rouages intérieurs, à leur insu.
Emile, pour idiot qu'il passait aux yeux de tous, n'en était pas moins passé maître dans l'art de faire sonner le fond des êtres, par cloches interposées. Il était en quelque sorte le vrai chef du village, lui qui secrètement savait régler la mécanique des âmes.
Emile vécu longtemps à la tête de son orchestre de "diablotins à cordes".
A ses funérailles, tout le village se réunit autour de sa tombe. Le temps était calme, pas une brise. Au moment de mettre en terre l'humble cercueil du bedeau, les cloches de l'église se mirent à sonner légèrement sous un mystérieux coup de vent.
583 - La rayure
Bertrand Lefort est un brave type, ni pire ni meilleur qu'un autre.
Une situation stable, marié depuis 20 ans à une femme qui lui a donné trois beaux enfants, monsieur Lefort est un homme heureux et sans histoire.
Sauf qu'une rayure est apparue sur sa voiture il y a cinq jours. Certes c'est une minuscule, insignifiante, invisible rayure à laquelle il est confronté. Mais tout de même, c'est une sale, méchante rayure sur l'aile de sa belle voiture rouge qui l'empêche de dormir depuis cinq jours. Une ombre bien légère dans sa vie qui devrait s'estomper avec le temps... Une ombre qui malheureusement grossit, s'étend, prend de l'ampleur, obscurcit ses jours. Et surtout ses nuits. C'est que Bertrand Lefort entretient une relation privilégiée avec son véhicule de série, comme la plupart de ses semblables ayant parié sur les valeurs palpables de ce monde. La rayure peu à peu devient sa bête noire.
Il en rêve.
Muni d'un double-décimètre, il a pris la mesure de la catastrophe : 14 centimètres.

Quel est l'abruti qui lui a rayé sa voiture sur 14 centimètres ? Quel est le fils de salaud qui a osé toucher à sa carrosserie ? Ha ! S'il le tenait ce bandit ! Bertrand Lefort pense qu'il l'étranglerait, cet assassin... Il le pense vraiment, la rage au coeur, les mains fébrile, le sang bouillonnant. Un homme qui raye l'aile d'une voiture achetée neuve et à crédit sur 24 mois, a-t-il le droit de vivre sous le soleil de la norme occidentale ?
La rayure au bout d'une semaine d'insomnie est un boa qui traverse de part en part son imagination perturbée. Matin, midi, soir, la rayure hante notre homme. Monsieur Lefort prend des calmants afin de retrouver le sommeil, en vain. Il ne mange plus. Obsédé par la rayure, il n'ose plus sortir son véhicule. Depuis l'incident il préfère prendre le train pour aller au travail. En attendant une solution, il a mis sa voiture à l'abri dans son garage. En sécurité.
Un suspect croisé dans le train a failli être agressé par l'offensé : monsieur Lefort voit des rayeurs de tôle partout. L'irréparable a été évité de justesse, grâce à l'intervention courageuse d'un contrôleur.
Après une grave dépression Monsieur Lefort s'est finalement racheté une nouvelle voiture et en quelques mois son état s'est amélioré.
Aujourd'hui il a retrouvé une vie stable, presque sereine, même s'il n'est plus le même homme. Désormais fragile, anxieux, des séquelles pour le restant de ses jours, Bertrand Lefort a contracté une assurance plus complète pour sa nouvelle voiture : il est couvert à cent pour cent en cas de rayure. La priorité : protéger sa voiture. Il a préféré se priver de sorties de week-end pour pouvoir se payer cette onéreuse mais essentielle assurance.
Le prix d'une paix retrouvée.
584 - La moribonde
Morbide à souhait, la vieille bigote insistait lourdement pour faire de son agonie un spectacle mémorable et navrant, endeuillant avec des cérémonies outrancières et superflues sa chambre qui puait le formol, l'urine et la naphtaline. Vivant depuis toujours sous ce toit, elle en avait fait son théâtre. Mortuaire. Sa vie qui s'achevait dans ce grand lit en fer n'avait été qu'un long chant funèbre, une ode à la privation, un hymne aux mesquineries les plus sordides.
Afin d'attendre dignement la Camarde, la prude avait transformé sa maison en caveau : partout, de la dentelle noire, des rideaux couleur de mort, des crucifix à tous les murs, des statues mariales à en vomir d'indigestion, jusque sous le lit, côtoyant pot-de-chambre douteux et fioles embuées. Babioles pieuses ramenées de Lourdes et conçue dans le style sulpicien le plus achevé, ces spectres de plastique et de métal vil peuplaient la maisonnée depuis une éternité : la célibataire en plus d'être infiniment dévote était quasi-centenaire. Sinistre et macabre, ce décorum de croix et de Vierges rendait l'atmosphère irrespirable. Le seul qu'elle pût respirer. N'importe quel autre mortel dans une semblable ambiance serait mort avant l'heure. Elle, se sentait revivre dans ce cercueil géant où elle gisait exquisément comme un asticot se repaissant de pourriture.
Elle rayonnait sur son lit de mort, blafarde. Peau sèche mais coeur vif, traits cadavériques mais âme brûlante de fiel, elle débitait avec jubilation sa haine de la vie et de ses plaisirs, sous formes de prières. Fébriles, ses doigts osseux étreignaient du matin au soir un chapelet usé. Moribonde diabolique, elle vomissait ses repas sur son chapelet avec des gémissements à fendre l'âme.
Astre mort au regard hypocrite, la vieillarde avait conscience de jouer là son plus beau numéro.
Finalement elle ne mourut point.
Huit et onze ans après cette fausse alerte, elle assista même aux funérailles de deux de ses veilleuses.
