samedi 2 janvier 2010

7 - Raphaël Zacharie de IZARRA - Farrah Fawcett 200-399


200 - Un rêve éveillé
Lors d'une promenade nocturne à cheval, une bien étrange aventure m'est arrivée.

Je filais à molle allure sous la lune, bercé par le son monotone et doux des sabots de ma monture dont l'écho résonnait avec poésie dans la campagne.
Mélancolique, je me mis à songer à l'improbable aimée qui tardait à venir. Mais bientôt assoupi par le pas alangui de l'animal, je posai la tête contre sa nuque. Le doux Morphée m'emporta bien vite, tandis que je demeurai à demi couché sur le cheval qui cheminait toujours. Et le songe prit le relais de la rêverie amoureuse... Mais la vision onirique prit corps, tournant à la féerie, et je crus voir ma belle pour de bon :
Elle marchait à mes côtés, se métamorphosant imperceptiblement en une jument superbe : ses cheveux d'or se changèrent en crinière et sa robe claire épousa ses chairs. Je la montai, aussi fier qu'ému. Aussitôt elle m'emporta dans une chevauchée impétueuse pour prendre son envol vers l'astre de nuit.
Crinière au vent et bouche écumante, elle se lança dans les airs, frénétique. Mes éperons étincelaient au clair de lune, son crin ondulait fièrement, le vent frais giflait ma face échevelée. Une joie inédite m'inonda.
Je m'étourdissais dans ce saut vertigineux, les doigts agrippés à sa crinière en bataille. Le zénith atteint, dans un long hennissement qui la fit se cabrer avec grâce sur le fond des étoiles, elle communiqua à la lune son bonheur de sillonner le firmament à mon côté, elle cavale ailée, moi baladin sidéral.
Enfin, dans un tourbillon furtif nous disparaissions vers les étoiles.
Reprenant bientôt mes esprits, je m'aperçus que je m'étais égaré durant mon bref sommeil sur le dos du cheval qui, impassible, avait continué sa marche. Et, retournant sur mes pas, je fixais la lune qui éclairait mon chemin, songeur, l'air dubitatif...

Emu.
201 - Adieu
Adieu donc, chère amante. Adieu ma mie, jamais nous ne nous reverrons. Je t'aimais, mais tu es partie. C'est ainsi, c'est le destin, je n'ai pas de haine. Juste un immense chagrin. Le temps saura bien réparer la blessure. Des années durant nous nous sommes aimés, plus ou moins bien, et plutôt mal vers la fin. Je vais tenter de t'oublier.
Je ne verrai plus tes sourires, n'entendrai plus le son de ta voix, ne baiserai plus tes lèvres, tu ne seras plus à moi. Je ne refermerai plus paisiblement ma main sur la tienne aux heures douces de l'existence, et une pluie froide traversera mon âme lorsque je serrerai le poing nu dans ma poche, trop conscient du trésor perdu. Et le muet fracas de cette averse glacée en moi remplacera le son familier de tes rires.
Je tenterai de me consoler à travers les plaisirs de ce monde. Illusions qui me détourneront de ma douleur. D'autres ivresses, de neuves saveurs pourront-elles me faire oublier le goût amer du bonheur révolu ? Adieu ma compagne, adieu. Essaie d'être heureuse. Je pars de mon côté, à l'opposé de tes pas. Nous devons nous dire adieu, n'est-ce pas? Allons, il me faudra du courage pour continuer le chemin sans toi !
Triste est mon destin, mais c'est mon destin. Je vais regarder droit devant moi, faire face à la vie sans me retourner. Tu ne verras pas mes larmes, tu n'auras aucun écho de ma douleur. On fera comme si on était deux étrangers l'un pour l'autre. Ce sera plus facile.
Souhaite-moi d'être fort, toi qui fut mon socle. Des forces, j'en aurais besoin. Ma peine est profonde, terrible, sans limite. Mais c'est la vie. La vie. Adieu ma mie. Adieu. Ne te retourne pas, tu souffrirais toi aussi, malgré tout. Va ! Va faire ta vie puisque tu ne m'aimes plus assez pour rester. Maintenant laisse-moi seul avec mes larmes. Va, sois heureuse sans moi.
202 - Un aristocrate
A l'époque je m'enlisais dans une joyeuse insouciance, oisif dans le domaine châtelain familial. Tapageur et nonchalant, j’occupais les heures quiètes de mes jours désoeuvrés à rêver, me prélasser, considérer avec minutie les choses et les hommes de ce monde. Je prenais un philosophique plaisir à regarder les autres travailler. Bien que je ne saisisse pas très bien la nécessité de toute cette laborieuse et pénible agitation humaine, je ne manquais cependant pas de me laisser aller à ce sujet à maintes critiques et moult conseils, ce qui avait l'incomparable avantage de remplir agréablement la plus grande partie de mon temps, perpétuellement vacant. Au moins dans le spectacle gratuit et pittoresque du quotidien de mes semblables, je trouvais matière à curiosité, réflexion, méditation...

Je méditais ainsi au bord des champs péniblement labourés par mes gens, au pied de tas de rondins de bois consciencieusement coupés à la force de leurs bras, je méditais partout où mes pas me portaient, où que ce fût sur les vastes terres de mes géniteurs, riches et nobles propriétaires. Je méditais encore sur toutes ces sortes de choses, mollement étendu dans mon lit, le corps à l'abri de tout choc, l'esprit aux antipodes de ce monde qui m'avait vu naître, que j'avais vu grandir de loin en loin... A vrai dire j'ignorais où je me trouvais. Une chose me semblait certaine : j'étais quelque part dans ma tête, égaré dans un recoin cotonneux de mon cerveau prompt à l'imaginaire.
Bref, je menais la vie à la fois complexe, plate, fastueuse et somme toute assez classique d'un jeune aristocrate désoeuvré, nourri jusqu'à la lie de hautains préjugés, de belles théories et de méchantes vanités qui venaient s'ajouter à de multiples mets aussi fins que possibles, plus consistants mais tout aussi délectables, cuisinés avec art (et sur commande) par la domesticité de ses parents, dont une partie était d’ailleurs spécialement déléguée à cette seule charge.

Et puis un jour je fis la connaissance de ma chère cousine, Mademoiselle de la Brissonnière. Comment la décrire ? A elle seule c'était tous les anges du Paradis, c'était le Ciel, c'était le Diable. La beauté même... Une peau blanche, des idées noires. Un teint de fée, des doigts défaits. Sorcière et puérile, cruelle et ingénue, elle était irrésistible. Il se déversait de ses yeux clairs toute la noirceur de son coeur d'enfant gâtée. Ses rires aigus faisaient songer à des pépiement d'oiselets qu'on égorge : limpides, frais, purs et odieux. Ses propos inspirés par l'innocence la plus crue m'enchantaient. L'imbécile candeur de ce bourreau d'insectes lui faisait dire mille petits riens charmants. De plus elle singeait le rossignol à merveille. Très vite sa société me devint impérieuse, et je me réjouissais chaque jour à l’idée de la rejoindre, trouvant dans sa compagnie un irremplaçable sujet de distraction. Avec elle les heures semblaient couler plus vite, et l’attente du repas passait au second plan de mes quotidiennes préoccupations.
Très vite je tombai éperdument amoureux de ma cousine.
Un soir j'eus une audace. J'apposai mes lèvres contre les siennes tout en aérant sa gorge. En signe d'amitié ma cousine répondit avec chaleur à l'hommage impie... Depuis ce prime baiser, Mademoiselle ma cousine devint Mademoiselle ma mie. Dans ses bras j'avais trouvé un bonheur inconnu ailleurs, pas même dans mes méditations solitaires.
Elle portait avec grâce les robes que Madame sa mère lui désignait pour ses bals galants. Nous valsions dans les salons, mondains. J'avais la partenaire la plus convoitée de toute la baronnie. Les plus fortunés, les plus illustres, les plus galants de mes ennemis enviaient jusqu'à mon rang modeste, pourvu qu’ils se fussent appropriés mon bonheur.
On la savait muse de bien des poètes, de maints littérateurs féconds, et surtout espoir déçu de simples coeurs épris, rêve brisé d'âmes communes touchées au plus profond d'elles-mêmes et aspirant à s'élever le plus haut possible, sans que cela fût possible : elle savait à merveille faire fondre toute glace autour d'elle, et promptement briser vases, réputations, coeurs. Sans distinction.
Depuis que je connaissais ma cousine je délaissais mes anciennes occupations, tout accaparé par mon bonheur nouveau. Un beau jour je dus répondre de mon passé devant mon aimée :
Mon cousin, je ne vous connais point de charge, responsabilité ou fonction quelconque justifiées par le nom et le rang auxquels vous avez l’heur d'appartenir. Quelque secrètes que soient vos occupations, je vous prie de ne me laisser plus longtemps dans l'ignorance de vos rentrées pécuniaires. Dévoilez moi les sources de vos affaires car enfin je me meurs d'inquiétude au sujet de vos rentes futures. Monsieur, aurez-vous assez de fortune pour ne pas faillir à mes nécessités ?

- Mademoiselle mon ange, gardez-vous bien de cette espèce de curiosité. Que sert-il aux nantis de mon espèce d'étudier les rouages mystérieux qui les ont placés à la hauteur où ils se trouvent quand on soupçonne tout simplement le Ciel d’être le bienveillant responsable de cette affaire ? En effet, le Seigneur notre Dieu n'a-t-il pas enseigné aux hommes qu’il ne leur fallait point se soucier du lendemain mais plutôt s'en remettre à la divine Providence, lui déléguer avec confiance la charge des vils soucis domestiques ? C'est, Mademoiselle ma mie, à cette très pieuse ligne de conduite que je me suis de tout temps soumis, sans jamais avoir eu à le regretter.

- Mais Monsieur, vos richesses, ces terres sur lesquelles vous errez à cheval, ces forêts où vous courrez après le cerf, ce château où vous demeurez, qui donc à votre place en assure la gestion, qui pourvoit à vos chères futilités s’il ne s’agit, ainsi que je m’en doute, de Monsieur et Madame vos géniteurs ?

- Ma cousine, je ne me suis jamais piqué d'affaires. Ces choses-là ne sont point de mon ressort. Je me suis toujours borné à constater qu’en ce qui me concerne tout a toujours parfaitement fonctionné sur le plan domestique sans que je m'occupe de rien. A partir de là, qu'ai-je besoin de tremper dans des affaires qui offensent ma nature, si rétive à ces détestables activités prosaïques ? Mais pour répondre à votre curiosité, sachez Mademoiselle que, comme vous en avez soupçonné la cause, il me semble bien à moi aussi que mes parents, riches et prospères, sont à l'origine directe de l'aisance matérielle dans laquelle je nage depuis que Madame ma Mère me mis en ce monde par la sainte grâce de Dieu, il y a une trentaine années.

- Mon cousin, vous m'apparaissez aujourd'hui sous un tout autre jour que celui sous lequel il me plut à vous imaginer. Etrange insouciance que la vôtre ! Faisons ici une halte dans le cheminement commun de nos coeurs et dévoilez-moi donc les faits de votre vie passée...
Ainsi j'appris à ma cousine bien-aimée la façon de vivre à laquelle j'avais jusqu'alors été habitué, je lui dis mes convictions, la mis dans la confidence des secrets de mon âme, si nobles et si réfutables cependant... A mesure que je lui parlais, je prenais conscience de mes vanités. Je lui dis tout ce qui se devait d’être dit à mon sujet, sans lui jamais rien cacher de ce que fut ma vie. J'expliquais l'état des choses par les arguments et les certitudes auxquels je m'étais accrochés au fil des ans et des habitudes, et qui étaient évidemment pour la plupart fallacieux.
Après que tout fut dit, Mademoiselle ma cousine fit un bref silence. Ses yeux se remplirent d'une lueur de grande bonté, elle eut un sourire compréhensif -ce qui accessoirement fit naître en moi le désir frivole de lui cracher au visage- et su en un ton spontané et ferme me résoudre à entendre un discours autre que celui que je venais de lui tenir. Et que je me tenais depuis toujours à moi-même, aveugle au monde au-delà des murs du château parental. Ce château qui s’érigeait comme une véritable forteresse face au réel, et ce depuis mon premier souffle...

- Monsieur, vous vous devez de ne rien ignorer des choses du monde que les avantages de votre naissance vous ont épargné. Je me fais aujourd’hui le devoir de porter ces choses à votre connaissance. Dès lors je réponds de votre nouvelle éducation. Considérez-moi comme votre précepteur mon ami.
Quelques temps plus tard le jeune aristocrate décadent que j'étais, livré à lui-même et destiné à une éternelle oisiveté s'était transformé, sous l'amour qu’il portait à sa cousine, en un vaillant et fougueux martyr du travail.
Du lever au coucher du Soleil je courbais le dos (déjà fort meurtri par les cailloux que je plaçais dans ma literie en guise de matelas), l'offrais aux morsures du soleil qui éclairait les terres rocailleuses que je m'étais mis en tête de retourner en été. Ce dos, je l'endurcissais de plus belle en hiver sous un vent de mort qui rendait dure comme la pierre la terre que je m'ingéniais à retourner une seconde fois. Ma pitance se bornait à un méchant guignon de pain noir plus dur que la terre hivernale que je travaillais. Le temps des menus fins était révolu pour moi. J'optais pour les rigueurs d'une vie authentique, saine, naturelle et simple à l'extrême. Parfois, trop affamé, j'avais la faiblesse de me confectionner au fond de mon champ en friches quelque soupe vaseuse vaguement comestible, faite de ronces et de racines. Un vrai festin d'ascète ! Et puis, pris d'un authentique remords d’anachorète, je me faisais vomir, déversant sur mes guenilles cette tiède substance un instant plus tôt ingurgitée, non sans promptement me donner la discipline. Quelques dizaines de coups de lanières reçus sur le dos, lequel était, nous l'avons vu plus haut, déjà en fort piteux état, me ramenaient inexorablement dans le droit chemin. Et j’oubliais bien vite mes soupes de misère improvisées au bord de l’austère sillon.
Un jour ma cousine vint me trouver au fond de mon champ. Sa robe bien propre resplendissait au-dessus du sol fangeux. Cela formait d'ailleurs un contraste inouï avec la nudité de mon corps couvert de boue. Ce corps voué aux extrêmes rigueurs des labeurs agricoles était encore meurtri par diverses blessures dues aux silex que je croisais parfois sur mes terres de labour, aux détours d'âpres sillons...

Le sillon ! Le cher, le saint, le rédempteur sillon, ce trait de terre inopiné creusé à la force du mollet, du bras, de la foi... Cette dernière, si elle ne soulevait pas encore triomphalement la montagne qui me faisait face, du moins soulevait humblement la stérile, revêche terre qui, capricieuse, résistait jusqu'au bout aux assauts de mes muscles éreintés, lesquels s'opposaient, héroïques, à sa texture désespérément compacte. Arrivée à ma hauteur ma tendre cousine me tint ces propos :
Monsieur mon cousin, ne vous semble-t-il pas que, des leçons que vous avez tirées de mon enseignement sur les choses de la vie vous ayez mis une ardeur, un enthousiasme immodérés propres à faire douter de votre santé mentale ? Ne pensez-vous pas que vous avez des conceptions quelque peu erronées et par trop radicales des choses de la vie ? Car voyez-vous, vos desseins à l’évidence m’échappent. Voilà en effet déjà quatre ou cinq fois que vous retournez ces terres. Et vos idées baroques durent depuis des mois. A quoi voulez-vous en venir à la fin ?

- Non pas quatre ou cinq fois ma bonne mie, mais bel et bien sept fois, croyez-moi !

- Soit. Sept fois. Là n'est pas le propos. De grâce, allez-vous me dire la raison de cette passion effrénée pour les choses de la terre ? Vous vous tuez sous mes yeux à ce travail de forçat parfaitement inutile puisque vous êtes né riche et que vous mourrez riche... Mais pourquoi donc grand Dieu ?

- Mais pour rien mon Amour.
203 - Le coeur et l'entonnoir
Autrefois j'ai aimé une créature infernale. Un monstre beau, tendre, baroque et pur : prodige régnant sur un pays dont on ne voit jamais les frontières, aussi vaste que l'imagination. J'ai quitté les rivages qui vous sont si chers, asiles de vos dieux d'airain. J'ai rompu les amarres qui vous tiennent tant à coeur, impatient de rejoindre les brumes promises, loin de votre terre ferme.
Pour plaire à cet être hideux j'ai trahi raison, sens, logique. Pour cette chose innommable j'ai renié l'âpreté des sciences, attiré par l'haleine chaude, mystérieuse de ses baisers. Au nom de cet amour contre-nature je me suis détourné de la fontaine du savoir, préférant me désaltérer à la source brûlante, vénéneuse de ses lèvres. De ce breuvage impie j'ai gardé la nostalgie du feu qui donne leur éclat aux étoiles. Et rend si pâles vos visages enfouis dans la grisaille...

J'ai suivi cette chimère pour fuir vos jours remplis d'ennui. Vous étiez morts, elle était pleine de vie. Parce que j'ai aperçu une parcelle de vérité dans ses yeux vérolés, j'ai dit : "J'oublie la patrie des sages !". Ne me condamnez pas, la mort me demandera bien assez tôt des comptes pour avoir tant aimé la pourriture.
Aujourd'hui je demeure seul, mon amour putride n'est plus à mes côtés. La créature s'en est retournée à son cher enfer, et me voici revenu parmi vous. Je porte sa mémoire comme un délicieux fardeau. Parfois elle vient me visiter dans mes songes pour me cracher à la figure.
Cette créature, les plus âgés d'entre vous l'ont peut-être rencontrée un jour, dans un autre pays que ce pays, sous d'autres cieux que ces cieux. Elle avait les yeux profonds, noirs, terribles et beaux... Ils étaient bleus peut-être. A moins qu'ils ne fussent verts. Ou ténébreux. Mais quelle importance ? Ils étaient bridés comme des demi-lunes ou bien clairs comme l'eau vive. Elle n'était pas d'ici et pourtant elle était quand même de notre pays, de notre histoire, de notre temps. Elle était belle, laide, fascinante, effrayante.
Elle se nommait FOLIE.
204 - Dans le vent
Je me suis fabriqué un cerf-volant. Je n'ignore plus, après maints exemples réussis, les secrets de la confection d'un tel engin. Bambous et tissu, dextérité et expérience sont les quelques éléments indispensables pour donner des ailes à un quotidien trop pesant.
Contempler dans le ciel cette oeuvre issue de mes mains, la voir flotter dans l'azur venté avec une joie d'enfant, c'est projeter le meilleur de moi-même dans les nues tant convoitées, par matière maîtrisée interposée. Sous le souffle du ciel (image de l'esprit divin) j'exprime librement mon désir le plus intime, le plus vital, mon désir essentiel : jouer avec le vent.
Je fais alors oeuvre pie, parce que mon sourire de ravissement est dirigé vers le ciel, destiné aux nuages, et atteindra même les plus lointaines étoiles un jour. Mais surtout, surtout parce que lorsque je demeure des heures à admirer cet oiseau tenu en laisse, ce symbole d'allégement, cet objet identifié volant à hauteur de mes rêves, c'est votre visage que je vois dans le ciel, transfiguré au travers de l'aérienne conception née de mes propres mains.
Et c'est vers ce visage ailé que s'élancent mes plus ferventes prières, sous le vent que je n'entends presque plus, attentif à vos traits retrouvés.
Et alors que chante, grisolle l'alouette, qu'elle lance au ciel ses tire-lire, j'attends que des hauteurs en turbulence me parvienne votre voix qui m'est si chère, portée par le vent, inventée par lui peut-être (vagues sifflements aux accents oniriques, déformés en sons audibles sous l'émoi de l'amoureuse vision), et qu'elle me dise l'indicible, l'inouï, l'inoubliable : l'amour.
Oui, voyez-vous, lorsque souffle le vent je joue, moi.
205 - L'oiseau de haut vol que je suis
La morgue, le superbe, le panache sont mon ordinaire signature, l'empreinte inaltérable de mon vol. Je suis un cygne, un albatros, un aigle. Je suis comme ces princes crucifiés planant au-dessus de la tête des hommes : des bras immenses me portent bien au-delà de vos chers sommets. Mon salut est dans mes ailes, mes ailes sont ma plume, et ma plume est mon fer. Le souffle des muses me retient perpétuellement dans les airs, à très haute distance du monde. Je n'accepte aucune autorité au-dessus de ma voilure déployée, sauf celle de l'ange qui veille sur moi.
Je vis d'aériennes nécessités : vêtu de la seule Beauté, couronné de gloire et ivre de poésie, je bois le bleu de l'azur, mange dans la main de Dieu et niche dans les étoiles.

Aucun écho venu d'en bas ne m'atteint. Le regard sans cesse dirigé vers l'horizon, je maintiens le cap vers l'éternité.
206 - La maison abandonnée
Il y eut un grincement typique lorsque je poussai le portail rouillé de la vieille demeure abandonnée. Ensevelie sous les friches et les ans, la maison était une caricature. Grotesque et un peu effrayante. Les herbes folles semblaient les seuls hôtes encore vivants des lieux.
Comme une photo jaunie, les murs décrépits et couverts de mousse transpiraient une atmosphère surannée, intime et familière. J’avais l’impression qu’ils restituaient les conversations, les émotions captées des années auparavant, au temps où tout vivait dans la maison. Les vieilles pierres perçaient le silence et se faisaient subtilement éloquentes : je revoyais sans peine ce que fut la vie des anciens habitants.
Des générations s’étaient succédées ici, les murs me le disaient avec insistance : ils respiraient cette douce nostalgie propre à ces lieux qui ont abrité des destins sans histoire et où se sont figés dans bien des mémoires de longs dimanches d’enfance. A travers la pierre à l’abandon, le portail d’un autre temps, les marches usées, les vies qui s’étaient écoulées ici se rappelaient naturellement au visiteur... Leur histoire enfouie sous les ronces soulevait discrètement le couvercle du temps, laissant apparaître des bribes de passé : objets d’antan traînant par terre, effluves de cave et de vieux plâtre, impressions de déjà vécu. Ce charmant cimetière était hanté par la Mélancolie.
Je revivais imperceptiblement les humbles événements quotidiens de ces vies de famille. A des années de distance je croyais entendre l’écho des rires d’enfants, des couverts de la table dressée sous le grand arbre, des murmures échangés les longues soirées d’été…
D’un coin de la cour émanaient des relents d’ordures abandonnées par des oiseaux de passage : squatters, vagabonds ou poètes douteux. C’était à la fois sordide et anecdotique, insignifiant et pittoresque.
Cette maison avait eu une âme, jadis. A présent elle était muette, éteinte. Morte.
Je la quittai en prenant soin de refermer derrière moi le portail que je venais de faire grincer pour la dernière fois peut-être. Et sans me retourner, je me hâtai.
207 - Belle et triste dame
Madame,

Ma chère étoile, sachez que je suis votre invisible présence, votre ange à l’épée, votre feu de compagnie, votre cygne étincelant, votre inextinguible chandelle. Madame, votre misère est digne de ma flamme. Vous valez le sacrifice des jours de ma jeunesse. Ecoutez mes chants d’amour, ils sont sincères et violents, empressés et ingénus. Je suis chevalier et bohémien, guerrier et enfant, ange et loup. Vous êtes l’or de mes songes Madame : vous avez le prix des trésors sans nom.

Je sais que mon discours vous dérange, mais quels autres propos tenir à votre égard ? L’amour que je vous propose vous déplaît-il donc tant pour ne pas vouloir entendre ses plaintes ? Etes-vous si amère pour refuser un cadeau de si haut prix ? Vous ne m’aimez pas, soit. Mais peut-être m’aimez-vous quand même sans que je le sache ?
Madame, quand nous reverrons-nous ? Je suis damné, perdu pour mes semblables, mais sauvé, plein de gloire aux yeux des muses… Je suis un démon, ou alors un messie, ou les deux à la fois peut-être. Mais je sais en tout cas que je suis atteint d’un mal incurable, d’une maladie enviée par les princes eux-mêmes : je suis un incorrigible amant, un infatigable conquérant des cœurs, un éternel feu d’amour. Cet amour qui est mon credo, mon destin, ma nature, mon vice, mon enfer. Mon salut.
Mon salut Madame.
Je vous aime, il faut que je vous le dise, vous l’écrive, vous le chante. Je suis le dernier des chevaliers. Je suis le chant du cygne, le vent du ciel, le souffle des sommets. Je suis l’aile de Morphée, l’aimé des anges, l’allié des chimères. Je suis l’amant frénétique : je suis l’amant des pleureuses, l’amant des frivoles, je suis l’amant des barbelés, l’amant des dentelles, je suis l’amant de vous Madame.
208 - Cette ordure de mémé à Pâques
Mémé la vieille, voilà que tu chiales parce que les petits enfants que tu gâtes comme une vraie mémé-gâteau ne t'ont pas fêté ton anniversaire en ce jour de Pâques (t'as eu quatre-vingt-huit ans)... Hé ben moi je te dis que t'es qu'une sale mémé de pourriture de putain de vieillasse... Mémé, ta chère sensibilité de vieille carne qui chiale à quatre-vingt-huit balais, hé ben tu peux te la mettre où je pense ! Sale hypocrite ! Moi je vais te dire qui tu es vraiment, mémé. Et pis devant tout le monde encore, vieille chamelle que t'es !
D'abord parlons de ce sale coup que t'as fait en quarante, que personne n'est même plus au courant aujourd'hui. T'as dénoncé une famille de Juifs aux Boches : les parents et leurs deux petits enfants. Tu te rappelles ? Et t'as fait ça pour quoi mémé ? Même pas pour l'argent, nan. Même pas non plus par vengeance personnelle. T'as fait ça pour la France mémé. Oui, pour la France. Hé ben je peux te dire qu'elle est belle ta France mémé ! Tu les as envoyés aux camps mémé, les parents et leurs deux enfants. Et ils sont partis en fumée, mémé.
Et tout ça parce que tu voulais être bien vue des Boches en quarante. Espèce de sale ordure de crevure de vieille mémé, va !
Et qu'est-ce que ta vieille matrice de crevure de fumelle a pondu dans sa vie ? T'as eu cinq gosses mémé. Tu les as vu tes gosses ? Cinq grosses pourritures. Mais alors de la vraie pourriture de merde, ces cinq gosses-là... Tu les as bien élevés, mémé : ils sont vraiment à ton image. Là c'est vraiment réussi. Je vais d'ailleurs te les énumérer, mémé.
Il y a le plus jeune, Gontran, gros pédé de cent quarante cinq kilos. Il est bègue, il a le faciès tout vérolé, il est complètement chauve, il est jamais rasé proprement, il fout rien de ses saintes journées, il a quarante-huit ans et il habite encore avec toi. Joli garçon le Gontran.
Pis y'a l'Alphonse mémé. Vague commis agricole, parfait analphabète et obsédé sexuel notoire qui vit seul dans une cabane sordide au fond des bois. Il ne cesse de songer aux femmes. Il faut voir en quels termes immondes il les considère, les femmes ! Incapable d'approcher normalement une représentante du beau sexe. La gent féminine le fuit littéralement comme un verrat qu'il est : c'est vrai qu'il grogne au lieu de parler l'Alphonse, et quand il mange sa soupe dans sa cabane au fond des bois, il bave tellement qu'il pense tout le temps à baisifier ses "sacredieu d'putains d'fumelles" comme il dit, lesquelles hantent du matin au soir son coeur dégénéré... Pauvre bête d'Alphonse. Fait pitié.
Il y a ta fille aussi, la Gertrude. T'as quand même fait une fille mémé. Une vraie morue la Gertrude. Elle écume les bas-fonds des pires trous de provinces : Mers-les-Bains, Mauvais-Goût-Plage, Vantimilles et Plouc-City-sur-Creuse. Elle pue à plusieurs mètres à la ronde cette grosse truie, et en plus elle paye même pas ses loyers. La Gertrude, elle a même refilé la vérole au bon Dieu tellement qu'elle est morue dans l'âme cette gueuse finie... Un peu comme toi à son âge, mémé. Sauf qu'à son âge t'étais encore plus laide qu'elle. Un vrai exploit quand on voit la Gertrude.

L'autre salopard encore, l'Ursule. Un vrai pédophile celui-là. Impénitent, irrécupérable, vicieux et corrompu jusqu'à l'os. Ha ! Il en a brisé des petites vies innocentes, ce gros porc luxurieux ! L'Ursule : un être particulièrement abject, un authentique monstre dénué de tout scrupule... Tu peux en être fier de cui-là mémé, il est vraiment digne de toi, tiens ! Pédophile et drogué par-dessus le marché. Ou trafiquant, ou les deux à la fois. Tu l'aimes bien ton fils Ursule, hein mémé ? Normal, c'est lui qui te fourni en doses de blanche. Et de fort mauvaise qualité en plus. Parce que toi aussi t'aime bien te droguer mémé, n'est-ce pas ? Même que t'es pas très regardante sur la qualité des saloperies que tu t'injectes dans le sang, lequel est déjà naturellement bien vicié. On peut dire que tu n'es vraiment plus à une ordure près, mémé.
Pis pour finir y'a l'aîné, l'Alfred, taulard professionnel. Il est d'ailleurs certainement en train de crever de sida et de misère en ce moment, quelque part en France ou ailleurs. Si ce n'est déjà enfin fait. On aurait pourtant pu penser qu'il se refaisait une énième Santé. Mais non, parce que même là-bas ils n'en voulaient plus de l'Alfred : trop pourri pour eux. Il contaminait les autres détenus. Maintenant ça doit bien faire dix ans que t'as pas eu de nouvelles de cette ordure de grand fiston, mémé. Il serait déjà mort depuis dix ans l'Alfred, que ça m'étonnerait pas. En tous cas, en taule ou bien six pieds sous terre, où qu'il soit qu'il y reste. Et bon débarras !
Voilà tes cinq enfants mémé. Joli tableau, n'est-ce pas ? Toi t'es pas mieux qu'eux mémé. T'es pire même. Comme la fois où t'as été la première à te radiner pour regarder quand on a coupé la tête du condamné à la guillotine, au temps où que c'était encore public. Toi tu le savais qu'il était innocent, tu pouvais même en apporter la preuve aux juges, mais tu avais préféré te taire... D'ailleurs c'est toi-même qui l'avais faussement accusé par lettre anonyme. Tu voulais voir rouler sa tête dans le panier. C'est ça qui t'amusait surtout mémé. C'est pour ça que t'avais rien dit. C'était pas encore la guerre de quarante et tu voulais voir absolument du sang. T'étais déjà assoiffée de fange mémé. T'avais besoin de te rassasier d'ordures, pour pouvoir plus tard en devenir une grosse, une vraie, une énorme. Il avait vingt ans, il était innocent et pourtant t'avais été bien contente de voir rouler sa tête, espèce de vieille guenon de raclure de putain de sale vioque !
T'aime bien jouer également des aiguilles à tricoter, hein mémé ? Toi t'as toujours été une vraie spécialiste en tricot. Mais t'es pas tellement du genre à confectionner d'interminables chaussettes au coin du feu durant les longues soirées d'hiver, non. Toi mémé tu serais plutôt du genre à tricoter des petits anges au fond des caves. Dis mémé, à l'époque ça t'avait rapporté combien de sous à blesser ainsi des ventres de femmes avec tes sales aiguilles à moitié rouillées ? C'est pour ça que t'étais devenue si riche avant 76, hein mémé ? Espèce de fumure de pourriture de mémé de vieille toupie de pourritaille de putassière de quatre-vingt-huit balais !
Pis les petits chats tu les aimes pas bien, n'est-ce pas mémé ? Faut dire qu'ils t'en font voir de toutes les couleurs ces "sales petites bestioles" à poils et à moustaches. Parce qu'un jour une de ces "horribles créatures" que tu détestes tant a osé miauler à ta porte un hiver parce qu'elle crevait de faim, t'as été voir illico la mère de ce petit chat et tu lui as volé toute sa portée de chatons. Pis les pauvres chatons, tu les as jetés aussitôt dans le feu, mémé. Dans ta cuisinière à bois. Tous crus et tous vivants. Tu les entends pas crier la nuit dans tes rêves les petits chats que t'as balancé vivants dans ta cuisinière à bois, dis mémé ? Sale vieille mémé de putassière de serpillière de crevure de chamelle de guenon de saloperie de vipère ! J'espère que quand tu seras crevée le bon Dieu il te le fera regretter ton chauffage spécial aux chatons que tu t'es fait ce jour-là !
Il y a 15 ans que le pépé il est mort. L'était pourtant pas si vieux que ça le pépé quand il est mort, hein mémé ? Faut dire que tu l'avais un peu aidé à le faire passer par-dessus bord... Sous ton insistance il venait de contracter une assurance-vie le pépé. Et c'est juste à ce moment-là qu'il est mort, comme par hasard. C'était-y pas à cause que tu lui mettais de la mort-aux-rats dans sa soupe, mémé ? Disons qu'officiellement c'était pour relever le goût de sa soupe que tu faisais ça. Grosse charogne de mémé !
Et le coup du vagabond que t'as trucidé, tu te rappelles ? Tu l'avais trouvé complètement saoul, étendu dans le fossé. Tu lui as pris sa bouteille de gnole, tu l'as bue et après tu lui as fracassé sur la tronche pour pouvoir lui faire les poches tranquillement, au clodo. Quand t'as trouvé tous ses sous, t'es partie mémé. Le vagabond il a agonisé des heures dans le fossé, avant de crever. Dis mémé, c'était-y pas le coup où que t'avais accusé par lettre anonyme ce jeune innocent qu'était passé à la guillotine ? T'es vraiment une sacrée vicieuse la mémé, dis-moi ! T'as de la suite dans les idées toi. Pourritasse de vioquasse de sale carne !
Allez, joyeuses Pâques quand même, mémé. Va donc avaler tes gros cocos en chocolat. Va les faire bien fondre au fond de ta vieille gorge puante et ridée de vieille mémé de quatre-vingt-huit ans. Pis après crève bien dans ta pourriture mémé, que la Terre elle soye définitivement débarrassée de la plus grosse ordure qu'elle ait jamais portée.
Bonnes fêtes de Pâques mémé, et pis joyeux anniversaire pour tes quatre-vingt huit ans.
209 - L'art de répondre aux annonces les plus banales
Incidente annonceuse,
Votre annonce a la douce et prometteuse éloquence des âmes en proie à leurs plus chers tourments, et vos raisons de la passer ne sont pas différentes je crois, des raisons que j'ai moi-même de vouloir conquérir votre couronne.
Les causes qui animent votre plume ici sont les mêmes, me semble-t-il, que celles qui me dictent ces mots vers vous. Les termes de votre message ont les allures dignes et respectables d'une bienséance attendue. Mais l'on nomme autrement cette prudence, cette élémentaire distance, cette féminine réserve selon les dispositions particulières du coeur en proie à certains transports, même si ces secrets élans ne sont pas toujours consciemment avoués à soi-même...
Les circonstances confèrent à ces précautions que vous semblez prendre une vertu éminente : celle qui consiste, à travers cette décence de circonstance, à laisser s'épancher sagement, discrètement, implicitement votre coeur en aimable compagnie...

Les yeux ne se rencontrent pas mais les pensées se croisent, qu'on le veuille ou non. L'essentiel étant invisible pour les yeux, vos mots non encore dits atteignent d'autant mieux leur cible : ce qui n'est pas sur mon écran me va droit au coeur. Soit pour le blesser, soit pour le flatter, selon mes humeurs ou vos futures intentions. Tantôt je prendrai votre silence pour une flamme déclarée, tantôt je prendrai vos mots pour un bûcher.
Si j'en crois votre photo, vous avez les grâces sûres des célestes désignées et votre beauté incorruptible agrée singulièrement à mon coeur esthète : je succombe avec feu et sans nul regret à votre charme diabolique.
Mon désarroi est indicible. Vous me voyez peut-être déjà et cependant vous êtes aveugle car je prétends n'être pas que ce que pourrait laisser supposer ma plume. Je vous vois et je ne vois rien d'autre que vous. Et en cela je suis aveugle à mon tour... Etant né pour l'amour, je ne puis traduire autrement ces sortes d'événements : selon le prisme divinement déformant de mon coeur par trop sensible aux causes qui le font battre.
Et vous savez à présent que vous êtes la cause première de ses mouvements déréglés.

Il ne tient qu'à vous de faire le choix décisif. Ou vous demeurez silencieuse et vous contribuerez aux tourments d'une âme honnête victime des flèches d'un démon nommé Cupidon, ou vous répondez à ma détresse et vous gouvernerez en souveraine, selon vos plus urgents caprices, une âme entièrement dévouée, jeune encore.
210 - L’infortune de la laideur, les avantages de la fortune
- Mademoiselle, vous allez être bien étonnée : vous êtes laide, cependant je convoite avec feux votre modeste hymen. En vertu de cette loi mondaine qui sur l’échiquier de l’amour fait passer au second plan le visage contrefait de l’amante lorsque cette dernière à l’avantage de posséder une jolie dot, je brûle en votre nom. Déplaisants sont vos traits pour le premier venu. Ravissants je les trouve : Monsieur votre père en m’accordant votre main me lègue sa fortune.
Réjouissez-vous car vous auriez pu naître laide et pauvre. Le sort a voulu que vous naissiez laide et riche.
Vos mille écus vous confèrent mille grâces. Ce que la beauté seule peut s’acheter passagèrement sans le secours d’un héritage, la laideur couverte d’or peut se l’approprier durablement. Quand une femme a l’heur de posséder soit la beauté soit la fortune, elle doit en user sans entrave ni honte à dessein de jouir au mieux de l’existence.
Ce que la naissance accorde aux êtres, beauté ou argent, les êtres doivent en user sans scrupule. Armes légitimes de la vie de salon... Soyez certaine qu’en maintes occasions, ici et ailleurs, aujourd’hui et de tout temps, à l’insu des bonnes consciences et sous couvert de vertu, la beauté a toujours exercé ses droits autant que la richesse. Qu’une femme laide comme vous use de ses biens pour s’acheter un durable hyménée est aussi judicieux et pas plus déshonorant qu’une femme usant de sa beauté à des fins personnelles, qu’elle soit en quête d'émois charnels furtifs ou de romanesques enchantements de l’âme.
Vous n’avez pas la beauté mais vous avez l’or. D’autres ont la beauté mais point l’or. La justice est de ce monde Mademoiselle, en vertu de la loi universelle des équilibres : mes ardeurs contre vos écus, et tout s’arrange, tout s’harmonise, bref tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
- Monsieur, pour cynique qu’il soit votre discours est cependant plaisant et aimable. Vous disposez avec outrance, désinvolture et grande liberté des mots autant que des coeurs, et vos arguments éhontés me montent à la tête. Je suis d’autant plus sensible à vos raisons que je suis effectivement bien laide, et fort riche. J’ai tout à gagner à partager la fortune de mon père avec un compagnon aussi conciliant. Je vous accorde le droit d’accéder à ma dot en échange de votre fidélité à cet hymen si peu accoutumé aux courtisans. Flattez-le bien Monsieur, et vous n’aurez point à le regretter puisque j’acquiesce de tout cœur à vos avances : ma dot contre votre flamme.
211 - Un jeune vicaire fougueux aux moeurs déréglées
Chère amie,
Je n'ai pas dormi de la nuit. C'est que je ne fus pas seul sous les draps de mon humble alcôve... Un amant m'a tenu compagnie toute la nuit.
Un vicaire.
Un authentique vicaire. Très porté sur les choses sacrées de la religion. Et sur les mystères plus sacrilèges de la chair en émoi. Totalement dénaturé : insensible aux charmes venimeux de la femme, mais absolument ensorcelé par les viriles séductions des gens de son sexe... Comme le sont d'ailleurs assez souvent certains jeunes ministres de l'Église. Dans la hiérarchie ecclésiastique il y a généralement le clan discret et infâme des pédophiles et celui, plus aimable, des simples sodomites.
Ordinairement dans ce milieu la pédophilie est un vice réservé aux plus vieux ministres du culte, tandis que l'homosexualité simple est surtout l'apanage de la jeune génération de prêtres. Cette nuit je fus victime consentante de cette seconde race de gens d'Église.
Oui ma mie, j'ai passé la nuit avec un homme d'église dûment homosexuel, un jeune vicaire extraverti et pourtant religieux convaincu. Un bien joli jeune homme qui porte beau la soutane à la vérité. Avec beaucoup de charisme : de la féminité et de la virilité mêlées qui lui donnent un charme fou. Un sacré bougre au lit ! L'amour entre gens du même genre, surtout lorsque l'amant est un prêtre, est une chose fort troublante.
Son torse musculeux, sa nuque virile, ses tempes transpirantes, ses lèvres de soldat, son sceptre profanateur... Son souffle sonore, son coeur qui battait... La façon violente qu'il avait de rendre hommage à son partenaire, d'aller et venir en lui odieusement, outrageusement, délicieusement...
Le contact de ses muscles contre mon torse imberbe, ses gémissements rauques au creux de mon oreille, ses caresses viriles dans mon cou, ses épaules larges et autoritaires engagées dans cette mâle étreinte, tout cela sur fond de secret et de scandale, fut d'un romantisme intense. Je rougis de mes frissons.
Partagé entre les voluptés de la chair qui se corrompt et la fidélité aux voeux de chasteté récemment prononcés, tiraillé entre les naturels tourments de ses sens en éveil et ceux, plus moraux, provoqués par les remords, il n'a cessé, cet amant austère, d'alterner oeuvres impies avec repentances. Sa nuit en ma compagnie ne fut qu'une succession de chevauchées endiablées et d'agenouillements, de coupables voluptés et de sincères pénitences.
A chaque fois qu'il venait de commettre sur moi le blasphème suprême (copié sur les moeurs qu'avaient les gens de la cité de Sodome), il se donnait scrupuleusement la discipline. Son étrange calvaire ne prit fin qu'à l'aube. Et, rassasié d'infâmes voluptés, il a fini par se retirer en quelque lieu désert afin d'y méditer sur ses faiblesses.
Quand le reverrais-je, mon amant terrible ? Mais il appartient à l'Église, et celle-ci, épouse jalouse, ne me le rendra jamais...
Nous nous sommes aimés une nuit durant. Dès le début je savais que mon amant me fuirait. Il s'efforcera maintenant de m'oublier à travers l'exercice de son ministère en quelque lieu reculé du pays. Il ne me reste de cette nuit inoubliable que le souvenir de nos étreintes et l'odeur de sa peau sur les draps. Allons, il me faudra pourtant bien l'oublier, même si notre amour a l'odeur âcre, sulfureuse du scandale...

Vous pouvez en être offensée ma mie, cependant vous ne m'empêcherez pas de garder de cette nuit un souvenir ineffable. Le prestige de la soutane et le sourire charmeur de cet homme, choses assez communes dans ce milieu (qui ordinairement ne font chavirer que les vieilles filles dévotes), ont agi sur moi comme un feu sacrilège, à la fois infernal et divin.
Voici donc fidèlement rapportées les occupations éhontées de ma nuit. Je crois que je suis à partir d'aujourd'hui définitivement devenu homosexuel, exclusivement attiré par les beaux hommes d'Église... Voilà la redoutable vérité chère amie. Hélas ! me voici à partir de maintenant devenu un sodomite ecclésial convaincu.

Je suis perdu pour la religion.
212 - Vue d'esthète
Par un dimanche triste, pluvieux, je suis entré dans l'église d'un village perdu du fin fond de la campagne mayennaise afin d’assister à la messe. L’église était pleine de bonnes gens du pays : casquettes rondes et tailleurs démodés de rigueur. Ca sentait la cire, la vieille province et le désuet.
J’observais avec attention cette société de dévots endimanchés. Chose étonnante, parmi cette assistance grisonnante il y avait quelques jeunes filles à la mise moderne, colorée. Elles n’avaient pas vingt ans. Certaines étaient laides, d’autres charmantes. Je scrutais discrètement ces enfants de choeur en fleur. D’abord les rosières sans grâce, puis les jolies oies blanches. Sur ces dernières je m’attardais charitablement.
Le contraste était saisissant entre ces dos courbés, ces nuques ridées, ces faces rougeaudes d’hommes et de femmes de la terre mayennaise, et ces créatures juvéniles aux mines délicates, aux galbes olympiens, aux gorges parisiennes. Je me perdais dans la contemplation de ces chairs esthétiques, de ces traits aériens, de ces toilettes recherchées...
Les ouailles entonnèrent un chant, guidées par un orgue solennel. L’instrument en question, mi-orgue, mi-harmonium pour être honnête, semblait issu d’un XIXème siècle des plus rustiques. Les premières notes s’élevèrent... Le pire était à redouter.
Le chant n’était point grossier.
Surpris, je l’écoutai avec une sincère attention. L’on aurait pu s’attendre à quelque pesante, grasse, champêtre interprétation... La chorale était d’une étonnante qualité. Et le choix de l'oeuvre d'un goût sûr.
Tout à l'écoute du chant de messe, je ne quittais pas des yeux les gracieuses pucelles, leur prêtant une attention grandissante au fur et à mesure que s’élevait le choeur. En esthète averti j’associais les émois, combinais les ravissements, mêlais les ivresses : j’étais enchanté par la vue de ces demoiselles parées de la Grâce, et dans le même temps transporté par l'hymne. Aux anges, corps et âme. Mon regard obliquait parfois vers la voûte aux peintures naïves, puis revenait vers ces vestales mayennaise propres à inspirer d’authentiques vocations parnassiennes.

Cette fois le chant qui résonnait sous la voûte à la fresque écaillée était de toute beauté.

C’était inattendu d’entendre ça dans cette église du fin fond de la Mayenne, déconcertant de s'apercevoir qu'un tel joyau pût naître de ces gorges agrestes, insolite de découvrir tant d'art chez ces éleveurs de bétail. Etonnant mais indéniable : le chant était splendide. Moment de grâce dans une semaine d’étables, de bistrots miteux et de cours de fermes aux odeurs de fumier.
Pris sous le pieux sortilège des choristes, j'accédais à une autre dimension du monde, biblique. Tout était magnifié à travers le prisme de mon regard. Mon regard qui devenait insensiblement, progressivement comme le regard originel, le regard d’Adam et Eve d’avant le péché, ce regard vierge de préjugé, innocent, libre, ignorant des mondanités, du mal comme de la laideur...
Sous l’effet de l’Art, l’esthète que je suis voyait la beauté partout où son regard se posait. Et mon regard avait fini par se poser indistinctement sur les élues de la Beauté comme sur les créatures franchement ingrates.
Cependant, conquis par tant de causes diverses mais encore conditionné par d’académiques préjugés culturels, je préférais me concentrer sur les visages les plus flatteurs. Je contemplai ainsi quelque jeune et vierge soeur d’Aphrodite, irrésistiblement emporté par l’aile d’Euterpe ou de je ne sais quel messager céleste missionné pour sauver mon âme impie.
Le chant redoubla d’ardeur.
Et à ce moment précis les faces bovines s'affinèrent, des traits linéaux apparurent sur les visages : et je voyais des poètes à la place des paysans... Et je voyais des anges à la place des jeunes filles, qu'elles fussent belles ou laides...
J'ai craint que le charme ne se rompe aussitôt le chant fini, aussi ai-je quitté l'église bien avant la fin de l'office.
213 - L'imposture de l'autorité
Ceux qui parmi vous se laissent impressionner par les morts, par les magiciens ou par les poètes ne sont que des sots. Certes, j'admire et apprécie à leur exacte valeur les oeuvres de Hugo, de Chopin, de Bach... Cependant je ne m'aliène pas à ces auteurs. Les imposteurs sont partout, qui cherchent à se faire passer pour des petits dieux.
Les étoiles n'ont aucun droit sur ma destinée individuelle, pas plus que les vermisseaux. Ni les Einstein ni les Mozart n'ont à faire la loi chez moi : ils n'ont aucun privilège de plus que le premier venu. Le génie des autres ne leur confère nullement d'autorité sur ma personne. Les talents inédits de mes semblables ne m'ôtent pas le moindre droit d'être ce que je suis. Par exemple, ici je destitue la beauté pour faire triompher la laideur. Ailleurs je restaure cette beauté déchue pour vouer la laideur, hier tant admirée, à la géhenne : là est mon inaliénable, glorieuse liberté. Faites de même et comme moi raillez sans vergogne vos plus chers maîtres, et vous deviendrez des oiseaux d'envergure.
Je crache irrespectueusement sur la barbe de Homère, je tourne en dérision le couronnement des têtes pleines de majesté et je place sur le trône le dernier des mohicans, et puis je ridiculise encore les chanteurs d'opéra... Les imposteurs sans cesse tentent leurs viles séductions sur les foules. Les poètes sont des imposteurs, les artistes sont des imposteurs, les grands hommes sont des imposteurs, les camionneurs sont des imposteurs. Les imposteurs sont partout. Osez penser par vous-mêmes. Bâtissez vous-mêmes vos propres cathédrales et cessez de vous agenouiller devant ces statues de sel qui vous rendent infiniment ridicules.

Inventez vos étoiles, devenez votre unique référence ou fabriquez vos dieux. Mais cessez d'être obligés de vous sentir écrasés par le poids des statues nées avant vous... Soyez libres, apprenez à penser seuls, affranchissez-vous de l'autorité qui à vos yeux est la plus sacrée, volez de vos propres ailes.
Trop de blouses blanches, de peaux rouges, de légions d'honneur, de simples troufions, de grands mathématiciens, de couronnes posées, de têtes coupées, de verts académiciens et de prix inestimables abusent de leur pouvoir pour impressionner le naïf, l'idiot, le borgne. Les vierges salaces et les débauchées effarouchées, les soldats kaki et les soleils de plomb, les empires et les républiques, les ecclésiastiques et la carotène, les avocats marrons et les rouges pompons, tous sont des imposteurs qui veulent votre soumission à leur cause.
Il faut simplement le savoir et surtout leur montrer que l'on sait. Mais je sais bien que nul ne me croit parmi vous... Alors dormez bien tous, jolis petits pourceaux, tendres petits agneaux, dociles petits veaux que vous êtes.
Demain l'on vous égorgera.
214 - Des noms périmés
Ils s'appelaient Gustave, Alphonse, Auguste, Octave, Gontran, Alfred, Eugène. Leurs noms sont gravés sur des grandes plaques dans le cul des églises de province. Qui les prononce encore, ces noms d'un autre âge qui sentent l'hospice, le vieux béret et les grasseyements ?
Les porteurs de ces noms gravés devenus obsolètes ont pourtant eu vingt ans, eux aussi. Et ces vingt ans-là se sont brisés dans des tranchées. Sans même le piteux espoir de finir un jour à l'hospice. On se souvient des masses indistinctes de soldats tués, des régiments décimés, des troupes de combattants sacrifiés. Mais qui se souvient des individus, des Eugène, des Alphonse, des Auguste, de tous ces destins anonymes et pathétiques qui ont fini sur des listes dans les églises ? D'ailleurs les églises sont désertes et presque plus personne ne s'attarde devant ces rangées de noms gravés.
Moi j'y lis la moustache d'Eugène, la casquette de Gustave, la pipe d'Auguste : des choses qui nous ressemblent, à presque un siècle de distance. J'y lis le sort humble et pénible de ces appelés arrachés du sillon, du foyer ou des bras de l'aimée. J'y lis les vingt ans d'Auguste, de Gustave, d'Alphonse, d'Eugène, de Gontran, d'Octave, d'Alfred, leurs maudits, damnés, poignants vingt ans massacrés dans les tranchées de la «14».
215 - Au clair de l'une, à l'ombre de l'autre
Mademoiselle,

A la vue de la Lune montant dans la nue, vos traits s'imposent à moi. Toujours, je vous ai associée au disque lunaire, vous ma claustrale, vous ma mélancolique amante. Pâle apparition aux charmes muets et au visage vague, vous êtes l'appel du large : celui des profondeurs sidérales et des étoiles lointaines.
Vous êtes ma consolation poétique, une sorte de lueur au firmament qui entretient en moi le rêve. Demeurez pour toujours cette spectrale, frêle créature croisée entre poussière et azur, entre ciel et gargouilles. Votre orbite est onirique, vous l'astre au teint blême. Chaque fois que je regarde la Lune, c'est votre visage que je vois Mademoiselle, aussi doux qu'une chandelle, mystérieux comme un oiseau de nuit, hâve tel un fantôme.
Lorsque passe au-dessus de mon toit la sphère étrange, qu'elle chuchote à travers ma fenêtre, qu'elle se fait compagne de mes insomnies, c'est vous que j'entends frapper au carreau, vous qui hantez ma chambre, vous qui me tenez en éveil.
La Veilleuse qui luit au zénith me rappelle la triste chartraine que vous êtes. Vous ne cessez de tourner autour de moi Mademoiselle. Et tout comme la blanche Dame au dos rond, vos grâces sont tombales. Je chante à l'infini votre beauté funèbre.

Vous avez les attraits cosmiques des sélènes créatures et des filants objets qui peuplent la voûte, hôtes célestes que je poursuis comme un Graal à ma portée.
Vous ressemblez au mystère d'en haut. Vous êtes un temple, et de ce temple s'élève une prière. Et cette prière, c'est la mienne. Et je m'adresse à vous. Et le sens de ma prière est l'amour.
Chartres est mon éden et ma douleur, ma gloire et ma misère. Et votre rivale de chair qui partage mon alcôve, ma plus chère faiblesse. Vous, vous êtes mon purgatoire, ma croix, mon linceul. Et puis ma rédemption, ma lumière, mon salut. L'une est ma conquête temporelle, l'autre ma victoire céleste. L'une à ma gauche, l'autre à ma droite. L'une est un peu ange, l'autre un peu diable. Tiraillé entre ces deux feux, je me consume.
Ma plume est une flamme et vous Mademoiselle, vous êtes un songe. Des deux follets sont nées ces lettres d'artifices.
Je vous destine ces mots. Je m'en retourne à ma Lune, à ma compagne légitime et à mes chères étoiles, ne cessant de songer à vous.
216 - Leçon de choses
L'une était laide, sotte, méchante. L'autre était belle, espiègle, aimable. Cependant la première était très chaste et fort pieuse, la seconde frivole et passablement impie.
Par jeu je tins ce pieux discours à la dévote aux traits ingrats :
- Mademoiselle, votre laideur est le garant de votre vertu. Vos moeurs austères plaisent à Monsieur le curé qui vous voit à vêpres chaque jour. Votre vie de misère fait plaisir à voir, au moins vu du presbytère. Votre laideur est maudite mais votre vertu est estimable. La décence est chose encore assez rare chez les jeunes filles pour qu'elle vaille quelque prix aux yeux des honnêtes gens. Acceptez donc aujourd'hui qu'un galant achète votre hymen au prix fort.
La chaste me répondit :
- Certes, je suis laide. Cependant je suis une fille pieuse et honnête, amie des araignées d'église et des soutanes. En ce bas monde seules la solitude et la poussière me sont chères. Sachez que mon hymen est consacré au silence, mon coeur au démon de l'ennui et mon âme aux cloches de l'église.
A l'entendre ainsi parler, elle était effectivement bien sotte.
A la jolie libertine je m'adressai en ces termes :
- Mademoiselle, votre charme est le garant de votre bonheur. Vos moeurs joyeuses plaisent à Dieu qui se réjouit d'avoir fait une si belle oeuvre. Votre légèreté ensoleille les coeurs ternes qui vous approchent. Votre beauté est bénie, ainsi que votre âme. La vénusté est chose trop précieuse pour qu'on omette de lui rendre hommage. Acceptez donc aujourd'hui qu'un galant achète votre hymen au prix fort.
Sur quoi l'aimable créature me répondit :
- Parce que je me voue sans compter aux causes de l'amour, je vous accorde sans compter l'accès aux merveilles que vous convoitez. Je suis l'amie des joyeuses gens, de la danse et du vent dans les herbes folles. Ma beauté est consacrée à la Beauté, mon coeur à la joie et mon âme à qui la méritera.
Après l'avoir dûment corrigée et humiliée je laissai tomber la laide, bigote et imbécile demoiselle au bénéfice de la belle, épanouie et spirituelle amante.
Moralité : châtiez, raillez puis fuyez les laiderons sans esprit ni envergure !
217 - La hauteur de ma tête
Le responsable d'un concours d'écriture, estimant que l'un de mes textes avait ses chances de remporter quelque laurier, insistait pour que je participe à cette partie de belles lettres. Voici en quels termes j'ai défendu ma cause.
Monsieur,

Je tiens à vous remercier encore pour l'intérêt que vous semblez porter au beau spécimen que je suis, ainsi que pour votre flatteuse insistance au sujet de ma présence à cette remise de prix. Cela m'honore, me flagorne, me gonfle d'orgueil et finalement sert bien mon cher ego. Me voilà fier et rond comme une baudruche enflée. Cela dit, je ne viendrai pas. Cette irrévocable décision a la vertu de dilater encore plus cet ego qui me tient tant à coeur. Plume et ego sont d'ailleurs indissociables chez moi, la qualité de l'une allant naturellement de pair avec la démesure de l'autre.
Au téléphone je vous avais expliqué mon point de vue sans appel concernant ces affaires provinciales. Finalement je constate que cette manifestation est parrainée et encaustiquée par du beau monde parisien. Raison de plus pour moi de ne pas me fourvoyer dans ces espèces de vanités. En ce qui me concerne, il est plus glorieux de dédaigner votre flatteuse invitation que d'y agréer, même avec une aristocrate, ostentatoire et hautaine condescendance. Me frotter à ce cercle d'oiseaux occasionnels, même pour y exercer mon mépris, ce serait me discréditer aux yeux des muses.
Je ne veux surtout pas être considéré, ainsi que vous l'écrivez, comme le "révélateur de l'état d'esprit de la société". Je ne suis représentatif ni des masses ni des minorités. Je suis demeuré libre et vierge : glorieusement inculte, associable avec fierté, blasphémateur non seulement envers les amateurs mais aussi et surtout envers les "panthéonisés" de la littérature. Le talent des autres m'insupporte plus que leur médiocrité.
Toutes les plumes sont mes ennemies potentielles.
Ma présence parmi ces adversaires policés et dûment chaussés serait incompatible avec l'idée que je me fais de ma belle et digne personne. Ce serait faire définitivement offense à mon image que de me mêler à cette société de plumes bien élevées, souriantes, ponctuelles au rendez-vous de leur minuscule gloire, et certainement vaines.
Tantôt je raille mes semblables parce qu'ils n'ont pas de semelle au pied, tantôt je les raille parce qu'ils sont joliment bottés. Les va-nu-pieds sont ordinairement les ennemis de ceux qui portent cuir au talon. Aujourd'hui je ne suis point chaussé : je conspue donc les porteurs de guêtres. Demain je le serai : je me rallierai alors à leur raison. Il suffit que la cause de ceux qui me combattent devienne celle du temps qu'il fait pour que je la défende aussitôt, et avec haine encore. Ou pour que je l'attaque de tout coeur.
Ainsi que la météorologie, l'écriture a ses versatilités, ses fantaisies, ses inconstances et ses relatifs mystères. La véritable littérature est issue de hauteurs sujettes à des caprices qui échapperont toujours au gouvernement de leurs auteurs.
Les lettres se sont jouées de moi et les mots m'ont échappé : toute la littérature est là. Gloire à elle et tant pis pour ses invités scrupuleux, souriants, policés et bien chaussés.
218 - Lettre de félicitations au député de la Sarthe
Monsieur le Député,
Il me tenait à coeur de vous féliciter chaleureusement pour votre glorieuse et magnifique réélection au poste de député. Vous avez été élevé à la dignité de grand chef. Vous voilà donc sauvé, et moi avec, au moins pour cinq ans. J'attends personnellement de cette réélection avantages et bénéfices en tous genres, notamment dans le domaine qui m'est cher : la promotion et la défense de mes privilèges nobiliaires.
Que ma particule soit vaine aux yeux de certains, et plus objectivement qu'elle soit à l'origine authentique ou bien frelatée est une chose en soi très secondaire, voire anecdotique. Le vrai problème concerne plutôt le rétablissement des distinctions et du favoritisme liés à la particule. Et ce, d'où qu'elle vienne. Égalité républicaine oblige.
Je n'ai pas voté pour vous dimanche dernier. Je n'ai d'ailleurs jamais voté pour vous. Aucune importance : je suis très heureux de vous savoir finalement là où vous êtes sans que vous ayez eu besoin de mon aide. Mon vote aurait d'ailleurs eu une valeur bien dérisoire pour le porteur de particule que je suis dans ce régime où les privilèges par la naissance sont, hélas ! bannis. Ce qui est pour me conforter dans mon présent propos : avec l'affaire que je prône, le bulletin d'un « particulé » vaudrait bien plus que celui d'un simple roturier. Ceci est un exemple concret de la pertinence du rétablissement des privilèges par la naissance.
Maintenant que vous avez été réélu, ce nouveau débat pourra s'amorcer plus sérieusement pour se poursuivre, avec sérénité je l'espère, sous les ors impartiaux, équitables, démocratiques et surtout légitimes de la République.
Dans cette heureuse perspective je vous prie de croire, Monsieur le Député, à ma parfaite considération.
219 - Dialogue ultime
- Suis-moi Raphaël, à présent tu as atteint l'âge. Ton heure est venue.
- Madame, voyez comme je suis jeune. Mon front n'est pas ridé encore, les femmes n'ont pas épuisé mes ardeurs et mon coeur est assez alerte pour aimer au moins cent ans. Mon heure n'est pas venue, non. Passez votre chemin, vous feriez mieux. Il y en a assez parmi tous les déshérités qui vous supplient de les emporter. Allez les voir et laissez les autres vivre en paix.
- Ta vie m'appartient Raphaël. Tu es jeune dis-tu, pourtant ton coeur a assez aimé, il me semble. Assez pour avoir voulu mourir d'ailleurs, t'en souviens-tu ? Tu ne pourras plus aimer comme tu l'as fait. L'amour est un poison pour toi : à petite dose il te tue peu à peu, il te détruit insidieusement parce qu'il te déçoit. A forte dose il te terrasse, il te pousse à toutes les folies. Et tu m'appelles. Tu m'appelles quand il est indolent, imperceptible et insipide, et tu m'appelles quand il est violent, fiévreux, sanglant. Si l'amour est fait pour la vie, alors tu n'es pas fait pour l'amour. Et si la vie est faite pour l'amour, tu n'es pas fait pour la vie. Tu ne sais pas plus aimer que vivre : tu ne fais que perdre ton temps. Ton oisiveté est la preuve de ton inutilité. Viens, tu es à moi, je suis ta fiancée. Tu pourras m'aimer selon les lois si austères de ton coeur. Et je saurais t'aimer de ce semblable amour, moi. Sois-en persuadé.
- Madame, vous êtes vieille et laide, votre voix est rauque, vos appas sont flétris, votre sourire est fané, vous n'avez rien pour séduire un jeune garçon comme moi. Si vous me désirez si fort, moi je ne veux certainement pas de vous.

- Raphaël, tu aimes d'un amour morbide. Et tu appelles cela le romantisme, la poésie, le romanesque... Tu aimes la mort, le sang, la souffrance, la beauté de la laideur. Tu te dis toi-même esthète de ces causes âpres. Je suis donc faite pour toi. Suis-moi et aime-moi, toi qui aime toutes ces noirceurs tu ne seras pas déçu.
- La vieille, je ne vous aime pas. Votre visage est tout de hideur, vos mains ne sont guère mieux, et ce que vous tenez entre celles-ci me fait horreur, me répugne, m'épouvante. Vous voulez vous unir à moi dans une étreinte abjecte, mais j'ai assez de force pour vous repousser. Que pouvez-vous contre moi? Je suis jeune et vigoureux, et je ne vous laisserai pas m'emporter dans votre lit de marbre ! Je n'hésiterai pas à vous rudoyer comme un ivrogne, à vous jeter comme un chien galeux, à vous brusquer sans ménagement si vous vous approchez de moi.
- Raphaël, mon visage te plaît: c'est le visage blême, blafard, livide, exsangue du romantisme ultime que tu as tant chanté à tes amantes. Tu aimes mes yeux. Ce regard noir et sans fond qui fixe le néant te charme, je le sais. Tu aspires à la caresse froide et osseuse de mes mains décharnées. Ma voix caverneuse est une berceuse pour ton coeur glauque. Tu m'aimes en réalité, alors que tu voudrais tant te le cacher à toi-même. Mais il est trop tard Raphaël, tu m'as appelée et je suis venue. A présent prends-moi la main, n'aie pas peur. C'est aujourd'hui que la grande rencontre devait arriver. Nous allons nous aimer toi et moi. Pour l'éternité.
- Madame, votre amour sans fin est un amour pour désespérés et je n'en suis pas à ce point. Je ne prendrais pas votre main. Je ne veux pas me fiancer avec une si éternelle amante. Vous ne me séduisez pas, n'approchez pas de moi. Allez-vous-en, partez, oubliez-moi.
- Raphaël, tu ne veux pas de moi et pourtant je te veux, moi. Aujourd'hui est un jour de fête pour moi. Cela fait longtemps que je t'aime en secret. Je sais qu'aujourd'hui nous allons nous unir toi et moi. Allons, prends-moi la main. Et laisse-moi t'embrasser, mon amant. Parce que je t'aime. Je t'aime. Et tu sais combien je t'aime, n'est ce pas?
- A en mourir, je sais.
- A en mourir, bien sûr.
- Vous ne m'embrasserez pas, la sorcière.
- Raphaël, déjà mon baiser sur ton front s'est posé. Tu m'appartiens depuis ce jour. Je vais donc te prendre la main, et tu me suivras. Puis je baiserai tes lèvres. Alors tu m'appartiendras totalement, parfaitement, infiniment. Ainsi sont les choses.
- Et depuis quand avez-vous baisé mon front, vieille hideuse?
- Depuis le jour où tu as mêlé ton sang avec ta dernière amante, Raphaël. Cette tache de sang égarée sur ton front, c'était ma signature: le baiser de la MORT.
220 - Je suis mort
Vous m'aimez, mais c'est un triste cadavre que vous aimez en vérité aujourd'hui. Regardez-moi donc d'un peu plus près. Voyez ce corps étendu, ce visage sans expression, ces mains inertes : ce sont ceux d'un mort. Réveillez-vous ma bien-aimée, et laissez partir en paix cette chair muette vers le néant de la terre. Laissez-moi, ne regardez plus cette jeune dépouille, tout cela est vain à présent. N'espérez plus entendre encore ces mots d'amour sortir de mes lèvres figées : elles sont mortes elles aussi. Et pour toujours.
Retournez-vous en au monde des vivants et abandonnez vos rêves qui ne sont plus que des cadavres encombrants. Maintenant que je suis mort, il faut que vous partiez. Quittez-moi, quittez ce visage sans vie, quittez cette chambre froide et sa lumière crue. Vivez donc et laissez mourir les autres tant que brille pour vous le soleil. Cessez d'embrasser cet amant indifférent qui gît sous vos yeux : son coeur vidé de chaleur est devenu insensible à vos baisers. Vos lèvres se posent vainement sur mes lèvres. A quoi bon embrasser un mort ? Vous n'aurez que le silence et l'immobilité en retour. Les morts sont de bien piètres amants, croyez-moi.

Partez à présent, partez. Le silence de ce mort est plus éloquent que les cris d'un vivant. Ne comprenez-vous pas que ce cadavre n'a plus rien à vous dire ? Je n'ai rien d'autre à vous chanter que ce silence, en guise d'adieu. Je n'ai plus de souffle pour vous dire autre chose, plus de vie pour animer mes lèvres, plus d'oreille pour entendre vos sanglots, plus de coeur pour vous aimer. Il me reste seulement cette morte chair pour vous témoigner toute ma froideur.
Votre amour est infini, votre coeur inconsolable, votre chagrin incommensurable, certes. Mais ma mort est définitive, mon coeur à jamais éteint, et ma peine inexistante... Je ne suis plus. Et cette vérité est infiniment plus durable que vos larmes éphémères.
221 - Bonne soeur et déesse
Avec son front voilé, son sourire confidentiel et son air de Madone, rien ne laissait présager que la pieuse dissimulait des appas olympiens sous son habit austère. De cette apparence de chasteté, de ces traits de décence et d'honnêteté émanait une impression de paix, de recueillement. Elle priait toujours avec ardeur, fièvre, sincère et profonde dévotion.
Un jour je l'aperçus au bord de l'onde, non loin du couvent. Il faisait une chaleur du diable. Que faisait-elle hors du mystique enclos ? Justement, le Diable peut-être... Il faisait vraiment très chaud ce jour-là. Je la vis se dévêtir et entrer dans les flots. Dans un réflexe d'élémentaire pudeur je détournai le regard, mais guère longtemps : c'eût été sacrilège de la part d'un esthète de ma qualité de se soustraire à cette vision divine. En effet, au lieu de la religieuse je ne voyais à présent plus qu'une sirène. Belle comme une vierge sainte, désirable comme une Lilith. La courbe précieuse et le flanc généreux, le galbe ravissant et le rein délicat, la cuisse chevaline et la hanche avantageuse, la créature -car c'en était une- se déployait tout en grâces sous mes yeux, s'ébattant chastement dans l'eau.

Puis, prise d'une subite fièvre mystique dont sont accoutumées les âmes de son espèce, la soeur qui se croyait seule avec Dieu se mit à genoux sur la rive pour psalmodier d'ardentes prières. Sa nudité était rayonnante sur la verdure. Telle une nymphe sortie de l'étang, son corps ruisselait de mille cristaux éphémères. Par endroits sur sa peau je voyais ces perles d'eau miroiter au soleil. Alors son corps agenouillé dans l'herbe ressemblait à un gisant taillé dans le marbre rose, semé d'étoiles : il étincelait de mille grains de feu. Il y avait à la fois du sacré et du profane chez cette statue de chair. Je me dis que les choses étaient décidément mal faites sur cette Terre puisque de toute évidence la bonne soeur était glorieusement incarnée... Ce qui était d'ailleurs pour donner un écho tout particulier à son renoncement au monde.
Ses mains jointes devant son buste dans le geste traditionnel de la prière ne cachaient rien des courbes affolantes que je n'aurais pas dû voir, et ses épaules nues bientôt sèches luisaient au soleil comme celles d'une vestale romaine. La gorge blanche et somptueuse se soulevait au gré des soupirs émanant de l'âme dévote. Ce spectacle provoquait en moi l'enchantement de l'oeil, l'ivresse des sens, l'émerveillement du coeur et en même temps le respect le plus biblique, la chasteté la plus monacale, la gravité la plus christique.
Cependant je fus authentiquement et définitivement épris de la charnelle apparition, comme peut l'être un esthète qui n'a point fait voeu d'abstinence.

Plus tard je revis la dévotieuse baigneuse à travers la grille de la porte du couvent. Elle était redevenue la bonne soeur sous voile, ordinaire, impersonnelle, inoffensive.

- Ma soeur j'ai à vous parler. C'est de la plus haute importance !
- Mon frère, je vous écoute...
- Ma soeur, je vous ai vue l'autre jour lorsque vous vous êtes baignée, vêtue de votre seule beauté. Mon émoi est encore si vif, si brûlant, si durable, que tout confus je viens ici, comme le fou que je suis, chercher l'improbable faveur de votre hymen.
- Mon frère, me répondit-elle en rosissant, vous n'ignorez pas que je suis mariée à Jésus-Christ notre Seigneur. Et le seul hymen que j'ouvre à cet époux exigeant et parfait est celui de mon âme. Et uniquement de mon âme. Je suis à Lui depuis que j'ai pris le voile et pour toujours. Le reste de ma personne demeurera à jamais clos. Dorénavant je ne commettrai plus l'erreur de sortir hors de ces murs. Oubliez-moi et adieu !
La lucarne grillagée se referma sur deux yeux clairs et inspirés. L'écho de ses derniers mots résonnait encore dans le hall d'accueil dépouillé du couvent, mêlé à celui du claquement sonore du volet de la lucarne. Je ne revis plus jamais la sculpturale épousée du Christ.
222 - Le tétin de la Vierge
Emile était le bedeau du village, et comme tous les bedeaux de village il était passablement demeuré, mal dégrossi, voire un peu idiot, quoique fort aimable. Toujours prêt à rendre service, il se dévouait tant qu'il le pouvait pour aider, c'est-à-dire dans la mesure de ses moyens, lesquels étaient assez limités. Il était surtout là pour sonner les cloches le dimanche à l'église. Et quand il oubliait de carillonner, ce qui pouvait arriver de temps à autre, c'est lui qui se les faisait sonner, les cloches. C'était d'ailleurs là toute l'affaire de Monsieur le curé qui n'avait pas son pareil pour tonner contre son "fichu bedeau de bon à rien" comme il disait...
Bref, la vie au village s'écoulait, banale et sans heurts pour le brave Emile.
Un jour le curé confia une tâche inhabituelle à son bedeau : il fallait épousseter les statues en plâtre de l'église. Emile se chargea donc de remplir la mission avec une imbécile ferveur, comme à son habitude. Armé de son chiffon et à l'aide d'un escabeau, il s'attaqua sans tarder aux statues naïves qui ornaient les murs décrépis de l'église. Après avoir astiqué quelques saints, il posa bientôt son escabeau devant la statue de la Sainte Vierge. Celle-ci avait le sein dénudé et l'offrait à l'Enfant Jésus dans un geste tout sulpicien. Emile ne s'était encore jamais approché d'aussi près de la Sainte Vierge en plâtre de l'église si haut perchée, pas plus que d'une femme de chair d'ailleurs.
Et pour la première fois de sa vie, un téton de femme avait troublé le bedeau, même si celui-ci n'était qu'un médiocre moulage. Il poursuivit cependant sa besogne en commençant par le haut de la statue.
Mais une fois le visage de la Sainte Vierge dûment, longuement, religieusement nettoyé comme pour retarder quelque honteuse échéance, le chiffon d'Emile arriva inévitablement à hauteur du sein en question, ce tétin qu'il redoutait tant. Il hésitait devant le petit dôme de plâtre... Puis, gauchement il passa son chiffon sur le sein nu de la Vierge. A ce moment précis un phénomène inédit eut lieu dans la tête bornée et fruste du bedeau, un phénomène qui était pour lui un événement d'une immense envergure : il faisait cela comme on caresse pour la première fois une femme, comme on étreint avec émotion cette source intarissable d'ivresses qu'est le flanc nourricier de l'aimée...
Une tempête de passions se leva dans le coeur candide du rustaud.
Il tremblait en caressant de son chiffon le sein de la Vierge en plâtre. C'était à la fois touchant et pathétique, attendrissant et navrant, émouvant et pitoyable, insolite et criant de détresse...
Cette statue de plâtre était devenue l'exclusive source d'émoi de son coeur puceau. De la femme, Emile ne connaissait pour ainsi dire que la Sainte Vierge de l'église, sa seule référence. Piètre science amoureuse acquise à bout de chiffon au cours d'une mission ménagère...
Dans les jours qui suivirent cette "expérience amoureuse", l'émotion d'Emile pour la statue de plâtre ne s'amoindrit pas, au contraire. Il allait voir chaque jour sa "fiancée" comme il disait, sa "vraie fiancée" qui l'aimait parce qu'elle ne le repoussait pas du haut de son perchoir et avec laquelle il entretenait un commerce aussi platonique que misérable.
Comme on le voit, le coeur humain est admirable, ou parfaitement indigent, qui a de temps à autre ses héros. Ou ses martyrs...
Dix ans, vingt ans passèrent. Au village Emile le bedeau sonnait toujours les cloches de l'église le dimanche. Un peu plus vieux, un peu moins vaillant à la tâche mais toujours aussi épris de sa statue. Les gens du village qui ne savaient rien de cette singulière, affligeante, désolante histoire d'amour entre cet humain infirme et la statue, depuis vingt ans qu'ils entendaient Emile leur répéter qu'il avait une fiancée, lui répondaient parfois par quelques propos salaces avec des airs goguenards. Par exemple :
- Alors l'Emile, quand c'est-y que tu vas la foutre en cloque ta sacrée fumelle d'fiancée ?
Et lui de répondre invariablement, naïvement, avec toute la pureté de son âme simple, de son esprit débile, de son coeur ignorant la malice :

- C'est ma fiancée que je vous dis, je va pas la mettre enceinte, j'y suis point encore marié avec. C'est ma vraie fiancée que ça fait vingt ans que je l'aime. Elle aussi elle m'aime, même si elle cause guère. Moi je sais que c'est ma fiancée, ma vraie fiancée... Ma fiancée qu'est dans l'église...
223 - Un spectre de chair
Mademoiselle,

Le rêve ne s’est pas brisé au Vieux-Mans. Alimenté par notre rencontre, il s’est fait corps. Il s’est prolongé, enraciné dans le réel, se mêlant à la pluie, pénétrant les pavés, accompagnant de sa musique lourde et mélancolique le son discordant de l’orgue de la cathédrale. Et j’endure à présent la douleur des pierres, des cœurs inapaisés et des gargouilles noircies. Et je psalmodie plus que je ne chante ce bonheur romantique et ténébreux de vous avoir rencontrée.
Je gémis mon étrange bien-être, je m’enivre de mon malaise, je savoure la brume de mon âme… C’est que vous étiez une charmante endeuillée, une troublante immolée, une émouvante crucifiée. L’ange blessé a touché le démon qui lui faisait face. Aujourd’hui mon cœur est brisé, durablement. C’est l’amour Mademoiselle. L’amour dolent, triste et vaincu qui se complaît à se regarder se débattre dans sa propre douleur.
Mademoiselle, vous n’avez pas conscience de votre venin. Votre pouvoir est maléfique et beau, angélique et dangereux, funeste et propice, maudit et enchanteur. Cet orage provoqué par vos yeux, ce foudre descendu de votre front jupitérien, ce maelström où m’a jeté votre voix m’ont été fatals. La tempête que sur votre passage vous avez déclenchée a dévasté mon cœur. Vous avez laissé un naufragé derrière vous.
Vous étiez belle comme un sanglot, fragile tel un château de sable, toute de cristal, de mystère et d’azur ainsi qu’un vitrail. Il pleuvait sur la vieille citée mancelle, une onde froide, et c’était le déluge dans mon âme. Le ciel était en larmes. J’ai pleuré moi aussi. Qui de Dieu ou du Diable a su distinguer, sur ma joue, les gouttes de pluie du sel de mes larmes ?
Que ce témoin soit d’en haut ou d’en bas, devant lui je le jure, devant lui je vous aime.
224 - Vision nocturne
Je trinque à votre gloire, vous la passagère onirique qui m'avez si bien brûlé le coeur. Je lève mon verre à la cause suprême, lançant des jurons à tous les dieux du Parnasse, invoquant les poètes chéris, insultant le Diable, et bois l'absinthe de l'amour. Suave et venimeux, votre visage enfui me hante. Votre souvenir est un breuvage amer et doux, un poison mêlé de miel.
Votre voix qui s'éloigne a les charmes dolents des terres chères aux exilés, à jamais quittées : vous n'êtes qu'un songe que l'aube a chassé.
Suis-je fol, car je vous aime avec un dard dans le coeur, une plume dans la main, des constellations dans la tête ! Vous êtes mon soleil lointain, mon astre fuyant, ma chandelle évanouie. Vous êtes un mirage et je me jette à vos pieds. Votre beauté consiste en ce geste fou et cruel de votre talon imaginaire tendu et de mon front battant la poussière.
Je suis de chair, vous êtes pure chimère. J'ai accédé à un trône à la fois convoité et redouté, à présent j'erre dans ce royaume d'ombre et de lumière qui n'ose dire son nom, que je nomme en ces termes simples et tragiques : REVE D'AMOUR.
225 - Une conquête littéraire
Mademoiselle,

Vous avez rejoint la seule étoile de mon Olympe, de mon triste Olympe de pierres et de mélancolie. Mademoiselle, vous êtes une icône parée d'or et couverte d'ombre, un vitrail d'azur chargé de plomb, une statue sainte et malheureuse, et ma lyre soupire avec délectation au bord de cette tombe que vous êtes.
Vous êtes belle comme une condamnée. Vos yeux ont les grâces fatales et suprêmes des phtisiques : il y a du Chopin dans votre regard expirant. Votre front pâle me fait songer à Ophélie, la noyée aux allures de naïade. Vos joues creuses et blêmes sont celles d'une morte. Ou d'une ensorcelée. Et le charme qui se dégage de ce cadavre encore chaud, de cette fleur coupée, de ce vivant silex a l'âpreté des grandes croix dressées dans les salles nues. Et l'infini douceur de la rédemption.