On dit qu'elle cracha sur leur tombe, après les avoir veillé à son tour.
585 - Les poireaux
Aujourd'hui mardi c'est jour de poireaux chez les Fournicheaux, un couple de provinciaux sans âge, sans enfant, sans autre horizon que les murs décrépits de leur maison à l'écart de toute bourgade, protégés de l'influence citadine par une haie aussi haute qu'est étroite leur mentalité de morts-vivants. La ménagère lasse s'adressant à son mari :
- Le Michel, t'as-t-y fait chauffer la cuisinière que j'y fasse cuire la poireautée pour à midi ?
Lui avec sa casquette mal vissée sur son crâne ridé :
- J'a va tirer le feu, j'a va tirer le feu... A-t-y mis la soupière qu'est pas percée au moins ?
Dans un geste ample et vif, la vieillarde se saisit de l'ustensile, et d'un air triomphant :
- J'a m'est pas trompée de soupière cette fois-ci. J'a prends la bonne soupière qu'a l'est pas percée du cul.
Ainsi les deux vieux sédentaires s'apprêtent-ils à faire cuire leurs poireaux du mardi dans une ambiance sclérosée au possible... Festoyer dans la tristesse et le dénuement de l'esprit est leur plus chère habitude de gastronomes avaricieux. Sorte d'esthètes au rabais, les deux indigents ne boudent pas leur plaisir. Se gaver de poireaux qui ont poussé gratuitement dans leur potager est pour eux une réelle revanche sur la vie. Payés en nature par la terre de leur jardin et l'eau du ciel, ils s'exclament parfois :
- Ca sera toujours ça que les Prussiens y z'auront pas dans le bec !
De temps à autre, la femme moins sordide que son mari se permet de jeter quelques morceaux de fromage sur ses poireaux, geste invariablement suivi par ces paroles, toujours les mêmes, lancées sur le même ton solennel :
- Le fromage c'est bon, ça fond dans le poireau tout chaud et ça le rend meilleur à avaler.
Pour se faire pardonner cette audace, la vieille femme reprend à chaque fois une pleine assiette de poireaux natures, comme son mari, afin d'ôter aussitôt le goût du fromage fondu qu'elle vient d'ingurgiter. Le crime le plus odieux à ses yeux consistant à succomber au goût du luxe, le fait d'ajouter du fromage de temps à autre sur ses poireaux lui pose un sérieux problème moral. Son mari n'a jamais vraiment approuvé la faiblesse de sa femme, depuis cinquante-cinq ans qu'ils mangent ensemble des poireaux le mardi. De longues conversations s'engagent souvent entre eux à ce sujet, jusque fort tard dans la nuit. Toujours dans le noir afin de n'user pas inutilement la chandelle.
Mais laissons à leurs poireaux et conversations nocturnes ces deux vieilles gens que l'isolement rend plus improbables encore à notre époque de poireaux vendus sous cellophane, laissons s'enterrer inexorablement ces oubliés de la France profonde qui s'inquiètent de l'usure de leurs chandelles alors que nous surfons sur le NET à grande vitesse...
J'ai croisé ces mohicans un jour. Jamais ne les oublierai avec leur plâtrée de poireaux du mardi et leur sempiternelle histoire de fromage fondu. J'entends encore la vieille adresser ces mots irréels à son mari, tandis que je m'étais égaré jusque sous la fenêtre de leur masure lors d'une randonnée pédestre dans la Creuse :
- Le Michel, est-ce que c'est-t'y pasque t'aime t'y point le fromage fondu sur le poireau que t'en mange point ou ben est-ce que c'est-y que pasque le poireau est déjà fondant que t'y veux pas y rajouter de la nourriture inutile dessus qu'est pas donnée au prix qu'elle est du kilo ?
586 - Repas entre amis
Je me promenais d'un pas oisif comme à l'accoutumée lorsque, pour une fois, je passai par hasard devant chez les Trivieux, la famille "bruyante" du village. Gens au grand coeur, simples et joviaux, à la culture limitée mais au sens de l'accueil développé, ils ne purent se retenir de m'inviter à venir partager leur repas. Comment aurais-je pu dire non ? Un refus de ma part, même courtois, eût été mal interprété par ces esprits certes généreux mais fort susceptibles, prompts aux représailles verbales, voire à la franche querelle. Et puis n'était-il pas l'heure de manger après tout ? Cela me changerait agréablement de mes habitudes aristocratiques, pensai-je. D'autant que cette invitation impromptue formait là une circonstance heureuse pour approcher cette famille indigente, l'occasion inespérée d'étudier de près cette espèce sociale singulière.
Famille au sort maudit, rongée depuis des générations par des problèmes sociaux multiples, les Trivieux n'en étaient pas moins des gens honnêtes, travailleurs, serviables, débrouillards, très attachés à leurs trois gros bergers allemands, prêts à se saigner aux quatre veines pour eux, payant sans rechigner les meilleurs vétérinaires quand il le fallait, ne lésinant pas sur leur nourriture, abondante et de qualité. Certes leur réflexion ne dépassait pas la hauteur de leur friteuse électrique, mais au moins avais-je affaire à des êtres sans aucune malice intellectuelle. Ce qui pour mon esprit las des intrigues mondaines paraissait plutôt reposant. Du moins au premier abord.
J'allais vite déchanter.
Dès que je fus attablé, diverses vagues sonores et alimentaires m'assaillirent de toute parts : un énorme plat de frites entourées de gros morceaux de porc ruisselant de graisse m'attendait, le bruit de fond inaudible de la télévision poussée presque à fond se mêlait aux grésillement infâmes venant de la radio mal réglée posée elle-même sur le poste de télévision, des canettes de bière bon marché s'entrechoquaient sur la table tremblant sous le séisme familial, les bergers allemands surexcités par ma présence ajoutaient leurs aboiements au concert, donnant à la cacophonie une allure irréelle d'orchestre furieux, diabolique, assourdissant !