Vous êtes un violon brisé et je perçois l'écho de votre chant plein de détresse.
Votre beauté est une plante amère dont on tire un suc suave. Elle est désespérée comme le chant dernier du cygne, déchirante comme les cris d'un écorché, héroïque comme un jour sans amour, troublante comme un voile sur une face éplorée... Elle est sèche comme le pain dur dans la bouche du misérable, dure comme les fruits secs du mendiant, âcre comme le vin de l'ascète : votre beauté est un festin bien austère Mademoiselle. Vous êtes une pluie glaciale que recherchent les fronts en fièvre, un désert, une rocaille, un sel qu'affectionnent les âmes exaltées. Seuls les déments, les poètes, les cyniques savent vous apprécier.

Je sais que ces mots cruels que je viens de vous écrire vous feront mal Mademoiselle. Tant pis. Ou plutôt tant mieux, car ils n'en paraîtront que plus beaux sous le voile déformant de vos larmes.
Je vous aime à la manière d'un peintre sans âme, d'un collectionneur sans scrupule, d'un esthète sans coeur, certes. Consolez-vous cependant, car je vous aime aussi de toute ma plume.
226 - Une froide beauté
Mademoiselle,

Ce soir la Lune est grise, je n'ai plus de chandelle et je trempe ma plume dans la nuit. Mademoiselle, vous êtes ma morte aimée et votre beauté blême flatte mon âme esthète. Ma tête est vide, mon coeur éprouvé, mon corps las, cependant c'est pour vous que sont ces mots, témoignage de ma détresse de sybarite. Ou de l'effet de votre charme cadavérique.
J'aimais vos yeux de noyée, vos joues d'affamée, vos lèvres de vestale, vos questions de femme. J'aimais la pierre gothique de votre coeur chartrain. Enfin j'admirais cette statue inquiète qui me faisait face, médiocre et superbe, modeste et admirable, humble et luxueuse. Comme une poupée de chiffon aux allures de reine, aux haillons de soie.
Votre pauvreté était belle à regarder, et moi je vous contemplais comme une poterie funéraire. Votre visage était tout un musée. Vous étiez une statuette antique, une stèle mortuaire, une figure étrusque. Funèbre et digne. Vous ressembliez indistinctement à une terre cuite ou à une pièce d'argent. Le deuil de vos cheveux blonds, de vos yeux clairs, de votre front impénétrable produisait un effet sépulcral, poétique et pétrifiant, exhumant de vos traits un charme de pietà qui me réchauffait le coeur.
Votre face de momie était vraiment adorable.
227 - Vive la canaille !
J'aime les salopards.
Les mémés tueuses, les pépés pervers, les garnements vicieux, les curés dépravés, les amants méchants, les moines tordus, les cancéreux odieux, les moribonds insupportables, les bébés sans foi ni loi, les bandits cul-de-jatte, les croque-morts cupides, les poltrons opportunistes, les altruistes véreux, les artistes dévoyés, les escrocs du dimanche, les chauffards du samedi soir, bref ces salauds ordinaires que nous rencontrons tous les jours sont mes héros préférés.

L'ordure fascine, l'homme honnête ennuie.
La grand-mère gâteau tendre et sénile est soporifique, alors que la sale vieille qui a pris l'habitude de truffer ses petites madeleines dominicales de mort-aux-rats pour les distribuer aux enfants à la sortie des églises est autrement plus digne d'intérêt.

Le papy sadique et débauché qui traîne dans les lieux interlopes est plus sympathique à mes yeux que le vieux croûton pisseux se morfondant dans son hospice de province. Exemple type de retraité actif, dynamique et lubrique ! Ces vieux-là, ça change de ces sempiternels crétins de quatre-vingt-dix-huit balais qui radotent à longueur de journée au fond de leur rocking-chair et qui attendent la mort comme on attend le bus...
L'enfant mal élevé, voleur, menteur, méchant, fumeur à ma préférence plutôt que le petit morveux sage, obéissant des jardins publics. Les petites pestes, c'est ça qui amuse le Diable et fait enrager le Bon Dieu ! Les petits monstres dérangent les bonnes consciences, font mentir les idéalistes, perdre patience aux plus doués de nos pédagogues. Braves petits...
Le prêtre noceur, hypocrite, libidineux qui tient officiellement un discours institutionnel et qui en secret engrosse la pécheresse à confesse m'est plus aimable que le froid, ennuyeux moralisateur janséniste, impuissant, timoré et scrupuleux qui donne le bon exemple à ses ouailles en demeurant sottement fidèle à ses voeux. Nulle surprise sous ces soutanes-là.
Regardez ces larves de vieux moribonds séniles ! Pitoyables... On oublie vite ce genre de déchet. Un moribond qui "pète la forme" se débattra jusqu'au bout : opportuniste, il ne se refusera pas le dernier plaisir de cracher à la figure de ses héritiers. Qui oserait frapper un homme à l'article de la mort ? Le moribond encore alerte déshéritera scrupuleusement ses légataires. Au dernier moment. Ainsi le presque défunt est sûr que l'on se souviendra longtemps de lui.
Bref, la mémé-mort-aux-rats, le pépé vicelard, l'enfant terrible, le prêtre en rut, le moribond emmerdeur et les autres salopiaux de cet acabit, voilà des héros consistants.

Longue vie aux salopards ! Bravo à ceux qui sont morts la bave aux lèvre, la rage au coeur ! Félicitations à toutes les ordures qui empêchent de dormir les honnêtes imbéciles ! Honneur aux chiens galeux, aux vieilles furies, aux pestiférés ! Gloire à vous les fumiers de tout poil. Au moins quelqu'un vous aime et ne craint pas de le crier sur les toits. Cochons de bandits, infâmes crapules, casse-pieds de tous bords, charognes de tous horizons, officiellement je vous rends ici un sincère hommage.
228 - Un insecte sous verre
Mademoiselle,

Vous êtes un marbre taillé à la gloire de mon nom, et sur ce marbre je bâtirai mon empire. Vous êtes belle. Aussi belle que je suis esthète. Vous êtes une Mater Dolorosa, je suis le peintre de votre douleur. Ma plume est sèche, et c'est mon coeur qui parle ici.
Mademoiselle, j'aime votre visage de porcelaine, vos yeux de traquée, vos sourires absents, enfin j'aime vos charmes de gargouille. Je vous aime comme la chartraine que vous êtes, comme l'étrusque que j'ai cru voir sur vos traits, comme la sabine qu'évoquait votre air antique, je vous aime comme le guerrier aime la louve qui l'allaite : avec un coeur épique.
La Lune est à mes pieds, cependant je suis votre serviteur. Je suis romain, je suis empereur, je suis César, vous êtes mes lauriers.
Pâle et lunaire, vous êtes une ombre, un cristal, un caillou, un songe, et moi j'aime singulièrement le chant de votre désespoir.
Mademoiselle, vous êtes belle comme un lointain écho, belle comme un souvenir, belle comme personne. Presque laide.
229 - L'art de dire les choses
Assistons aux mignardises qui se disent habituellement entre deux tourtereaux ordinaires issus du monde.
- Gente mie, me voilà au secours de votre beauté trop longtemps ignorée. Laissez s'épancher une âme pure et tendre, prenez soin, je vous en conjure, de mon coeur languissant... Laissez-moi courtiser la colombe que vous êtes, blanche encor, vierge, vertueuse, honnête en tous points. Je vous aime avec une profonde sincérité et je vais vous le prouver en vous arrangeant le trou de fumelle avec ma grosse tripaille. Cette dernière est infiniment exquise et impatiente d'en découdre avec vos grâces châtelaines. Chère, prendrez-vous l'affaire à coeur ?
- Monsieur mon ami, votre élégante façon de causer avec les jolies femmes n'est pas pour me déplaire et puisque vous le voulez si ardemment, apprenez que ma grosse culasse à bitailles vous sera offerte, ainsi vous pourrez entre autres actions délectables, mon doux, mon délicat ami, y foutre votre boudinasse enflée de gros verrat pour y dégueuler au fond de ma matrice votre chère purasse. Je suis votre chérubin, votre flamme bleue, votre cochetruie à tripailles, votre rose sur la neige, votre chandelle ardente.
- Ma douce, votre acquiescement me va droit au coeur. Et fait durcir mon sauciflard à trou-de-fumelle. Je vais vous perforrager l'orifice de salopine avec toute la tendresse et le respect dont est capable un homme de bien et de goût. Votre beauté, Madame, est un fruit rare et céleste qu'on ne cueille qu'avec une étincelle au front. C'est le feu naissant d'un honnête et idéal hyménée.

- Monsieur, ma main vous est acquise. Vous allez donc m'engrosser la panse à grand coups d'andouillasse dans ma tripe à foutracouille, et de cet amour naîtra un fruit qui vous ressemblera. Un enfant qui portera votre nom, mon tendre aimé...
- Ma chère, à condition que dans l'ivresse de l'action qui nous unira je ne me méprenne point sur la destination de mes pieux hommages, vous enfanterez effectivement. Neuf mois après avoir reçu dans votre con ma grosse triquaille bien tendue. Cela dit, il se peut que ce soit votre cloaqueux trou à purin qui se fasse secouer et arroser par mon braquemart, et non votre vase naturel. En ce cas Madame, l'étreinte sera stérile et il nous faudra recommencer l'oeuvre procréatrice.

- Ne vous tourmentez pas pour si peu mon ami, la carottière de ma culasse a encore peu servi, si ce n'est pour y soulager quasi quotidiennement ma tripe à purin. Elle pourra donc subir sans conséquence vos maladresses de visée. Tant que vous ne parviendrez pas à vos fins et que par conséquent je ne serai point engrossée de la panse, vous pourrez sans dommage vous vider les roupettes au fond de ma grosse culasse. Mais j'y songe ! Il est l'heure de dîner. Mère va s'émouvoir de mon absence. Me ferez-vous l'honneur de partager ce dîner, aimable Monsieur ?
- Avec grande joie ma douce. Et qu'y a-t-il donc au menu ?
- De la tripaille.
230 - Les monstres que nous sommes
Parlez-moi de malheur. Ne me dites pas des choses tendres. Je ne veux pas sucer des sucres d'orge en attendant la mort. Je préfère avaler des sabres et les sentir passer. Moi j'aime quand ça râpe la gorge.
Ne me parlez pas des voyous minables qui agressent des petites vieilles pour trois fois rien. C'est d'un banal... Parlez-moi plutôt des mémés-braqueuses qui font sauter des coffres-forts. Moi j'aime quand ça rapporte.
Ne me racontez pas des histoires qui se terminent bien. Parlez-moi de celles qui commencent mal et qui finissent mal. Contentez ma curiosité malsaine, comblez mon coeur de pierre si précieux. Moi j'aime quand c'est pervers.
Ne me caressez pas dans le sens du poil. Au contraire, irritez-moi, provoquez-moi, étonnez-moi, faites-moi trembler mes amis... Ne craignez pas de me froisser surtout. Vous savez bien que quand elle est froissée, la tôle est encore plus belle. Moi j'aime les frissons ondulés.
Je ne veux pas de votre soupe lactée au glucose et à la fleur d'oranger. Je n'ai pas envie de m'assoupir la tête posée sur un mol édredon, le cerveau baignant dans le formol. Vos beaux rêves bleus du dimanche, je n'en veux pas. Laissez-moi à mes cauchemars. Ils sont splendides, féconds, cosmiques. Oui, mes orages sont plus beaux que vos pâles couchers de soleils. Moi j'aime recevoir en pleine figure les crachats du ciel.
Dites-moi des choses terribles : parlez-moi d'amour. Celui des autres. L'amour trompé, trahi, l'amour insane, pitoyable, médiocre. En un mot l'amour qui fait mal. Moi j'aime voir pleurer.
Je n'ai pas envie de m'attabler avec vous : on ne sert pas de mets empoisonnés chez vous. Rien que du fromage blanc et de l'eau plate. Pauvres gens que vous êtes ! Si déshérités que même le Diable n'a rien à se mettre sous la dent. Sous votre toit, il ne neige même pas. Tout est bien bouché chez vous, et il y a du bon feu dans la cheminée. Aucun risque d'attraper froid en votre compagnie. Chez vous on lève le verre à la santé des autres... Moi j'aime mourir de rire.
Bref, je suis comme vous tous. Le masque en moins.
231 - Un signe dans la nuit
C'était la nuit, j'étais au volant de ma voiture. Parti de Paris, je roulais depuis plusieurs heures déjà et j'étais à présent en pleine campagne, sur les petites routes sinueuses et isolées de ma province. Le spectacle paisible de la Lune suspendue au-dessus de la campagne me portait naturellement à la méditation, comme tout un chacun. Et je laissais vagabonder mon esprit, mon regard passant sans cesse de la route à la Lune... J'étais encore loin de ma destination finale, et mon véhicule filant au coeur de la nuit semblait accompagner les étoiles dans leur course sans fin. Je conduisais maintenant machinalement.
Pénétré par le tableau extatique de la campagne immense qu'éclairait la pâle Sélénée, je m'égarais avec délices dans les horizons nocturnes, les profondeurs champêtres et les astres. Mais aussi dans des espaces plus intérieurs : sous l'effet de ces beautés simples et intemporelles, je sentais ma sensibilité mystique s'aiguiser, mon âme s'éveiller à des causes subtiles. Et, tout à mes molles errances, une interrogation impérieuse s'imposa à moi : "si les anges gardiens existent, où est donc le mien ?" Et je me surpris à le prier de se manifester en cette nuit si propice... Vue de l'extérieur cela pouvait paraître saugrenu, mais intérieurement la question était essentielle, vitale.
Je demandais un signe. Rien qu'un signe. Juste un signe que m'adresserait mon ange gardien pour me prouver qu'il existe effectivement et qu'il veille sur moi.
Je roulais ainsi dans la nuit, attendant sottement un hypothétique signe de mon ange gardien lorsque soudain je fus tiré de mes rêveries : devant mes phares surgit une forme claire, et deux ailes immenses se déployèrent en rasant le pare-brise de ma voiture. J'eus un sursaut de surprise. Et ayant craint que l'animal ne provoquât un stupide accident, je pestai aussitôt contre ce volatile de malheur. En même temps je me traitai d'imbécile pour avoir failli provoquer un accident, la tête dans les étoiles au volant, à la recherche de mon ange gardien... Mais je me ravisai assez vite. Le signe... Je reconnus parfaitement la forme de cet animal dans mes phares. C'était un oiseau certes, mais nullement un oiseau de nuit, bizarrement. C'était un blanc, un grand, un bel oiseau.
Un cygne.
233 - Une belle italienne
Ses yeux sont noirs, ses lèvres sanguines et son coeur est toujours accroché à une chimère. Elle rit comme elle pleure, avec ou sans raison. Mais elle jure comme une madone, prie comme une damnée, aime comme une sainte. C'est une diablesse pleine de piété. Ses amants se nomment Gino, Michel-Ange ou le Christ. Elle bénit la Sainte Vierge quand le Diable lui tient au corps, et invoque le Diable à l'heure vespérale... Le feu veille sur ses nuits. Tantôt celui des cierges, tantôt celui de l'enfer.
Entre ses seins qui pigeonnent, un crucifix. Sur son front, une mèche impie. Dans son coeur, une aïeule, un saint local et vingt prétendants. Et en son flanc de femme, un voile intact.
Elle maudit, médit, crache au visage, embrasse, enlace, caresse. Pudique, elle rougit de ses péchés mais se confesse en décolleté. Ses amants sont ses ennemis et le curé est son confident. Fière, elle défie le Bon Dieu mais se repent à chaudes larmes pour des peccadilles.
C'est une femme, une âme ardente, un corps de vestale, un coeur indompté. C'est une torride, une mate, une belle italienne.
233 - L'esprit de la chair
La Lumière est ma demeure, l'Amour ma respiration, l'infini mon but. Je n'aspire qu'à rejoindre l'éternel tourbillon, l'impérissable ivresse, l'inextinguible enchantement. Mon âme est une crypte, mon souffle un cierge, mon front une pierre. Je suis un autel de chair et de lumière.
Je suis chant, feu, prière. L'amour me fait pleurer, et mes larmes sont une cendre claire. La mort me fait rire, et mon rire est une onde pure. La souffrance me donne des ailes, et mes rêves sont encore plus beaux.
Les étoiles sont mon horizon, les songes ma nourriture, les cailloux ma richesse. Je bois l'eau du ciel, m'abreuve de vent, saigne du vin. Je suis un cygne, une tombe, un cloître. Une flamme.
Je suis l'Ange de ce monde et je vous aime.
234 - De chair et de pierre
Mademoiselle la chartraine,
Je vous veux tout en misère, parée de votre seule pauvreté, telle une mendiante à la semelle percée. Là est votre gitane beauté. Vous toisez les princes, imitez le rire des anges, faites chanter le vent dans vos cheveux. Et lorsque vos soupirants vous jouent de la viole, vous ne croyez pas en leurs mensonges.
Pauvre et cruelle, déshéritées et indomptable, femme et sans cœur… Belle dans votre sécheresse. Séduisante dans votre aridité. Un caillou dans le désert.
Vos yeux ont la dureté des pierres, la douceur des prières. Vos mots la légèreté de l’air, le poids de l’airain. Et votre cœur a la froideur des statues, la tendresse des affligées. Vous êtes de marbre et de sel, de sable et de granit, de roc et de nuages.

Dans le bleu de vos yeux je lis le bleu de Chartres, sur vos lèvres le sourire d’une gargouille, sur votre front la façade de la cathédrale chartraine.
Et dans votre cœur sa flèche.
235 - Un chardon en fleur
Mademoiselle,

Vous avez le charme sûr des corbeaux morbides : robe noire et aile rasant la rocaille, oeil de glace et cœur percé. Une chose affreuse pour le commun, un doux présage pour l’esthète. Je suis de vos rares prétendants Mademoiselle. Ce qu’il y a en vous de sinistre plaît à mon cœur.
J’ai toujours préféré les gargouilles aux anges. Votre front est une rosace d’ombres et de plomb, votre regard le reflet triste et beau de votre âme triste et belle, et votre cœur une cloche qui bat. Sourde et muette.
Vous êtes légère comme une tombe, belle ainsi qu’un chant sépulcral, émouvante telle une trépassée. J’embrasse la pierre sur laquelle je bâtirai mon empire de sable et de fumée.
Vous êtes désolée mais glorieuse, pareille à un champ de ruine après la bataille : votre cœur blessé m’agrée singulièrement, votre visage d’affamée m’est aimable, votre voix qui prononce mon nom m’est un chant d’espérance mélancolique et serein.

Vous êtes une brume épaisse, et je suis un vent fou.
236 - Une dépouille ambiguë
Ca y est, je suis mort.
Etendu dans mon linceul, drapé d'ombre et de mystère, de grandeur et de misère, je suis pâle comme un prince, fier comme un pendu, beau comme un Judas. On se penche avec curiosité et dégoût sur ce spectre au rictus figé. Mes bras sont des ailes noires, mes lèvres des écailles bleues, et mon front est un mur d'insolence. On va ensevelir en vertes pompes ce diable d'ange.
On me trouve une mine superbe. Enfin, celle des jours ordinaires : une morgue tout aristocratique. Un je-ne-sais-quoi de repoussant et de charmant. On cracherait presque sur ce trépassé odieux, avec son air de vivant. C'est que je n'ai guère changé, avec mes allures de châtelain sans château, de gallinacé trop fier d'être coq, d'équidé heureux de n'être pas âne.
Mort ou vif, on me trouve plein d'esprit, insupportable, irrésistible, arrogant. On me déteste et on me vénère.
Même là, j'ai l'impression de faire des jaloux et des émules. La froide dépouille que je suis devenu est très persuasive dans son attitude d'indifférence mondaine et laisse un sérieux doute parmi ses hôtes.
Une dernière fois, on se demande si je ne me moque pas du monde.
237 - L'ombre dune flamme
Mademoiselle,

Avec les feuilles mortes que froisse ma semelle, me reviennent les souvenirs de Chartres. J'aime cette cité comme j'aimerais un ange éploré. Et c'est vous que j'aime Mademoiselle, parce que je vois la cathédrale, l'Amour et l'éternité lorsque je lis votre nom. Vous incarnez la mélancolie des pierres croisées entre ciel et Beauce, de pics à parvis.

Vous êtes l'amour amer et doux, celle par qui la brume arrive. Vous êtes l'ombre de la ville et le vent de la plaine, la paix du crépuscule et la plainte de la Beauce, le bleu de l'horizon et les soupirs de la morne saison.

J'ai aimé la légitime amante là-bas à Chartres, au sommet de la cathédrale. Mais vous je vous aime loin des rues chartraines. Je vous aime au pied de murs en ruine, sur des pavés désolés, sous des jours de pluie, ailleurs qu'en ces lieux bénis faits de toits verdâtres, de flèches en pierre et de vitres pleines d'azur.

Je veux vous revoir. Encore une fois pouvoir toucher votre âme, effleurer votre visage, caresser votre ombre, révéler votre lumière, approcher votre mystère. Je vous embrasse chère fille. Je baise votre front de verre, votre main sans arme, votre coeur sans défense.

Votre âme est en moi. Et je porte le poids d'une étoile, d'une cathédrale, d'un cierge, d'une flamme.

238 - Une farce cadavérique.
Etendu dans mon beau linceul doré, je souffre sans broncher les sourires et les haut-le-coeur que l'on m'adresse, imperturbable devant les chapeaux chics et les mines douteuses qui se penchent sur moi. Je me plie de bonne grâce à mes dernières obligations mondaines, et les hôtes qui défilent dans le salon mortuaire sont sensibles à mon aimable rigidité. Certes on me trouve un peu plus froid que d'habitude, mais c'est un peu normal étant donné que je suis quand même un peu mort.
De temps à autre je reconnais des invités plus ou moins aimés, plus ou moins amis, qui se pressent à mon chevet funèbre, et j'entends des bribes de commentaires :
- Ne trouvez-vous pas chère, que même dans cette posture définitive notre regretté ami garde ce je ne-sais-quoi d'izarresque assez insupportable ?
Ce "je-ne-sais-quoi" que l'on m'attribue habille à merveille ma roide dépouille. C'est très "monde", très proustien, voire assez flatteur pour un cadavre qui n'est déjà plus très frais. Je trouve que je ne m'en sors pas trop mal dans mon immobilité forcée, faisant bonne figure bien malgré moi. Ce "je-ne-sais-quoi" souligne avec une distinction toute parisienne la pâleur de mon visage.
J'entends encore :
- Dire qu'il se prenait pour un des nôtres. Pensez donc ! Ce provincial invétéré avait de ces prétentions...
Certes, cependant force est de constater que ce cher Monsieur est quand même venu à cette "provinciale" réjouissance. Mais comme je suis un cadavre bien élevé, je me tais.
Avec stoïcisme j'essuie ce genre de commentaires, et bien d'autres encore, jusqu'à mon entrée glorieuse au cimetière. Pour l'occasion j'essaie tant bien que mal de faire une "descente d'escalier" digne de mon beau nom à rallonge. Les cadavres ont aussi leurs petites vanités. Mais j'avoue cependant que l'affaire est assez difficile à réussir comme on le voudrait quand on est quelque peu trépassé. Aussi je me contente d'une prestation plus modeste.
Ca y est. Les formalités religieuses ont été expédiées et maintenant tout est fini. La mise en terre s'est bien passée, tout le monde est content, surtout le premier intéressé qu'on laisse officiellement reposer en paix dans le soulagement général. Les hôtes peuvent retourner à leurs salons boulevardiers et autres habitudes "biscuitières".
Mais la farce là-dedans, où est-elle me direz-vous ? Elle est dans le cadavre que les invités n'ont pas cessé d'asticoter.
239 - Les vieilles filles
J'aime les vieilles filles. Et lorsqu'elles sont laides, c'est encore mieux.
Les vieilles filles laides, acariâtre, bigotes ont les charmes baroques et amers des bières irlandaises. Ces amantes sauvages sont des crabes difficiles à consommer : il faut savoir se frayer un chemin âpre et divin entre leurs pinces osseuses. Quand les vieilles filles sourient, elles grimacent. Quand elles prient, elles blasphèment. Quand elles aiment, elles maudissent. Leurs plaisirs sont une soupe vengeresse qui les maintient en vie. Elles raffolent de leur potage de fiel et d'épines. Tantôt glacé, tantôt brûlant, elles avalent d'un trait leur bol de passions fermentées. Les vieilles filles sont perverses. C'est leur jardin secret à elles, bien que nul n'ignore leurs vices.
Les vieilles filles sont des amantes recherchées : les esthètes savent apprécier ces sorcières d'alcôve. Comme des champignons vénéneux, elles anesthésient les coeurs, enchantent les pensées, remuent les âmes, troublent les sangs. Leur poison est un régal pour le sybarite.
L'hypocrisie, c'est leur vertu. La médisance leur tient lieu de bénédiction. La méchanceté est leur coquetterie. Le mensonge, c'est leur parole donnée. Elles ne rateraient pour rien au monde une messe, leur cher curé étant leur pire ennemi. Le Diable n'est jamais loin d'elles, qui prend les traits de leur jolie voisine de palier, du simple passant ou de l'authentique Vertu (celle qui les effraie tant). Elles épient le monde derrière leurs petits carreaux impeccablement lustrés. Elles adorent les enfants, se délectant à l'idée d'étouffer leurs rires. Mais surtout, elles ne résistent pas à leur péché mignon : faire la conversation avec les belles femmes. Vengeance subtile que de s'afficher en flatteuses compagnies tout en se sachant fielleuses, sèches, austères... C'est qu'elles portent le chignon comme une couronne : là éclate leur orgueil de frustrées.
Oui, j'aime les vieilles filles laides et méchantes. A l'opposé des belles femmes heureuses et épanouies, les vieilles filles laides et méchantes portent en elles des rêves désespérés, et leurs cauchemars ressemblent à des cris de chouette dans la nuit. Trésors dérisoires et magnifiques, à la mesure de leur infinie détresse. Contrairement aux femmes belles et heureuses, elles ont bien plus de raisons de m'aimer et de me haïr, de m'adorer et de me maudire, de lire et de relire ces mots en forme d'hommage, inlassablement, désespérément, infiniment.
240 - Le plaisir des bigotes.
Plus que toutes autres femmes, les bigotes abstinentes aiment se donner du plaisir. Enhardies par la honte, excitées par l'effroi des feux infernaux, elles s'adonnent sans retenue à d'inavouables passions charnelles. Entre les bigotes et la vertu, c'est une grande, une brûlante, une pitoyable histoire : la haine.
Les bigotes décaties portent des masques de toute beauté, des dessous honnêtes, chastes, s'enroulent des chapelets rutilants autour de leurs doigts gracieux. Elles sont laides dans leurs églises, laides dans leurs maisons. Les curés peuplent leur imaginaire érotique, et les vierges en plâtre des églises sont leurs derniers garde-fou. Quant aux vierges en plastique ramenées de Lourdes, ce sont leurs petits diablotins. Indulgentes envers le péché, le Mal, les concessions et la licence la plus éhontée, elles ne supportent pas la pleine lumière.

Chez elles la pénombre est propice aux confessions des pires péchés. Leur sexualité portée en sacrifice est leur passion, un calvaire délicieux. Digne d'une procession, pensent-elles... Ce sont des vestales à la flamme absente, au coeur décharné, à la voix suraiguë qui les fait chanter si bien à la messe. Leur hypocrisie jacassière est une sorte de chef-d'oeuvre balzacien. On pourra trouver délectable leur satané chignon, désirables leurs courbes diaboliques, charmants leurs crucifix comme des petits amants d'acier... Leur âme cependant brille comme une éclipse de soleil. Leur toilette est provinciale, leur coeur sec, leur chair maudite. Et leurs moeurs sont dissolues, ne nous leurrons pas.
Bref, ces misérables qui hantent les églises sont les pires dépravées de notre société.
241 - Le laideron et le gant blanc
Elle était laide et perverse, pauvre et vicieuse, propre sur elle et méticuleuse. Elle n'aimait personne et était cruelle envers les animaux. Surtout envers ses cochons qu'elle engraissait avec rage et vanité. Du matin au soir elle épiait ses voisins, sans cesse en quête de ragots à colporter dans le village. Ou de médisances à semer dans les coeurs...
Un jour elle tomba amoureuse d'un aristocrate tout de blanc ganté, au teint blafard, à la mine hautaine et qui parlait avec l'élégance des gens nés dans l'opulence et la religion. Mais le hobereau qui ne manquait pas de cruauté lui non plus, l'ignorait parfaitement et s'amusait même de ce chiffon humain tentant de faire la poupée. C'était pitoyable et ridicule, pathétique et vain. Enfin, le spectacle était particulièrement savoureux pour l'oisif blanc ganté.
Elle était si éprise de ce beau sang désoeuvré et arrogant qu'elle lui déclara un jour sa flamme en pleine face, droit dans les yeux. Le jeune et beau seigneur offensé par tant d'insolence lui répondit par une gifle assénée du bout de son gant blanc. La gueuse s'en retourna à ses cochons, piteuse, le coeur plein de fiel, jurant qu'on ne la reprendrait plus à succomber aux charmes des gens de château.

Au moins aura-t-elle appris que dans ce monde on ne mélange pas les torchons avec les serviettes.
242 - La beauté d'une affligée
Vos traits mélancoliques, nébuleuse enfant, évoquent le chant triste de l’automne : ils m’inspirent une profonde, authentique langueur. Vos yeux d’azur ont la grâce des vénus de glace, et votre regard de statue est plus austère que le marbre. Votre beauté est de pierre, et votre charme a l’extrême rudesse du roc. Vous êtes un silex et sur ce silex j’élèverai mes plus doux sentiments.
Votre visage est une poignée de sable. Votre front une grave, âpre, puritaine façade hellène : des lois sévères y sont gravées. Vos lèvres sont une indélébile tache de sang et les mots qui en sortent sont des ronces qui écorchent les coeurs. Votre chevelure est un foin ardent qui se consume bien vite : c’est que ses mèches trop sèches et trop strictes n’alimentent pas longtemps les rêves. Cependant dans ce désert aride vos pupilles sont comme deux saphirs. Mais sachez que les véritables perles de ce trésor maudit, ce sont vos larmes.
Elles seules brillent.
C’est votre tristesse qui vous confère beauté, émotion, prestige et vous donne finalement un prix infini. Elle seule compte. Votre souffrance exclusivement agrée aux dieux. Je suis un de ces dieux cruels et esthètes qui vous contemplent d’en haut. Je fais partie de l’Olympe des beaux esprits aimant misère et douleur pourvu qu’elles soient esthétiques, académiques, remarquables. Comme lorsque le pissenlit se pare de l’épine pour donner une grimace belle à regarder, ainsi que les gargouilles et les calvaires. Mademoiselle, vous êtes une vivante pièce de musée, une durable oeuvre d’art animée, le trophée favori de mon âme collectionneuse.

Je vous aime, chandelle de misère.
243 - Belle et macabre crucifiée
Mademoiselle,

Un fantôme me poursuit. Votre visage de verre et de larmes me hante. La Lune est sur mes pas. Je vous aime Mademoiselle avec un silex dans le coeur, une épine sur le front, une chandelle dans l'oeil. Je ne songe qu'aux statues décrépies qui vous ressemblent, ne vois que votre ombre qui m'est lumière, n'aspire qu'à rejoindre l'astre mort où vous m'attendrez peut-être.
Votre beauté funèbre enchante mon coeur lugubre et esthète. Votre regard grand ouvert est un cercueil de cristal. Votre sourire est un linceul où toute joie s'est éteinte. Votre visage entier est une tombe adorable. Vous êtes une esthétique ensevelie, une exquise gisante, un irrésistible cadavre. Vous êtes belle comme une stèle mortuaire.
Blonde comme l'astre blafard, sublime et pathétique ainsi qu'une mare reflétant le firmament, dérisoire et superbe telle la vase où viennent s'abreuver les étoiles, avec votre regard éthéré de spectre, vos doigts de fée et votre charme cadavéreux, vous rivalisez de misère et de grandeur, de détresse et de gloire, de grâce et de désolation avec les monstres de pierre perchés sur les flancs des cathédrales.

J'aime votre beauté de paille, votre âme de feu, votre charme de cendres. J'aime vos yeux de corbeau, vos lèvres de glace, vos cheveux sous la pluie, votre coeur dans les ténèbres. Le gel vous drape de blanc, le vent vous cingle la face et le chant des oiseaux est votre baume.
Vous êtes un bel, un troublant, un émouvant épouvantail.
244 - Grand-mère est décédée
Aujourd'hui la grand-mère est morte à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, il faut l'enterrer en dignes pompes. Toute la famille est réunie autour de l'antique dépouille. Il y a la mère, le père et les enfants : Gertrude, Alfred, Hector (on n'entendra pas s'exprimer Hector dans cette histoire), Alphonse et Nestor.
- (La mère) La mémé est morte mes enfants. Faut aller l'enterrer. Nestor, tu iras prévenir Monsieur le curé que la mémé est morte. Tu boiras une pinte de cidre en sa compagnie avant de revenir sans t'arrêter en chemin. Pis t'iras au jardin, tu m'bêcheras quelques mètres carrés pour les patates de cet hiver. La mémé est morte, faut pas manquer de patates. Pauv' mémé, elle aura pas vu les patates lever. Faut l'enterrer la mémé, pisqu'elle est morte.
- (La Gertrude) La mère, je va aller faire une grosse prière pour que la mémé elle soye bien reçu chez not' bon Dieu là-haut dans le Ciel où qu'y a des anges. Une clé de sept serait bien mieux qu'une clé de dix-huit pour réparer la boîte de vitesses du tracteur. Pas besoin d'une clé de dix-huit, la mémé est morte. C'est une clé de sept qu'y faut pour réparer la boîte de vitesses. Suite à l'incident, et c'est bien logique, il est encore tombé en panne pas plus tard qu'hier le tracteur, juste avant que la mémé elle soit morte de morte. Faut bien les recevoir, les vieilles gens dans le paradis des vieux comme la mémé. C'est le gars Charles-Edouard de la Toqueville qu'a une grosse clochardière dans le pantalon qu'a dit qu'il fallait une clé de sept. Le père, t'as vu la mémé qu'est morte ?
- (Le père) Pour sûr que je l'ai vue la mémé ! Pis elle est bien morte la vieillasse ! Morte de morte qu'elle est. T'as raison la Gertrude. Nestor, avant de partir chez Monsieur le curé, je vas te dire : il n'y a rien de mieux dans la vie que la salade quand elle est pas salie par les miasmes. Les miasmes, c'est ce que je dis.
- (Alfred) La mémé elle est morte. Vaudrait-y pas mieux l'inhumer comme y disent dans les livres, putôt que l'enterrer la pauv' vieille ?
- (La mère) Vi, vi vi ! Il a raison l'Alfred. Mais c'est Monsieur le curé qui fait tout. Y connaît. C'est son sacerdoce comme y dit. La mémé morte elle dit pas qu'y faut pas, non. Va, va aller nettoyer ton vélo l'Alfred. Quant à toi l'Alphonse, gros pédé de pédéraste de quenouille à braquemart à cul, t'as qu'a aller demander au bon Dieu que la mémé elle soye bien reçue là-haut.
- (Alphonse) Le père, j'avons besoin de savon pour m'nettoyer les oreilles. La mémé elle est morte, faut avoir les oreille propres. Les patates elles seront là pour avant l'hiver. La Gertrude elle va aller demander à Dieu le Père que ça se passe bien pour elle, pour elle la mémé qu'est morte aujourd'hui, pas pour elle la Gertrude. La mémé elle est morte, je dis pas le contraire. Je suis assez d'accord même. Je suis pas un mauvais gars, je sais que je suis pédé mais ça change rien. Il faut l'enterrer la vieille. C'est le curé, le curé qui fait tout ça comme il faut.
- (Nestor) Faut pas confondre les chiffons et les serviettes. Y en a qui disent que les savants y connaissent les mystères de l'atome, y en a d'autres qui disent rien vu qu'y savent rien à rien. C'est des incultes comme on dit. Faut enterrailler la mémé, c'est vrai.
- (Le Père) Aujourd'hui faut aller prévenir le curé, y a la mémé qu'est morte. Faut l'enterrer la mémé. Aller Nestor, court aller prévenir tout de suite Monsieur le curé qui te donnera une pinte de cidre. Faudra le boire bien pétillant le cidre, vu que les patates elles seront là avant l'hiver. Y'a la mémé qu'est morte. Tu bois le cidre de Monsieur le curé, avec Monsieur le curé, et tu reviens sans t'arrêter. C'est ça qui faut faire. Sans t'arrêter en chemin Nestor. Y a la mémé qu'est morte. C'est quand même pas rien.
245 - Un rendez-vous sous des ogives
Mademoiselle,

Au son de votre voix entendue au téléphone, j'ai frémi. Voix de femme imposante, charnelle, chaude, brillante, impériale. C’est la voix profonde et posée, admirable et terrible, envoûtante et fatale de l’Eve éternelle, irrésistible créature au mortel venin.

Laissez-moi vous confier ici combien il me brûle d’être confronté à vos lèvres tentatrices, à vos appas voilés, à tous vos charmes visibles et invisibles, obscurs et mystérieux, ostensibles et manifestes, secrets et ténébreux... En dépit de mes effrois de garçonnet qu’émoustille votre blanc corsage.
M’offrirez-vous sous les augustes ogives de la cathédrale le miel défendu issu de votre haleine de femme ? Mêlerai-je à la vôtre la brûlante écume de mon souffle ? Pourrai-je répandre entre vos lèvres expiatrices, sous votre palais consentant, jusqu’au fond de votre gorge offerte la sève vive de mes baisers impurs, livrée pour vous, et pour vous seule, en souvenir de notre longue amitié et en rémission de mes péchés futurs les plus charnels ?
Je le confesse : je souhaite être la cause de vos plus secrètes pâmoisons. Goûtons à une once d’éternité le temps de quelques soupirs exhalés dans la chaste pénombre du gothique édifice... Faisons en sorte que nos lèvres se croisent le moins modestement possible sous le regard impassible des saints dignement statufiés.
Je vous désire non seulement charnellement, mais encore chastement. Je souhaite avec une égale fièvre accéder à la fois à votre vierge hymen et à votre sainte auréole : j’aimerais que vice et vertu mêlés forment votre couronne de femme, la seule véritablement qui puisse en tous cas séduire les débauchés de mon espèce. J’ai autant soif de romanesques amours que de poétiques émois. Luxure et tempérance mêlées, sensualité brutale et délicatesse de l’âme combinées, puritanisme bourgeois et dérèglements libertins joints forment une ivresse incomparable propre à émouvoir le plus blasé des apôtres de Casanova. Cette ivresse est un mets rare digne de l’esthète et souverain amant que je suis.
Ouvrez à moi votre âme, en prélude à votre fleur dont j'ignore d'ailleurs si elle est encore scellée. Vierge ou pas, sachez que j’ai votre hymen à conquérir sous les dômes gothiques de Chartres : une prouesse à ma portée, un sacrilège permis.
Je baise votre front honnête, votre main décente, votre coeur austère, en attendant de me perdre dans la flamme venimeuse de vos prunelles.
246 - Lorsque je déplais aux gens du beau sexe
Mademoiselle l'impudente,
Souffrez, arrogante, que la froideur que vous affichez en ma direction m'offense, m'offusque, me pique au vif. Comment osez-vous me faire un tel affront ici ? Nul jusqu'à maintenant n'avait eu l'audace de bafouer de la sorte mon nom (et surtout ma chère particule), l'audace d'espérer museler ma plume à travers son INDIFFERENCE !
On me raillait, on se gaussait de mes vues, on se targuait de pouvoir avec moi croiser le fer et de me faire succomber sous quelque coup de maître imaginaire, mais on ne me méprisait pas de semblable façon au point de vouloir me jeter dans les épines infâmes de l'oubli, de la négligence, de l'inattention... Votre dédain est une insulte. Quoi ! Mes discours vous ennuient ? Mon beau nom à rallonge n'a pas l'heur de vous plaire ? Mon jugement personnel ne trouve pas grâce à vos yeux ? Ma pensée et mes paroles ne siéent point à votre particulière sensibilité ? Mais à quelle espèce appartenez-vous donc, Mademoiselle ?
A la plèbe, assurément.
A quel étrange sort abandonnez-vous votre coeur de vierge si les mots les plus vrais de l'amour ne retentissent pas en celui-ci autrement que par ces méchantes allures d'indifférence ? D'ailleurs votre indifférence à l'endroit de ma personne ressemble fort à de l'indolence amoureuse ou à une espèce de semblable et détestable objet de misère. Et puis de nos jours les simples bergères sont fières devant les princes, dédaignant les plus élémentaires politesses... Elles font de la cérémonie, elles revendiquent, elles exigent ! Nul égard pour le noble sang. Point de respect pour la belle espèce. Aucune considération pour l'homme de bien. Pas plus de déférence que ça pour la particule. Avez-vous au moins une once d'estime pour le beau et interminable nom qui me désigne, Mademoiselle ?
Servez donc aujourd'hui les causes qui vous semblent valables. Mais n'appelez pas "amour" tous vos communs objets d'attention féminine, vos petites passions qui ne me concernent pas, vos ordinaires sujets de curiosité... Et oubliez-moi de crainte que vous ne me rendiez pas conventionnellement, convenablement et saintement hommage.
247 - Le prix de la chair
Mademoiselle,

Si vous avez gagné en appas et séductions dans le monde, je crains que vous ne soyez en train de démériter en plus digne société... Impertinente jeune fille ! Vous repoussez mes avances, cependant vous prenez activement part à un commerce qui, s'il diffère dans la forme à celui qui nous liait hier, n'en demeure pas moins semblable quant au fond : je sais qu'un nouvel hyménée fait battre votre coeur. Et celui qui nous unissait autrefois semble vous inspirer aujourd'hui de bien piètres sentiments...