Le tout dans une atmosphère enfumée absolument irrespirable formée par les brumes âcres du tabac et les vapeurs vives de la friture. A ce brouillard artificiel se mêlaient les odeurs tenaces d'huile rance et d'haleines de chiens. Étourdi, je ne savais où donner de la tête. Mes hôtes riaient de me voir si bien entouré, n'imaginant pas un seul instant ma terrible solitude...
Les agressions feutrées de l'esprit que j'avais l'habitude d'affronter dans les boudoirs étaient remplacées ici par des agressions culinaires. Brutales. Les joutes verbales, ludique et élégante, si joliment cultivées dans les salons littéraires avaient fait place chez les Trivieux à l'offense au goût, pure et simple. Le choc fut à la mesure de ma curiosité. A la fois fasciné et terrifié par la situation, je décidai de donner le change pour me sortir au plus vite de l'impasse. Je goûtai aux frites du bout des lèvres, feignant affectionner cette nourriture grossière. Je ne pus cependant me résoudre à toucher à la viande de porc. Comment expliquer à mes hôtes en termes accessibles que j'avais proscrit de mon alimentation cette viande que j'estimais impure ?
Dans un élan désespéré je me levai d'un bond à peine le repas commencé pour me précipiter vers la sortie en débitant mille excuses académiques et inintelligibles qui seules pouvaient m'absoudre aux yeux de mes hôtes, impressionnés qu'ils avaient toujours été par la langue châtiée qu'ils ne pratiquaient point mais qu'imbécilement ils respectaient, de la même façon qu'un ignare respecte naturellement le chapeau de l'érudit.
C'est ainsi que je pus sortir sans trop de dommage de cette instructive mésaventure.

Les Trivieux ne m'en ont jamais voulu d'avoir quitté si hâtivement leur table. Ils continuent à me saluer dans la rue, comme si rien ne s'était passé.
Ils ont pris ma fuite pour une simple diarrhée passagère.
587 - La hauteur du monde
L'aube qui se propage éclaire les nues, irradiant le monde d'un éclat argenté. Un nouvel astre se lève à l'horizon. Je monte vers les lueurs bleues, empruntant une voie blanche le long de laquelle tournoient des papillons. Dans cet espace limpide je remarque que des cailloux étincellent au bord du chemin. La lumière devient plus chaude, et je reconnais le soleil en face de moi. Il commence à m'éblouir. Je me retourne. Derrière moi, la mer. Un océan lumineux. Avec toujours ce ciel comme un cristal pur.
Des milliards de créatures, animaux, plantes, êtres divers et multiformes, d'apparences étranges ou familières habitent cet univers. Certaines se côtoient sans dommage, invisibles mais réelles, présentes telles des pensées dans l'air. D'autres s'ignorent de bonne foi, soupçonnant toutefois leur mutuelle existence.
Je continue de monter. Au point culminant de mon ascension, des rayons de lumière de teintes différentes me traversent et j'accède à un état de conscience fulgurant : je deviens une écume aérienne composée de particules infinies aux couleurs inconnues, une ébullition éthéréenne, un éclair à l'état pur. Je suis à la fois brin d'herbe et étoile, brasier et coquillage, entre cosmos et atmosphère familière : un sentiment de grandiose et de simplicité, d'infini et de proximité, de mystère et de connu. Progressivement je redescends, me réaccoutumant aux choses que je viens de quitter plus bas, comme si je me rassemblais, me recomposais après un éclatement parfait de mon être à l'échelle de l'Univers.
Suis-je mort ? Sous le souffle de quel dieu de l'Olympe suis-je apparu en ces lieux ? Suis-je né de cette lumière qui m'inonde ? Ce monde est-il l'antichambre des âmes prêtes à être incarnées ? Vais-je apparaître en des lieux inconnus et lointains, sous une forme prodigieuse ? Impossible à savoir, tant le soleil, le chemin, les cailloux, les papillons sont présents autour de moi comme des réalités intimes et éternelles.
Où me suis-je donc égaré, là où le temps n'a plus d'emprise, où des lois improbables, éblouissantes régissent les choses ?
Je suis parti dans un fabuleux voyage.
Le soleil au-dessus de moi est en fait une lune qui luit dans une nuit d'été. Les cailloux aux allures de diamants ne sont que de banales mottes de terre. Les papillons pourraient être ces chauves-souris qui chassent les insectes dehors. Moi, plongé dans un sommeil profond, presque mort, je poursuis mon long voyage. Un voyage à la fois ordinaire et magnifique, accessible et impénétrable.
Je voyage dans mon âme, emporté par les vents oniriques.
588 - L’ombre des choses
J'errais au bord de l'étang, mélancolique. L'automne était morne, la lune pleurait, le vent chantait dans le soir, monotone à mourir. Au loin s'élevaient les plaintes d'un âne, poignantes. Ainsi là-bas un être affligé semblait partager ma peine... Je marchais, résigné, au bord de l'onde. Solitude, accablement, ennui, dégoût : quatre murs oppressants, quatre raisons pour ne plus songer à rien d'autre qu'aux barreaux de mon âme en deuil.
L'âne dans le lointain se lamentait toujours. Etais-je le seul à entendre sa détresse ? En moi, une nuit sans fin, un vide sombre, une vallée désolée. Les braiments de l'animal résonnaient comme un glas grotesque dans la campagne. L'écho pitoyable sous les étoiles de la créature déshéritée accentuait ma douleur. Le quadrupède adressait à qui voulait l'entendre son désespoir.