Il suffit donc qu'un galant de commune société, qu'un pâle godelureau, qu'un drôle, qu'un luron issu de la roture se pique pour vos yeux, s'enquière de l'aspect de votre gorge, de vos flancs ou de que sais-je encore, pour que vous calomniez subitement les doux rêves qui vous unissaient secrètement à moi, jadis.
Allons, gageons que l'existence recèle encore des filons secrets qui font espérer des ans meilleurs, des coeurs meilleurs, et puis des nuits inconnues, paisibles et étoilées. Allez donc sacrifier votre innocence sur l'autel du plaisir charnel, allez perdre au nom de je ne sais quelle nouvelle mode inaliénable la fleur de votre jeunesse, allez lasser votre coeur dans des intrigues ordinaires où des mortels sont aux prises avec l'anodin, le quotidien, l'inanimé. Allez offrir sans cérémonie votre hymen au plus offrant de vos amants, allez faire tout cela si le coeur vous chante Mademoiselle, mais après ces banales turpitudes, de grâce, poursuivez un rêve impossible en ma compagnie : rêvons d'amour, d'Amour, d'AMOUR.
Revenez à moi, belle et perfide enfant.
248 - Une bière blonde
C'était un dimanche monotone. Dans la basilique la messe venait de finir. Le ciel était gris, les cloches sonnaient à toute volée pendant que les fidèles s'éparpillaient.

Imbécilement, les hommes ne disaient rien. Pieusement, les femmes se taisaient. Les passants étaient muets et les cloches redoublaient de fureur. Le rond-point plongé dans la torpeur n'était traversé que par quelque silhouette insignifiante. Le monument aux morts s'ennuyait à mourir sur la place désertée. Dans la rue les yeux étaient vides, dans les bars les verres étaient pleins.
Bref, les hommes passaient humblement le temps dans cette petite ville de province sans histoire. Avec ce regard méditatif et mélancolique propre aux âmes rêveuses, je m'attardais sur les choses les plus banales et les êtres les plus modestes qui entraient en scène sous mes yeux. Ce spectacle morne et dérisoire m'inspirait une nostalgie sans objet. Mon spleen était un délice, je le savourais en esthète.

Je voyais tout cela à travers la vitre du bar qui donnait sur la basilique. Plus précisément, je voyais tout cela à travers les vapeurs de la bière qui me montaient à la tête et qui me rendaient encore plus contemplatif qu'à l'accoutumée... Et le monde soudain dansait au-dessus de ma tête, et des fantômes joyeux tournaient autour de moi dans le fracas agréable des cloches... A mes pieds traînaient quelques vieux mégots écrasés. Tandis que dehors le concert d'airain berçait mon ivresse, à travers la vitre du bar je levai les yeux vers le sommet de la basilique où trônait la statue de la Vierge recouverte d'or.
Les vapeurs de la bière continuaient à m'enivrer progressivement. L'éther montant en moi, je vis les premiers sourires apparaître sur les visages. Les assoiffés accoudés au bar, tous marqués à divers degrés par des moeurs éthyliques héréditaires, étaient devenus mes frères de perdition. Je détournai cependant assez vite le regard de cette assemblée de nez pourpres et de casquettes épaisses.
A présent le son des cloches de la basilique s'espaçait tout en diminuant graduellement d'intensité. Bientôt un silence mortel régna dans la rue ainsi que dans le bar. En effet, les buveurs n'ayant brusquement plus rien à se dire, ils se turent stupidement. Mais leur silence me parut plein de discernement, de pénétration, de profondeur. Je levai une fois encore les yeux vers la statue mariale et en ressentis un délicieux vertige. Le démon de la bière m'emportait toujours plus haut sur ses ailes ambrées... Je n'étais plus seul. En moi un feu du diable brûlait, j'étais aux anges.
Tout autour de moi était devenu statique. Il ne se passait rien dans le bar, rien dans la rue, rien dans les têtes ni dans les coeurs. C'était la province un dimanche, ça respirait l'ennui, le petit blanc sec et la léthargie, et les gens n'avaient rien à faire. Tout n'était que mollesse et temps qui passe, monotonie et repli sur soi. Mais dans ma tête se concertaient avec finesse et éclat Bacchus et la Vierge dorée : un instant de grâce dans un monde de parfaits abrutis.
La ville était morte et s'appelait Albert.
249 - Du sucre et des punaises
En ce jour de Noël, j'aimerais offrir à nos chères mémés grabataires et séniles des tonnes de guimauve tiède à l'état liquide parfumée à la vanille chimique et à l'ersatz de fleur d'oranger. Je n'oublie pas le chocolat industriel hyper-sucré qui leur coulerait dans le fond du gosier avec des relents d'amertume, en dépit des avalanches de glucose déclenchées depuis les usines de bonbons pas bons. Aux vieilles dames instruites et intelligentes de quatre-vingt-dix-sept ans et plus, j'aimerais offrir des cercueils non scellés qui n'ont jamais servi mais qui serviront pour leur dépouille fatiguée.
J'aime les méchantes gens. Je ne supporte pas de me frotter à la roture, je déteste les chiens, je crache sur la Lune Rousse et bénis la foudre. Les malades comme les bien-portants me dérangent, les fumeurs et leurs tumeurs m'incommodent, les bossus sont mes amis, les pauvres mes ennemis. Les enfants m'insupportent, les moribonds m'adorent...
Je suis un humaniste misanthrope.
L'eau de pluie, le vent et les voeux qui ne coûtent rien, je les donne volontiers à mes amis. En quantités industrielles. Les poches de ma vieille veste, je veux les garder pleines. Cousues. Hermétiques. Même au prix de l'amitié. D'ailleurs je n'ai pas d'amis. Mes amis se nourrissent d'eau de pluie, de vent et de voeux qui ne coûtent rien. Ce ne sont donc pas mes amis.
Quand je vous dit que je n'ai pas d'amis...
Les douceurs qui s'offrent entre les mémés et leurs petits enfants sages n'inspirent pas mon coeur plein de ténèbres. Moi j'aime la bave de crapaud, les grosses boules de guimauves avec à l'intérieur de sournois morceaux de noyaux de cerises concassés, les bonbons au miel fourrés de fiel et les furoncles qui ne guérissent pas le jour de Noël. Je suis une crapule.
Je suis enchanté de faire la connaissance d'autres crapules. Les ordures me connaissent, je connais les ordures. On se congratule, se déteste, se trompe, se fait des cadeaux entre coeurs de citrouille. La pourriture, ça nous connaît. Hier soir j'ai fait un croche-pied au Père Noël qui est tombé sur les chocolats industriels. Dans sa chute il a renversé le sapin en plastique. Les enfants ont pleuré. J'ai ri.
250 - La mère du curé, la bonne et l'amante
L'amante du curé était pauvre, laide et méchante. Sa bonne (celle du curé) était pauvre également, mais elle était belle et son coeur était plein de bonté. L'amante aimait faire le mal, tandis que la bonne s'enflammait instantanément à la simple idée de faire le bien. Un jour la mère du curé tomba gravement malade à l'âge de cent trois ans, à la suite d'une chute (alors qu'elle portait de lourds fagots) provoquée par une ânesse maladroite et rétive revenant du marché avec son maître ivre sur le dos. La rencontre entre l'ânesse mal guidée et la porteuse de fagots fut funeste et fatale, la vieille ayant roulé avec douleurs et fracas dans le fossé, empêtrée dans ses fagots. Bref, la plus que centenaire était mourante. Ou du moins en avait l'air.
La bonne qui avait le coeur plein de sensibilité et l'âme bien blanche vint au chevet de l'infortunée, les mains pleines de chocolats et de fortifiants. Avec ferveur elle prodigua à la vieille des soins à n'en plus finir. Elle ne prit congé de l'aïeule que lorsqu'elle fut certaine de lui avoir apporté à très hautes doses réconfort, douceur, tendresse.
Dès que la bonne fut sortie de la maison de la malade, l'amante (qui était restée à épier dehors) entra à son tour. Elle se précipita dans la chambre de la pauvre femme avec un rire diabolique. Son âme étant bien laide, aussi laide que les traits de son visage à vrai dire, l'amante du curé ne vint pas les mains vides elle non plus : elle avait apporté trois boulets de charbon, une tête de cochon et un crucifix en bois vert fraîchement coupé. En la voyant ainsi entrer dans la chambre, la vieille eut à la fois une crise d'épilepsie, une crise cardiaque et une crise de nerf. Si bien que trois fois choquée, elle passa de l'autre côté... du lit. Pas morte pour un sou, l'aimable grand-mère, qui était rappelons-le la mère du curé, se recoucha, s'empara d'une torche éteinte et depuis son lit en asséna un coup assez violent sur la tête de l'amante (qui devait s'en remettre assez vite dans les jours qui suivirent). Après quoi elle mourut presque aussitôt des suites de sa chute, celle qu'elle venait de faire de son lit.
Le curé hérita de la fortune de sa mère. L'amante du curé, qui était laide et méchante, profita pleinement de la fortune du curé qui n'était pas son amant pour rien. La mère morte, l'amante était devenue riche.
L'amante qui était laide et méchante n'était plus pauvre. La belle et bonne âme quant à elle resta désespérément pauvre.
La moralité de cette histoire, c'est que la fortune vient plus facilement aux porteurs de boulets de charbons, de tête de cochon et de crucifix en bois vert.
251 - Le bossu vicieux et la belle naïve
Un jour un vieux bossu décida de briser son couple en prenant des amantes. Précisons que cet homme contrefait fut séduisant dans sa jeunesse. Avec l'âge il était devenu non seulement repoussant sur le plan physique, mais également odieux par son caractère.
Ses amantes étaient aussi laides et vieilles que lui. Sauf une qui s'appelait Vertu.
Cette amante était jeune et singulièrement belle. D'une beauté inaltérable. Elle aimait le vieux bossu d'un amour sincère et profond. Vertu était chaste par conviction, quoiqu'elle fût élevée chez les cochons. Elle était naïve, avec un coeur pur. Faiblesse dont abusait sans le moindre scrupule le bossu vicieux. Si bien que Vertu perdit bientôt sa virginité.
Le bossu qui était cruel et très avare se faisait inviter à l'auberge par Vertu et en profitait par la même occasion pour aller trousser les jupons de la pauvre servante. Lorsqu'un jour il mit la gueuse enceinte, le maître de l'auberge la battit avant de la renvoyer sans pain ni écu, ce qui réjouissait le bossu qui cherchait sans cesse à faire le mal pour le plaisir de faire le mal.
Voyant cela Vertu décida de quitter le bossu qui n'en prit pas ombrage. Ce dernier s'en retourna vers sa légitime épouse, lui signifia qu'il convoitait son hymen, bien qu'elle fût vieille et laide, et tout rentra dans l'ordre. Il garda cependant ses autres amantes.
Ainsi sa vie n'était que laideurs, vices et vilenies.
252 - La défaite de la laideur
Il était une fois deux soeurs, Cunégonde et Julie. Cunégonde était la fille la plus laide du canton, tandis que sa soeur Julie était belle comme le jour. Monsieur de la Tricouille, qui était le garçon le plus charmant de la contrée, convoitait la main de la belle Julie. Les choses étaient décidément bien faites car Julie aimait secrètement le jeune hobereau. Précisons que le jeune Monsieur de la Tricouille était monté comme un âne.
Cunégonde savait pertinemment que sa soeur était l'objet des feux du jeune homme, cependant elle avait elle aussi des vues sur le bel arrogant, bien que sa cause fût désespérée. Elle savait également par ouïe dire que Monsieur de la Tricouille était monté comme un âne. D'ailleurs tout le canton le savait. Un jour Cunégonde interrogea sa soeur, la belle Julie :
- Ma soeur, vous qui êtes belle à faire pâlir l'astre du jour, vous l'élue d'entre toutes les grâces, savez-vous que j'espère goûter à la trique de Monsieur de la Tricouille, bien que je sache que son coeur ne m'est hélas ! pas destiné ? Pour une fois, il ne sera pas dit qu'en amour la beauté remportera les suffrages. Le combat injuste et inégal qu'elle mène depuis toujours pour défendre sa cause a assez duré. A travers moi, la laideur doit prendre sa revanche. Moi aussi j'ai besoin de me faire agrandir le fond de la culasse par le chibre d'âne de Monsieur de la Tricouille.
- Cunégonde ma pauvre soeur, vous êtes vraiment bien trop laide pour que Monsieur de la Tricouille daigne vous foutre sa grosse triquapute dans le fond des tripes. Il a du goût ce joli, et je gage qu'il vous rira au nez sans autre forme de procès dès que vous lui dévoilerez vos desseins.
- Julie, vous êtes bien belle et c'est vrai que tous les garçons du pays brûlent de vous perforer l'hymen avec leur braquemart, cependant serez-vous à même de recevoir l'énorme triquaille de Monsieur de la Tricouille soit dans la culasse soit dans la tripaille ? Je vous rappelle que ce sacré foutu couillu est le garçon le mieux monté de toute la contrée. Quand on a affaire à un âne comme Monsieur de la Tricouille, apprenez que la beauté seule ne peut suffire à le contenter ma soeur. Encore faut-il avoir le coeur disposé ainsi que les trous à baisaille adéquats.
- Et vous estimez peut-être que je n'ai point ce qu'il faut de ce côté-là, Cunégonde ma soeur ?
- Parfaitement, belle Julie. Je vous juge incapable de recevoir dignement la grosse triquaille de Monsieur de la Tricouille dans le fond de la tripe, encore moins dans le trou à purin étant donné que vous avez le cul bien trop serré ma jolie. Bref, vous êtes bien trop prude pour vous faire arranger les trous à baisaille par Monsieur de la Tricouille, le beau couillu doté d'un braquemart du diable.
- Cunégonde, vous êtes non seulement laide, mais encore fort vile.
- Julie ma soeur vous êtes certes belle, mais infoutue de vous faire arranger les tripes par Monsieur votre aimé, alors que moi je le puis.
- Et qu'en savez-vous ma soeur ?
- J'en sais que Monsieur de la Tricouille qui est monté comme un âne en a plus dans la frocaille que vous n'en avez dans les jupons. Monsieur de la Tricouille me baisera moi plutôt que vous. Foi de Cunégonde !
La morale de cette histoire est sauve puisque Cunégonde ne fut jamais baisée par Monsieur de la Tricouille qui préféra encore offenser la beauté et l'innocence avec son énorme chibre d'âne plutôt que de rendre hommage à la laideur.
253 - Belle et cruelle
C'était une diablesse.
Personne ne l'aimait, tous les hommes l'adoraient. Elle était méchante, perverse, adorable, irrésistible : un coeur de silex et des doigts de fée, des yeux de biche et une langue de vipère, un corps de vestale et du venin dans les veines.
Elle était faite pour le mal et l'amour, pour les larmes et les plaisirs. Elle avait le sourire ingénu, l'oeil aguicheur, la voix suave... Et du sang sur les mains.
Elle brisait les coeurs autant que les os de volaille sous ses dents. Chez elle le sourire chaste se changeait vite en propos carnassiers. Ses amants étaient ses jouets. Son jeu favori : casser les mâles pantins qui se traînaient à ses pieds. Elle était si belle qu'on lui pardonnait tout. C'était une Diane sans coeur qui chassait pour le plaisir de tuer. L'amour était son passe-temps impitoyable. Elle abusait de son charme, servant la cause de son âme sans foi ni loi.
Sa beauté était ensorcelante, maléfique. Avec ses regards félins, ses allures d'orientale et ses savantes roucoulades, elle mettait le feu dans les maisons paisibles, semait la discorde chez les honnêtes gens, faisait tourner la tête aux étudiants, détournait du droit chemin les jeunes époux, faisait manquer la messe aux plus encrassés des vieux garçons...
Elle aimait pour mieux tromper, bafouer, blesser. Elle corrompait les corps par vice, ruinait les coeurs par plaisir. Ses amants lésés ne cessaient de chanter ses grâces. Ils souffraient avec joie ses caprices, la chérissaient avec ardeur, la servaient avec zèle. Tous l'adoraient et chacun la maudissait.
La belle était vraiment cruelle. Mais la cruelle était si belle...
254 - La beauté déchue
Autrefois c'était une créature. Jeune, grande, blonde, belle, radieuse.
C'était il y a très longtemps. Elle se remémore le temps béni de sa jeunesse où le Ciel venait lui baiser les pieds. Elle se revoit au temps où elle était cette femme : une princesse, un astre, un cygne... Elle a un sourire désabusé en se regardant dans le miroir, pleurant sa beauté perdue, maudissant son reflet. Des rides profondes marquent sa face. Son visage est une grimace hideuse. Son sourire une plaie. Sa silhouette un spectre.
La fleur est fanée. Son éclat l'a quittée depuis plus de cinquante ans. Ce qui équivaut à un siècle pour une femme qui fut si belle. Aujourd'hui elle a quatre-vingt dix ans et elle est laide malgré son maquillage. C'est son miroir qui le lui crie, le lui répète à chaque seconde. Elle est vieille et laide, c'est une évidence. Nul besoin de se farder pour en être convaincu.
L'astre éblouissant qui a fait les beaux jours de l'amour est mort. L'étoile qui a brillé si fort s'est éteinte. Le soleil qui fut jadis splendide s'est définitivement couché. Il ne réapparaîtra plus. Dans un geste héroïque et pathétique, dérisoire et beau, la vieille femme fixant éperdument son visage dans la glace lève son verre avec un air plein de défi... Ses doigts osseux étreignent avec rage la coupe exhalant des parfums de ciguë.
Elle lève son verre à sa mort prochaine.
255 - Laide et méchante
Mademoiselle Dulcinée était une jeune fille fort laide, paysanne de son état qui vivait seule dans sa ferme. Et comme si cela ne suffisait pas, son coeur était rongé par les vers de la haine. La médisance était son pain quotidien, le fiel son vin du matin, l'amertume sa soupe du soir. Son âme venimeuse se nourrissait de la boue et des crapauds qui s'y vautrent. Nul ne l'aimait. Pas même ses cochons qu'elle martyrisait pour son plaisir odieux.
Un jour un galant de passage, qui devait avoir des goûts douteux quant aux femmes, fit irruption dans la vie misérable de Dulcinée. Peut-être un esthète dégénéré, à moins que ce ne fût un pauvre diable ivre mort... Bref, ils passèrent la nuit ensemble dans le fumier de l'étable. Ce qui était d'ailleurs là bien le genre de Dulcinée.
Le laideron perdit donc sa virginité entre l'âne et le boeuf. L'on aurait put s'attendre à ce que cette initiation aux émois de l'âme et de la chair adoucisse les moeurs de l'infâme... Il n'en fut rien. Curieusement, ni les tendresses de l'amour ni les vertus séminales n'opérèrent de miracle dans l'étable. Au contraire, après cette nuit passée dans les bras de son amant Dulcinée était devenue encore plus méchante qu'à l'accoutumée.
Après cela, allez donc comprendre les vieilles filles laides et méchantes !
256 - Une idylle
Elle était jeune, grande, blonde, fine. Belle.
En fait non, elle n'était pas belle. Elle était laide.
Elle n'était pas fine, mais sèche. Pas grande, mais osseuse. Pas blonde, mais artificielle. Ceci dit, elle était jeune, bien qu'elle fût déjà vieille dans sa tête : c'était une authentique vieille fille. Un vrai épouvantail. Personne ne la courtisait. Sauf la pluie, le vent et le chiendent. Elle n'avait vraiment rien pour elle parce qu'en plus d'être laide, elle était pauvre, orpheline, sans avenir. Née sous une bien triste étoile.

Sa vie n'était que déceptions, tristesse, amertume. Cette pauvre femme avait cependant un jardin secret comme tout un chacun. L'on aurait pu s'attendre de sa part à quelque beau rêve consolateur... En fait elle était perverse, vicieuse, scélérate. Elle ne cultivait que vengeance, haine, médisances, maudissant autant son infortune que ses voisins.
Un jour elle fut condamnée par un tribunal pour l'envoi de lettres anonymes calomnieuses. Lors du procès, elle trouva vite le parfait écho de sa perversité en la personne du greffier. C'est pourquoi elle fut enfin aimée, la plus aimée des femmes.

Par le préposé au greffe.
257 - Confessions d'un pécheur à son curé
Monsieur le curé,
Vous l'avouerais-je ? Ma chair vit sous l'empire de feux sacrilèges.
Que le Ciel me pardonne car souventes fois je m'adonne aux forfaits de la chair. D'ignoble façon je fais se répandre hors de mes flancs l'onde sacrée. J'assiste avec rage et vif contentement à la perte de mes blanches humeurs. Il est vrai que le crime ne serait pas bien grand si je me bornais à cette seule licence. Mais sans cesse j'use, dans le dessein de me mieux noyer dans la coupe des plaisirs, des moyens infâmes inspirés par mon imagination libidineuse la plus éhontée... C'est que, non content de succomber à l'appel du Diable, je demande systématiquement la collaboration de tierces personnes pour servir ma cause abjecte.

Votre jeune servante pourrait témoigner de la chose mieux que par cette honteuse confession. Les marques de mes déviances, à travers son hymen déchiré, pourraient attester, s'il me fallait vous avouer ce crime par un tableau cru pour mieux en rougir sous vos yeux, de la faiblesse de mon âme dans le combat qu'elle mène pour son salut.
Pour ma décharge, Dieu ne savait-il donc pas ce qu'il faisait en me dotant d'un joli organe ? En troussant votre servante, Monsieur le curé j'ai péché une fois par jour depuis qu'elle est à votre service.
Est-ce donc si grand crime que de vouloir loger en lieu choisi l'objet de tant de fièvre ? Difficile de résister à l'appel impie des sens. Mâle faiblesse que Dieu devra me pardonner... Toutefois j'aspire sincèrement à la paix de ma chair mon Père, à la vertu, à la pureté, comme vous me l'avez si bien enseigné.
Cependant il y a contradiction entre les aspirations impures de mon corps de garçon et celles, plus nettes, de mon âme. Mais je vous rassure tout de suite mon Père, lorsque je m'abandonne aux mollesses d'une sensualité mal contenue, je ne le fais jamais par conviction. Uniquement par faiblesse. Le vice n'est vice que quand il est désiré, volontaire, cultivé. Il en est de même de la vertu. Un comportement vertueux ne l'est que quand il est choisi délibérément.
Bref, je suis tiraillé entre deux feux. Combat inégal entre la tyranique nature et le Ciel abstrait, entre la force vive de la Terre et l'humaine vertu, entre chair et esprit... Seul, confronté aux tourments de la chair en éveil, je me retrouve livré à tous mes démons. Et l'un de ces méchants anges de l'enfer me tente parfois, et bientôt je succombe à ses appels obscènes. De temps à autre je m'en vais explorer l'ombre et la fange en quête de vils émois en compagnie de votre innocente bonne, pendant que vous faites du vélo. Ainsi voilà l'Homme si grand, face à sa misère.
Comment me soustraire au cloaque de mes vices ? Purifiez-moi par l'effet de votre miséricorde, je ne vois plus que cette solution...
Je vous ai ouvert mon âme, soyez-en digne. Ne me faites pas rougir davantage. J'ai voulu me montrer en vérité devant vous. Je me suis dévoilé sans fard ni mensonge, allant jusqu'à compromettre votre pauvre servante pour mieux m'humilier devant vous.
Avouons les faits sans détours...
Las ! Ce matin encore, à l'heure où certaines bonnes âmes songeaient à moi de la manière la plus pure, la plus chaste qui soit, cédant à mes viles passions je me suis vautré dans d'infâmes ébats charnels en compagnie de votre fidèle servante. J'ai, une fois de plus, délicieusement malmené le séant délectable de votre bonne. Faillible elle aussi, soulignons-le en passant. Je me suis corrompu sous l'effet de mes sens qui s'enflammaient. J'ai usé des moyens les plus condamnables, puisé dans les ressources de mon imagination la plus impure pour me mieux damner sous les spasmes libérateurs de la volupté. Une fois l'incendie éteint, je regrette, rougis, me dis que je ne recommencerai pas... Et puis dès que le démon de la luxure revient mettre le feu à ma chair, je m'en vais aussitôt et sans fléchir culbuter le derrière de votre bonne.
Par naturel tempérament, et non par recherche du vice, j'avoue être un authentique disciple de Monsieur de Casanova, la souveraine Nature ayant versé un peu de soufre dans mon sang... Pardonnez-moi mon Père, car je me suis livré aux exploits scandaleux dont cet italien dépravé s'est fait le célèbre apôtre, lesquels font perdre la tête aux êtres assez faibles pour s'y adonner mais assez esthètes pour en tirer honteuse jouissance. Il faut dire que votre servante m'a peu incité à refroidir mes ardeurs à l'endroit de son panache. Je vous ai fait ici la confession de mes coupables appétits. Tous assouvis. Ce sera le principal péché qu'il vous faudra me pardonner.
Merci mon Père de ne pas faire si grand cas de mes écarts. Je vous demanderai en outre de prendre charitablement sous votre coupe le fruit amer de mes égarements : c'est que votre bonne a eu la mauvaise idée de devenir grosse. Je l'ai constaté ce matin en la troussant pour la dernière fois.
Je ne doute pas que dans son infinie mansuétude l'Eglise saura faire de cette graine du péché qui viendra bientôt au monde un honnête chrétien qui ne ressemblera pas à son père. Ou une digne enfant de couvent qui n'imitera pas sa mère. Vous n'aurez qu'à reconnaître l'intrus devant Monsieur le maire, et sa petite âme sera à vous. Faites donc sonner trompette tout votre soûl et sans vous cacher mon Père : votre servante sera officiellement votre femelle propriété par l'intercession de Monsieur le Maire qui vous attribuera la paternité du fruit des entrailles de cette pécheresse.
Adieu mon Père, je pars pour les lointaines Amériques.
258 - Un élogieux outrage
Madame,

Puisqu'une circonstance aussi impérieuse que votre coeur de femme hier offensé, presque brisé, exige que je m'amende, je me plie sans faillir à mon devoir d'honnête homme, plus galant que mondain et moins injurieux que je ne le fus l'autre jour, soyez-en persuadée. C'est avec une joie exempte de malice que je m'acquitte ici de ma dette. Je vous répéterai donc mes mots d'amour en des termes plus chastes, ceux de ma précédente missive vous ayant à ce point déplu.

Je vous aime avec coeur certes, et c'est bien sot de le dire. Mais je vous aime aussi avec manières, avec caprices, avec artifices. C'est l'amour ludique, joyeux, léger. Accédez à ma joie.
Je vous aime encore avec mensonge, avec noirceur, avec cruauté, et c'est l'amour diabolique, méchant, pervers. Acceptez mes défauts.
Je vous aime aussi avec un cierge naissant à la place du coeur et c'est pourtant l'amour outrageant, éhonté, profane. Agréez à mes prières.
259 - Pauvre type et stellaire
C'était un vieillard d'aspect insignifiant, un pauvre diable de vieil homme sans intérêt. Il n'avait aucune conversation, parlait sans égard pour ses interlocuteurs, leur envoyant continuellement des postillons à la figure.
Pourtant cet homme d'apparence inepte et de si désagréable compagnie était un véritable génie de la littérature, une espèce de fou illuminé de la plume, une sorte de Hugo contemporain, auteur de fresques romanesques et poétiques d'une portée universelle.
Il recevait dans sa bicoque insalubre maints journalistes. Mais à chaque fois c'était une déception pour les pauvres reporters... A moins que ce ne fût un événement, une curiosité, tant les interviews tournaient au vide le plus total : cet homme ne s'intéressait nullement aux questions qu'on lui posait. En fait il ne s'intéressait pas du tout à la littérature. Il dérivait très vite vers des sujets hors propos, s'enflammait pour des détails de la vie quotidienne sans le moindre intérêt. On lui parlait littérature, art, philosophie, il répondait avec passion quincaillerie, passoires, entonnoirs...
On l'interrogeait sur ses écrits, son inspiration, la richesse de son oeuvre littéraire... Il sous-estimait ces questions, préférant parler des solutions qu'il avait trouvées aux problèmes rencontrés avec son évier bouché. Il gesticulait comme un sénile en évoquant le prix du ticket de bus de sa petite ville de province qu'il estimait trop cher. Il ruminait encore à propos du facteur qui se trompait parfois de numéro de boîte aux lettres, persuadé que le préposé aux postes lui en voulait à mort à cause d'une lettre qu'il avait reçue, insuffisamment affranchie et donc surtaxée. Le vieil homme avaricieux et susceptible n'avait jamais voulu régler le facteur qu'il avait copieusement insulté et traité de voleur... Une histoire de quatre-vingts centimes de francs.
Il ne parlait que de ce genre de choses, à des années-lumières de sa très riche et superbe littérature. Il avait des conversations de minable, de pauvre type, de raté, de pensionnaire d'hospice alcoolique et abruti.
Et tout en ennuyant de la sorte ses hôtes, il buvait sa piquette. Pour couronner le tout, il ponctuait ses longs et insanes discours de grasses plaisanteries. Lamentable, sans finesse, il n'y avait chez lui pas la moindre parcelle d'esprit.
Mais juste dans les apparences, car le contraste était immense entre la teneur de ses écrits et les haillons verbaux que constituaient ses conversations. Sous des allures douteuses le vieil homme était un seigneur de la littérature, un esprit brillant, une âme pleine de lumière.
Mais incurablement inapte aux conversations mondaines.
260 - Jour de vent
Je marchais d'un pas allègre sur une route de campagne, heureux de me retrouver loin de la ville. Autour de moi, rien que des étendues champêtres. Un vent fort de décembre soufflait continuellement sur la plaine. J'entendais bourdonner le ciel agité : un vrombissement formidable qui ressemblait aux orgues sourdes de l'Univers.
Le paysage arrosé par les flots éoliens m'apparut bientôt dans toute sa beauté originelle, sa splendeur primitive : les arbres ployaient par bouquets entiers, prêts à craquer, de grands oiseaux intrépides aux élans brisés étaient repoussés vers des hauteurs vertigineuses par quelque bourrasque, tandis que de lourds nuages filaient à vive allure en direction de l'horizon... C'était majestueux et sauvage, grandiose et effrayant.
Nulle âme dans ce décor tempétueux. J'étais seul avec le ciel en furie et ses hôtes malmenés, des oiseaux de haut vol. Ces derniers étaient tantôt pareils à des diables hantant les nues, tantôt comme des crucifix planant au-dessus du monde : certains croassaient, d'autres chantaient. C'était à la fois lugubre et gracieux, inquiétant et joyeux, étourdissant et mélodieux. Les profondeurs célestes prenaient subitement des allures épiques, et les ailes qui sillonnaient l'azur venté avaient l'envergure des grandes, solennelles circonstances. Le ciel sous la tempête m'apparaissait à la fois proche et mystérieux, intime et lointain.
Et moi je marchais la tête dans le vent, la semelle leste, l'âme légère, le coeur battant. Et je voyais des événements à venir dans le chaos des airs, des présages dans les ballets aériens, des révélations dans les ailes déployées des voltigeurs qui luttaient comme par jeu contre le bras d'Éole...
261 - Amoureux et mystique
Triste mie,
Vous êtes la flamme de mon ciel, la paille de ma couche, la pierre de ma tombe. Je crois en la survie définitive de l'âme après la mort du corps, au triomphe universel de l'amour... Dans votre regard laissé au Vieux-Mans, j'ai lu comme dans une Bible.
Vous aviez les yeux de l'espoir, de la tristesse, du mystère. Par-delà votre visage, vos cheveux, vos mains, je voyais un autre monde. La cathédrale devenait transparente, et des horizons sans fin s'ouvraient devant moi. Conscient que le monde n'était qu'une simple formalité matérielle cachant l'infini, je me laissais emporter par une joie spirituelle. J'éprouvais le vertige des âmes initiées et instruites. Je me posais des questions sans réponses, et mes questions formaient en elles-mêmes les réponses. J'interrogeais le Ciel, vos yeux me répondaient. Je questionnais votre regard, scrutais votre front, cherchais en vous les profondeurs cachées du monde... Les cloches de la cathédrale me répondaient.

Vos yeux me faisaient face, grands ouverts, mais c'est votre âme que vous me montriez. Votre visage plein d'ombres et de lumières, de rocaille et de pureté avait les charmes abyssaux, obscurs et éclatants des cathédrales gothiques.
J'entrais dans votre âme comme on passe le seuil d'une église. Vous étiez devenue une statue. Une sorte de pietà. Pâle, frêle, éthérée. Vous étiez belle, autant que peut l'être une pierre taillée. Un caillou fait à l'image d'un ange. Avec vos allures minérales et stellaires, je voyais en vous une désincarnée.
Comme dans un rêve pénétrant et mystérieux, vous m'avez quitté sous la pluie froide tombant sur la vieille ville mélancolique. Je revois encore la cathédrale Saint-Julien dans la grisaille de cette fin de matinée. Je me hâtais de rentrer, grelottant sous l'onde, perdu dans mes pensées, le pas décidé, l'âme légère.
262 - L'amant des ailées
Je suis le refuge du beau sexe, le souffle des coeurs en attente, le feu des sens en éveil, l'asile des folles amantes, l'espoir des âmes languissantes.
J'apporte la flamme de l'amour. J'élis les Vénus, je célèbre les Aphrodite, j'aime les Ève. Je suis le chantre des femmes, de toutes les femmes, des charnelles, des éthérées, des timides, des égarées, des chastes, des glorieuses, enfin de toutes ces enfants stellaires dignes de mon éclat, de ces créatures éligibles au trône de la beauté.
Je suis l'étoile fidèle, l'épée loyale, la prière inextinguible. Je règne dans le coeur des héroïnes d'alcôve.
Je suis l'Amant des hétaïres, le magicien des balcons, l'amateur des jolies causes, le conquérant des hymens, le collectionneur de lauriers impies, l'onirique séducteur agenouillé au chevet des rêveuses.
263 - Laide et appréciée
Depuis le temps que je vous promène de salon en salon, je peux vous avouer que votre face de chèvre m'agrée singulièrement. En vérité vous êtes le plus beau laideron de toute la contrée. Et si vous humiliez les garçons que vous approchez, lesquels vous fuient invariablement, vous n'êtes pas pour me faire plus honneur, soyez-en persuadée. C'est que je suis comme les autres : je vous trouve laide moi aussi.
Mais votre laideur a ceci de nécessaire à ma gloire : elle fait converger tous les regards vers moi. Je m'affiche tel jour en public en votre piètre compagnie et aussitôt je me mets à dos les rieurs pour les mieux contredire le lendemain. C'est que je remporte tous les suffrages lorsque je vous remplace par une plus flatteuse conquête ! Et les rieurs de la veille d'applaudir le joli tour de passe-passe... Un jour je sors avec la poupée de chiffon, le lendemain avec la poupée de porcelaine. On me raille lorsque j'ai le torchon à mon bras, on se rallie chaudement à ma cause quand la serviette est pendue au cou.
En votre compagnie, que d'heureuses je fais ! Je brille et fais briller à bon compte, mettant en valeur des femmes qui sans votre voisinage se seraient senties bien médiocres. Votre présence accentue les contrastes. Tout votre art est là. Une vierge commune devient princesse à vos côtés. Elle se sent belle comparée à vos traits caprins, à votre silhouette bovine, à vos charmes de camélidé. Son hymen en devient plus accessible, considérant elle-même sa déchirure non plus comme une infamie mais ainsi qu'un authentique honneur.
Vous êtes un chef-d'oeuvre de laideur. Votre tête terne fait devenir soleil la simple provinciale. Votre disgrâce fait rayonner la commune lessiveuse. Votre naissance de misère donne aussitôt du prix à l'ordinaire courtisée. Bref, votre difformité fait plaisir à voir.
Sortez toujours plus de l'ombre. Continuez à me servir de faire-valoir, à être celle qui fait jaser. Soyez fière de m'accompagner.
Ne maudissez pas votre sort surtout : votre laideur est pour les autres un cadeau.
264 - Laide et luxurieuse
Conte cruel de la Saint-Valentin.
Je connus une authentique vieille fille. Laide, acariâtre, avaricieuse, hypocrite, pieuse comme une pierre ponce. Un vrai rabat-joie, un cafard portant chignon, un coeur et un hymen rigides. Bref, une femme comme une figue séchée. Et bien entendu, vicieuse à faire tressaillir le Diable, en bon laideron qu'elle était.
Je la déflorai. Autant par défi à ses moeurs que par amusement d'esthète. Durant l'acte la puritaine se comporta en putain. C'est ainsi qu'après le procès charnel, l'apôtre de la fausse vertu devint enfin femme. Mais seulement sur le plan clinique, car le silex qui lui tenait lieu de coeur était toujours aussi aiguisé.
Se désolant de la perte de sa chère virginité, elle se répandait en fiel, semant sa haine stupide sur le monde et les amants qui le peuplent, tout en maudissant la faiblesse de ses sens, allant même jusqu'à insulter sans remords ce Ciel qu'elle chérissait tant en temps ordinaire ! Cependant elle se délectait secrètement à l'évocation du sceptre profanateur qui avait si délicieusement exploré ses terres vierges... En se logeant dans son temple féminin, le mâle poignard avait définitivement atteint son âme de damnée.
L'écume du plaisir lui avait laissé un goût immodéré dans le coeur.
Elle était déjà laide, sèche, sotte et méchante. Au contact de la chair virile elle était devenue perverse, insatiable, avide de stupre.
En l'espace d'une heure, elle changea radicalement. Ses habituels chapelets ne meublaient plus son coeur aride. Il lui fallait à tout prix boire à la coupe du mâle. L'ivresse des sens était devenue sa seule quête : elle avait une éternité d'abstinences à rattraper.
C'est ainsi que la bigote devint la plus fameuse catin de toute la contrée, la pire traînée de la paroisse. Mais seulement en réputation et non dans les faits car nul amant ne voulait perdre haleine entre des bras aussi osseux, contre des flancs aussi atrophiés, en face de traits aussi ingrats. Si bien que je fus son seul et unique amant une heure durant.
Elle mourut inassouvie et fielleuse, seule et laide.
265 - Le grand Mystère
Entre la croix, le croissant et l'étoile sacrés, ajoutés au sceptre païen et à l'équerre laïque, depuis des millénaires les hommes ont tendance à s'égarer, à tergiverser sans fin, à s'étriper sauvagement pour certains. Ou à se leurrer fort civilement dans le meilleur des cas.
Je suis sûr d'une chose moi : c'est que nous sommes plongés de toute façon en plein mystère.
Je mets au défi quiconque, simples adhérents à une cause spirituelle, politique ou bien scientifique, représentants de quelque autorité que ce soit tels papes, grands savants, Dalaï Lama, athées de tous pays, Raël, Rabbins, Bernadette Soubirous, chefs musulmans, enfin je veux parler de tous les grands patrons des clubs religieux, politiques ou matérialistes de ce monde, je mets au défi quiconque disais-je, de tutoyer le Mystère.
Je le mets au défi de me prendre par la main, celui qui sera si convaincu de détenir le Vrai, et de m'amener au bord du Gouffre face à son cher Mahomet, à son authentique Christ, à son espéré Bouddha, à ses si attendus extraterrestres, ou simplement face au Néant pour les athées, et de me présenter à l'Inconnu.
Depuis le berceau jusqu'au linceul, aucun homme si intelligent, si éclairé, si instruit, si joliment paré qu'il soit, porteur de tiare ou de turban, lecteur assidu du Livre Rouge ou prix Nobel de science, n'a été plus avancé face à ce mystère. Les officiels et officieux détenteurs de vérités sacrées sont incapables de soulever le voile d'airain qui dissimule le grand Mystère. J'oppose à leur prétendue sagacité une question d'une simplicité, d'une candeur, d'une évidence et d'une fraîcheur si enfantines qu'on a tendance à l'oublier : quel est ce Mystère ?
C'est souvent avec les questions les plus simples que l'on cloue le bec au plus jacassier des oiseaux.
Et devant cette question nul n'ose prendre la parole. A moins d'être sot, vain, ignare et vaniteux comme le sont nécessairement les papes, rabbins, Dalaï Lama et autres pontifes des grandes religions. L'homme ayant trouvé une parade pour éviter de répondre à cette interrogation embarrassante, il se disperse avec confiance dans des grands et millénaires clubs de croyance ou d'incroyance. L'illusion est plus crédible lorsqu'elle est collective.
Cependant la question reste posée et ni les pyramides, ni les cathédrales, ni les ponts, ni les chaussées n'ont pu l'ébranler de son trône.
266 - Les minables
J'aime côtoyer les minables.
En considérant mes semblables plus petits que moi, je suis rassuré, convaincu de n'être pas comme eux. Je me sens grandi face à la fange. Je tire gloire de n'appartenir pas à la société des gens que je méprise. Vous savez, je veux parler de tous ceux qui ne sont pas comme moi... Différents par le bas.
J'aime me frotter à la gent roturière. Devant la racaille, je fais bonne figure pour lui plaire. Je lui souris aimablement. Face aux gens de peu, je joue l'affable aristocrate pas fier de sa particule, ignorant l'arrogance, les attitudes hautaines et plutôt préoccupé par le bien-être matériel des petits citoyens de leur condition. J'accepte sans rechigner leurs breuvages, je bois sans faire la grimace les coupes qu'ils me tendent, allant jusqu'à les féliciter d'avoir si bon goût dans le choix de leurs liqueurs, de leurs nappes en plastique, de leurs rideaux hideux... Je fais des heureux lorsque je passe le seuil des maisons des minables. Chez eux, on se rappelle longtemps de mes sourires mielleux, de mes bons mots pleins de prévenance.
Mais par derrière... Par derrière je raille sans retenue cette espèce honnie, crachant comme un dragon sur la populace, mettant en avant plus que de raison ma particule pour mieux fustiger cette engeance, brandissant mon mouchoir rouge comme un étendard, considérant ma fortune, ma plume et mon épée comme les remparts absolus contre cette gueusaille !
Mes amis, qu'il est doux de pouvoir à son aise médire par derrière sur les minables... Qu'il est bon d'être libre, "particulé", grand, brillant quand on a l'exemple quotidien près de chez soi de si peu de choses !
267 - Un froid mortel
- Te souviens-tu lorsque nous chevauchions dans la steppe, fiers, les cheveux au vent, l'âme légère ? Te souviens-tu de nos cris dans le glacial azur ? Entends-tu l’écho de nos rires de jadis ? Sauvages et doux, nos chants rauques résonnaient jusqu’au soir dans les plaines givrées. Nous dévalions de blancs espaces, emportés par nos chevaux... T’en souviens-tu ? J’entends encore hennir nos montures. Nous filions côte à côte à folle allure, rênes en mains, essoufflés, heureux. Dans un geste précis et périlleux, nos lèvres se rencontraient en plein galop : penchés l’un vers l’autre à la vitesse du vent, nous échangions un baiser dans le bruit des sabots. Statufiés en pleine course.
- A quoi sert de rappeler ces jours révolus ? Il nous faut oublier et avancer. Les regrets sont des herbes vaines, progressons plutôt.
- Ces jours ne furent-ils pas les seuls qui méritent que les siècles s’en souviennent ? Passagers de la toundra, maîtres des grands froids, seigneurs des neiges, nous sillonnions des terres vierges, insolites. Devant nous, toujours, l’écume. A l’infini. Rien n’entravait nos cavalcades. L’horizon seul bornait notre vue. L’immensité était notre couche. Nous avions la Lune pour oreiller, des champs d’étoiles en guise de toit. Nous respirions le vent, humions les nues, transpirions corps et âme, allions nous abreuver directement au ciel. Des flots d’azur nous coulaient dans les veines. Notre pain quotidien s’appelait chants, amour, liberté. Je me souviens du vent qui chantait entre les rochers et dans le lointain, plaintif. Le soir, le violon d’Eole se taisait. Alors on entendait la musique des étoiles. Un silence grandiose. Parfois la blonde Flâneuse veillait sur les étendues gelées. Tout se figeait sous son éclat follet : la nuit devenait mystère. Enroulés dans nos fourrures, t’en souviens-tu ?, un feu couvait près de nous, tel un ami vigilant. Nous refermions sur notre sommeil la tente de peaux. Autour de nous, un froid mortel. Epuisés, nous sombrions dans un sommeil profond, enlacés jusqu’au petit jour. Nos galopades se poursuivaient dans nos songes, fabuleuses. N’aimes-tu pas te remémorer ces souvenirs heureux ?
- L'aventure est finie. Nous ne chevaucherons plus à travers la steppe que tu aimais tant, plus jamais. Et tu le sais. Oublie ces années heureuses et regarde plutôt devant toi. Une autre aventure nous attend. Rappelle-toi, un matin nous ne nous étions pas réveillés. Le froid nous avait ensevelis sous son manteau fatal. Car tu sais bien que depuis des siècles nous sommes morts.
268 - La plume d'un paon
Un jour une aimable demoiselle, jolie créature à la vérité mais mal avisée à mon sujet, me conseilla de protéger mes textes en les faisant "copyrighter". Ma réponse fut prompte :
Mademoiselle,

Me prendriez-vous donc pour un de ces piètres amateurs dénués de talent mais pleins d'égards à l'endroit de leurs chères médiocrités ? Sachez que je place ma fierté ailleurs que dans le fait de "copyrighter" ma plume. Que l'on plagie, pille, et même massacre mes textes sans aucun scrupule ! J'en serais sincèrement touché, fier, honoré. Apprenez que si je ne "copyrighte" pas mes textes, c'est précisément parce que ma plume est libre, souveraine, hors copyright. Et c'est parce qu'elle a les ailes de l'authentique talent qu'elle s'élève si haut. Le copyright n'est pas digne de ma plume. Je laisse cette inutile coquetterie aux mauvais littérateurs si fiers de leurs déjections.
Je vous donne donc toute licence pour exploiter mes textes, et même pour les tordre dans tous les sens si cela vous tente. Je suis décidément dépourvu de cette vanité qu'ont les piètres auteurs. Mes caprices sont ceux d'un coq. Je souhaite chanter pour tous les hôtes de la basse-cour.
Même pour les ânes.
269 - Deux amoureux
Elle lui sourit. Il lui répondit par un regard étonné. A son tour il lui sourit avec une contenance de circonstance : le port altier, la tête légèrement de côté, le regard sûr. Geste maladroit mais sincère. C'était la première fois qu'ils se rencontraient. Le hasard venait de les réunir dans un jardin public, par un après-midi de printemps.

Réservés, ils se tenaient l'un à côté de l'autre à distance formelle : c'étaient des honnêtes gens.
Une brise souleva mollement les longs cheveux de la femme. Une mèche vint s'enfouir dans le creux de ses seins à demi dévoilés. Du coin de l'oeil, l'homme esquissa un léger signe d'intérêt. La gorge était profonde, le décolleté osé. Se sentant désirée, la belle appuya son sourire. Le vent chassa la mèche indiscrète qui alla s'enrouler dans le vide. Et tantôt ses longs cheveux flottaient devant son visage, tantôt son front se dégageait avec grâce au gré de la brise... La scène était impromptue, charmante. Leurs regards se croisaient, se décroisaient, se cherchaient, se trouvaient. Le jeu se prolongea assez longtemps. Ils n'avaient pas prononcé le moindre mot. C'était adorable et puéril, tendre et émouvant.
Ces deux-là se plaisaient, c'était évident.
Les tourtereaux s'étaient rapprochés l'un de l'autre. Alors l'homme prit la main de son élue. Tacitement elle passa son bras sous le bras du galant. Il n'y avait pas d'hésitation dans leur étreinte, les deux amants s'étaient reconnus comme des semblables.

Enfin ils s'en furent, tendrement enlacés parmi les roseraies, confusément émus, l'allure lente mais sûre, à petits pas vers un avenir plein de promesses... Deux silhouettes attendrissantes dans le parc qu'accompagnait le chant des oiseaux.
La femme déplaçait avec difficulté ses cent-quarante kilos. Lui, claudiquait nerveusement avec sa bosse sur le dos.
270 - Mauvais cygne
C'est lors d'une halte dans un parc de province que je le vis. Glissant sur l'onde telle une naïade, il s'approcha de moi, somptueux. Son long cou à la courbe gracieuse prenait cette forme interrogative caractéristique des créatures de son espèce. C'était un cygne superbe. Je fus ému par l'oiseau. Il s'ébattait devant moi avec des manières de Demoiselle, empreint de majesté, comme pénétré de son importance. Ses lignes élégantes évoquaient un fer forgé.
Je me sentais hors du temps, avec une impression confuse de me trouver dans un décor de photo jaunie par les ans.
Le cygne prit un nouvel aspect, irréel... Il avait une croupe chevaline, une silhouette féline, des rondeurs femelles, la chevelure comme une gerbe cosmique. On eût cru voir une nymphe... C'était une femme, tout simplement. Mais non, c'était un cygne. Un cygne blanc qui errait sur l'eau. Le reste, c'était mon imagination, mon émoi.
C'était bien un cygne, mais je ne voyais que femme : un corps sculptural au lieu d'un cou linéal, une gorge nue à la place d'ailes en virgule, des flancs charnels plutôt qu'un plumage nivéen.
Je me laissai volontiers berner par l'illusion, trop charmé par le mirage pour désirer le voir s'évanouir. L'ivresse me gagna peu à peu. Bientôt l'ondine quitta les flots et s'avança vers moi, sans doute pour engager quelque fabuleuse étreinte, pensai-je. Elle s'approcha, s'approcha, le bras levé, l'allure fauve...
Pour m'administrer une gifle magistrale !
Ce qui me fit sortir aussitôt de ma rêverie. Le cygne venait de s'envoler : il était borgne et son aile blanche avait frappé mon visage.
271 - Joie d'être ivre
Je porte à mes lèvres la coupe profane qui me délivrera de la pesanteur des jours quotidiens. La bière est fraîche, mon coeur est léger. Dans ma gorge flue sans modération le breuvage doré. Que coule à flot la pisse des dieux !
L'éther qui me monte à la tête est comme un guide qui me montre un chemin tortueux, trouble, plein d'éclat, où je vais me perdre avec délices.
J'entre dans les hauteurs enchanteresses des âmes abreuvées d'absinthe. Je perds le sens de l'équilibre : un vertige joyeux me sert de béquille. Encore un verre, et je serai l'égal de mes juges, l'égal du peuple de l'Olympe, l'égal des princes de la Terre.
Encore un verre, et je serai par terre, à deux doigts de la tombe, plus près de la Lune, à peu près à l'endroit, droit comme un cygne. J'ai vidé mes verres, je suis plein comme un tonneau. Je n'ai plus d'heure, plus de soucis, plus rien à dire, à part chanter aux étoiles.
Alors je chante, chante, chante aux étoiles...
272 - Nestor le mal-aimé
Le petit Nestor, fils d'un riche industriel et d'une descendante d'illustre famille de France est un enfant dénué de sensibilité, cruel, profondément sot et parfaitement associable.
Inapte à l'effort, il n'apprend rien, si bien qu'à l'âge de douze ans il est pratiquement analphabète. De nature sadique le petit Nestor passe son temps à transpercer des limaces avec des aiguilles de pin ou à engluer les oisillons qu'il attrape au nid, ce qui fait le désespoir de ses géniteurs, trop conscients qu'ils sont d'avoir accouché d'un monstre.
Nestor est un enfant imbécile, gourmand, vicieux, voleur, menteur, vain et sans coeur. Il n'aime pas sa maman, il n'aime pas son papa, encore moins les limaces et les oisillons. Il n'aime que lui. Il n'a aucune aptitude aux expressions artistiques. Il ne s'intéresse à rien, sinon à l'oisiveté et à la pratique assidue de la cruauté envers les animaux. Il n'a pas d'amis et se montre méchant avec les plus petits que lui. Il n'est donc pas question de lui confier un chien ou un chat. Nestor est un enfant incorrigible d'une rare bêtise, animé d'une authentique méchanceté envers autrui. Humains ou animaux, tous les êtres vivants sont ses ennemis.
Bref, Nestor est tout le contraire d'un enfant surdoué, sensible et aimant. Voilà enfin un solide affront aux idées reçues !
273 - Un songe déroutant
Je n'ai plus rien à attendre de cette existence. J'ai vécu. Je dois partir maintenant. Je suis lasse. Plus rien ne me retient en cette vie. Que pourrais-je espérer en ce monde où déjà je n'existe plus, trop vieille, trop laide, trop fatiguée ? Il n'y a rien non plus à espérer de l'autre côté : personne ne m'y attend. Ce serait trop beau. Là où je vais aller il n'y a rien d'autre que de la pourriture et du noir. Il n'y a même pas de place pour le désespoir. On ne désespère pas quand on est mort. On se tait, on s'enfouit, on est muet, on n'y pense même pas... En un mot, on est mort !
Le temps semble venu. Mes forces m'abandonnent. Je tombe. Je vois tout noir. Je pars déjà... Je quitte cette vie. Mais non je ne rêve pas : je suis en train de mourir. Je vais au néant...
Ca y est, je suis morte.
Morte ? Mais où suis-je donc ? Ce visage radieux reflété dans l'onde n'est pas celui de la vieille hideuse que j'ai été. Et puis cette onde limpide où je me mire, cette lumière qui m'entoure, ce paysage magnifique... Serait-ce ça la mort ? Mais non, je ne rêve pas pourtant.
Je comprends maintenant. L'histoire de ma mort, ça n'est qu'un songe. Je dors et je rêve que je suis en train de mourir.
A moins que...
Pauvre vieille que je suis ! Je suis réellement morte. Ce reflet flatteur que je vois dans l'eau, c'est mon nouveau visage. Cette lumière dans laquelle je baigne n'est pas un mirage onirique. Ce paysage n'est pas une chimère issue de mon sommeil. A présent je sais que je ne suis plus dans un rêve. Je suis vraiment morte. Seul le début de cette histoire fut un rêve, mon dernier rêve. Celui qui m'a conduite jusqu'ici.
Je suis partie en dormant : Morphée m'a prise dans ses bras pour me déposer en douceur sur les rives de la Mort.
274 - Les leçons de frère Vertu
Frère Vertu était un moine de grande renommée, alors même qu'il avait fait voeu d'humilité. Depuis qu'il était entré au monastère, la population locale des alentours avait sensiblement augmenté. Le registre des naissances des paroisses voisines de l'abbaye sont là pour le confirmer. Il faut dire que frère Vertu était monté comme un bourriquot. Presque toutes les vierges et les épouses frustrées de la contrée venaient lui rendre visite. En vérité et comme on peut s'en douter, ces dévotes femelles venaient surtout se faire dignement culbuter la matrice par le bon moine. Ces visites répétées au monastère étaient une source de grande fierté pour le Père Abbé qui voyait là un signe de piété populaire bien rassurant.
Frère Vertu buvait comme un paillard, ce qui n'était pas pour déplaire à certaines gueuses qu'il fourrait infatigablement. Les rares Marquises qui le côtoyaient appréciaient quant à elles son goût pour les choses de la culture et de l'esprit : frère Vertu était le seul moine à des lieues à la ronde qui pouvait tout à la fois combler de femelles cavités et clamer des vers de Racine appris par coeur puis réciter sur un ton monotone des versets du Coran. Précisons bien : cela toujours en besognant copieusement et sans relâche ses illustres auditrices. Les Marquises ont de ces exigences...
Certaines débauchées aimaient désigner frère Vertu par de doux sobriquets : Foutracouille-le-Tondu, Tricaille-Gueuses ou encore Queue-d'âne-la-Bure.
Un jour un de ces charmants surnoms parvint fortuitement jusqu'à l'oreille du Père Abbé.
- Frère Vertu, je me suis laissé dire que Madame la Marquise de la Haute-Brissonnière vous appelait mon "Grand-Pieux-Enfileur-de-Cul". Que signifie cette diablerie mon fils ?
- Mon Père, cela signifie tout simplement que Madame la Marquise de la Haute-Brissonnière s'est recommandée à moi sous le sceau de la confession. J'ai apaisé la fièvre impie de son âme, calmé les battements impurs de son coeur, assouvi les élans dénaturés de sa chair, mis un terme au feu de ses flancs corrompus. Vous avez dû mal entendre mon Père. Heureuse d'être régulièrement délivrée de ses démons par la grâce de mes incessantes interventions, cette sainte femme aime m'appeler affectueusement son "grand et pieux fils au coeur de vertu". Et non comme vous l'avez cru son "Grand-Pieux-Enfileur-de-Cul".

- En d'autres termes mon fils, vous lui avez fait goûter aux vertus monastiques de votre indéfectible piété ?
- C'est cela mon Père.
- Bien ! En ce cas mon fils vous allez me raffermir les âmes quelque peu amollies d'une congrégation de bonnes soeurs en visite dans notre monastère. Mère Marie-Thérèse de la Conception et ses filles auraient bien besoin que vous leur donniez à toutes une bonne leçon de ferveur. Expérimenté comme vous l'êtes, je suis persuadé que vous pourrez faire un petit miracle. Allez mon fils, allez sans tarder défendre auprès des soeurs votre réputation de "grand et pieux fils au coeur de vertu !"
C'est ainsi qu'en autres exploits d'alcôves, le moine au phallus d'airain réalisa l'ultime prouesse de s'enfiler, à la barbe du Père Abbé, toute une congrégation de jeunes et jolies bonnes soeurs en pleine furie utérine.
275 - L'abbé Pérrin
Il était une fois un curé de campagne bossu et pervers qui engrossait régulièrement ses ouailles. L'abbé Perrin était un "homme de nature", comme on dit. Son caractère était bien trempé, bien que son corps fût contrefait. Il aimait la bonne chère, les femmes, à peu près toutes les femmes, le vin, du plus aigre au plus fin, les jeux de hasard, du plus minable au plus dispendieux, et même disait la rumeur, les hommes bien montés. Bref, l'abbé Pérrin était un vrai débauché, un digne disciple de Casanova et de Sade réunis.
Souvent il revenait de ses excursions douteuses tard le soir, parfaitement ivre. Sa jeune bonne en payait généralement les frais, elle qui était belle et vertueuse comme une Vierge Sainte. Il la troussait sur-le-champ pour la saillir sur le pas de la porte du presbytère sans autre forme de procès. Il était fréquent que des passants vissent les ébats éhontés du prêtre qui ne se cachait d'ailleurs nullement. Il semblait même être particulièrement fier de ses publiques et acrobatiques prouesses... L'abbé Perrin était un authentique paillard, on devait au moins lui reconnaître cette qualité.
Le bossu impie rendait toujours visite à ses plus jolies protégées après la grand-messe du dimanche. Sans doute les vertus toniques du vin de messe que l'abbé absorbait avec une piété toute chrétienne... C'est que le curé pratiquait avec un rare scrupule la charité sur sa propre personne. Il avait au moins le sens de lui-même, à défaut d'avoir le sens de l'autre. Les plus laides de ses ouailles quant à elles se faisaient culbuter directement à confesse. L'abbé était esthète : il se réservait les plus jolis morceaux pour les fêtes. Pâques, Noël, noces, enterrements... Aux funérailles il consolait les belles éplorées. Aux mariages il exerçait son droit de cuissage sur les épousées, les déflorant au passage s'il avait omis de le faire au temps de leur communion, soit pour raison de décence à cause de leur puérilité, soit pour raison de goût, préférant les charnelles aux fluettes. Le bossu avait une solide morale. Aux jours de grandes fêtes, il besognait volontiers les Marquises, les Comtesses et quelques châtelaines. C'est qu'il avait du goût l'abbé.
A sa mort on sonna le glas dans toute la contrée : il avait tant essaimé, tant forcé de passages secrets que nulle pécheresse ne pouvait ne pas revendiquer avoir reçu au moins une fois l'hommage de son grand et fécond bâton de pèlerin, pour certaines dans le temple interdit, pour d'autres dans le vase naturel selon qu'elles furent belles ou laides.
On peut dire qu'il avait vraiment la bosse dure, l'abbé Pérrin.
276 - Le vice et la laideur
Marguerite était une jeune femme prétendument sage, aimable, sérieuse. Et fort laide. Marguerite se croyait belle parce qu'elle se vêtait de soie cousue d'or. Laide mais luxueusement accoutrée, elle s'admirait sincèrement dans le miroir, s'imaginant un avenir radieux.
Marguerite était riche. Elle avait accumulé tant d'artifices qu'elle en avait fini par oublier, peut-être pire encore, par ignorer en toute bonne foi son authentique et définitive laideur. Ce qui lui permettait d'exercer sans pudeur ses charmes hideux sur la gent ecclésiastique. Marguerite avait en effet un fâcheux penchant pour la soutane. Non contente d'être laide, Marguerite se permettait le luxe d'être une femme dénaturée.
A force de vils harcèlements, de chantages et menaces divers, allant même jusqu'à soudoyer l'évêque en personne (ce que lui permettait sans grande difficulté sa fortune mal acquise) elle parvint à se faire déchirer l'hymen par Monsieur l'abbé de la Coutencière, prêtre éminent et respectable d'une paroisse intégriste de la petite province...
Le scandale fut énorme, si bien que Marguerite dut s'exiler loin de son évêché natal. Son vice semble n'avoir pas de limite puisque, installée dans une autre petite ville de province, elle travaille bénévolement dans un hospice qui accueille de vieux prêtres grabataires.
277 - Le Père Gauthier
L'abbé Gauthier aimait les hommes. Authentique homosexuel refoulé, sa véritable religion était l'hypocrisie. Les jeunes garçons efféminés étaient sa bête noire, les femmes son alibi. Il faisait croire à tout le monde que ces dernières étaient sa passion. Il arborait avec ostentation des signes de virilité en féminines compagnies, s'affichait sans complexe avec des putains, prenait soin à ce qu'on le vît s'enfermer dans le presbytère avec des communiantes pubères...
Le Père Gauthier n'omettait pas de forcer avec fracas et cris l'hymen de quelques-unes de ses ouailles dans le but de répandre la fausse rumeur de son hétérosexualité, jetant son dévolu de préférence sur les plus bavardes de ses fidèles (qui n'étaient pas nécessairement les plus jolies) afin de s'assurer du succès de son entreprise mensongère.
Il lui fallait à tout prix dissimuler ses passions de sodomite, fût-ce au prix de scandales plus ordinaires. Le vice du Père Gauthier consistant au commerce éhonté avec de jeunes fils de famille dénaturés, il devait sans cesse faire du zèle pour tromper son entourage, détourner son attention. Il faisait si bien diversion avec les femmes que nul n'aurait songé à le soupçonner de "coupables liaisons", si l'on peut dire.
C'est ainsi que le Père Gauthier se fit une solide réputation de trousse-jupons, lui qui abhorrait la chair femelle. Il mourut en laissant derrière lui cette fausse légende de Casanova des clochers qui effrayait tant les bonnes âmes, alors qu'il n'avait été toute sa vie qu'un incorrigible pédéraste.
278 - Une histoire
Elle me parut belle.
Pâle, frêle, mourante, on eût dit que sa détresse était son unique parure. Son éclat funèbre faisait peur à voir. Les gens sur elle se retournaient. Ou détournaient décemment le regard. A la fois attirante et repoussante, elle faisait pitié dans sa morbidité figée. Son charme consistait dans sa fragilité, sa laideur. Car à la vérité elle était laide, bien que je la trouvasse belle.
Dans son sillage, elle laissait un malaise palpable. Comme un parfum de mort, un goût âcre, une vision atroce, une idée de cercueil. Elle sentait le moisi et le formol, une odeur entêtante d'hôpital et de morgue. On la devinait condamnée.

Je lui adressai la parole sur un ton que je voulus neutre, en termes banals.
- Puis-je vous être de quelque aide, Mademoiselle ?
Je constatai qu'elle ne pouvait correctement articuler les mots, la paralysie enchaînant son corps jusqu'au champ de la parole. Une espèce de grognement grotesque et épouvantable sortit de ses lèvres tordues. De cette bouillie de sons, je captai quelques mots cependant, reconstituant la phrase dans sa cohérence sonore : elle me remerciait poliment, m'assurant qu'elle se débrouillait très bien toute seule malgré la terrible infirmité qui la clouait dans son fauteuil roulant. A travers sa grimace hideuse, je discernais un sourire qui désespérément voulait ressembler à quelque chose d'aimable.
La jeune handicapée tentait de faire oublier sa piteuse apparence et je sentais qu'elle était en train de faire un effort surhumain pour me plaire, du moins pour ne pas me déplaire... Cette sincérité, cette indigence, cette allure simiesque étaient poignantes et j'en fus bouleversé. Je reçus ses mots brisés comme une révélation : je venais de toucher le fond de sa misère.
Ses cheveux fins se déliaient avec une grâce infinie sur son front osseux. Ses mains crispées agitaient l'air avec des mouvements saccadés, des sons gutturaux sortaient de sa gorge. Mais à travers ses traits convulsés, sa gestuelle de pantin et sa constitution débile, je ne voyais que son regard. Dans ce corps accablé de souffrances et de disgrâces, son regard semblait être la seule source de beauté. Je n'oublierai jamais la profondeur, la douceur, la douleur de ce regard qui tentait de se hisser au-dessus de ce corps impotent.
Sans rien laisser paraître de mon émoi, je lui rendis les politesses d'usage et m'éloignai. Cette nuit-là je ne pus trouver le sommeil. J'étais épris de la jeune fille invalide, sans oser convenir qu'une telle déshéritée pût faire battre mon coeur sain... Le lendemain à la même heure je la revis descendre la rue. Je lui avouai presque honteusement ma flamme.
Cette idylle sans nom fut de brève durée. La jeune fille mourut quelques jours après, rongée par la maladie, terrassée par la paralysie.
J'ai conservé une mèche de ses cheveux blonds, comme une triste relique. Parfois je repense à la jeune handicapée dans son fauteuil roulant. Je revois son regard digne et noble, je revois ses cheveux clairs flottant sur son visage déchu, je revois ses lèvres déformées tentant de prononcer mon nom. Et j'entends ses grognements mêlés de pleurs étouffés, tentant maladroitement, vainement d'émettre des sons qui ressemblent à mon nom.
279 - Les yeux clairs
Lorsque j'étais enfant il y avait dans mon village un vieil homme qui passait à vélo. On l'appelait "Saint-Denis". J'ignore si c'était là son véritable nom ou un simple sobriquet. Il vivait dans une vague cabane dans le village d'à côté. Dans une espèce de lieu informel, mi-terrain vague, mi-sous-bois, non loin du centre de son village. Une situation à la limite de la légalité. Ce "Saint-Denis" doit être mort depuis longtemps, maintenant.
Je portais sur cet homme mon regard puéril, et voyais en lui une sorte d'aimable vagabond aux allures d'étoile filante, juché sur son antique vélo et qui passait dans la rue, laissant sur son sillage un parfum mystérieux et exotique. Mon imagination impubère s'emportait et je me laissais vite séduire par ce vieux fou. Je le croyais prince de quelque royaume fantastique, sorcier magnifique ou compagnon de lutins. Je l'interrogeais, émerveillé par ses histoires de loups dans la nuit, de hérissons, de hiboux, par ses anecdotes pittoresques, ses aventures avec son vélo sur les petites routes de campagne... Cet homme fut un des rêves ayant nourri mon imaginaire infantile.
Puis je grandis. Alors mon regard sur les choses de ce monde changea. Le merveilleux personnage que je m'étais figuré était devenu un pauvre type analphabète, inculte, sans conversation, aux allures douteuses et ne s'intéressant qu'aux bistrots. Ce "Saint-Denis" n'était pour moi plus qu'un vieux garçon minable et sans intérêt qui vivait dans une cabane sordide.
Le jour où je pris conscience de cela, ce jour-là je devins adulte.
Mais le jour où je pris conscience, bien plus tard, que mon regard avait à ce point changé, ce jour-là je décidai de redevenir enfant. Et je ne voulus plus jamais être adulte.
280 - Une ascension fulgurante
Entre ciel et mer, quelques mouettes aux ailes immobiles se laissent porter mollement dans le vent. Par rafales des vagues viennent mourir sur le sable de la plage, déserte. Le soleil couchant de mai donne une teinte crépusculaire aux nuages qui stagnent à l'horizon. Ici, c'est un jour comme les autres. Cette côte du pays de France somnole. J'entends les mouettes crier et les flots rouler, tandis que l'astre rouge descend lentement dans le ciel avec de grands soupirs. On dirait que l'océan s'ennuie, que la faune fatiguée flâne aux hasards de l'onde et de l'air, dans les lueurs expirantes de ce soir de printemps.
Je suis seul, le regard perdu vers les étendues brumeuses. Je sens le vent frais du large sur mon front, et un frisson terrible secoue tout mon être. Une sensation inédite, profonde et ineffable transporte mon âme vers des immensités lointaines, inconnues... Intérieures. J'ai l'intuition qu'un grand destin m'attend ce soir. Déjà je crois gouverner l'océan : il me semble que chaque vague applaudit avant de se prosterner à mes pieds.
A présent je suis dans un train qui m'emmène vers Paris. Personne ne me connaît dans ce convoi qui file dans la nuit.
Il n'est pas encore minuit, je me faufile avec difficulté dans la foule compacte massée devant l'Hôtel Matignon. De toutes parts des cris fusent. De joie ou de dépit. Le climat est tendu. Les regards sont pénétrés. On chante, on se bouscule, on pleure aussi. Des noms sont scandés, de vives discussions s'engagent. On s'oppose violemment ou on se rallie dans les flammes de la passion. Dans la mêlée je reconnais quelques têtes célèbres.
J'entre dans le hall d'accueil de l'Hôtel Matignon où nul ne connaît mon visage. Le nouveau Président de la République vient d'être élu par le peuple. Il a déjà désigné un de ses proches comme principal membre de son gouvernement.
Dans quelques heures je serai Premier Ministre.
281 - Le chant des ânes
Voici la réponse faite à un auteur qui se complaisait à versifier sur le dos des bourgeois :

Que reprochez-vous donc à ces "rats" embourgeoisés que vous citez avec tant d'impudence ? Qu'avez-vous contre ces banales gens qui possèdent un confortable compte en banque et qui ne désirent plus, grâce aux bonnes habitudes prises au cours d'une existence toute pleine de graisseuse sédentarité et de sécurité matérielle, aller se confronter à la légèreté des choses ? Que trouvez-vous à redire à la platitude de ces vies casanières ?
Apprenez que la quête de sécurité, de confort, l'avidité pour l'or amassé, bref toutes ces choses que vous considérez comme des "mesquineries temporelles", valent bien que l'on y consacre quelques vers, au moins autant que vous en consacrez à ces bourgeois que vous traitez de "rats", car le vrai poète est celui qui chante là où nul ne l'attend...
Avec vos vers vous ne faites qu'enfoncer des portes ouvertes. Vous jouez là la musique monotone des lieux communs. A vouloir ainsi dénoncer l'ennui vous devenez à votre tour ennuyeux. D'autres sont passés avant vous par ces chemins balisés : les voies sont usées et les ornières vous guident.
Chantez-moi plutôt, pour être poète, ce qui ne se chante jamais : donnez le beau rôle au banquier, au lâche, à l'insignifiant quidam. Et raillez ces imbéciles de romantiques qui ont toujours les cheveux au vent.
Là, vous plairez aux muses.
282 - La pucelle et le bossu
Une pucelle perverse tentait vainement de séduire un bossu vertueux. Elle le harcelait de ses charmes, elle qui était jeune et belle. Lui se complaisait dans le jeûne, l'abstinence, la prière. Non content d'avoir une bosse sur le dos, le vieil homme contrefait grimaçait comme un singe du matin au soir. Il avait les yeux globuleux à souhait, la voix rocailleuse et les doigts osseux. Et pour couronner le tout, il chiquait comme un hérétique. Inutile de préciser que sa chique le faisait baver comme un boeuf. Une sorte de liquide jaunâtre et épicé suintait de ses lèvres pour se répandre et s'incruster le long de sa chemise crasseuse. La chique était d'ailleurs sa seule faiblesse. En dehors de ça, c'était un vrai moine.
Un jour la belle, lasse de se voir si longtemps tenue en échec par le vieil ascète entreprit de déployer les grands moyens. Elle vint frapper à la porte du bossu en tenue légère. D'habitude elle lui faisait des propositions indécentes en chapeau de paille ou en crinoline. Là, elle n'était vêtue que de voiles transparentes et de dentelles cousues d'or fin. Autant dire qu'elle ne dissimulait rien de ses appas. Mais le vieux, au lieu de sa chair femelle ne voyait que la richesse de ses atours. La pucelle portait la toilette d'une fille de la ville, et c'est cela surtout qui éblouissait le bossu.
Dédaignant la cuisse et le tétin, il écarquillait les yeux devant l'étalage de ces apparats textiles. Il regardait les voiles de la pucelle comme un fripier jauge la qualité d'un tissu. Tant et si bien qu'il lui proposa de les lui acheter. Précisons pour comprendre la finesse de cette histoire que le bossu était un ancien tailleur, et que par conséquent il s'y connaissait en matière de broderie. Et aussi en affaires.

C'est ainsi que la pucelle sortit de chez le bossu toute nue, les mains pleines d'écus. La rumeur fit du bossu un Casanova et de la pucelle une voleuse.
En vérité le bossu vertueux avait tout simplement fait une bonne affaire en revendant à prix d'or les voiles et les dentelles au Diable (qui comme on le sait collectionne les souliers et les rubans des vierges débauchées), tandis que la pucelle perverse avait accepté de prendre froid contre une poignée de finances.
La réalité est aussi simple que cela.
283 - Un beau spécimen
Mademoiselle,

Vous avez les grâces douteuses des létales amantes. Votre visage est celui d’une vipère, avec des mèches de feu, du poison dans l’oeil et des lèvres de roc. Votre éclat cruel et macabre enchante mon cœur malade. Je suis l’esthète des causes désespérées, vous êtes mon égérie.
J’aime votre regard de sorcière, vos mains de fillette, votre air de menteuse. J’aime vos prunelles de silex, votre vertu de catin, votre voix de flûte. Vous êtes la plus précieuse ivraie de mon harem.
Votre corps de diablesse m’effraie, votre visage de désincarnée me plaît. Votre charme verdâtre fait honneur aux fantômes des cimetières, rend jalouse la Lune, assoiffe les dieux sanguinaires.
Vous êtes belle à regarder, comme un noir scorpion sur le sable. Votre face osseuse, votre allure éthérée, votre joue pâle me font songer à une inhumée. La dentelle vous pare comme un linceul, les soupirs sont vos sourires, et vos sourires ressemblent à un tombeau.
Je vous aime en véritable collectionneur : avec du formol dans le coeur, un précis de grammaire à la main, de la poussière dans le sang. Permettez que, tout de blanc ganté, un lorgnon à l’oeil, je vous contemple derrière une vitre, tel un insecte vénéneux que crève une épingle.
284 - La matière et la réflexion
Lettre envoyée à un directeur de grand magasin de ma région.
Monsieur,

Bravo ! Nous y sommes enfin parvenus, et grâce à des gens comme vous. Vive la civilisation des réjouissances de masse ! Avec votre aide, ne sommes-nous pas déjà arrivés au même niveau de dégénérescence que la Rome décadente ? Du pain et des jeux. Avec votre magasin, c'est la consommation et la déculturation à grande échelle.
Noël est devenu une fête païenne sous l'étendard de « Saint-Hypermarché ». A parcourir les récents catalogues édités sous votre enseigne, Noël est la fête des grands magasins, la fête des jouets, la fête du commerce. Hermès n'a jamais été autant adoré qu'en cette époque contemporaine où règne la loi du marché, et le culte que vous rendez à ce diable de Mercure vaut à lui seul toutes les ferveurs mises ordinairement au service des causes les plus sacrées.
Votre magasin à la bannière criarde et aux séductions douteuses est le grand prêtre qui dispense à ses ouailles, à son peuple de veaux, à son bétail bien docile et savamment conditionné richesses matérielles, satisfactions profanes immédiates et autres bienfaits temporels falsifiés, mensongers et outranciers, moyennant fidélité et deniers du culte de la part de ces bovins d'élus.
Permettez-moi de vous signifier que j'ai l'honneur de ne pas appartenir à votre troupeau. Pour moi Noël est une fête sacrée : la fête martiale, véhémente et offensive de la lutte contre les pollueurs de l'esprit que vous représentez. Ma lutte est simple, indolore, modeste mais efficace, au moins à mon humble niveau : je vous combats en ignorant tout bonnement votre enseigne et en vous faisant part de mes présents griefs. J'ai bien conscience que cela vous touchera infiniment peu, mais je tenais seulement à vous dire mon sentiment. Si infime qu'elle soit, ma satisfaction est là néanmoins. Et ma lutte, si dérisoire qu'elle soit, est cependant réelle, concrète, tangible.
Puissé-je être l'atome initial qui amorcera des réactions en chaîne.
Je vous remercie pour votre attention et vous prie de croire, Monsieur, à ma parfaite considération.
285 - La morale amoureuse
J'aimais les rires stridents de la méchante fille, et fuyais les sourires onctueux de l'aimable couturière. Il faut dire que la pimbêche était belle comme une catin, alors que la chiffonnière était d'une repoussante banalité. La première était une vraie pie jacassière, la seconde une carpe parfaitement dévote. La chipie avait un coeur venimeux qui était loin de me déplaire, alors que l'ouvrière était d'une honnêteté dégoûtante : un vrai tue l'amour.
Je n'avais de cesse d'admirer la blonde vipère qui s'ébattait joyeusement sous le soleil. Et je maudissais tout haut la terne fileuse chaque fois que je la voyais sortir de son antre. La méchante fille s'amusait parfois à lui cracher au visage. Ce spectacle me réjouissait : c'était la beauté piétinant la laideur. Le triomphe de la joie sur la tristesse.
Le plus comique de l'histoire, c'est que la gueuse avait des vues sur moi. Je lui fis comprendre non sans cruauté que c'était son ennemie, la blonde mijaurée, que je préférais. Je lui expliquai que ses rires aigus, ses éclats de voix fielleux, son front haineux, ses dentelles recherchées, sa toilette osée, sa gorge aérée, sa cuisse dévoilée étaient choses adorables à mes yeux et que je ne voyais rien d'aussi aimable chez celle qui pensait me séduire avec ses chapelets et ses doigts desséchés de laborieuse... Je lui démontrai la vanité de la moralité, de la modestie, de la décence, lui prouvai la supériorité des rires perçants des blondes impertinentes sur les sombres sourires des vierges de son espèce.
Je lui expliquai tout cela en présence de la scélérate beauté qui n'en perdit pas une miette. Pour finir je lui crachai au visage au moment où je sentis poindre ses premières larmes. Je n'eus même pas à inviter la jolie hyène à m'imiter : elle me devança et ses crachats recouvrirent les miens sur le visage en pleur de l'offensée. C'était odieux et délectable, ignoble et exquis, infâme et plaisant.
Amants et esthètes, mes frères, récompensons sans compter le vice et la beauté, châtions sévèrement la laideur et la vertu.
286 - Un monde d'abrutis
L'Amérique hollywoodienne est la plus fameuse productrice d'inepties filmiques calibrées à l'image près pour plaire au maximum d'abrutis moyens que compte la planète. Des films à énormes budgets et à minuscule envergure (exemple type : "Le Titanic") sortent des studios de Hollywood pour "arroser" les salles de cinéma du monde entier, et ce afin de mieux aliéner les esprits aux normes de la pensée américaine.