L'âne au-delà l'étang, hors de vue, oublié de tous, ne racontait-il pas à l'Univers entier son humble chagrin ? J'avais l'impression de récolter ce soir-là la plus secrète misère du monde, venue de l'horizon, tentant de monter jusqu'aux étoiles, pour finalement retomber sur mes épaules...
Les appels de la pauvre bête ressemblaient à une prière dans la nuit, j'en fus touché. Des cordes insoupçonnées vibrèrent chez moi. Je sentis mon humanité s'étendre jusqu'aux figures les plus modestes de la nature. En pensée je rejoignis l'équidé. Les yeux fermés je le caressai au cou. Puis je le chevauchai. Alors tout s'illumina. Des espaces radieux s'ouvrirent devant moi. Je me retrouvai au milieu d'une prairie éclatante de lumière, sur le dos de l'âne. Ses braiments sinistres s'étaient transformés en autant de rires. Des gens m'aimaient, qui m'appelaient tout autour de moi. Partout, des fleurs vives, de l'eau claire, une joie irréelle.
Je rouvris les yeux dans l'obscurité. La lune pleurait toujours au-dessus de ma tête. Le vent gémissait dans la plaine. L'étang me parut plus noir que jamais. L'automne était un véritable tombeau. Et ma solitude, une pierre dans la fosse.

Longtemps, l'âne manifesta son infinie détresse dans le lointain.
589 - Les aires de repos
Plus mortels que les centres-villes des cités ordinaires de province le dimanche : leurs vieux cimetières. Perdus au fin fond du pays, ils sont le prolongement extrême de ces communes endormies.
Sinistres ces nécropoles décrépites du cul de la France ? Pas tant que ça ! En fait les vieux cimetières de province, loin de me faire fuir, m'attirent.
Les villes moyennes de province avec leur population léthargique des dimanches d'ennui, leurs bars minables où traînent quelques habitués las, leurs rues mornes où sont échouées des petites existences sclérosées, leurs passants sans histoire errant aux heures ronronnantes de l'après-midi, sentent la mort, la vraie mort. Les cimetières de l'arrière-pays avec leurs tombes séculaires où les destins se résument à un nom illisible, une épitaphe sobre et classique, longue et pompeuse ou brève et énigmatique, sont un refuge ironique, serein et joyeux, pas si morbide que ça, loin, très loin des morts-vivants dominicaux qui hantent les centres-villes des sous-préfectures.
Là, étendues pour l'éternité sous le marbre rédempteur, toutes les vanités de la province se sont tues et les consciences des trépassés se sont enfin élevées à la hauteur des causes cosmiques. Aux antipodes des ambitions "épicières" qui rongent les vivants. Flânant entre les sépultures, je prends la mesure de l'insignifiance des gloires provinciales. Sous la stèle, la médiocrité se transmute nécessairement en excellence. Les provinciaux les plus pitoyables de leur vivant, accèdent à la reconnaissance universelle une fois installés au fond de leur trou. Là, les petites moustaches deviennent augustes. Dans le secret des tombes définitivement refermées, les pharmaciens affectés ont l'âme désinfectée, les quincailliers clinquants sont plein d'éclat, les instituteurs studieux se reconstituent.
Débarrassés de leur fardeau de provinciale insignifiance, ils n'ont plus que des occupations célestes. Les os dans la fosse mais la tête dans les étoiles, ils ne laissent aux vivants que le témoignage de leur terrestre, regrettée ineptie.
Dans les cimetières de la France profonde les destins les plus médiocres viennent s'échouer avec fracas.
Les ambitions locales les plus mesquines se heurtent aux portes des cimetières de province plus cruellement qu'ailleurs. Pour mieux édifier le visiteur averti. Ici la lame insolente du sort est plus aiguisée qu'ailleurs, bien que son allure soit fruste. Les têtes y sont tranchées par une Camarde en gros sabots et les défunts reposent là avec une involontaire ironie :
Alphonse TREPASSE, fils du célèbre Maréchal TREPASSE et maire de la commune UNTELLE, 1845 - 1902
Delphine DUPONT, institutrice dévouée, membre de la Défense de la langue Française, première adjointe au maire 1856 - 1922
Albert MEUNIER, notaire de Nogent-le-Trou, Président d'honneur de l'Association régionale des Philatélistes 1858 - 1943...
C'est sur les tombes des cimetières de province que la comédie humaine a gravé ses lettres de noblesse.
590 - Dogmes et faits
( - Les dogmes - )
L'Homme est sur Terre pour souffrir, payer ses péchés, son pain, son droit de vie. Il doit être élevé à la badine, faire des études très poussées, rébarbatives, soporifiques. Il doit apprendre des choses sèches, austères qui l'édifieront. Il doit étudier l'Histoire, la géographie, l'art hermétique (tchèque, égyptien, inuit, chinois), la linguistique, la politique, la sociologie, la psychanalyse, la philosophie et savoir analyser, discuter, disséquer, faire des thèses complexes sur toutes ces choses savantes dans un français exemplaire. Sa jeunesse doit être laborieuse, studieuse, sinistre.
A ce prix il s'élèvera.
Tout en étant initié à ces sciences et arts, il devra s'adonner à d'âpres besognes physiques. Par exemple, creuser des galeries au fond de son jardin (rocailleux de préférence) le matin avant d'aller aux cours à l'Université, construire des puits en pierres savamment taillées le soir après les études, jusque fort tard dans la nuit. Pas de chocolat, ni de chat ou de chien à caresser, ni de rêvasserie, ni de commerce amoureux, ni de jeux de société, ni de plaisirs culinaires, ni de détente champêtre... Du travail, du travail, rien que du travail. Et des nuits de veille, la pensée absorbée dans des manuels universitaires épais, poussiéreux, lourds, incompréhensibles, écrits en très petits caractères et rédigés en latin classique pour endurcir, exercer encore plus son esprit d'étudiant soumis.