Ces films sont des produits de consommation rapide dont les ressorts essentiels sont basés sur la vulgarité, la violence, la laideur : le parfait reflet de l'Amérique moyenne contemporaine.
Vulgarité, violence, laideur : voilà exactement ce qui plaît à la racaille. Les fabricants de films jetables l'ont bien compris. Bruce Willis, ce héros de celluloïd au charme épais et vulgaire rapporte des millions de dollars à son pays (le plus sous-développé sur le plan culturel). Rapporter de l'argent à brève échéance est le but premier et avoué de ces films américains. Accoutumer, puis gaver les foules avec les glucides mentaux que constituent ces productions est également important, sans être avoué. Pour mieux les assujettir à longue échéance.
Ces marchands de coca-cola psychique inoculent aux foules le goût du film américain afin de les ramener régulièrement devant les écrans de cinéma et ainsi mieux asseoir l'hégémonie culturelle et économique de leur pays, les modèles de la vie américaine étant habilement inculqués à travers les images. Les stars standard fabriquées à Hollywood sont les ultimes maillons de l'usine à abrutir les masses, les derniers rouages de l'énorme machine à décérébrer les peuples, les plus flatteurs et indolores colporteurs de la religion hollywoodienne.
Dans cette société de veaux avides de granulés cinématographiques, les apôtres de la vulgarité sont récompensés, tandis que les adeptes de la Beauté sont méprisés. Dans ce monde peuplé de ruminants capables de payer au prix fort des billets de cinéma pour brouter placidement des productions filmiques américaines à caractère commercial, la place des artistes n'est plus que sous les ors des beaux esprits dont je me réclame.
A l'heure où la rue est envahie par les archétypes américains, à présent qu'elle est devenue le déversoir des déjections pestilentielles pondues par les studios de Hollywood, les salons sont devenus les derniers asiles des gens distingués.
L'on s'y entretient encore de madeleines et d'art roman, de chastes amours et de songes olympiens. Le salon est le toit du poète, le gîte de l'inspiré, le refuge de l'esprit.
287 - La vieille crogne
Je suis une crogne, une sale vieille crogne de putain de charogne de saloperie d'ordure. Plus crogne que moi, y a pas. J'ai quatre-vingt-huit ans, presque toutes mes dents et une canne plus dure que la tête du Diable. J'ai vécu : deux maris, trois chiens, un glaïeul. Tous crevés.
J'enfonce des crucifix rougis au feu dans les trous de serrures des maisons des pauvres gens. Avec ma canne je cogne les riches, je cogne les chats, je cogne les agents de la maréchaussée. Pis j'ouvre le courrier de mes voisins pour cracher dedans. Je suis une vieille crogne : je vote communiss' et je brûle l'argent des ouvriers. Seulement les billets, parce que les pièces résistent au feu.
Je suis une vieille crogne et je vous envoie à tous ma canne au travers de la gorge ! J'ai besoin de personne, vous pouvez tous allez crever là où que vous êtes ! Je vous enterrerai bien avant que le Déluge me tombe sur la tête... J'en ai enterré de plus solides que vous. J'ouvre à personne dans ma maison, pas même au Bon Dieu. Sous mon toit je suis chez moi et y a pas intérêt à ce qu'on vienne me chercher des noisettes ! Je suis pas crogne pour rien. Je vous materai tous autant que vous êtes, bande de petits ricouillards !
Je peux vous dire que vous allez entendre parler de moi. Ma canne elle en a râpé des chemins. Ca fait des lunes que je la traîne. Même elle je peux pas la voir, la Lune. Alors c'est pour dire que si jamais je vous vois... Ben y a pas intérêt à ce que je vous voie.
Une vieille crogne, je suis une vieille crogne que je vous dis !
288 - Les rites ridicules
Le comportement simiesque de mes semblables me laisse parfois perplexe. Pour peu qu'il soit en réunion avec ses congénères et que son sang s'échauffe à force d'évoquer son gourou favori, le plus brillant des esprits, prix Nobel de littérature ou éminent professeur de physique peut, de la même manière que l'idiot du village ou le provincial attardé un peu simplet, voir des croix planer dans le ciel ou des croissants se lever à l'horizon selon qu'il appartiendra au grand club mondial des catholiques ou au club international des musulmans...
Le plus grand érudit, le plus averti des scientifiques, le plus diplômé des chercheurs, le moins ignare des hommes peut, de son propre chef, adopter des comportements infantiles, puérils, voire franchement ridicules : il se lève sur un signe du prêtre catholique pour écouter ses paroles rituelles, se signe publiquement avec une solennité convenue, s'agenouille docilement en marmonnant des espèces d'incantations, le regard perdu sur les barreaux de chaises qui lui font face. Tout cela est parfaitement grotesque d'un point de vue formel, objectif, et même simplement humain.
Le prêtre catholique, dès qu'il revêt son habit de cérémonie, change de ton, d'allure, de regard. Il est comme pénétré de l'importance de son jeu devant la petite foule d'idiots et de savants mêlés qui lui fait face. Sa voix se fait ridiculement compassée, mielleuse, son geste est soudain calculé, plein de précision apprise. Il roule parfois les "R" lorsqu'il prononce le mot "Christ", il ouvre presque toujours le "è" en nommant son "Père tout puissant". Dans la bouche du prêtre le "R" final du mot "amour" est TOUJOURS accentué à force d'être affecté : il prononce "amourrr". Toute l'assemblée se retrouve à travers ces artifices textiles, vocaux, théâtraux. Tous les esprits, petits et grands, sont égaux devant le prêtre qui leur fait signe de se lever, de s'asseoir ou de s'agenouiller.
Le signe de croix est viscéralement enraciné dans les cerveaux agenouillés face au prêtre, qu'ils soient pleins ou vides. Il est comme un laisser-passer, un passeport, une clef de base pour être admis au club des agenouillés. Ce qui est étrange, c'est la sacralisation de la croix. Rappelons que la croix est une invention romaine. Si le Christ avait prêché en Chine, nous aurions sacralisé les baguettes (je suppose qu'il doit bien exister un martyre lié aux baguettes...). S'il était né chez les "empaleurs", le pal aurait été l'étendard porté au cou des fidèles. S'il était mort dix, cent, mille kilomètres plus bas, là où les moeurs pouvaient encore il y a deux mille ans être radicalement différentes d'un village à l'autre, d'une région à l'autre, notre architecture sacrée aurait été bien différente : nos églises, nos cathédrales, nos basiliques seraient aujourd'hui non pas en forme de croix, mais ovales, rondes ou carrées selon les supplices endurés. Les savants et les idiots semblent avoir oublié cette petite évidence, eux qui interprètent la croix comme une forme par essence sacrée. La croix est le fruit des aléas de l'Histoire, des errances de l'esprit humain qui a imaginé des supplices, voire de ses tâtonnements, du contexte des lois, de l'état d'esprit des sociétés, etc... La forme croisée est née de manière fortuite, capricieuse, hasardeuse, nous en avons fait un symbole inné, comme sorti de terre. Ou descendu du ciel, tout cuit.
Penser que nos églises auraient pu être circulaires, pyramidales ou trapéziformes fait froid dans le dos : nous avons échappé à des armées d'abrutis portant des chapeaux triangulaires, des sphères sur la poitrine ou des cubes aux doigts. Nos Croisés des temps passés auraient violé, pillé, massacré chez les tenants de religions "géométriquement" différentes. Les croisades avec des cercles dans le dos auraient été des Rondades. Avec des baguettes chinoises, on aurait appelé ça des Chinoiseries. Avec des pals, des Palades, que l'on aurait vite transformé en Ballades. Etc.
De nos jours des savants aussi bien que des idiots auraient vu dans le ciel de Rome à la Place Saint-Pierre, dans le ciel du désert à la Mecque (ou en quelque autre Lourdes de Chine) des trapézistes, des ronds de fumée ou des rubbick-cubes...
289 - Abstinences et châtiments
Sa vertu consistait en des puérilités de vieille fille. Elle fréquentait avec assiduité les lieux austères, sombres, humides : caveaux, chapelles décrépites, presbytères aux relents d'hospice. Elle consultait des livres poussiéreux sans intérêt, s'abîmait dans la lecture frénétique de vieux missels, assistait à toutes les messes.

Son honnêteté était légendaire. Elle ne sortait jamais le soir, ne portait que des vêtements de deuil, se détournait naturellement des hommes tant elle avait pris l'habitude de les mépriser depuis ses premières règles. Si bien qu'à quarante ans elle était devenue laide et acariâtre.
Un jour cependant, prise d'une sorte de fureur utérine sans précédent propre aux femelles de son espèce, elle alla exhiber sa nudité sur une plage où nul ne la connaissait, loin de son village natal. Elle se délectait à l'idée d'éveiller de mâles ardeurs au-delà de son clocher.
Elle fit l'effet d'un repoussoir : elle était sèche, osseuse, sans forme. Elle n'avait que de la peau et des épines. C'était une rose sans pétale, une longue tige couverte de piquants, une femme flétrie et anguleuse. Son corps sans appas provoquait le dégoût, la pitié, voire les quolibets. De cette créature accoutumée à l'abstinence, aux concerts des cloches d'églises, au silence des cimetières et aux murmures des confessionnaux, on ne voyait que les côtes qui ressortaient, la peau trop pâle, l'allure étriquée. Cette femme était un squelette, un corps décharné. Même le Diable n'aurait pas voulu d'une si piètre compagne d'alcôve. Elle exposait ridiculement sa poitrine plate aux regards, se déhanchait maladroitement sur le sable, s'ébattait stérilement dans les flots comme si elle voulait rivaliser avec les beautés charnelles qui l'entouraient... Le spectre dansait, tandis que les Vénus doraient au soleil.
Elle retourna dans son village plus fielleuse que jamais, maudissant les hommes parce qu'ils n'avaient pas daigné poser leurs regards concupiscents sur ce qu'elle pensait être un "trésor préservé". Elle se consola en se plongeant de plus belle dans la lecture de ses missels, en usant entre ses doigts de momie ses sempiternels chapelets, en multipliant ses promenades morbides au bord des tombes. Ce qui la rendit encore plus laide, plus honnête, plus vertueuse, plus infréquentable.

Son existence fut un grand désert. La chasteté, la solitude, l'ennui furent ses compagnons de route, les seuls qu'elle admît. Elle mourut dans le plus parfait anonymat sans que son irréductible vertu ait reçu la moindre récompense. On l'inhuma en modestes pompes. Elle fut vite oubliée.
Ainsi en est-il du destin des vieilles filles laides et acariâtres.
Sur sa tombe nul n'alla jamais se recueillir. Sauf moi : je suis allé la visiter un jour. J'ai éprouvé le désir de laisser sur sa sépulture la trace éphémère de mon passage. Je me suis penché sur le marbre médiocre, lentement, solennellement.
Pour y déposer un crachat.
290 - Belle et chaste
C'était un adorable démon, une vierge belle comme l'enfer. Malheureusement, elle était très sotte, extrêmement pieuse, d'une chasteté exemplaire, maladivement versée dans les chants de messe. Cela dit, elle vocalisait comme un rossignol. A la messe elle attirait les mâles corrupteurs de la paroisse, non que sa voix céleste provoquât de sincères conversions chez ces âmes égarées, ses femelles courbes rivalisant simplement de grâces avec la statue mariale qui trônait à l'entrée de l'église.
Avait-elle conscience de sa venimeuse beauté ? Sa sottise abyssale la rendait hermétique aux compliments continuels de ses prétendants. On lui parlait de son corsage, elle répondait par des versets bibliques. On lui faisait des promesses de menteurs, elle s'attendait à des neuvaines. Bref, elle avait une cour d'amoureux éconduits, indifférente devant leur dépit.
Les garçons, la fièvre au corps, se moquaient bien de sa stupidité. Ils ne voyaient que ses yeux de biche, sa jupe brève, ses mises échancrées. C'est que dans son insondable bêtise la belle allait à confesse vêtue comme une catin. Elle ressortait du confessionnal après y avoir laissé ses péchés véniels, plus désirable que jamais. Délivrée de ses mauvaises actions imaginaires, elle dansait de joie en revenant de l'église : sa jupe se relevait, son corsage se dénouait, sa croupe se courbait... Ca jasait derrière les carreaux sales, bien qu'on la sût irrémédiablement bigote.
Les séducteurs bredouilles ne lui pardonnèrent jamais sa dévote conduite. Ils se consolèrent dans des bras moins flatteurs, contre des girons moins glorieux, entre des flancs plus communs. Ils ne se remirent jamais de leurs frustrations.
C'est ainsi que la vestale fit le malheur de ses soupirants.
Finalement elle devint bonne soeur.
291 - Laide et débauchée
J'aimais la regarder passer sous ma fenêtre : sa laideur était un vrai spectacle. J'avais sur elle le regard féroce et cynique du collectionneur blasé. La beauté ayant fini par me rendre indifférent, il me fallait un autre passe-temps pour satisfaire mes sens émoussés.
Je ne manquais jamais une occasion de faire battre mon coeur carnassier sur le dos de cette bossue dépravée. Précisons que cette gueuse était incroyablement stupide et foncièrement méchante, ce qui me dédouanait complaisamment. Les rires cruels que je lui destinais, moi seul pouvait les savourer. Oisif insolent et dandy rompu aux vices mondains, j'avais besoin d'exotisme, de piment pour mon âme en quête de nouvelles ivresses.
Discrètement je la regardais passer sous ma fenêtre avec sa bosse sur le dos. A travers les rideaux de soie qui me préservaient de la vulgarité du dehors, elle paraissait comme un suaire : affreuse et morbide. Maquillée de manière outrageuse, une cigarette bon marché entre les lèvres, elle était plus laide que jamais. Sa toilette d'un goût douteux trahissait des moeurs éhontées. Je l'entendais maudire les hommes, les femmes et les chiens errants. Elle insultait, crachait, aboyait.
Entouré des lambris recherchés de ma demeure, la contemplation de sa laideur me comblait de satisfaction. Cette femelle déchue réunissait en elle toutes les infirmités humaines : c'était un chef-d'oeuvre de désolation, comme un champ de bataille après le combat.
La défaite, l'ombre et l'abîme peuvent être choses émouvantes, belles à mettre en scène sous forme de musique, de mots, d'images... L'évocation de la mort n'est-elle pas exquise lorsque l'artiste en fait un requiem ? La misère n'inspire-t-elle point les peintres ? Le "Radeau de la Méduse" peint par Géricault finirait de convaincre mes détracteurs, si j'en avais encore. De même la tristesse inspire l'archet du violoniste mieux que ne saurait le faire la plus sincère allégresse.
Bref, j'avais trouvé là la muse hideuse nécessaire à mon inspiration d'esthète. Et je chantais, chantais, chantais à n'en plus finir sa laideur, ses vices et sa sottise…
Et mon chant de sybarite prenait la forme de railleries, de quolibets, de sarcasmes, de traits d'esprit fins, joyeux, redoutables... Et infiniment divertissants.
292 - Du trottoir au couvent
C'était une mauvaise mère, une médiocre épouse, une excellente putain. Elle aimait surtout le vice, la mollesse, l'argent facile. Et les amants éphémères soumis à ses tarifs.
Elle n'inspirait que répulsion chez les honnêtes gens, mais était très appréciée des voyous, des débauchés et des notaires, ses réguliers clients.
Elle détestait la vertu, haïssait la décence, adorait son curé. En effet, la piété la plus profonde était le grand paradoxe de sa personnalité. C'était une sainte putain. Ou plutôt une putain sainte. Elle partageait son temps entre piliers d'églises et réverbères.
Un jour elle fut touchée par la grâce. Elle commença alors par ne plus faire payer ses clients les plus assidus. Seulement les oiseaux de passages. Puis très vite elle finit par devenir la maîtresse des sans-le-sou. Elle avait commencé par aimer l'argent, elle avait fini par aimer les hommes.
Elle quitta son foyer, renia sa famille, abandonna époux et enfant pour finir ses jours dans un couvent où nul ne la revit plus jamais.
293 - La belle Berthe
Avec son giron de fermière endurcie, immense, redoutable, avec sa cuisse comme un chêne et son cou de boucher, Berthe ressemblait plus à une masse bovine en action qu'à une frêle femme. Elle buvait comme un Prussien, crachait comme un tonnelier, chiquait plus que de raison, mangeait comme quatre, tenait la charrue mieux qu'un colosse, jurait comme un démon. Et frappait même les hommes comme un vrai couillu qu'elle était.
Entre deux besognes de force elle émettait parfois des plaisanteries de salles de garde. Elle avait des délicatesses de charretier, des finesses d'engraisseuse de cochons, des moeurs de boucanier. Bref cette représentante du beau sexe était un authentique tue l'amour.
Mais pas pour tout le monde.
Alphonse Torchecul, commis agricole à la musculature aussi épaisse que les capacités de réflexion étaient réduites avait des vues sérieuses sur la belle Berthe. Il ne savait pas parler aux femmes. Qu'à cela ne tînt, il décida de parler en homme à Berthe avec ses humbles mots à lui :
- Berthe, j'ai à te parler. Tu vas faire la vache et je m'en va faire le taureau. T'écarteras tes cuisses, comme ça y aura plein de jus à te foutre dans ta matrice de coche pour qu'après tu beugles comme un veau à nous pondre dans les saintes douleurs un salopard de péquenaud qui sortira de ta culasse neuf mois pus tard !
C'était clair, Alphonse semblait sincèrement amoureux de la Berthe.
La belle fut émue par la déclaration d'amour du commis agricole. Elle lui répondit en rosissant :
- L'Alphonse, ramène donc ta tripe de boeuf que je la foute dans ma grosse boyauterie. Tu vas me la secouer dans les tripes, je veux parler des tripes vachères, pas des tripes à purin, et pis je te la ferai bien dégorger jusque dans le fond de mes putains de rognons de fumelle... Pis après y'aura un paquet de viande qui m'poussera dans la panse. On l'appelera Nesto'. Qu'ê qu'ten dis l'Alphonse ? Nesto', c'est-y pas un beau nom ça pour un futur laboureur qui te ressemblera ?
- Nestor, je dis pas. Pour un beau nom c'est un beau nom. Y'a rien à dire la Berthe. Mais si c'est une fumelle ? Comment que tu l'appelleras ?
- On n'aura qu'à l'appeler Nestorine. Ca mange pas de pain de l'appeler Nestorine. Pis elle travaillera comme un gars avec un nom pareil ! On peut pas dire, le nom ça y fait. C'est pas moi qui appellerait le fruit de mes entrailles Charles-Edouard, acré nom de diou ! Ca non alors ! Pasque ça c'est un nom de vrai fainéant ça ! Allez ! Viens donc me rentrer dedans l'Alphonse, pasqu'y faut déjà commencer par la fabriquer cette andouille à naître dans neuf mois !
Les deux amoureux échangeaient innocemment de la sorte et se disaient encore plein d'autres choses aussi charmantes. C'était touchant de les voir parler ainsi de leur avenir. Ils conçurent entre le tas de fumier et l'étable à vaches. Les meuglements, caquètement et grognements des hôtes de la ferme accompagnèrent leurs roucoulades comme le plus doux des violons.
Neuf mois plus tard la petite Nestorine vint au monde.
Ce fut pour elle le début d'un enfer sans tache.
294 - Une jeune fille à la ferme
A vingt ans, Nestorine connaissait mieux le langage des porcs que le Grevisse. Elle était le parfait reflet de ses géniteurs, mais en plus jeune. Elle se mouchait dans ses doigts, se soulageait dans la réserve à purin, se rinçait le gosier dans la gouttière. C'était un monstre femelle de cent-vingt kilogrammes absolument inaccessible. Une sorte de mastodonte intouchable, un phénomène en jupon. Bref, un beau brin de jeune fille selon les critères de beauté en vigueur dans la ferme.

Ses parents étaient très fiers d'elle : dès ses seize ans elle portait déjà sans effort apparent des sacs de cent kilos, mâtait des boucs hargneux en quelques étreintes nerveuses et puissantes, retournait d'une seule traite de larges carrés de terre à la force du mollet, cognait les gaillards les plus vigoureux du pays, abattait des verrats d'un seul coup de maillet, s'enfournait à la suite des chapelets de saucisses-maison, éructait plus fort qu'une ogresse, avalait sans rechigner son verre d'absinthe frelatée.
Cependant Nestorine n'était pas du tout heureuse. A vingt ans elle avait mûri. Secrètement elle aspirait à une existence plus virile, moins efféminée. Sans jamais oser l'avouer à ses parents de crainte de les contrarier, elle désirait se confronter aux dangers de la vraie vie, loin du cocon rassurant de la ferme familiale. Elle avait l'ardent désir de connaître les éléments, les hommes et les bêtes de manière moins atténuée, plus authentique. Elle voulait un contact réel, vrai, direct avec le monde et ses habitants. Elle sentait bien que sous ce toit où elle était née elle vivait protégée comme une poupée dans un jardin beaucoup trop rose pour elle.
Elle avait besoin de recevoir de grands coups de poing de la vie, besoin de sentir les flammes vivifiantes de l'aventure, besoin de savourer l'amertume incomparable de la bière de contrebande, besoin de voir un autre sang que celui de ses verrats qu'elle abattait avec un plaisir de plus en plus émoussé, besoin de fracasser d'autre crânes, de terrasser d'autres adversaires plus consistants que ses boucs habituels, besoin de cogner d'autres têtes que celles qu'elle connaissait déjà... Bref, elle voulait sortir de sa trop jolie cage dorée, prendre son envol de jeune fille.
Elle aurait voulu donner libre cours à toute son énergie, montrer au monde la mesure de sa vitalité plutôt que de demeurer ainsi dans sa ferme. Elle s'y ennuyait comme un poupin devenu adulte à qui l'on n'aurait pas remplacé la dînette de l'âge tendre.
Malheureusement elle dut rester toute sa vie à la ferme à égorger du bétail, engraisser des porcs, mener la charrue, abattre des chênes, terrasser des cornus, arracher des souches, frapper de peureux colosses, chiquer l'humble tabac paternel, boire de la bibine de mauviette à quarante degrés, se faire saillir par des bons à rien de laboureurs, de dockers ou de boxeurs qui ne tiennent même pas debout après un litre de tord-boyaux...
Cette existence fadasse de midinette ne lui convenait vraiment pas et la rendit malheureuse toute sa vie durant, elle qui ne rêvait que de mâles activités, de défis martiaux, d'ouvrages magistraux et de grosse gnôle.
295 - A la cathédrale de Chartres
Derrière la pierre battait un coeur. De ses sommets ventés émanait un chant sourd et mélodieux. Les têtes vertigineuses dominaient la Beauce. Noir et majestueux, le vaisseau gothique semblait sillonner ciel et temps, traversant les siècles chartrains avec la dignité d'un prince, indifférent à l'agitation des vivants, défiant le temporel et ses idoles, toisant définitivement l'Histoire et les mortels.
Entre les arcades, des flammes. Dans le vitrail, l'azur. Sous les voûtes millénaires, la lumière.
En passant du dehors au dedans, je pénétrais dans une ombre qui n'était pas ombre, mais feu, joie, vie. J'oubliais la matière, et ne voyais que l'essentiel. La pierre était prière. Le grain de poussière, l'Univers entier. Le silence, une porte d'entrée sur le Mystère. La rosace, l'oeil divin s'ouvrant sur l'infini.
Et ce qui à cet instant précis me donnait des ailes, ce qui à travers un frisson fulgurant dont je n'oublierai jamais l'exquise brûlure m'élevait à la hauteur des étoiles et de la souffrance humaine, c'était l'Amour.
296 - Lettre à une effarouchée
Mademoiselle,

Demeurez quiète puisque je vous promets de ne point accéder à votre hymen à l'heure où j'accéderai à votre huis. Je ne déchirerai point le voile hyménéal de votre appareil génital qui sépare le vice de la vertu.
Vos tissus épidermiques les plus sacrés demeureront intacts, puisque mon système uro-génital ne sera pas stimulé par les mâles effluves hormonaux saintement contenus dans ma glande hypophyse. Dans mon réseau sanguin fluera un sang pur. Ni depuis les capillaires, ni depuis le système veineux secondaire les flots de globules blancs et rouges ne seront déviés vers mon système phallique afin de l'engager à déposer sur quelques-uns de vos ovules sa féconde vitalité.
Je vous le jure Mademoiselle, je ne souillerai pas votre système salpingien avec mes séminipares débordements, ni la couche supérieure de votre épiderme avec mes dépôts sudoraux.
Je me permettrai juste de mettre en contact la partie la plus sensible de mon réseau nerveux labial contre les terminaisons névralgiques de vos tissus pré-digitaux.
297 - Une jeune fille honnête
Elle était d'une piété affectée, dogmatique, pontifiante. Elle montrait publiquement sa sainte répulsion pour les hommes, ne manquant jamais une occasion de se signer devant les frivoles railleurs (qui étaient tous des gaillards ne dédaignant pas la cuisse et le giron), façon pour elle de conjurer avec une ostentation bien appuyée les effets qui pourraient corrompre sa chair. Bref, elle ne jurait que par la vertu, l'honnêteté, la continence. On la savait obnubilée par la chasteté.
Suspecte obsession... En réalité c'était une lascive, une débauchée, une vraie diablesse. Hypocrite et infecte. Le jour elle maudissait tout haut les mâles séducteurs, les vouant à la géhenne devant moult témoins, la nuit elle les réclamait avec rage et furie, la braise au corps, le vice dans le sang.
Elle rejoignait alors sa chère église et là, sous le clocher elle se faisait nocturnement saillir par Monsieur le curé qui était encore assez bon pour venir à une heure si indue lui éteindre son petit enfer...
Le lendemain, c'était comme s'il ne s'était rien passé. La dévote adoptait ses attitudes fielleuses de petite pieuse tandis que le pauvre curé était pris d'une surprenante amnésie au point de ne jamais faire la moindre allusion à l'extinction de son femelle brasier.
Respectable avec les notables, putain avec son curé, fausse avec les garçons, la bigote était une fieffée canaille. Assidue aux messes, absente aux noces, ne sortant jamais au grand jour en douteuse compagnie, elle passait encore pour une sainte dans son village. Mais seulement aux yeux des vieilles hanteuses d'églises, qui elles aussi furent jeunes, dévotes et insomniaques.
298 - Dans la savane
L'astre embrasé se couche dans le ciel austral. Le soir s'installe sur les terres surchauffées de la savane, ramenant avec lui tous les fantômes de la nuit africaine. La longue autruche s'étend sur sa couvée. Son cou de cygne monte et descend dans un mouvement inquiet, tandis que son plumage ondule au gré de la brise... Lorsque brille la lune dans l'espace, estompant angles et contours, l'animal ensommeillé a l'air d'un igloo. Avec son dos en voûte, son cou comme un périscope, ses pattes aux allures de sauterelle, l'oiseau est comique et touchant.
Dans la plaine des rôdeurs carnassiers se mêlent à de vagabonds herbivores. De lentes carapaces croisent de mols hôtes de la poussière. Des becs rencontrent des crocs, des sabots se mesurent à des griffes. Des entrailles sont déchirées dans le noir, des sexes s'unissent, certains sans fioriture, d'autres dans des parades inquiétantes et compliquées.
Des espèces de toutes sortes cohabitent sur ce sol. Sauvages. Elles vivent en symbiose, s'ignorent, se chassent mutuellement. Ca tue et ça copule, ça dort et ça meurt, ça palpite et ça digère. Le tout dans une petite musique de mort, une indifférence conformes aux lois de la vie. Bref, le noctambule peuple des herbes s'échange en toute discrétion de sanglantes mondanités. Sous le voile nocturne ces drames ont des allures de pantomime. Ici la nuit est fauve, la loi féline, la dent féroce. Et le faon tendre.
Le jour se lève dans la brume. Le concert des glapisseurs, siffleurs et crieurs commence, saluant les premiers rayons d'un soleil qui s'annonce torride. L'enfer s'installe pour la journée dans la savane.
Dans l'air bleu du matin, des pépiements inhabituels... La grande autruche déploie ses pattes, immenses, déroule lentement son cou et prend de la hauteur, dominant la savane de son regard nerveux.
De son flanc découvert s'échappe, le duvet encore recouvert de morceaux de coquilles d'oeufs, toute une nichée de titubants autruchons.
299 - De l'importance de la particule
Le jour où elle apprit que son amant n'avait pas de particule, elle le répudia. Il supplia. Rien n'y fit. Le coeur de l'intransigeante aristocrate était redevenu une pierre hautaine : c'était une femme de bien qui n'admettait point la vile concession.

Il se ruina en tentant de s'acheter une particule. Il n'obtint jamais ce précieux sésame permettant de desceller le coeur de la belle. Pauvre, piteux et déshonoré, il dut essuyer les quolibets de l'intraitable amante. Puis il lui fallut rembourser dettes et payer impôts tout en contentant son ventre vide. Pendant qu'il mangeait du pain noir entre la charrue et le sillon, elle festoyait, banquetait, dansait au château.
Un jour, depuis son carrosse elle le reconnut dans ses labours, tout en haillons. Elle le héla :
- Holà le gueux ! Mon carrosse est tout crotté. Hâtez-vous de me le bien encaustiquer ! Et ne vous avisez pas à me le laisser avec ne serait-ce qu'une once de misère. Sinon je vous ferai bastonner de bois vert mon ami.
L'amant déchu, tout honteux de son état, s'exécuta. Il gardait cependant le secret espoir que ce serait là l'ultime épreuve infligée de la part de la cruelle, à l'issue de laquelle il serait enfin réhabilité à ses yeux... Il pensait qu'en lui prouvant ainsi son amour, il reconquérrait son coeur et gagnerait enfin officiellement sa main pour aller vivre au château avec elle dans le bien-être et l'opulence. Fiévreusement, il astiqua. Le vaisseau brillait comme un diamant. Le serf reçut tout de même la bastonnade.

Il ne cultiva plus le moindre espoir de mettre les pieds au château un jour. Il ne se remit jamais de sa ruine. La tentative d'achat d'une particule l'avait définitivement perdu. Jamais il ne put se redresser. Il ne put jamais non plus se marier, pas même avec une gueuse : trop pauvre. Cette histoire n'est toutefois pas tout à fait triste car s'il vécut malheureux, il vécut peu longtemps.
Voilà ce qui arrive à ceux qui n'ont pas de quoi se réclamer de la noblesse à particule.
300 - Déviation
Il y avait les cubes et les sphères.
Les cubes étaient très doués pour rester au même endroit. Ils occupaient surtout les surfaces planes. Ils étaient très fiers de leurs six faces...
Les sphères quant à elles, elles bougeaient sans cesse. A tel point que cela rendait parfois leur existence très inconfortable. Ce qu'elles aimaient par-dessus tout, c'est tourner sur elles-mêmes le plus vite possible, telles des toupies. En revanche il leur était difficile de demeurer à une place fixe comme le faisaient si bien les cubes. Pour ce faire, elles devaient choisir des surfaces accidentées. Ce qui n'était pas toujours aisé, le pays où habitait tout ce petit monde étant en grande partie fait d'étendues plates.
Entre les deux communautés régnait une assez bonne entente, bien qu'elles ne se mélangeassent pas volontiers entre elles. Il était unanimement convenu que ces deux mondes qui avaient leurs spécificités, leurs moeurs propres, devaient limiter les mixages afin d'éviter autant que possible les heurts. La sagesse, la prévoyance, le bon sens préservaient réciproquement les deux sociétés d'une sorte de choc culturel.
On se saluait cordialement, on se respectait, mais c'était la politique du chacun chez soi.
Certes il y avait bien quelques accrochages de temps à autre entre des individus des deux communautés, mais c'étaient des cas isolés. Bref, sur cette étrange planète peuplée de cubes et de sphères régnait une bonne entente générale.
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En rentrant de son travail Monsieur Satourne, humble sphère déjà dans la fleur de l'âge, roule tranquillement vers la porte de sa maison, l'esprit distrait, son attaché-case négligemment ajusté autour de sa large taille. Au moment de franchir le seuil de sa demeure, une appréhension le fait hésiter : la porte est entr'ouverte. Bizarre... Sa femme ne rentre pourtant pas si tôt habituellement... Intrigué, il pousse la porte.
- Bonjour ! Monsieur Satourne je présume ? Commissaire Maboule, de la police des moeurs.
- Oui c'est bien moi. C'est pour quoi Monsieur le Commissaire ? Il n'est rien arrivé à ma femme j'espère ?
- Rassurez-vous Monsieur Satourne, il ne s'agit pas de votre femme mais de vous. Peut-on discuter tranquillement ? Je me suis permis d'entrer chez vous, j'avais l'accord de votre femme qui m'a donné les clés.
- Faites donc comme chez vous Commissaire. Alors, de quoi voulez-vous m'entretenir ?
- Monsieur Satourne, je n'irai pas par quatre chemins. Que faisiez-vous cette nuit entre deux heures et cinq heures du matin ?
- Quelle blague ! Ce que je faisais cette nuit entre deux heures et cinq heures du matin ? Vous en avez de bonnes Monsieur le Commissaire. Je dormais pardi ! Que croyez-vous que je fasse d'autre avec les heures de bureau que mon patron m'impose ? Vous ne vous imaginez tout de même pas que je vais aller danser la java après douze heures de bureau ? Mais que signifie cet interrogatoire ? Et d'abord avez-vous un mandat ?
- Les mandats, c'est uniquement dans les films Monsieur Satourne. Reprenez-vous et tâchez plutôt de répondre à mes questions.
- Et pourrais-je savoir de quoi on m'accuse Monsieur le Commissaire ? Qui vous envoie ? Qu’est-ce que ma femme a affaire dans cette histoire ? Et pourquoi vous a-t-elle donné les clefs de la maison ?
- Ici c'est moi qui pose les questions Monsieur Satourne. Calmez-vous et répondez. Je ne le répèterai pas une seconde fois. A votre place je la mettrais en veilleuse. Je vous dis ça dans votre propre intérêt. Ce dont on vous soupçonne est assez grave, je ne vous le cache pas...
Se dandinant de gauche à droite, dédaigneux, Monsieur Satourne soupira.
- Bon. Je vous écoute Commissaire. Posez vos questions, je tâcherai d'y répondre.

- Bien ! Je vois que vous commencez à être raisonnable Monsieur Satourne. Je crois que ce dont vous êtes soupçonné relèverait plus de la psychiatrie lourde que de la justice, mais enfin... Je fais mon boulot, ensuite ce sera aux autorités compétentes de décider de votre sort.
- Allez-y Commissaire, allez-y. Je vous écoute...
- Alors voilà. C'est votre femme qui a donné l'alerte. Inquiète de votre comportement. Parfaitement inversé si je puis dire... Hors norme, n'ayons pas peur des mots. Si les soupçons pesant sur vous étaient avérés, vous seriez la tare de la communauté sphérique Monsieur Satourne. Votre femme a mené sa petite enquête, à votre insu bien entendu. Selon elle, vous n'avez jamais voulu rien entendre, refusant d'aller consulter un psychiatre dès les premiers symptômes. Bref, instruite par son enquête sommaire à votre sujet, votre femme m'a averti pour me faire part de ses soupçons. Je me suis donc mis sur l'affaire. Vous ne voyez toujours pas de quoi je veux parler Monsieur Satourne ?
- Commissaire, je n'ai pas pour habitude de jouer au chat et à la souris, surtout après une dure journée de labeur, alors finissons-en je vous prie. Il me sera ensuite assez facile de vous prouver que ma femme est folle à lier et qu'elle a réussi à vous faire croire à ses histoires à dormir debout. Je crois que c'est elle qui aurait besoin de consulter un spécialiste. Espérons seulement que ses élucubrations ne vous auront pas fait perdre trop de temps. Cher Commissaire, vous êtes la pauvre victime des dérèglements nerveux de ma femme. Vous comprenez, entre elle et moi c'est un mariage d'intérêt. L'héritage familial, les pressions, etc. J'ai fermé les yeux sur les amants de Madame, sur son goût prononcé pour les bijoux qui la pousse à dilapider la fortune maritale pendant que moi, moi le mari bonne pomme je passe des heures au bureau... Mais là, je crois que les nouvelles fantaisies de Madame commencent à faire un peu trop. Hâtez-vous Monsieur le Commissaire, je suis las.
- Monsieur, votre femme vous soupçonne tout bonnement de la tromper.
- Et alors ? C'est interdit par le code pénal peut-être ? Ca n'est pas un crime que je sache ! Et elle, croyez-vous qu'elle se gêne pour collectionner les amants, et avec mon argent en plus ? En tout cas si je la trompe, il n'y a vraiment pas de quoi faire se déplacer un Commissaire.
- Monsieur Satourne, s'il ne s'agissait que de ça... Mais peut-on véritablement appeler ça "tromper" Monsieur, quand il s'agit de se vautrer dans le lit d'une... d'une... J'ose à peine le dire... D'une carrée Monsieur Satourne !
Sourire faussement désabusé et mine décomposée de Monsieur Satourne qui, visiblement mal à l'aise, tente une comédie inutile et désespérée.
- Commissaire, cher Commissaire... Qu'est-ce que ma pauvre folle de femme est allée vous confier là ? Si je n'étais si fatigué de subir ses frasques, j'en rirais ma foi ! Quelle espèce de conte pour enfant vous a-t-elle raconté ? Et vous la croyez Commissaire ? Vous la croyez vraiment ? Non, n'allez tout de même pas me dire que vous la croyez ! Pauvre Commissaire, comme je vous plains ! C'est trop drôle... Tenez, je préfère franchement en rire ! Ha ! Ha ! Ha ! Vraiment trop drôle ! Finalement ça me délasse plutôt de ma journée, Commissaire ! Au fait, avez-vous des preuves pour étayer ces élucubrations de femme aliénée ?
- Des preuves Monsieur Satourne, hélas ! pour vous, ça n'est pas ça qui manque voyez-vous.
- Des preuves ? Quelles preuves ? Là je m'inquiète pour votre santé mentale Monsieur le Commissaire, sauf votre respect. Comment pouvez-vous prouver la réalité d'un tel conte de fée ?
- Votre femme.
- Quoi ma femme ?
- Ses soupçons se sont avérés justes Monsieur Satourne. Mes hommes vous ont surveillé pas plus tard que cette nuit. Voici les photos. Elles ont été prises avec un télé-objectif, mais on peut vous voir distinctement en train de vous accoupler avec une femme carrée. Vous ne pouvez plus nier. Je ne vous apprends rien en vous disant que ce sont là des pratiques contre-nature qui portent gravement atteinte aux bonnes moeurs et sont susceptibles de troubler l'ordre public.
A ce terrible verdict Monsieur Satourne, se gaussant avec mépris, tourna sur lui-même montrant par ce geste que le Commissaire venait de perdre toute estime à ses yeux. Silencieux, il le toisait du regard.
- Monsieur Satourne, au nom de la loi je vous arrête. Quant à votre "partenaire", si on peut appeler ça comme ça, elle sera également arrêtée.
Il n'y avait plus lieu de nier l'évidence. En outre, les traces que portaient sur la rotondité de son corps Monsieur Satourne ne pouvaient que le desservir : des lignes droites s'entrecroisaient prouvant ainsi, si les photos ne devaient pas suffire, qu'un accouplement pervers et malsain s'était fait la nuit précédente entre cette ronde personne et sa cubique amante.
Les symptômes de son odieuse perversion étaient révélateurs, en effet : Monsieur Satourne avait commencé à demander à sa femme de dormir ensemble dans un lit carré. Il y avait encore des détails inquiétants de ce genre comme par exemple le jour où il fut pris d'une fièvre peu commune à jouer jusque tard dans la nuit au Rubbick-cube ! Impensable pour une sphère de son envergure...
Enfin, il y eut l'indice final qui ne pouvait plus tromper : il avait fini par exiger systématiquement des parties carrées. Bien sûr, ces parties carrées c'était avec sa femme et d'autres couples sphériques comme eux, mais tout de même... Il faut avouer que ce sont des choses qu'on ne demande pas chez les sphères. Bref, Monsieur Satourne fut arrêté, ainsi que sa complice d'alcôve.
Tirant une cigarette à rouler de sa veste, le Commissaire se laissa basculer d'avant en arrière dans un geste de satisfaction sereine. Il alluma solennellement sa cigarette. L'affaire avait été rondement menée. Il était plutôt fier de lui. Il fumait, songeur.
- Triste histoire se murmura-t-il à lui-même, une sphère en apparence si équilibrée... Quelle étrangeté que l'esprit de mes semblables, si fragile parfois, capable de pareilles déviances ! J'aurais vraiment tout vu dans ma carrière.
Triste histoire, en effet. Le Commissaire était un humaniste un peu mystique qui s'interrogeait sans cesse sur la condition des êtres et les choses de son monde.
Les deux amants finirent finalement internés dans un centre spécialisé pour grands malades mentaux.
Pauvre Monsieur Satourne, atteint d'une bien étrange maladie... On peut dire que ça ne devait vraiment pas tourner rond dans sa tête.
301 - Un émoi mystique
Mademoiselle,

Vous êtes belle et votre face rayonnante m'inspire les plus chastes émois. Chère idole, précieux objet de contemplation, admirable créature, âme si joliment incarnée, laissez-moi vous prendre la main pour un voyage vertical. Sous nos pas se dérobe le poids du monde, et des ailes soudaines nous élèvent jusqu'aux hauteurs lumineuses, millénaires et sacrées d'une cathédrale gothique.
Nous flottons, tandis que nos doigts s'effleurent, sous les voûtes légères qui soutiennent les siècles et la foi. Nous volons au-dessus de l'immense ouvrage de pierre et de cristal qui se présente à nos yeux, nous tournoyons autour des colonnes massives qui s'érigent jusqu'aux coupoles, nous voltigeons entre les arcs qui se succèdent de dôme en dôme.
Nous sommes devenus des êtres éthérés. Nous ne faisons plus qu'un avec le pieux édifice. Nous sommes les âmes voguantes des statues qui trônent, accrochées aux flancs du monument, nous leur donnons la parole, et toutes ensemble elles proclament, à travers leurs silencieux regards de pierre, notre gloire secrète et intime.
Nous sommes habités par le dieu Amour. Les vitraux projettent leurs lumière à travers nos âmes, et nous atteignons une extase que cette forteresse de dentelle ne pourrait contenir : nous explosons à travers les murs, plus loin que les limites de la Terre, et nous nous joignons, un bref instant, à toutes les étoiles du cosmos.