L'homme devenu adulte apprendra le maniement des armes avec abnégation. Il chantera la Patrie, boira l'eau du robinet, mangera du pain républicain, hanté par le désir de se surpasser en tout. Au retour de son service militaire il se mariera avec une femme laide pour lui faire de nombreux enfants. Si la femme est belle alors l'Homme aura de la chance et ce sera tant mieux pour lui. Aussi flatteur soit-il, le sort conjugal ne doit cependant pas lui faire oublier l'essentiel : l'échec est toujours salutaire. Il rend humble.
Et puisque le dimanche l'Homme (d'une piété irréprochable) ne pourra pas travailler, les six autres jours de la semaine il s'adonnera sans faillir ni broncher à des travaux de force herculéens. Ceux-ci commenceront très tôt le matin pour s'achever longtemps après la tombée du jour.
L'Homme est sur Terre pour suer. Toutefois, quelle chance !, marié dans les formes strictes de la religion et de la loi devant témoins (avec les balais accrochés derrière le véhicule et la pancarte traditionnelle "Convoi d'anges heureux"), il aura des rapports sexuels complets qui lui donneront une progéniture digne de sa paternité assumée. Si ses enfants sont infirmes, alors le mérite de l'Homme qui les élèvera sera grand. Si ses enfants sont beaux et fort, il pourra être fier de lui, fier de sa vie consacrée au bien général en attendant que la mort l'emporte vers un Panthéon céleste éternellement figé.
( - Les faits - )
L'Homme est sur Terre pour apprendre, s'émerveiller, se libérer dans tous les sens du terme, se destiner à un idéal. Apprendre l'amour, la vie, les arts, les sciences, mais uniquement selon ses préférences, ses capacités, sa sensibilité, ses caprices. Il est sur Terre non pour gagner sa vie en suant le plus possible pour ensuite s'acheter du beurre, du sel, du pain, du poisson, des poireaux, des pommes de terre, bref pour aller faire ses "commissions" le samedi, mais pour lever les yeux au ciel, méditer avec gravité mais non sans joie sur les astres, les arbres, son âme, jouer sur son ordinateur, faire des plaisanteries, ne pas se priver de chocolat.
L'Homme ne doit pas s'abrutir à des travaux rébarbatifs si les circonstances ne l'y obligent pas. Il rejettera les armes, critiquera l'Histoire, la politique, les classes moyennes, troublera l'ordre établi dès qu'il l'estimera inique. C'est ainsi que l'Homme grandit. Il fuira les femmes laides tout en affichant devant elles une mine suggérant l'intérêt amoureux. Il dissimulera ses sentiments aux laiderons, les dévoilera aux créatures. L'Homme pourra rester un enfant cruel s'il le désire.
L'Homme a le droit d'avoir des moments de faiblesse. Parce qu'il est doué de sensibilité, l'Homme doit être ménagé. Il a droit à des égards.
L'Homme est sur Terre pour mener son chemin et monter, s'épanouir, se construire dans la joie, l'équilibre, la santé, et non pas pour faire des provisions avec sa femme le samedi, ni pour construire des puits parfaitement inutiles quand il est jeune le soir après ses cours à l'Université, et surtout pas pour accrocher des balais derrière sa voiture avec la pancarte infamante "Convoi d'anges heureux"...

L'Homme doit s'affranchir des travaux usants lorsque ceux-ci ne s'avèrent pas nécessaires, il doit sortir de ses galeries sous son jardin et étudier l'art de faire des vers. Ou regarder des livres d'images à la place si ça le chante. Ou dormir, prolonger tant qu'il le voudra ses songes nocturnes.
Bref, l'Homme n'est pas sur Terre pour suer sottement mais pour s'ouvrir aux merveilles qui l'entourent, s'éveiller à la Vie. Il regardera avec pitié (mais aussi avec charité) les jeunes époux qui accrochent derrière leur voiture de série des balais avec la pancarte crucifiante : "Convoi d'anges heureux".
591 - A tous les pauvres types
Toi l'abruti moyen, toi la cible commerciale à tête de quidam, toi le minable à visage lisse, toi l'esprit sans relief, toi le coeur mou, toi l'âme médiocre, écoute la Vérité te recracher à la face tes quatre pattes d'animal humain que tu es.
Tu écoutes religieusement Madonna au prix fort sur ton indispensable téléphone portable. La putain de l'Amérique te séduit avec ses clameurs dégénérées, ses déhanchements scéniques stéréotypés. Tu es un imbécile, un sot, un lapin élevé en clapier.
Tu vas régulièrement au cinéma te gaver de films "grands publics". Tes héros se nomment Bruce Willis, Brad Pitt, Di Caprio... Tu aimes la laideur, la vulgarité, la violence en grand écran et en couleurs. Tu es un pigeon sans aile, un ruminant satisfait, un chien obscène.
Tu baves devant tes joujoux cylindrés. Tu aimes patauger dans tes bassesses achetées à crédit. Tu es un hérisson écrasé par ta propre ineptie, une limace à goudron, un chevalier à la noix.
Tu parles avec sérieux d'Oméga 3, de liberté de pensée, de vacances à la mer... Tu es un infirme du ciboulot, un idiot culturel, un moule à tartes.
Tu raisonnes comme un rossignol, chantes comme un boeuf, aboies comme une vache, panses comme un malade, marches comme une cloche, parles comme un parasol, te conduis comme un singe.
Tu vis en face de chez moi, dans la ville à côté, à l'autre bout du monde, tu aimes ta femme, chéris ton chien, regardes ta télévision... Tu gagnes ta vie, tu crois au football, défends ton club, absorbes des breuvages saturés de sucre, tu as peur de l'avenir, tu trembles de froid aux sports d'hiver, frémis d'aise à la Saint-Valentin, vomis de dégoût devant la Beauté. J'oubliais : tu mets des sous de côtés en prévision de ta mort. Ta bêtise est insondable.
Tu ressembles à tout le monde, je te vois partout, je ne te supporte pas et pourtant je vis sur la même planète que toi.
Tu es d'ici, de là-bas, d'ailleurs, tu es mon frère et tu es un abruti, un minable, un pauvre type.
592 - Mensonges à durée indéterminée
Réussite professionnelle, assise sociale, respectabilité et reconnaissance par le mérite et le travail, lauriers, prestige et éclat par la fortune : les pires leurres du siècle passé éblouissent encore les membres les plus faibles, les moins évolués de notre société. Le profit matériel avant toute chose, la performance dans l'entreprise, la quête inlassable de la croissance économique à l'échelle nationale, la prospérité matérielle sur le plan individuel, la tentative d'épanouissement par les satisfactions les plus primaires, toutes ces aspirations futiles, immatures, irresponsables restent l'idéal de vie pour beaucoup de nos semblables encore englués dans leurs rêves de confort matériel.
Comme l'a si bien dénoncé le professeur Albert Jacquard, la poursuite d'une croissance économique sans fin est une pure aberration, une parfaite ineptie vouée au néant. Comme si un système économique pouvait indéfiniment courir après sa propre expansion, sans autre but que de s'étendre pour s'étendre... La recherche et l'entretien d'un équilibre économique au service de l'homme a plus de sens que la quête insatiable de croissance toujours plus effrénée, plus stérile au service de l'économie. L'évidence de cette sagesse pourtant élémentaire n'effleure même pas les esprits pollués par le conditionnement ambiant.
Sous nos molles latitudes les agences pour l'emploi, agences de travail intérimaire et autres sanctuaires dédiés à la cause socio-économique sont plus vénérés que les flèches de nos cathédrales désignant de célestes conquêtes. Une tête bien faite est avant tout une tête pour l'emploi. Le système ne reconnaît le salut que par l'effort dans le travail rémunéré, le sacrifice pour l'entreprise, le mérite professionnel. Celui qui s'écarte du chemin de l'emploi est un paria, un paresseux, un parasite, un rêveur improductif.
Subvenir à ses besoins superflus et à ceux de sa famille, partir au bord de la mer, offrir une cuisine équipée à sa femme, acheter une voiture neuve : le summum de la gloire. De nos jours le statut d'honnête homme s'obtient par les huit heures quotidiennes de travail rémunéré. Rien de moins, rien de plus.
Espoir des indigents, les agences pour l'emploi sont des boîtes à mirages qui font rêver le chômeur moyen persuadé que son salut est dans l'accès à l'automobile, à la propriété, aux loisirs... Vanité, insanités, misère de l'âme ! Ces promesses de bonheur sont aussi trompeuses que les images de nos écrans plasma qui, pour flatteuses qu'elles soient, ne changent en rien la qualité des programmes télévisés. Les bienheureux (les élus du système définitivement satisfaits de leur sort car sauvés de "l'enfer Chômage") auront beau posséder les écrans les plus chers, les plus plats, les plus vastes, les plus performants, invariablement ils applaudiront de sotte béatitude devant l'inanité de leurs émissions favorites... Peu importe, leur but sera atteint : faire partie des travailleurs. Un privilège. Une grâce. Un idéal.
Que l'on me permette de ne boire définitivement pas à cette fontaine de mensonges.
593 - Des funérailles bien réglées
Nous avons l'immense douleur de vous annoncer le décès de Raphaël Zacharie de Izarra, victime d'un accident météorologique rarissime : foudroyé en pleine gloire. Par le feu du ciel justement, un jour d'orage.
Le symbole, terrible, quasi prophétique, n'échappera pas à ses admirateurs.
Plume d'envergure s'il en est, visionnaire d'exception, mauvais citoyen, excellent sonneur de cloches, machiavélique envers son épicier, naïf avec les grands de ce monde, médiocre au tir à l'arc, le cher disparu sera inhumé en terre poétique après l'heure de la sieste. Eviter d'ennuyer les convives, même aux heures les plus pénibles de l'existence, telle fut, en effet, sa dernière volonté. Touchante délicatesse de notre ami Raphaël Zacharie de Izarra... Au triste banquet de ses funérailles le mets principal sera froid mais les coeurs des hôtes seront chauds eux, n'en doutons pas.
Un discours bref et bien articulé écrit par le défunt lui-même (décidément très prévoyant) sera prononcé à la fin de la cérémonie funèbre. Les amateurs de reportage, qu'ils soient férus de technologie ou simples aéronautes, sont chaudement invités à prendre sans restriction photos, films vidéo ou argentique ainsi qu'enregistrements audio de la cérémonie, le défunt ayant souhaité une large couverture publicitaire pour son ultime prestation en ce monde. Tous les angles de vue sur la cérémonie seront non seulement permis mais vivement recommandés, que ce soit à travers films, photos ou même -pourquoi pas ?- croquis pour les plus artistes. Pour les distraits ou les retardataires, le discours sera éventuellement prononcé une seconde fois, toujours bien articulé, lentement, haut et fort.
Les pleureuses seront artistiquement dévêtues.
Enfin une quête est prévue, merci à tous pour votre générosité.