C'est l'orgasme désincarné.
Je connais les mystères des cathédrales Mademoiselle. Un Jour je suis venu rendre visite aux chimères qui s'ennuient là-haut, à Chartres, et elles m'ont confié leurs secrets de pierre.
302 - Les secrets de l'atome
Imaginez que chaque atome composant la matière de notre Univers, je dis bien chaque atome, renferme à une échelle infiniment réduite un autre univers régi selon les mêmes lois que le nôtre et composé, également comme notre Univers, de milliards de galaxies.
Dans chacun de ces milliards de milliards d'Univers contenus dans les atomes de la matière dont nous sommes faits et qui nous entoure, d'autres Univers seraient également contenus. Dans cette même logique, chaque atome composant ces Univers renfermerait à son tour un nouvel Univers composé lui aussi de milliards de galaxies. Et ainsi de suite des milliards de fois, toujours dans le même rapport de grandeur. Et ce autant vers le bas que vers le haut. C'est-à-dire que notre Univers qui est composé de milliards de galaxies serait quant à lui contenu dans un seul atome constituant à son tour la matière d'un autre Univers, et ainsi de suite... Vertigineux !
Chaque atome serait donc un "système", un Univers à part entière. Autrement dit, dans chaque atome évolueraient des galaxies rassemblées en groupes de quelques centaines, ces groupes seraient rassemblés à leur tour en super groupes, et ainsi de suite, pour arriver à des milliards, voire des millions de milliards de galaxies, pour en définitive donner ce qu'on appelle un "Univers" (comparable au nôtre dans ses dimensions et sa structure).
Il faudrait alors considérer chaque atome composant ces milliards de milliards d'Univers comme le contenant d'un nouvel Univers... Et chaque Univers (composé de milliards, voire de milliards de milliards de galaxies) comme un seul atome.

Imaginez que cela ne soit pas une fiction mais la réalité. Rien ne prouve que cela n'est pas. Et il est plus plausible que cela soit plutôt que cela ne soit pas puisqu'il en a toujours été ainsi des mystères de ce monde : ce qui était inimaginable, inconcevable, incroyable dans les esprits a toujours été dépassé, ridiculisé, détrôné de manière magistrale par les faits.
Dans ce système d'Univers successifs, de mondes en échelles -échelles composées de milliards de barreaux-, le nombre de planètes habitées serait incalculable. Le chiffre dépasserait la distance de la Terre au Soleil si on devait l'écrire avec des caractères d'une minceur de 1 millimètre. Imaginez que dans un seul grain de poussière, (lequel est composé de milliards d'atomes) pussent être contenues des milliards de milliards de planètes. Que dis-je ? Nul besoin de prendre un grain de poussière. Prenez un seul atome, un seul.
Un atome égalerait un Univers. Cela suffirait pour que mathématiquement ce dernier recelât des milliards de planètes, selon le modèle de notre Univers.
Dans ces Univers enchâssés presque à l'infini les uns dans les autres, d'atomes à Univers et d'Univers à atomes, il y aurait selon les lois de la probabilité des milliards de planètes similaires. Similaires jusque dans le destin de chaque individu, de chaque mouche, de chaque bactérie, et cela au geste près, le plus anodin fût-il. Il y aurait des langues parlées qui se ressembleraient tellement, à des milliards de barreaux de distance de la grande échelle séparant tous ces Univers les uns des autres ou même pourquoi pas dans un même caillou, dans une même feuille d'arbre, dans une même carapace d'insecte d'un Univers donné, qu'on pourrait dire qu'elles seraient identiques à l'interjection près.
Et ainsi de suite pour tous les aspects des choses : les combinaisons de faits, de pensées, d'actes, les coïncidences, les ressemblances entre les êtres et les choses seraient telles que toutes les spéculations possibles et imaginables de l'esprit humain trouveraient quelque part une réalité. Le nombre prodigieux d'Univers existants permettrait toutes les combinaisons concevables entre les êtres, les choses, les événements...
Tous les cas de figures, des plus simples ou plus hasardeux, des plus banals aux plus extravagants existeraient quelque part sur une seule ou plusieurs planètes contenues dans ces milliards de milliards d'Univers imbriqués les uns dans les autres.

Bref, il y aurait des milliards de gens quasi-identiques dans ce "Super-Univers". Des milliards de Raphaël Zacharie de Izarra.
Vertigineux !
303 - Vive la tricherie !
Tricherie, fourberie, déloyauté : façons délibérément dévalorisantes, réductrices de nommer l'astuce sociale la plus légitime. Habituellement ces termes à connotation négative sont émis par ceux qui sont en accord avec le discours ambiant, comme peuvent l'être les gens honnêtes qui adhèrent aux lois de leur pays, qui votent et paient leurs impôts sans faire d'histoire en bon citoyens qu'ils sont.

Tricher dans la société devrait être un honneur, mentir à son employeur un devoir pour tout employé qui veut gagner sa vie. Travailler au noir ne cause du tort qu'aux entrepreneurs honnêtes légalement inscrits au Registre du Commerce. Mais c'est un excellent moyen de gagner sa vie pour les exclus du marché du travail : les sans-papiers méprisés, les miséreux à qui l'on ferme les portes, les clandestins exilés, chassés, etc.
Se faire passer pour un curé, un général de l'Armée ou un commissaire de police sont de très nobles initiatives permettant au pauvre sans diplôme, sans vertu ou sans grade de bénéficier des biens de ce monde en savourant toasts, coupes de champagnes et autres cuisses de Marquises.
La morale imposée par la société n'est qu'une jalouse manière de préserver certains privilèges et profits des citoyens honnêtes jouant le jeu de l'État : je parle de ceux qui font preuve de peu d'astuce et de beaucoup de rigidité dans le coeur. Il n'y a fondamentalement rien de mal à manger, boire, gagner sa vie, nourrir sa famille par astuce, usurpation d'identité ou artifices, pourvu que le travail du tricheur soit bien fait, pourvu qu'une partie de l'argent du nanti tombe invariablement dans l'humble bourse de l'immigré à peau trop mate, du ventre-creux sans papier, bref de l'exclus par ségrégation sociale en général. Que font nos dirigeants ? Ils enrichissent le pays en vendant des armes à des belligérants. Morale d'État.
La tricherie, la vilenie, le cynisme ne seraient donc moraux et admis que lorsque cela arrange les consciences officielles et l'ordre établi ? La fourberie, le mensonge, la falsification de documents, la concurrence déloyale sont des actes très moraux lorsqu'ils servent l'exclus dans ses droits fondamentaux.
N'oublions pas que nos lois et constitutions ont été fondées sur l'absurdité, l'arbitraire, l'irrationnel : en somme, ni plus ni moins que la morale du plus fort.
J'encourage donc le travail au noir, le piratage commercial des oeuvres, la contrefaçon, l'usurpation d'identité, l'usage de faux. Après le triomphe éhonté de la morale des nantis, promouvons la morale des faibles, des laissés pour compte d'une économie odieusement basée sur la protection des auteurs, des déclarés, des non-clandestins, des "tamponnisés".
304 - Oiseau d'envergure
Les déshérités, les infirmes de l'âme, les sots qui jouent aux poètes ne valent pas un regard de ma part. Moi je suis un aigle, je ne côtoie que les princes, déchirant entre mes serres les vils rongeurs qui se traînent dans la poussière en compagnie de la vermine. Les herbivores à la plume modeste sont mes victimes. Je broie, j'ensanglante, je tue avec de savantes cruautés la gent trotte-menue.
L'insignifiance est chose méprisable pour un seigneur de mon envergure. Seule la gloire des couronnés importe à mon coeur d'airain. Mes ailes de carnassier passent comme une ombre terrible au-dessus de vos petites têtes baissées.
Vous courbez le dos, vous ployez le front jusque ras terre, vous gémissez, vous les tendres, vous les perdants, vous les humbles.
Moi je frappe en plein coeur.
305 - Le petit Théodule
La grand-mère du petit Théodule est un monstre. Elle ne rate jamais une occasion de martyriser son petit-fils chétif, retardé mental et, il faut l'avouer, insupportable à vivre. N'importe ! Enfant battu, humilié, rabroué, Théodule est la tête de Turc de sa grand-mère.
Tous les matins, réveil en fanfare pour le pauvre gosse : la mémé perverse sonne le tocsin à deux centimètres de ses oreilles. Au petit déjeuner, café fort sans sucre de rigueur avec ajout pernicieux de gnôle. Le pauvre enfant a cinq ans.
Puis marche forcée dans le cimetière du village aussitôt avalé ce café maison tord-boyaux afin de terroriser l'innocent qui grâce à sa mère-grand a déjà conscience de la mort. Elle n'omet jamais de lui raconter des histoires macabres lors de ces excursions douteuses.
Midi : épluchage de pommes de terre, d'endives et de pommes vertes. Les épluchures sont pour lui. Nourri aux pelures, le jeune souffre-douleur n'est pas bien épais, même si la grand-mère lui autorise à ajouter du vinaigre dans sa maigre pitance.
L'après-midi se passe en leçons de math de niveau BAC. Il n'apprend rien, ne retient rien, ne comprend rien. Aussi récolte-t-il punitions sur punitions.
Son calvaire s'est terminé à la fin des vacances lorsque ses parents sont venus le rechercher. Le père est un alcoolique notoire, fainéant congénital, Rmiste impénitent. La mère est une couturière ratée qui passe ses journées à regarder des séries américaines ineptes en grignotant des chips. Elle se passionne pour le canevas, la collection de boîtes de camemberts et la récolte de bons de réductions sur les paquets de lessive, de gâteaux et de yaourts.
Souhaitons bon courage au petit Théodule.
306 - Un adorable tueur
J'aime ses charmes félins, ses yeux de criminel, son affection fourbe. C'est lui le maître, c'est moi qui miaule. Mon chat est un hypocrite, un assassin, un adorable ourson en peluche. Tantôt chien fidèle, tantôt vipère, il crache et ronronne, griffe et caresse, mord et lèche.
J'aime ses jeux cruels, lâches et inutiles. Il tue insectes, oiseaux, souriceaux. Et quand il a versé le sang de ses jouets vivants, comme un tyran vite lassé il vient se blottir contre moi en quête de mignardises... Sournois, fielleux, odieux, tendre et sincère, impitoyable et émotif, son dos s'arrondit sous ma caresse : c'est là la récompense de ses méfaits.
Mon petit fauve est un démon trouble. Un chasseur sanguinaire la nuit. Un ange endormi le jour dans son berceau de plumes et de sang. C'est qu'il aime à déchiqueter ses victimes de la nuit dans le confort feutré du salon. Mon chat est un vrai esthète.
Ingrat, il lui arrive de me rendre ma caresse par quatre stries rouges. Alors nous devenons ennemis jusqu'au prochain repas où il redevient soudainement caressant et doucereux, tendre et traître, affectueux et perfide.
Et moi je ne résiste jamais à ses mensonges élégants, à ses comédies distinguées, à ses feintes de meurtrier. Mon chat est un ange griffu.
Peut-être le Diable.
307 - Le Marquis de la Brettancière
Le Marquis de la Brettancière était une étrange et forte personnalité. Esthète bossu aux traits fins, âme raffinée, baroque et perverse, il passait pour un original dans la contrée.
Le bossu collectionnait sans compter femmes mamelues, araignées velues, papillons azuréens. Il affectionnait les contrastes et s'émerveillait de toutes les formes d'expression de la nature, s'abîmant dans la contemplation béate des gorges généreuses, des monstres rampants, des créatures ailées.
Confondant de bonne foi beauté et laideur, il ne faisait parfois pas la différence entre ses bonniches aux blancs tétins, ses chélicères huit-pattues et ses insectes aux ailes de fée. Il éprouvait des sentiments aussi vifs devant sa collection cauchemardesque d'arachnides et ses papillons épinglés que dans les bras de ses amantes dépoitraillées. Il s'étonnait d'ailleurs que ses charnelles compagnes pussent pâlir d'épouvante certains jours où il voulait multiplier les frissons, rassemblant dans l'alcôve ses plus chers sujets d'émois...
Il voyait les choses et le monde en esthète. A la fois naïf et indécent, pur et obscène, il aimait aller écouter les voix cristallines des enfants de choeur le dimanche à la messe du village. Il ne venait d'ailleurs que pour les chants, car c'était un impie. Mais il venait également, accessoirement, pour renouveler son harem de servantes aux poumons vaillants. Il n'y avait guère qu'à la messe du dimanche qu'il avait le plus de chances de rencontrer d'authentiques filles de ferme génétiquement avantagées, car ordinairement il ne se mêlait jamais aux roturiers du village. Son château sis dans les hauteurs aristocratiques du bourg était une véritable tour d'ivoire.
Il se montrait singulièrement avaricieux au moment de la quête, bien qu'il fût fortuné. Son âme d'humaniste éclairé avait ses petites contradictions... Cependant il était d'une générosité sans complexe avec ses conquêtes au corsage distendu, bien que cette générosité fût prudente et calculée très à l'avance, au centime près. Il leur offrait volontiers le couvert à l'auberge du village, mais opposait un veto arbitraire et tyrannique sur certains plats ou certaines boissons qu'il estimait soit onéreux, soit trop peu consistants...
Il profitait parfois de manière éhontée de sa renommée, tirant avantage de l'obscurantisme ambiant tournant autour de sa bosse : il acceptait de se faire toucher sa bosse par les filles crédules et superstitieuses moyennant le prix de leur hymen. Ces jolies naïves pensaient trouver en effleurant sa bosse soit la fortune, soit la fertilité. Aux hésitantes, méfiantes et autres esprits forts, il promettait monts et merveilles, cultivant et exagérant jusqu'à l'outrance la légende mensongère qui prétend que les bossus portent bonheur. C'était là un moyen d'exorciser à bon compte le poids de sa bosse.
Bref, le Marquis de la Brettancière était un collectionneur aimable et avisé, pervers et odieux, sage et fou, bossu et cavaleur.
Un original disait-on.
308 - Vos chères ordures
Parfois les êtres les plus infâmes, les âmes les plus noires, les coeurs les plus corrompus se dissimulent derrière des façades irréprochables. La religion, la droiture, la décence de ces personnes les font apprécier des honnêtes gens que vous êtes. Ces personnalités exemplaires inspirent le respect, impressionnent, montrent la voie.
Vous votez pour ces ordures dûment cravatées, vous leur chantez vos plus chers cantiques, vous les recommandez à vos dieux benêts dans vos prières benoîtes. Ils ont des femmes souriantes, des enfants dans les hautes écoles, des ancêtres à têtes de singes.
Ils sont pieux, justes, aimables. Ils aiment leur pays, ils aiment leurs parents, ils vous aiment vous aussi. Ils sont applaudis, ils sont érudits, ils sont philanthropes.

Voilà ce que ces diables portant couronne disent sans passion ni fioriture en parlant des hommes sur lesquels ils ont droit de vie et de mort, toute la bassesse de leur âme étant contenue dans le dernier mot :
"Dans cette bataille livrée contre l'ennemi, nous avons subi des pertes humaines dérisoires."
309 - Les fruits de la discorde
Elle était d'une parfaite probité. Au moins dans les apparences. Belle comme un poirier endimanché, pieuse comme une âme damnée, sotte comme une employée de mairie qu'elle était, aimable comme un pot de miel, on pouvait dire en la voyant que c'était un vrai trésor de la province, une grosse pierre bien ancrée dans la France profonde. Ajoutons qu'elle ne ratait jamais une messe en bonne célibataire qui se respecte.
Cependant la montagne de savon au lait avait un versant moins lisse. La nuit Madame la servante du Bon Dieu devenait grande prêtresse de la débauche. Elle pouvait déniaiser de force le fils du maire puis aller aussitôt porter plainte au Commissariat de la ville voisine pour outrages aux bonnes moeurs de la part du Maire lui-même. Affabulatrice, dépravée, calomnieuse et insatiable, cette vieille catin était tout cela à la fois. On l'aimait bien néanmoins dans le village. Connue pour ses vices cachés autant que pour son sourire dégoulinant de confiture, on la traitait à la fois comme la sainte protectrice des fraises en bocaux et comme une putain de seconde classe.
Même Monsieur le curé lui rendait visite dans sa chaumière. Pour conclure de douteuses affaires affirmaient les mauvaises langues... Monsieur le curé était de toute façon un impuissant notoire. En fait il venait lui revendre à vils prix des vieux mobiliers d'église qu'elle se chargeait d'écouler au prix fort dans des réseaux louches.
Je n'aimais pas cette femme presque belle et franchement corrompue. Elle me le rendit bien puisqu'un jour je reçus d'elle un énorme colis par la poste.
Rempli de pots de confitures.
310 - La masse molle
La racaille affectionne la chaleur. Quarante degrés Celsius, voilà qui convient à l'hôte des campings qui est aussi un travailleur las, un baigneur hilare, un habitué consentant à l'engraissage humain industriel. Les gens honnêtes sont mes ennemis. Tout ce qui est honnête est gros, gras, mou, abruti, souriant, aimable.
A l'heure de la grande migration des travailleurs moyens vers les bords de mer, pour les accueillir je propose méchamment de répandre du pétrole brut sur les plus belles plages de France. Pollution pour pollution, je préfère encore que l'on noircisse les bords de mer avec du pétrole non raffiné plutôt que l'on plombe et infecte l'air avec les déjections des millions de voitures de ces détestables touristes mal vêtus, mal éduqués, bien conditionnés.
La gueusaille n'est point malodorante, elle est aseptisée. Le peuple sent le chimique : crèmes solaires, désodorisants et autres onguents indispensables à la renommée des industriels autant qu'à l'entretien du gel des facultés cognitives des ruminants humains.
Je n'ai qu'un désir, c'est de voir s'en retourner à leur sort ces hordes de migrants estivaux accoutrés de shorts et de bobs blancs qui n'auraient dû quitter la seule place qu'elles méritent : leur lieu de travail.
311 - Un couple sans histoire
L'homme et la femme se réveillent sous une clarté inédite. Ils sont nus mais ne ressentent pas de froid. Ils sont juste étonnés de se retrouver sans mémoire en ce lieu étrange et solennel car ils ne savent pas d'où ils viennent, ni comment ils sont arrivés là. Un grand silence règne autour d'eux. Un brouillard blanc, doux, légèrement lumineux s'étend de toutes parts, recouvrant un sol uni, cachant l'horizon, le ciel, l'espace.
Un peu effrayés en dépit de l'aspect paisible des lieux, l'homme et la femme se prennent par la main pour se réconforter. Ils se regardent, surpris de se découvrir nus, si jeunes, avec des traits clairs inhabituels. Ils ont la profonde impression de naître à l'instant même, d'être en train de s'éveiller au monde tel un papillon qui s'extrait de sa chrysalide. Leur esprit est léger, frais, régénéré comme après un profond, long, interminable sommeil. Aucun souvenir n'encombre leurs pensées. Instinctivement ils se dirigent dans une direction, toujours main dans la main. La femme, plus décidée, entraîne l'homme un peu craintif. Elle le tire légèrement par la main parce qu'il hésite à avancer dans ce monde inconnu. Cet univers serein et cérémonieux le déconcerte.
L'homme n'ose pas avancer, il a peur. Maintenant il pleure. Il est jeune, nu, il n'a pas froid, ses traits sont clairs. Il n'a pas de souvenirs, il ne comprend pas et il a peur. La femme ne craint pas. Lui, il pleure. C'est un homme. Il pleure et elle le réconforte. Elle est plus forte, plus intuitive, plus confiante. Elle sent qu'il faut marcher, aller à la rencontre de l'inconnu. Elle encourage l'homme à faire ces quelques pas qui l'effrayent tant.
Maintenant elle le tient par la main comme on tient un enfant. Il pleure toujours, tandis qu'elle a de plus en plus confiance. Ils avancent pas à pas, et progressivement une ouverture diffuse se présente face à eux sous forme de halo gris nébuleux. Ils savent qu'il leur faut entrer, passer par cette porte. Ils le savent intimement. C'est le passage obligé de leur marche. L'homme a de plus en plus peur. Il ne veut pas entrer. Alors la femme le tire un peu plus fort par la main. Il pleure comme un enfant, bien qu'il sache qu'il lui faudra de toute façon passer par la porte. Tous les deux savent d'instinct qu'il est inutile de se retourner, que leur sort est là, devant eux.
La femme exhorte l'homme à le suivre, lui demande de ne pas avoir peur, d'avoir confiance. Mais il supplie, redouble ses pleurs, s'agenouille, enlace la femme. Maintenant il faut y aller. Il faut avancer, passer la porte, entrer dans l'inconnu. La femme entre la première, tirant l'homme par la main. Il la suit résigné, l'autre main cachant son visage. Il faut entrer, passer la porte.
Une lumière radieuse, fulgurante, pacifiante inonde les lieux, envahit leur être, sèche les larmes de l'homme. Ils comprennent tout : la porte est passée, les vieux époux viennent de quitter le monde intermédiaire si bref séparant la poussière de l'infini.
Le couple de vieillards s'est réveillé de son sommeil funèbre. L'homme et la femme se reconnaissent aussitôt dans leur jeunesse rétablie et s'enlacent, émerveillés de se revoir en ce lieu. Ce sont comme des retrouvailles après une longue séparation. Maintenant qu'ils sont arrivés à bon port, ils peuvent se retourner : derrière eux gisent deux tombes.
Sur l'une on peut lire "MARCEL DUPONT". Sur l'autre, "GERMAINE DUPONT".
312 - Cruautés d'esthète
L'amante était parfaite. Sa beauté irréprochable. Son teint d'une clarté opaline. Son sourire étudié avait l'éclat cynique de la mort, l'artifice horripilant des citadines distinguées, la courbe hautaine des gens de grande classe. Elle était jalouse, railleuse, fielleuse, égoïste, intrigante. Bref, une vraie beauté femelle selon mes normes. Cette femme me ressemblait, je voyais en elle le parfait reflet de mon insolence.
Elle avait de la hanche, de l'esprit, de la dentelle et de la fortune. Dès le début de notre relation je lui fis savoir très méchamment qu'ordinairement je ne souffrais pas le moindre écart aux codes amoureux inutiles, désuets, pesants et cruels que j'avais instaurés dans mes commerces avec la gent du sexe. Et que si elle commettait la plus petite faute de goût, il lui en cuirait. En effet, j'appelais "faute de goût" tout ce qui s'éloignait de ma loi, laquelle était volontairement arbitraire, absurde, tyrannique.
Un matin donc, depuis trois jours que durait cet illicite hyménée, l'occasion se présenta de me débarrasser de l'importune : son hymen était déchiré, ses courbes parcourues, ses secrets percés, cette femme si vite corrompue ne m'intéressait déjà plus.
Après m'être laissé servir avec dédain des toasts accompagnés de thé anglais spécialement importé d'Angleterre, je demandai à l'amante ce qu'elle pensait du choix de mes petites cuillères en argent. Elle ne sut répondre avec la pertinence qui seyait à ma couronne de fatuité : elle me dit que les petites cuillères en argent étaient à ses yeux un détail auquel elle n'avait jamais prêté attention.
J'attendais ce faux pas. Ma réaction fut impitoyable.
- Infâme que vous êtes ! Amante indigne, femme sans cervelle ! Ainsi vous trouvez que les soucis d'esthète qui m'habitent sont des détails... Hors de ma vue, ingrate ! Allez plutôt chanter vos propos de moineau à la domesticité ! Disparaissez sur-le-champ, philistine !
Je demandai à la soubrette de veiller à ce que l'amante fût promptement mise à la porte, copieusement invectivée, et si possible publiquement humiliée à la sortie du château. Je laissai le soin à la fidèle servante de s'occuper de ces besognes de second ordre qui ne convenaient pas à un garçon de mon espèce. Mais qui pouvaient être assez piquants, pensai-je, pour une simple femme de son rang.
La bonniche revint peu de temps après dans mon alcôve fraîchement désertée pour terminer le service matinal. Et je m'étonnai alors une fois de plus d'être si constant dans l'erreur, si faible dans mes habitudes d'esthète. Je me demandais comment en tant qu'authentique dandy je pouvais préférer la cuisse et le giron de ma loyale et soumise domestique aux blancheurs linéales des filles de bonne famille.

Mystères insondables de l'âme châtelaine...
313 - Un humble clocher
J'entrai dans la petite église du village. L'assemblée de pieuses était au complet. Il y avait la femme du maire et son chignon ridicule de fausse bourgeoise, la vieille fille méchante de la grand'rue, les quatre catins obèses parées de leurs dentelles du dimanche fleurant le formol, la femme du marchand de vins, fournisseur officiel de Monsieur le curé, les demoiselles pubères toutes à peu près aussi sottes et laides les unes que les autres...
Il y avait encore quelques paysannes en fichu, aussi avaricieuses que superstitieuses, les doigts crispés autour de leur chapelet usé, à moins qu'ils ne fussent hermétiquement clos jusqu'au passage de l'assistant du curé, enserrant avec une ferveur toute économique quelque inestimable piécette destinée à la quête. Et au fond de l'église, déjà à moitié ivre, le bedeau avec son air d'imbécile qui attendait benoîtement la fin de la messe pour sonner les cloches, sa plus chère mission sur cette terre, semblait-t-il...
Les fautes de goût se lisaient aisément sur ces visages plus ou moins rougeauds, à travers les toilettes démodées qui s'étalaient non sans outrance, jusque dans les airs sottement compassés de ces ouailles "poullaillères".
La vieille fille chantait comme une chèvre, couvrant de sa voix sonore et sirupeuse les autres choristes. Avec des trémolos exagérés dans la gorge, on eût dit qu'elle invoquait le dieu des caprins, comme si le salut de son âme dépendait de la ferveur de ses bêlements de femelle prétendument abstinente... Je savourais ce concert d'étable, amusé par ce chef-d'oeuvre de maladresses si chèrement encaustiquées, de crétinisme provincial si pur.
Les moeurs arriérées et ridicules de ce village parfaitement sclérosé semblaient avoir été miraculeusement préservées de toute corruption citadine. Le tableau était pitoyable et pittoresque. Cette église perdue était un régal, mais aussi un véritable laboratoire pour les railleurs de mon espèce dont le sens critique commençait à s'amoindrir soit par manque d'exercice, soit par lassitude, les provinciaux de notre époque ressemblant tous de plus en plus aux hôtes précieux de la capitale...
Je ressortis de l'église juste avant la fin de l'office, infiniment rasséréné sur la préciosité de ma personne, le prix de mon extraction, la valeur de ma particule, ainsi que sur la sottise, l'insignifiance, l'ineptie de ceux que je raillais si méchamment.

Et sur l'innocuité séculaire des cloches qui commençaient à s'ébranler derrière moi.
314 - Obséquiosités
Madame la Marquise,
Sans doute vous serez piquée par l'audace dont je fais preuve ici pour défendre la cause qui m'est chère. La flamme que je vous destine n'a rien de commun : plutôt que votre coeur, c'est le siège de vos plus honteux émois que je convoite. Les charmes inédits de votre séant ont eu définitivement raison de mes ultimes réticences et ont su me convaincre enfin.
Certes, la bienséance la plus élémentaire me dicterait rigueur et décence plutôt que trompette et licence. Cependant, voyez-vous, le Ciel qui ignore souverainement les politesses de notre humaine société et se moque plus encore des mondanités qui enchaînent l'élite à ses codes étriqués, le Ciel disais-je m'a doté d'un si vaillant attribut, inspirateur de tant de passions cachées, que, ne pouvant m'empêcher de répondre à ses sollicitations répétées, je vous présente aujourd'hui dans les termes les plus authentiques les hommages qui vous sont dus.

En vertu de cet état de fait, dans les plus brefs délais j'aimerais Madame la Marquise oindre consciencieusement le fond inviolé de votre matrice de mes pertes profanes.
Concevez avec moi que ce désir est pour le moins baroque, nos moeurs nous ayant accoutumé à plus de retenue... La Nature a pourtant fini par prendre le dessus. Et votre hymen il me brûle de déchirer, tant est mûre la flèche que je vous destine.
Madame, je suis sur le point de n'être plus maître de mes gestes. Aussi je vous conjure de me laisser frayer un passage entre vos flancs afin que j'y répande mes plus vives humeurs, conformément aux lois irréductibles de la Nature. Et accessoirement, de vous engrosser. Mais si ce dernier dessein est pour vous déplaire, vous vous ferez bien une raison.
Ainsi vous deviendrez mère, et moi homme soulagé.
315 - De lierre et de bière
A l'ombre d'un mur tapissé de lierre m'apparut la Nostalgie.
En plein été, à l'heure exquise du thé je vis en pleine lumière mes chimères : une femme aux allures de fantôme, un châtelain hautain, un spectre aimable, une condamnée pieuse, un pendu dépendu, un damné lyrique, un ménestrel distingué, un paysan bossu.
Et des yeux pareils à des pieuvres.
Je voguais sur des ondes diffuses, et mon bateau de paille m'emportait jusqu'à vous. D'un crachat je vous saluai. La Camarde vous ressemblait. Sourire de circonstance et mine hautaine...
Je vous quittai bientôt, retrouvant avec délectation l'ombre bienfaisante du mur chargé de lierre.
316 - Une femme pieuse
Lourdes ! La Mecque de la ménagère éprise d'absolu, le pèlerinage obligé du pratiquant du dimanche, la passion estivale du croyant de province.
Je guettais d'un oeil canaille et amusé la pèlerine qui pût m'offrir le spectacle cocasse et affligeant de la piété la plus sirupeuse, me délectant déjà à la simple idée de contempler l'incarnation la plus achevée de la bigoterie.
Je n'eus pas à chercher longtemps. A quelques pas de la grotte je remarquai une jeune femme qui venait de tomber agenouillée. Son air pénétré m'attira tout de suite. Elle était vêtue assez simplement, quoi que d'un goût un peu vulgaire. Sa toilette excessive laissait soupçonner quelque moeurs douteuse, sans que cela parût infâme toutefois. Une femme ordinaire du moyen peuple sans doute. Une simple et brave employée de l'administration, sans grand intérêt : femme de ménage, travailleuse manuelle... A moins que ce ne fût, plus banalement encore, une ouvrière d'usine.
Je m'approchai de la dévote pour mieux voir, et peut-être entendre. Entre ses doigts elle triturait nerveusement un chapelet, tandis qu'autour de son cou se balançait une Vierge multicolore en plastique, du plus pur style "lourdesien".
Je commençai à ricaner lorsque je vis une larme luire sur sa joue fardée. D'abord perplexe devant un tel exemple de femelle sottise, l'air dubitatif face à tant d'indigence de l'esprit, à tant d'inepties prosternées, je me surpris à m'émouvoir sincèrement par les pleurs de l'agenouillée.
Dans un mouvement soudain et fort peu raisonné qui rétrospectivement m'étonne encore, je m'enquis auprès de l'éplorée de la raison de son chagrin. Elle me répondit très simplement qu'elle ressentait juste une gêne oculaire.
En fait je constatai que son fard à paupières en fondant au soleil lui avait coulé dans l'oeil, provoquant une réaction mécanique de la glande lacrymale. Elle s'était agenouillée aussitôt pour mieux faire face à l'incident comme on s'assoit sur une chaise lors d'une subite lassitude, maniant avec nervosité entre ses doigts quelque collier de perles sous le coup de l'irritation provoquée. Quant à la Vierge aux coloris criards aperçue autour de son cou, ça n'était en fait qu'une clé électronique d'ouverture à distance d'automobile...
Je laissai là ma bigote imaginaire, méditant plus que jamais sur la dictature des apparences et l'ampleur de ma propre bêtise qui en la ville de Lourdes m'avait fait voir des choses à mille lieues de la réalité.
317 - Les estivants
Combien sont-ils encore cette année à être entrés dans la vaste danse commerciale, tous consciencieusement conditionnés par un savant abrutissement de masse orchestré depuis des lustres par les marchands de crèmes solaires, de canicules et d'eau de mer ?
Le peuple inonde les plages de France avec une joie parfaitement bovine, des attentes spécialement conçues et organisées par les professionnels de la manipulation des foules. Parce qu'un jour des industriels (ou quelque gourou de la cause épidermique) ont lancé la mode du bronzage, je constate qu'aujourd'hui des millions d'esprits faibles, influençables, inaptes à la critique la plus élémentaire s'exposent indûment, ridiculement, stupidement à un soleil de plomb, se croyant sottement à l'abri de ses méfaits parce dûment oints avec les dernières inventions coûteuses mais bien huileuses des industriels de la cosmétique...

Le Mont-Saint-Michel en période estivale n'est plus qu'un enfer de laideur : embouteillages permanents et faciès hilares ou bien placides des travailleurs moyens en mal de Mère Poularde, de glaces à la vanille et de souvenirs de pacotille "made in Hong-Kong". Le Mont-Saint-Michel attire la plus détestable espèce de touristes qui puisse exister. Venise quant à elle, n'est en été rien d'autre qu'un vaste cloaque infecté par des singes en sacs-banane. La place Saint-Marc concentre à elle seule le plus fort taux au monde de faux esthètes mais vrais béotiens. Quant à Lourdes, c'est un miracle de hideur au quotidien.
Et tout ça pour quoi ? Juste pour divertir, faire voyager, rêver, bronzer, consommer la famille Dupont.
318 - Les fagots
La vieille ployait sous le poids des fagots. Mais elle était robuste, dure à la tâche, âpre au gain. Sous la Lune je distinguais sa silhouette brisée, d'apparence si frêle. Avec son bois sec sur le dos, ses doigts crochus, son corps osseux, elle me faisait songer à un arbre mort.
Une vieille chouette en réalité.
Je lui adressai le bonsoir en la croisant à l'orée de la forêt. Promptement elle m'envoya au Diable en me menaçant avec son bâton, l'oeil méchant, un silex dans la voix : la vieille avait un caractère de chat sauvage. Depuis le temps que je la connaissais, j'avais toujours été séduit par cette sorcière qui vivait à l'écart du village. Solitaire et rebelle, intrépide et coriace, cette vagabonde de la nuit était un mystère.
Je la regardais souvent ramasser du bois, humble trésor de son foyer, et m'attardais ainsi jusque tard dans la nuit sur ce fantôme anguleux, sur cette ombre aux allures de fable. Tantôt je la comparais à un épouvantail en route vers les paysages morts et silencieux de la Lune, tantôt je me la figurais hôte des clochers, chevaucheuse des vents ou spectre des cimetières. Je voyais en cette glaneuse de bois un être fabuleux.
Elle rentrait tard dans sa chaumière sans confort, rapportant ses pauvres fagots. Peu après sa fenêtre s'éclairait au coeur de la nuit.
Avec sa maigre fortune sur le dos, son feu de misère, ses haillons d'un autre âge, la vieille me faisait rêver sous les étoiles.
319 - Têtes d'enterrement
La Mort a déposé sa couronne funèbre sur mon front. Sans fioriture. Me voilà étendu dans un linceul. Des larmes sont versées. Bien inutilement, puisque je suis mort.
La Mort ne m'a pas demandé mon avis, elle m'a élu sans me prévenir. Me voilà roi parmi les vivants : j'ai accédé à la dignité de cadavre. Je suis devenu une curiosité, une statue qui impressionne, même si je n'ai plus l'air de rien.
La Mort m'a emporté, je laisse au monde le souvenir insignifiant de mon passage. La Mort vous emportera vous aussi, d'un formidable coup de faux et avec un grand rire cynique. De manière si réelle, que dans votre prison de bois se brisera toute vanité. Regardez-moi, regardez mon visage impassible. C'est votre propre reflet que vous voyez. Ce mort exposé dans un linceul sophistiqué, c'est vous. Vous le savez, et vous avez peur.
C'est moi qui suis mort, c'est vous qu'on enterre : vous êtes blêmes, solennels, affligés. Vous redoutez ce moment où ce sera votre tour. Vous n'y voulez pas songer, mais cela vous obsède. Son rire cynique vous obsède, sa faux vous obsède...

Votre tour arrivera, patience.
En attendant vous faites comme si. Vous feignez de ne pas entendre l'écho de son rire aigu. Vous faites semblant d'ignorer que vous êtes en sursis, vous aussi. Et vous jouez à m'ensevelir. Sans oser vous l'avouer, vous vous voyez à travers ce cadavre qui n'est pas le vôtre.
Chacun de vous voit sa tête à la place de ma tête.
320 - Les prétentions d'un seul
Je suis le contradicteur, le cynique, l'importun. Je ne crois pas en vos valeurs. Je suis la cloche fêlée de vos cérémonies. Je fais honte à mes semblables. Là où soufflent les vents solennels, je deviens sifflet. Vos glas sont mes grelots. Vous psalmodiez, je bafoue. Et lorsque résonnent vos chants d'allégresse, je gronde.
Je suis un merle moqueur, une langue de vipère, une tête d'âne. Je croasse, je coasse, je clochette tandis que vous priez. Vos dieux sont mes osselets et les os de vos ancêtres le dernier de mes soucis. Je défends les causes dérisoires, pitoyables, indéfendables. Je suis le chantre de la petitesse, de l'inutile, de la dérision. Je suis l'avocat de la fumée, de l'air, de l'ombre.
Vos guerres mortifères ne valent pas mes batailles de poussières, et vos héros blancs sont moins légers que le noir de ma plume. Vos lâches sont mes héros. Vos ordures, mon festin. Vous célébrez le bon grain ? Je chante l'ivraie. Vous aimez l'honnêteté, la droiture, la probité ? Je préfère les battements de mon coeur, l'éclat de mon esprit, les ailes de mon âme.
Votre justice, vos lois, vos couronnes pèsent moins que mon caprice. Vos métaux dorés, vos manteaux précieux, vos sabres si fins, vos marbres divins, vos attributs de chefs sont vos plus chers artifices... Vous me jetez en prison, mais qui du maître ou de l'esclave mène la danse ? Vous les clowns, moi la trompette. Vos barreaux ne peuvent rien contre la brise. Vous les chênes, moi le roseau.
Vous marchez sur la Lune, je marche sur vos têtes. Vous louez les morts, je raille les vivants. Vos cloches sonnent, j'entends un son de crâne. Vous creusez, je monte. Vous gagnez de l'argent, jouez à la bourse, cotisez, je perds mon temps sans jamais le compter. Et pendant que vous recensez vos morts, je sautille entre leurs tombes. Vos champs sacrés sont mes lieux d'ébats. Honneur à ma semelle.
J'aime les vagabonds, les bannis, les pendus, les affamés, les incompris, les damnés. J'ai pitié des rois loyaux, pitié des pions pieux, pitié des imbéciles disciplinés que vous êtes, vous mes frères.
321 - L'odeur des champs
Mademoiselle,

Souvent j'ai imaginé la jeune fille évoquée dans vos lettres, grandissant à l'air libre des champs, courant pieds nus sous le soleil paisible de la campagne en labeur. Cette existence toute embaumée de l'odeur du foin, sans doute idéalisée par ma sensibilité poétique, me fait irrémédiablement songer à l'enfance d'Emma Bovary.