594 - Passager nocturne
Je suis la voix dans la nuit, l'astre luisant qui veille, le hanteur d'âmes éprises de hauteurs et de coeurs pris au piège.
Seul auteur de ces mots, je suis la plume à la pointe d'acier et le vol doux de l'enclume, la cause suprême de vos songes et le dernier des Mohicans. Je file dans le firmament à la vitesse de l'escargot : je suis la chandelle fumante et le coq au gros ego.
Magicien et faux monnayeur, illusionniste et vrai fantôme, je joue avec les chiffres et l'alphabet. La nue est ma piste, le Ciel mon numéro, le rire mon masque, l'humour mon glaive. Et la muse, ma seule flamme. De l'Amour je connais les affres, des lettres l'enchantement. Je trouve le miel amer et le silex exquis, vos violons répugnants et le cri de l'âne suave.
J'ai des ailes, de l'esprit, une queue, pas de bec mais un beau couvre-chef.
Entre les deux Z de mon nom vous imaginerez tout un roman, portés par le souffle de ces mots, et trouverez bien des façons d'interpréter ce mystère... Moi, je poursuis ma montée silencieuse au coeur de la nuit, saluant hommes et étoiles de mon chapeau levé.
595 - Les mots piégés
Je monte à la Lune. Le disque tourne, devient potiche céleste, se laisse encenser puis ensemencer avant de disparaître dans les nues en friches. Dès maintenant tout est possible. Nous pénétrons sur les terres floues et fantasques de la langue qui s'écrit avec des arabesques. Les mots sonnent, les cloches de phrases en phrases s'alimentent : je dis que tout naît, tandis que la Lune s'élève et qu'un pot de fleur s'écrase sur ma tête.
Je monte d'un cran. Les mots ont l'éclat de l'imposture. Un feu plein d'azur éblouit le profane. Ces mots qui sont de brillants mensonges, je les lustre à la Lune, les cire à la semelle et un peu de vent s'en mêle. Là, tout devient solennel. Texte éculé qui trompe papillons, pachydermes et même statues ! Défense d'y voir clair sous peine de plomber les ailes d'airain ! Le zèle est en zinc, le marbre est de bois, la coupe est pleine.
Je monte à la mer. Le voile s'épaissit mais les sots y voient une voile qui file au gré de l'onde. Mâts démontés ? Mots d'antan ? Qu'importe ! Vagues démonstrations dans les brumes du langage qui arrangent bien les choses... Je laisse libre cours à l'écume de l'ignorance. Je fais le beau, on m'applaudit. Ma plume avec brio raille, les laudateurs me disent bravo ! Je me moque de ceux qui me glorifient.
Mais cessons déjà le jeu...
Mes amis, ne gobez pas tout ce qui brille sans en jauger de près l'éclat. Les mots peuvent être des pièges subtils qui n'ont d'autre but que de noyer les naïfs dans une jolie fumée. Méfiez-vous surtout des mots solennels qui sonnent comme des barriques. Le vrai poète use avec parcimonie des artifices et consens à dire simplement toute chose à portée de coeur. Le mirliton ajoute des cordes à son luth, l'inspiré est plus arcadien. L'un est verbeux, l'autre verveux.
Amis, ne croyez jamais ces poètes qui vous racontent des sornettes belles comme des oriflammes.
596 - Cosmos
Le monde, fondamentalement est beau. En tous lieux la matière, vivante, brute ou inerte célèbre le mystère palpable dont elle est faite. Sous toutes ses formes, de la plus glorieuse à la plus insignifiante.
A travers les tableaux infinis qu'elle peint, à chaque fois les mêmes et cependant toujours différents, depuis les hauteurs cosmiques jusque dans la moindre parcelle de la glaise que l'on prétend vile, et ce mille fois par instant dans toutes les parties de l'Univers, la matière s'agence avec éclat : partout triomphe la Beauté.

Même la mort recèle ses splendeurs : la pourriture, géniale alchimie des éléments, est un miracle de recyclage parfait.
Le spectacle des choses est une merveille sans fin, de l'astre à la particule, de la flamme ardente du Soleil au cristal éphémère contenu dans le flocon de neige, de l'humble clapotis de la marre où barbotent les canards aux inextinguibles fournaises galactiques.
Là où se pose le regard règnent Lumière, Intelligence, Harmonie.
Rien de heurte qui sait élever son regard à humaine distance des choses. Avec une simplicité biblique, sans autre prisme que ses propres yeux.
Le protozoaire qui invisiblement se meut sur quelque minuscule planète végétale faite d'une seule feuille de cerisier, le chêne déraciné avec fracas par la tempête, la plume perdue de l'oiseau qui file dans l'azur, l'orage sur les galets, l'excrément de mouton engraissant le chardon, la pomme qui jaunit sur sa branche, l'aile de la mouche réveillant le dormeur, l'écume se formant à la sortie des gouttières, l'éternelle répétition des vagues, la forme unique de chaque grain de sable recouvrant la planète Mars, tout produit le Beau, à toutes les échelles.
L'homme, placé à égale distance entre abysse sidéral et goutte d'eau, entre tonnerre divin et son de flûte, entre mécanisme céleste et brise du soir, de la naissance à la mort contemple le spectacle incessant de l'infini et du dérisoire, il contemple, souverainement posé sur ses deux pieds.
597 - Epris d'esprit
L'honnête homme méprise travail rémunéré, moteur à explosion, autorité républicaine.

Le bel esprit travaille pour rien, se donne de la peine pour la gloire des étoiles, la beauté du geste.
Il se déplace volontiers à dos d'âne, parcourt avec assiduité la campagne à vélocipède. Sa moralité est au-dessus des obligations légales. Sa fierté consiste en un mode d'existence anachronique, aberrant, hautement aristocratique.
Oisif, l'homme de bien n'a pas le souci de se nourrir, tel le vulgaire, mais celui de se préparer à la mort. Esthète, il chante aux funérailles de ses amis, se lamente sur la laideur de ses maîtresses, lève son verre à la mémoire des vivants. Hautaine, fielleuse et charitable, l'âme de noble qualité pose un regard plein de morgue et de pitié, de cynisme et de compassion sur ses semblables mieux lotis que lui. Envers les pauvres gens, il adopte une attitude résolument égale, définitivement équivalente.
Fortunés, bancals, vicieux, gourmets, égoïstes, indifférents, laborieux, tous sont considérés par la haute figure comme des frères glorieux et pitoyables, étranges et familiers, chers et importuns.
Solitaire, studieux et désinvolte, le beau penseur affectionne la compagnie des fantômes. Ses songes sont peuplés d'astres obscurs et luisants. Il dédie ses insomnies aux muses, à la spectrale étoile, à l'Amour.
La Poésie le hante de la naissance à la mort.
L'homme de valeur se reconnaît à son front illustre, à sa chaste éloquence, à ses dentelles crasseuses : l'esprit supérieur est un mortel indéfinissable.
598 - Le son de la lune
Elle me hante avec délices, me tourmente comme un fromage jaune dans la nuit, m'obsède telle une femelle à la chevelure blonde, au regard obscur. Spectre sidéral, oiseau aux ailes d'éther, insecte doré à l'abdomen comme une grosse pierre molle, limace céleste glissant dans le firmament, escargot cosmique faisant baver de toute éternité rimailleurs et superstitieux, la lune qui s'arrondit annonce des rêves peuplés d'herbes folles et de mirages fauves.
Avec son visage phosphorescent, ses yeux charismatiques, sa bouche pleine de miel pâle, la lune me dérange en pleine nuit. Hôte importun, attendu et redouté, elle est la cause suprême de mes insomnies, l'objet essentiel de mes ravissements.

Ses manières lentes, énigmatiques lui confèrent un charme vénéneux, doux et subtil.

Quand la lune brille pareille à un phare, je la soupçonne de réfléchir de toute sa tête. Et à quoi songe ce crâne luisant, enchaîné à son immuable orbite ? La lune pense comme un philosophe, imagine des romans puérils, tisse des histoires à dormir debout, bêle dans la nuit.
Ses pensées éblouissantes, absurdes et fantasques, ne seraient-ce pas ces rêves nocturnes qui depuis des temps immémoriaux agitent et apaisent, effraient et bercent les hommes sur la terre ?
Non, ce serait trop beau.
Les pensées de la lune sont des rayons sauvages et suaves qui percent mon coeur comme des flèches enduites de bave de mollusque vomitive afin d'en faire jaillir feux et silex, éclats lyriques et noirceurs béotiennes, bile amère et exhalaisons exquises.
599 - L'Amour
On vous dira que l'amour est enfant de Bohème, aveugle, sot, éclatant, qu'il est bleu, rose ou verdâtre... Qu'il ressemble à un oiseau blessé, qu'il est solennel comme une porte de cathédrale, qu'il brûle, empoisonne, apaise, irrite... On vous dira même qu'il durcit les coeurs. Vous serez mollement convaincus et oublierez bien vite ces fadaises.
Moi je vous dis que l'Amour, l'Amour, le vrai, l'unique, le beau, le tendre, l'inouï, l'indéfinissable n'est pas une étoile, pas un chemin perdu, pas une musique. Il n'est ni de marbre ni de bois.
L'Amour court sur les toits, plonge dans les gouttières, se répand dans les fosses, s'y vautre, s'évapore jusqu'aux nues, redescend en chute libre, s'écrase contre la gueule des loups, remonte aussi vite au-dessus de nos têtes, retombe sous forme de flocons, s'immisce dans nos cous, s'égare dans nos cheveux, se transforme en particules infiniment ténues, revient et s'abat comme une grosse vague salée dont l'écume dévaste tout, n'épargnant que les rats.
L'amour n'est pas un chien galeux, pas un cygne errant, pas une libellule aux ailes d'argent. Il n'est ni à droite ni à gauche, ni devant ni derrière. Il glisse comme une ombre, se fait oublier à chaque heure qui passe, sursaute avant midi, colle aux semelles, s'en échappe par les trous, fuit de tous côtés, vole au secours des bien-portants. Déroutant, il s'arrange pour se faire réveiller à dates fixes. Prévisible, il sonne comme une cloche fêlée.
L'amour n'est pas une histoire à dormir dans un lit, pas un roman à l'eau-de-vie, pas un poème acide. Il n'est ni blanc, ni gris, ni jaune. L'Amour est un citron peu pressé, une terre battue en neige, c'est une coquille dans un livre qui sert de cale. Il monte quand il faut monter, descend quand il faut descendre, tourne quand il ne faut pas tourner. L'Amour est un âne, une barrique, une bourrasque inique, une barricade "ânesque". Têtu, il transpire à grosses gouttes.
Car enfin l'Amour finit toujours par revenir courir sur les toits, quels que soient ses masques : issu des nuages il recouvre tout, imprègne tout en formant d'inutiles tourbillons que personne ne verra jamais. Invariablement il surgit en geysers minuscules, reprend le chemin des gouttières, retourne à ses fosses pour le seul plaisir de les féconder avant de s'en extraire et lentement grimper jusqu'à son firmament de brumes et d'azur.
Arroser les toits, mouiller les hommes, humecter l'herbe, baver sur le monde, envelopper de brouillard têtes et espaces vitaux, laver les peaux, noyer la planète, tel est le mystère diluvien et infini de l'Amour.


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