Depuis que vous me fîtes part un jour au téléphone de votre origine agreste, un fétu de paille m'a touché le coeur. Et je me suis figuré que votre destin, à cause de cette extraction terrienne, serait par la force des choses digne d’un drame livresque. Je sais que vous ne voulez pas renier ce passé, mais je n'ignore pas non plus que vos aspirations vous éloignent du berceau de votre enfance. Votre tempérament n'est pas celui d'une sage fille de la campagne au coeur épais et serein.

Parce qu'au téléphone j'entendais les mots de Emma. Vous me disiez, en d'autres termes : «Issue de ce monde-là, moi la contadine, moi la bergère, mon coeur a pourtant d'autres sensibilités, d'autres passions à assouvir que celles que mon rang me prédestinent».
C'était la voix universelle de la noblesse qui parlait en vous, c'était la voix de tous les insurgés du monde contre l'inertie du coeur, c'était le cri émouvant et pathétique des rêveurs morts depuis un siècle, c'était l'amertume de Emma, la même amertume ressurgie en cette fin de XXème siècle, rongeant votre coeur avec autant de vérité. Parce que les humains ne changeront pas, passé, présents, futurs, imaginaires ou réels, la souffrance se logera toujours dans les coeurs les plus vulnérables, les plus aigus, les plus éveillés.
Et cette douleur d'exister avec ce coeur insatisfait vous rend plus belle encore, et je sais qu’à travers vous je fais plus qu’aimer un être adorable : je poursuis un idéal. Cette image de la petite fille aux pieds nus qui respire l'odeur du foin m'est restée. Qui aurait pu deviner alors que parmi tous ces bourgeons semblables sortis d'une même branche éclorait une fleur plus délicate, plus fragile, plus belle que les autres ? Qui aurait pu soupçonner que du fond de cette terre ordinaire naîtrait un fruit rare, au goût suave, au parfum supérieur ? Vous êtes devenue mon poison quotidien, mon héroïne pure.
Je vous aime pour le foin, pour l’herbe, pour vos premiers pas nus dans la nature, loin des cités, je vous aime pour votre solitaire douleur qu'en esthète je contemple, je vous aime pour votre vaine recherche le soir dans les rues de Paris d’un absolu introuvable, seule, désespérée, affligée, et si belle cependant.
Je vous aime enfin parce que vous êtes à un degré supérieur, féminité oblige, l’écho vif de mon âme dolente.
322 - Au Père Lachaise
En septembre j'aime à errer entre les tombes illustres du Père Lachaise. Je vais y chercher le parfum subtil que dégagent les défunts distingués. Là-bas les marbres ont des allures de Trianon. Un charme désuet hante les lieux. Baroques, exotiques ou d'un classicisme formel, bien des sépultures invitent à la rêverie. Ainsi celle de Chopin avec sa pleureuse taillée dans la pierre blanche, celle de Musset et son saule rachitique, celle de Balzac comme un trophée de chevreuil...
Là, règne la Mélancolie.
Dans les passages étroits, sinueux, on se perd avec délices. Avec parfois une surprise au détour du chemin, une rencontre inespérée. Sur une stèle, on déchiffre un nom depuis longtemps sorti de la mémoire. Un spectre apparaît : poète, grammairien ou historien du temps de nos manuels scolaires. Souvenir de classe de notre enfance, héros poussiéreux de nos lointaines aventures d'écoliers, émouvant insecte desséché des livres d'antan... Sur lequel, à défaut de mettre un visage, on met une pierre brisée, une croix couverte de mousse ou une dalle rongée par le temps.
Les hôtes augustes du cimetière semblent avoir imposé leur temps aux vivants. Car le temps au Père Lachaise s'est figé. Il s'est arrêté au XIXième siècle. Là-bas les morts ont des moeurs surannées. Ils portent encore des cols blancs, lisent des poèmes en alexandrins et pleurent d'amour pour des femmes en robes longues.
323 - Alfredo Gaspard Charlus de la Campos
Je m'appelle Alfredo Gaspard Charlus de la Campos. Je suis né loin de cette vallée. Je viens d'un pays de pierres et de sables. Mon chapeau de vieux renard s'est terni sous la poussière des déserts. A force d'aller aux vents, mon front s'est creusé comme un canyon, tandis que ma longue barbe a blanchi. Je suis un vieux hibou, un trappeur rusé, un ours solitaire. Mes poches sentent le foin, j'ai des paillettes d'or sous les ongles, et mon fusil ne manque jamais de poudre.
J'ai des amis, mais loin d'ici. Le plus loin possible. Mon canasson est aussi vieux que moi. Mais bien moins fou : il est mort depuis des lustres. Si bien que je n'ai besoin que de mes deux pieds pour me déplacer. Je m'appelle Alfredo Gaspard Charlus de la Campos, et je parle aux coyotes mieux que je ne cause aux hommes. Le soleil a tapé un peu trop fort sous mon chapeau râpé, ça se sent peut-être.

Je ne vois pas passer beaucoup d'étrangers par ici. Mais la forêt est assez grande vous savez, je n'ai pas besoin d'en voir tellement que ça des étrangers. Et ici, c'est chez moi.
Quoi qu'on dise.
Je suis un vieux chacal à qui on ne la fait pas, et ce ne sont pas des jeunots qui me feront changer ma façon de visser mon chapeau sur le crâne... Et puis ce fichtre pays n'est pas fait pour des blancs-becs. Je suis un trappeur, un vieux cerf des bois, un vrai loup des prairies. Je suis libre, je suis encore robuste, je ne crains pas le froid des hivers, je m'appelle Alfredo Gaspard Charlus de la Campos et je vous parie que dans vingt ans on entendra encore mes cris de vieille chouette dans le coin !
324 - Au cimetière
En passant le portail rouillé du vieux cimetière, la petite troupe des endeuillés prit des allures charmantes et pittoresques. Le cheval trottinait dans l'allée étroite, ouvrant la marche à l'humble convoi mortuaire. Derrière lui, le corbillard bringuebalait mollement dans des grincements de bois sec. Il n'y avait que des vieilles croix rouillées couvertes de mousse dans ce petit cimetière de province. Des antiques tombes patinées par les lunes, les vents, les siècles. Certaines, très érodées, étaient devenues anonymes.
Le cortège funèbre était chamarré, hétéroclite, baroque. Il y avait une petite vieille, vive, avec des rides comme des sillons dans la terre, portant avec grande dignité une coiffe traditionnelle. A ses côtés, un homme corpulent arborant de superbes moustaches en virgules, tenant dans ses mains épaisses un petit chapeau anguleux avec des motifs écossais... Une mise d'une autre époque. Il y avait surtout des vieilles gens endimanchés : les bruits de cannes, les murmures grasseyants, les chants psalmodiés s'ajoutaient au joyeux concert de l'attelage.
On allait inhumer un pauvre diable.
La procession avait quelque chose de suranné, d'irréel, de fantasque. En fait ces funérailles étaient éminemment poétiques. Il y avait de la grâce dans cette escorte claudicante, une fraîcheur inattendue dans ce corbillard qui cahotait entre les tombes, de la beauté dans ces anciennes croix en fer forgé, vétustes, décrépites, mais toujours dressées.
A un moment donné de la cérémonie, au signe du prêtre l'assemblée fit le silence devant la sépulture. Il se passa alors une chose mystérieuse : on eût dit qu'à cet instant même, dans ce silence humble et solennel, l'Univers entier s'était ramassé. En ce lieu insignifiant il semblait que le Ciel était venu s'agenouiller, conviant tous ses anges pour accueillir le défunt. Ce fut juste une impression, fugace mais partagée.
L'assistance se dispersa sans mot dire. La vieille à la coiffe désuète s'en fut d'un pas alerte, la mine gaillarde. Le gros homme avec son air bon enfant lissa ses moustaches, remit son petit chapeau sur la tête. Les petits vieux firent cliqueter leur canne. Certains tirèrent sur leur pipe.
Ce fut un bel enterrement.
325 - La maison de l'écrivain
Je m'approchai de l'humble demeure. Isolée, sise entre ciel et champs, battue par les vents, couverte de lierre, elle ressemblait à un navire au milieu des herbes. Éole faisait grincer ses vieux bois, et son toit de tuiles qui s'affaissait pesait comme un manteau de pierre.
Une âme hantait les lieux : cette maison abandonnée respirait, dégageait une atmosphère pleine de nostalgie. Je sentais un souffle, j'entendais battre un coeur : les murs vivaient. A travers ses fissures, je remontais dans le temps. La pierre me racontait tant d'histoires... Ce toit dans la campagne avaient été l'asile d'un poète, jadis.
Poussant la vieille porte prise dans les herbes folles, j'entrai sans trop de difficulté. La pièce unique sans fenêtre et aux murs nus s'éclaira dans une odeur de vieilles poutres et de ronces. Son aspect était fruste, rustique, presque monacal. Il y avait une table, une chaise, un lit avec une table de chevet. Sur la table, une chandelle, quelques feuilles vierges jaunies, une plume dans son encrier séché. Sur le meuble de chevet, une carafe en terre. Reliques d'une autre époque...

Charmé par ce tableau idyllique, humant avec délices les effluves intacts de la chambrette, les yeux fermés je laissai courir un instant mon imagination.
Devant moi les fantômes du passé apparurent. Je vis un écrivain penché sur ses feuillets, la plume en suspens, une flamme dans l'oeil. C'était la nuit, la chandelle éclairait sa minuscule table de travail. Sa mise était apprêtée. Il était vêtu à l'ancienne. Ses cheveux en arrière étaient coiffés avec soin. C'était une coupe du XIXème siècle. Il y avait, accrochés à un clou de la porte, un chapeau avec une longue plume fichée en son côté, ainsi qu'une besace. Cet homme écrivant dans la nuit, je crus le reconnaître. N'était-ce pas... Alphonse Daudet ? A moins que ce ne fût Maupassant ? Ou alors Musset ? A travers l'apparition onirique, je voyais indistinctement des visages, des silhouettes illustres surgies du siècle romantique.

Je m'attardai dans mon rêve éveillé... Et cette fois c'est moi qui était le fantôme : je me sentais comme un intrus invisible en train d'épier les hôtes des lieux. Les yeux clos, humant toujours la poussière séculaire de la pièce, je laissai mon esprit vagabonder encore.
Au coeur de la nuit se faisait entendre le cri d'un hibou. Un chat perché sur une poutre observait l'écrivain. Dans l'âtre, une braise finissait de se consumer. La vision était nette à présent. Je vivais ce qu'avait vécu l'écrivain. J'étais devenu témoin de la légende, approchant d'un souffle le mythe, présent dans l'histoire secrète de quelque auteur...
En pénétrant dans ce refuge à l'abandon, l'imagination m'avait emmené jusque dans l'intimité d'un poète, à un siècle et demi de distance, à deux pas des muses.
326 - Une âme vagabonde
La pierre qui craque sous le gel, les fleurs couleur de foin, les pelages hérissés, les bouquets d'épines, les croassements lugubres, les silhouettes nocturnes ont toujours eu ma préférence. Les femmes n'ont jamais été aussi belles que lorsqu'elles ont été laides. Le cri du corbeau est mon carillon. Les hurlements de la tempête font naître en moi un frisson délicieux. La brume glace mon cou, la pluie cingle ma tête, le vent gifle ma face : les plus tendres baisers que je connaisse.

Les chants amers sont doux à mon coeur, pareils à la bière âcre qui râpe la gorge. Et étourdit
J'appartiens aux légendes sans nom. Je suis le cours des temps oubliés. J'aime les vertus révolues, les feux de misère, les ors de l'automne, les nuits peuplées de chimères. Je bois les vins épais des grands âges, me voue aux lueurs de la Lune, cours les vergers sauvages, croque les pommes aigres, m'endors dans des lits de friches et de paille, capturant dans mes rêves les étoiles filantes en pleine volée.

Mes frères, mes semblables, vous mes ennemis, laissez-moi en paix avec mes chers fantômes. Ils sont plus vivants que vous ne le serez jamais. Quant à vous femmes sans mystère, vos yeux trop aimables, votre coeur trop sensible, vos robes trop blanches, vos mots doux sont des mets sans saveur. Et vos bontés artificielles, des faux bijoux. Vos molles alcôves et tièdes breuvages m'ennuient.
L'embrun est mon domaine, le désert mon asile, l'ombre mon salut. Solitaire, je reprends mes chemins pierreux, le pas léger.
En route vers l'insaisissable, l'impénétrable, l'éternel horizon.
327 - Clôtures d'esprits
Les cérémonies religieuses les plus sacrées ont cela en commun qu'elles me paraissent compassées et ridicules, simiesques et ennuyeuses. Musulmans, Chrétiens, Juifs : tous en file indienne. Battements de coeurs cadencés. Âmes alignées. Us locaux réglés sur le rythme cosmique... Dieu est plein d'onction pour ses automates. La mécanique a ses exigences, l'huile céleste entretien les rouages.

Les fidèles craignent de ne pouvoir pas vivre sans leurs chères ablutions, en omettant de joindre leurs mains ou avec la calotte de travers. Ces mortels assemblés dans leurs lieux de rites m'inspirent les plus mous élans, provoquant chez moi léthargie, bâillements, perte de contact avec la réalité.
Leur rectitude de lézard, leurs gestes militaires, leurs regards baissés, loin de me pousser à me ranger à leur cause, me donnent plutôt envie d'aller boire à leur santé une bonne pinte de rafraîchissement profane.
Aller boire à la santé de ces grands frustrés de Musulmans, de ces pleurnichards de Chrétiens, de ces irrécupérables sclérosés de Juifs ! Aller boire à la santé surtout de mes frères trousse-jupons, railleurs et poètes dévoyés.
Chrétiens, Musulmans, Juifs, je porte à mes lèvres la coupe sacrée des vins impies, m'enivrant sans craindre une seconde les feux piteux de vos amulettes en fer ! Enfer et voeux pieux sont vos plus constantes chimères. Vos idoles sont pesantes comme des statues boulonnées. Vous psalmodiez, je siffle. Vous baissez le front jusque par terre, je porte mon verre à hauteur des vignes. Vous levez les mains au ciel, le fossoyeur crache dans les siennes, calleuses. Vous me dites hérétique, et c'est vous qui êtes musulmans, chrétiens, juifs ! Pétrifiés dans vos dogmes.
J'ai avec moi la candeur de l'enfant, l'innocence des roses, la vérité des sables sereins. La compagnie des anges m'est coutumière. Je suis proche de l'invisible, loin de vos quotidiennes pesanteurs. Attentif aux cailloux, je parle aux étoiles. J'écoute les hommes aussi.
Et me moque de leurs versets dormitifs.
328 - Hauteur de vue
A Albert, petite ville de la Somme, est sise une basilique. Une Vierge dorée, entrée dans l'Histoire lors de la Grande Guerre, domine l'édifice. Pour les albertains, braves gens du nord, la séculaire dorure est devenue invisible.
Moi j'y vois mille feux, une auréole, une perle d'or au-dessus de la cité. J'aime à lever les yeux au ciel, à la rencontre de l'hôte des nues.
Mon regard embrasse ciel et cime, et face à cet horizon vertigineux je chancelle avec délices, isolé du monde. La flèche mariale de la basilique me désigne des espaces intérieurs sans borne. Enivré d'or et d'azur, j'accède à des hauteurs de conscience inédites.

J'oublie la terre, et pars vers l'Empyrée, saluant oiseaux, astres, désincarnés. Des ailes m'emportent, des anges me parlent, des passants m'observent... Je redescends de mes sommets, le regard à hauteur humaine pour adresser quelque parole à mes frères albertains.
Je leur parle de la pluie, du beau temps. Ils sont contents. Je leur parle de l'état du ciel, de l'état de leurs finances, de l'état de leur voiture. Mais surtout pas de la Vierge dorée. Ils me comprennent, acquiescent, me donnent raison.
Enfin je les laisse au pied de la basilique, songeurs, hilares ou bien placides. Dans leur tête, des rouages de mécanique d'automobile, des inquiétudes météorologiques, des espérances bancaires.
Et je poursuis mon vol, plein de pitié pour mes semblables albertains, l'âme plus légère que jamais, le pas comme une aile, le coeur libéré des dernières pesanteurs terrestres.
329 - Misère
Voici une vision issue des flâneries étranges de ma pensée. Précisons que la rue où j'habite consiste en un escalier antique, dans le quartier historique du Vieux-Mans, sur des remparts gallo-romains.
Un matin en sortant de chez moi, mon univers changea inexplicablement.
En ouvrant la porte donnant sur l'escalier public, je passai de l'ombre feutrée à la lumière brutale. Le choc. Dans la rue, un soleil cru, inhabituel. Chaleur suffocante, atmosphère dantesque. Partout, des maisons vétustes, délabrées, tristes, aux fenêtres cassées, opaques, aux briques noircies par saleté.
L'escalier huppé était devenu de larges marches anonymes, brisées par endroits, jonchées de détritus, couvertes de poussière. Sans aucun intérêt architectural. D'un coup je conçus tout ce que sous-tendait ce lieu terne : le règne de la misère.
De cet escalier émanait une tristesse infinie, un désespoir affreux, une odeur de mort. Image fidèle d'un quartier calamiteux de Calcutta au dix-neuvième siècle. Le Mans était devenue une atroce Calcutta.
(Je parle bien sûr non pas de la flatteuse Calcutta, refuge des Arts et des Lettres, mais de l'autre, de l'ignoble Calcutta, asile d'une extrême, révoltante misère : célèbre image stéréotypée renvoyée au monde entier.)
Décor désespérant : là, l'électricité n'existait pas, n'avait jamais existé. Ni l'élémentaire confort citadin. J'étais dans une ville sans voitures, sans magasins, sans néons, sans panneaux publicitaires, sans plus rien de ce qui constituait mes repères habituels. Tout avait disparu. C'était ça ma ville.
En haut de l'escalier, un spectre : un enfant portant des lambeaux de vêtements. Crasseux, pouilleux, avec un corps famélique... Misérable mais encore souriant. Un autre petit être décharné le suivait. Ils se mirent à jouer avec des cailloux, des morceaux de bois sales. En bas des marches, un vieux mendiant en train de mourir dans une banale indifférence. Des silhouettes en haillons passaient devant lui. A ses pieds, une sébile de bois. Vide.
Misère.

J'explorai la ville. Au lieu de la place centrale et ses beaux édifices, ses lumières, ses boutiques de luxe, ses halls nets, au lieu de tout cela, une cour des Miracles, un mouroir à ciel ouvert, une assemblée de lépreux, d'éclopés, de morts-vivants... Des gueux fantomatiques errant sous une insupportable chaleur, dans des odeurs incertaines. Charognes, tanneries, effluves de cuisine immonde ? Impossible de savoir.
Plus loin dans la rue Gambetta je passai devant une boulangerie sordide, un trou à rat. Je devinais tout à la simple vue des choses : pain fade au goût de sciure. Le seul pain qu'on pût manger dans cette ville. Avec des pommes aigres qu'il fallait cueillir sur les bords nauséeux de la Sarthe. Le pain et les pommes sauvages, uniques aliments de ce monde... Et ce pain, je ne pouvais le manger : trop pauvre je me découvrais. Cela dit, je savais confusément qu'on me laisserai prendre de ce pain, invendu, devenu dur comme du bois.
Misère. Misère. Misère.
Condamné à vivre dans ce monde pour le reste de ma vie, je regardais en face l'insupportable vérité. C'était inéluctable, irréversible, terrible comme un verdict tombé du Ciel. Impossible d'échapper au destin. Je devais me résoudre au sort, survenu du jour au lendemain sans aucune explication.
Accepter ma nouvelle condition était la seule chose concevable, conscient que le monde laissé derrière moi était définitivement perdu. Plus d'Internet, plus d'électricité, plus d'aliments variés, plus jamais. Plus de boissons fraîches diverses, ni de lit confortable, ni de sécurité... Plus rien de tout cela. Il me fallait désormais vivre comme un mendiant de Calcutta du dix-neuvième siècle dans un monde d'ordures, de fange, de faim, d'absolu dénuement.
Je mesurais l'horrible détresse de ma situation. Des millions d'hommes ayant vécu une semblable misère défilaient en mon esprit. J'étais devenu leur frère d'infortune. A la différence qu'eux n'avaient connu que ça toute leur vie. Moi, j'expérimentais l'état extrême de la pauvreté, après avoir connu l'état extrême de la richesse. C'était d'autant plus cruel que rien ne m'avait préparé à ce mystérieux bouleversement de mon existence : en ouvrant la porte de chez moi, j'étais passé de manière parfaitement incompréhensible d'un monde d'abondance, de nantis repus à un monde d'affamés, de malheur.
J'étais en train de vivre ce qu'avaient vécu ces millions de déshérités. La misère n'était plus une abstraction. J'étais là, à la place de ceux qui l'avaient vécu dans leur corps, leur âme. La misère, la vraie, l'authentique, celle endurée par des hommes de ce monde, de cette Terre, de cette Humanité, la misère éprouvée dans leur chair, dans leur vie quotidienne, la misère maudite...
Cette misère-là, je la vivais à cet instant et pour toujours, sans espoir de retour. Je la vivais dans cette ville qui était la mienne, dans cette cité décrépite qui s'appelait Le Mans, qui était concrète, pleine de crasse, de grisaille, de détresse, qui n'était ni un rêve ni une conception virtuelle, mais une ville d'hommes.

J'étais en enfer.
330 - Sermon d'un curé couillu
J'ai assisté un jour lors de la messe du dimanche matin à un sermon incroyable ! Il s'agissait du curé d'une petite ville de province, dans la Sarthe où j'habite. Je vous restitue ici une partie de son sermon que je suis parvenu à me procurer au prix de bien des efforts :
Mes frères,
(...) Au service de mes ouailles, permettez que j'exerce sans les fers de la censure mon ministère, professant ma foi selon des vues saines, affranchies de toute aliénation, plutôt qu'à travers une parole contrainte par des codes dictés par quelque blanc automate, oiseau étriqué haut perché à Rome, et que sur les choses du monde et des âmes je vous éclaire avec une christique hauteur, une nécessaire virilité. Sans faiblesse ni lâche concession. N'ayons pas peur d'entendre ce qu'il faut entendre, ne craignons pas le verbe de Vérité, évitons les détours stylistiques qui édulcoreraient le chrétien discours en voulant préserver les âmes sottement prudes de cette assemblée...
Mes frères et soeurs, mes très chers frères et soeurs, je vous le dis : ne contenez pas votre chair si vous sentez qu'elle s'embrase au point qu'elle vous gâte les sangs. La continence mal acceptée ne fait qu'enrager le coeur de l'homme au lieu de l'apaiser. Troussez, troussez mes frères ! Et vous mes soeurs, levez la cuisse ! Dieu aime les âmes épanouies.
Quant à vous les pauvres vieilles filles que je vois traîner à longueur de temps dans mon église, un chapelet à la main, un crucifix dans le corsage -que l'habitude de l'abstinence à aplati-, un missel dans la poche et une pierre dans le coeur, allez chercher ailleurs de quoi arroser l'ivraie séchée que vous prenez pour un blé mûr ! Allez faire reverdir votre désert intérieur sous l'onde bienfaisante des mâles assauts. Si des jardiniers assez fous daignent encore sonder vos terres arides... Et revenez en ces lieux, adultes, sereines, débarrassées de vos passions ridicules.
Mes frères, mes frères, en vérité je vous le dis, et d'ailleurs qui l'ignorerait, sous ma robe noire je suis semblable à n'importe quel enfant de Dieu. Bistouquette d'ecclésiastique n'est point nécessairement synonyme de mollesse congénitale. Ne faites pas les étonnés. Certaines jouvencelles et dames patronnesses de cette assistance en savent quelque chose. Pourquoi cacher ce qui est vrai, réel, et d'ailleurs déjà de notoriété publique ?
Maintenant que celui qui ose me contredire, qui voudrait me prouver que je suis un digne écouillé sous prétexte que je porte soutane, qu'il vienne me le dire en face. Ne doutez pas un instant mes frères que j'aie les moyens de rabaisser le caquet aux hérétiques de toutes espèces ! Pour mieux contrer les impies, j'ai d'autres arguments que la Bible : gants de boxe, méthode marseillaise et même bastonnade pour les plus récalcitrants de mes détracteurs.
Sur ce mes frères et soeurs, puisque que nul ne conteste ici ma parole, nous allons à présent procéder à la sainte eucharistie, etc... etc... etc... (...)
331 - Mon épitaphe
En cette terre repose celui par qui les muses s'exprimèrent de la plus belle des façons. Il fut leur porte-parole, le confident des anges, l'ami des astres. Il rêvait de chevauchées célestes, d'essor cosmique, poursuivant sans cesse les étoiles, épris des hauteurs incorrompues.
Et d'amour pur.
Il aimait la compagnie des femmes, chantant les vierges beautés, fut aimé de ses pires ennemies les laides, les acariâtres et les déflorées qu'il raillait sans remords.

Il fut proche de Vertu, fuyant vice, gueusaille, mollesse.
Il éprouva des passions charnelles pour des bonnes soeurs, des naïves fortunées, des servantes de sa maison qui lui en furent toutes reconnaissantes.
Il n'aimait pas les enfants, ni les chiens, ni les engrossées. Narcisse fut son frère d'arme. Harpagon son conseiller financier. La Camarde, sa hantise, à laquelle il succomba finalement, cédant vers la fin de sa vie à ses avances, toujours en quête d'aventures inédites...
332 - Multipliez-vous !
- Guide Moderne nouvellement réglementé du bon usage de la chrétienne copulation pour les épousés de l'Église Chrétienne, Apostolique, Romaine -
Avant que de disserter de toute chose qui aurait quelque rapport de proche ou d'éloigné à la matière sexuelle entrant dans le cadre sacré de l'union à vocation chrétienne (étant définie elle-même comme engendrant de manière volontaire enfants, au sein d'une famille constituée selon les saintes prescriptions de la Mère Église) il est à rappeler l'importance capitale de mettre à bonne et honnête disposition son coeur et son esprit et ce afin de ne jamais tomber, soit par sa propre volonté soit par défaillance, manque de foi ou faiblesse d'âme, dans les propos directement et bestialement charnels qu'inspire souventes fois le sujet de l'amour matrimonial.
Et encore moins se laisser envahir par ces mêmes pensées, dussent-elles s'exprimer de manière autre que verbale. On taira donc non seulement les propos de cet ordre, mais également les images mentales pouvant, à notre insu, prendre possession de notre esprit.
Le fait étant précisé, entrons dès lors dans le vif du débat. Madame, Monsieur, réjouissez-vous, vous êtes époux et épouse. Aujourd'hui votre chemin est jalonné par la sainte Croix. Elle vous conduira -quelle joie !- sur les terres austères de la contemplation divine.
1) Le devoir des nouveaux époux qui suit là joie du mariage.
a)- Se ressaisir.
La mariée sera si emplie d'honnête bonheur, à l'issue de la sainte cérémonie, qu'elle risquera d'être enivrée de joie, omettant bientôt son premier devoir de chrétienne épouse. Son nouvel époux n'omettra point, quant à lui, de faire revenir à la réalité l'âme bien pure égarée par les chants de messe et les pieuses images offertes à cette occasion.
b)- Faire face à la pauvre condition humaine.
Au lendemain des noces il sera bon donc, et même chrétiennement professé par le prêtre, de mettre à contribution les organes reproducteurs des deux parties, soit ceux frappés du mâle emblème et ceux marqués du sceau femelle. Aussi malheureuse que puisse paraître la chose aux yeux des sensibilités les plus pures, les plus chastes, il faut se rendre à l'évidence : c'est là l'humaine condition. Il faudra s'y résigner le plus chrétiennement possible.
Pour les âmes les plus vulnérables, la prière continuelle sera un excellent soutient moral et spirituel. Nous conseillons vivement aux gens trop affectés le recueillement religieux le plus fervent : par la grâce de ces élans toute douleur s'évanouit dans l'oubli de soi.
2) L'acte en lui-même.
a) - Le devoir, le plaisir.
Là est le coeur du problème. Entre joie charnelle et devoir chrétien de reproduction de l'espèce humaine, un abîme de douleurs, de doutes et d'hérésies a perdu bien des âmes... Le bon prêtre conseille de ne point laisser vagabonder son esprit, alors que s'effectue la chose, sur les parties non nécessaires à la reproduction que constitue le corps de l'époux ou de l'épouse dans sa nudité livrée. Toutefois il sera admis, mais non formellement conseillé (du moins officiellement) par le représentant de l'Église, que l'épouse ou l'époux laisse vagabonder non seulement son esprit mais encore ses mains, autour des parties du corps que la médecine moderne recense comme étant les sièges conformes de la licite volupté, au moins chez les gens normalement constitués et non dénaturés par le vice. Ces parties légalement recensées sont, par ordre croissant de la volupté provoquée, chez le sujet femelle :
- Le contour des avant-bras. Le bas des épaules.
- Le haut du ventre.
- Le milieu des flancs.
- Le haut des mollets, entre partie supérieure de la cuisse et partie basse de l'articulation du genou.
Chez le sujet fort :
- Le contour des avant-bras.
- Le bas des épaules
- Les épaules en elles-mêmes.
- Les muscles du torse, entre exactement le haut du nombril et le bas du tétin.
- Les muscles du mollet, à partir du milieu jusqu'en haut, à la base du genou.
Toute autre partie du corps exposée à de coupables attouchements ou même représentée par la pensée à des fins perversement anti-naturelles de recherche de volupté, sera considérée comme à jamais souillée. Tout chrétien surpris par le prêtre, ou par un de ses délégués mandatés en train de s'adonner à des pratiques sataniques, c'est-à-dire toutes celles qui diffèrent de celles citées plus haut, sera excommunié.
Le baiser contre la bouche est proscrit.
b) - L 'acte.
Il se fera dans le silence le plus pieux. La femme, chastement, réprimera toute manifestation sonore produite par le flot régulier de son souffle au travers des parois de sa bouche. Elle exhalera avec discrétion son haleine ouvrant bien la bouche, afin que l'air expulsé offre le moins de résistance possible contre les parois internes de son orifice buccal, et qu'ainsi le bruit de ses poumons ventilés s'atténue chrétiennement.
Les deux époux auront bien entendu les yeux clos du début à la fin du procès. Pour plus de sécurité, on aura pris soin d'éloigner toute source de clarté de l'alcôve. Par temps de Lune les volets seront hermétiquement clos, de crainte que les clartés sélènes ne fassent naître en eux de coupables désirs, à leur insu.
L'homme se contiendra pareillement à la femme. Sans y être formellement contraint toutefois en ce qui le concerne. Les bruits incongrus émanés des viscères seront couverts par un quelconque moyen (voir pour cela dans les pieux manuels de la bibliothèque du bon pasteur les divers subterfuges mis à la disposition des époux).
Très important :
L'homme, toujours, sera sur l'épouse, ET NON L'INVERSE ! Transgresser cette loi naturelle et biblique serait un péché mortel, et entraînerait moult tourments, légalement répertoriés selon la gravité des faits. (Un exemplaire des supplices infligés aux époux qui se rendraient coupables de tels agissements est déposé chez l'Inquisiteur Général, consultable sur place.)
Si l'acte est agrémenté des fantaisies, admises mais non officiellement conseillées par le corps religieux, citées précédemment, cela ne doit pas pour autant être prétexte à prolonger indûment le procès de procréation.
Celui-ci sera conclu dès que la partie mâle aura fécondé la matière vive. À l'intérieur de cette limite la femme devra trouver la mesure, l'étendue et la rigueur de sa volupté, seulement si elle y consent soit par excès de santé, soit par faiblesse de caractère et d'âme. Sur ce point l'homme demeure toujours souverain. Une fois le vase naturel de la femme fécondé, les corps se sépareront sans délai. On pourra rouvrir les yeux, à condition que la nudité des deux parties soit dûment dissimulée aux regards mutuels et que rien d'impudique n'offense I'amour consommé des époux.
Madame, Monsieur, après examen minutieux de la présente information, multipliez-vous dans l'allégresse, et priez, priez pour tous les bienfaits du Ciel octroyés aux heureux épousés. Élevez vos enfants selon les principes honnêtes de la chrétienne Église, enseignez-leur le respect des saintes traditions bibliques, apprenez-leur l'amour de Dieu, l'amour de la vie, et communiquez-leur les joies de l'austérité, de la sévérité, soyez justes mais dignement inflexibles.
Concevez dans la plus grande chasteté, rendez grâce pour les douleurs de l'enfantement, usez-vous saintement les genoux à faire pénitence, et soyez heureux.
333 - Conceptions dogmatiques
- Suivi matrimonial après le mariage chrétien -
A l'issue de la première année de mariage le bon prêtre attendra l'enfant né afin de le baptiser au plus tôt, de crainte que sa petite âme ne s'envole sans avoir reçu préalablement le prime sacrement. Le mal étant surtout, non pas de voir le fruit d'un chrétien accouplement périr dans une longue agonie à cause de quelque péché antérieur dont se seraient rendus coupables les parents, mais bien de laisser partir une âme innocente aux enfers.
Si l'enfant meurt dès la sortie du flanc nourricier, le mari n'attendra pas pour engrosser de nouveau son épouse, afin de remplacer le fruit trop tôt tombé. Il le fera également pour la raison essentielle qu'il ne faut pas laisser sans semence, comme une jachère, un ventre jeune encore capable d'engendrer des fruits de Dieu. Un bon chrétien se doit, tant que son épouse demeure vigoureuse, lui faire honneur au moins une fois l'an. On ne saurait à ce sujet trop louer les honnêtes époux qui, dès que leur épouse a enfanté, par quinze, voire vingt fois de suite rendent hommage à leur aimée. Heureuse la famille de Dieu aux membres plus nombreux que les doigts de la main !
Durant le travail des champs la femme grosse ne prétextera point d'être en délicate condition pour se soustraire aux peines : ces dernières sont inhérentes à la condition humaine et nul ne doit, ne peut s'y dérober. Sous aucune condition. Parfois il advient que l'enfant naisse aux champs. C'est un bien. La larve humaine respirera ainsi les senteurs de la terre, et celles-ci feront de l'enfant un vaillant croquant, s'il parvient à l'âge puéril sans trop de peine toutefois.
Un ventre sain doit toujours être plein (décret clérical de l'Église Nouvelle). La femme grosse doit s'éveiller aux aurores, afin de ne point mettre au monde un oisif. La femme sur le point de se séparer de son fruit doit en avertir le curé, au cas ou l'être à peine achevé qu'elle mettrait au monde serait débile et sur le point de rendre l'âme, et ce afin qu'il reçoive dans les temps le ministère de Dieu.
Si malgré sa débile constitution l'enfant survit jusqu'aux premières années de l'âge puéril, il n'échappera point aux labours des champs pour autant, surtout s'il est issu d'une famille pauvre et honnête. Soit que ses membres tordus ou que son esprit possédé par le démon de la folie l'empêchent de prendre part avec raison aux travaux des champs, soit que ses pensées infirmes le jettent par les chemins sans que raison ne puisse le résoudre à abandonner ses étranges desseins, on le contraindra par la force à rentrer dans les rangs. Si besoin est, on l'attellera directement à la charrue, aux cotés des bêtes de somme. On l'enchaînera ainsi tout le jour, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher. Tant qu'il ne se résoudra pas, par sa propre volonté, à dépasser sa constitution débile infligée par la nature, à se forcer, et ainsi à contraindre les forces naturelles à rentrer dans les normes, on demeurera inflexible. Les enfants débiles nés d'unions légitimes se reproduiront entre eux. Les autres, ceux issus d'une union entachée de péché ou bien nés de viol du fait de guerre, ne pourront pas se reproduire, même entre eux. Les bâtards, quant à eux, jouiront, pourvu qu'ils soient baptisés, des mêmes droits en matière matrimoniale que les nègres des colonies. Ils pourront se reproduire avec ces derniers, donnant des fruits aptes au baptême.

Dès la sortie de l'âge puéril, vers 8 ou 9 ans, l'enfant entrera en apprentissage dans la fonction que ses géniteurs auront choisie pour lui. Il y demeurera jusqu'à l'âge de procréer à son tour. Les mauvais sujets endureront les châtiments ordinaires en usage dans chaque catégorie ou corps de métier : les coups de lanières chez le bon laboureur, les pénitences chez le pieux prêtre qui aura pris un enfant à son service, les privations de nourriture chez l'aubergiste... etc. Par temps de guerre on réservera les plus résistants des commis au gros des troupes. Les autres, prieront la charrue au poing ou la fourche à la main pour que la Sainte Église sorte vainqueur de la guerre, et qu'elle écrase les hérétiques avec toute la rigueur biblique requise.
Rendez grâce à l'Église et témoignez du bonheur d'être chrétien. La vie est si belle sous l'autorité cléricale.
334 - Le Manouche
Il a une tête de diable, avec de la braise dans l'oeil, de la cendre dans les cheveux, du sang en guise d'alliance. Il a un couteau dans la main, une parole d'honneur, un coeur d'enfant. Le front ténébreux, l'habit déchiré, le poing facile, il toise son frère.
Il ne sait pas lire dans les livres, mais déchiffre la voûte étoilée. Il ignore les mots savants, mais fait chanter sa guitare. C'est un hors-la-loi qui voyage sur le dos d'Eole. Il n'a pas de chaîne, ni d'argent, ni de maison. C'est un mal-aimé, une âme errante, un chien sauvage. Un vrai damné : chassé de la Terre, du Ciel, des enfers.

C'est un croqueur de chemins, un buveur de pluie, un jeteur de pierres. Il parle aux épouvantails, chasse des chimères, engrange de l'azur. Vivant de rêves, il avale des bols d'air, se rassasie de rosée, verse des nuages dans sa soupe de vent. Et crève de faim, un cigare aux lèvres.
Il sème l'amour, récolte la poussière. L'alouette est sa muse, la femme sa perte, la paille son luxe. La mort est son amante, la sciure son pain quotidien, le bandit son compagnon.
Et la liberté, sa plus chère conquête.
335 - Un verre
Dès la première gorgée, il avait senti sa caresse glacée dans la gorge. La bière qu'il était en train de déguster, c'était aussi le pressentiment de sa mort imminente.

Ce verre d'aspect si anodin était pour lui l'annonce intime d'un événement capital, la voie mystérieuse qu'avait prise le Ciel pour l'avertir. Il devait se préparer à la mort, le temps d'une dernière ivresse. Le processus était enclenché, irréversible. Il buvait à petites gorgées ses derniers instants, savourant la délicieuse amertume sous son palais.
Il se voyait quitter ce monde sur les ailes de Bacchus, sans effroi ni peine, bercé par les chaudes, molles vapeurs... Ce départ indolent semblait lui avoir été accordé comme une grâce.
A mi-chemin de ses brumes, il devint solennel, leva son verre à l'ange de la Mort et fit ses adieux au barman. Les clients du bar ne lui prêtèrent guère attention. Propos d'ivrogne... Quelques gorgées plus tard, il chanta bruyamment, puis psalmodia lentement quelque cantique d'éthylique.
A la dernière gorgée, dans un geste dérisoire et sublime il fracassa son verre contre le miroir d'en face avant de s'écrouler parmi les bris de verre, yeux ouverts, lèvres décloses, coeur arrêté.
336 - Le vice mal vêtu
La vieille fille dont je vais conter l'histoire et que l'on surnommait "Mademoiselle la Diablesse" était non seulement fort laide mais encore très méchante, sotte, cruelle. Voire ignoble. Elle n'aimait absolument personne, frustrée de n'être point née du flanc de Vénus.
Elle battait son chien à heures fixes, médisait sur ses voisins, crachait dans la sébile des mendiants, maudissait son curé, insultait même le Bon Dieu le dimanche à l'église. Parce qu'en plus d'être parfaitement impie dans ses actes, elle était particulièrement assidue aux messes. Fausse dévotion destinée au dieu Hypocrisie...

Rien ne l'amusait tant que d'aiguiser son coeur de silex. Elle était insensible à la souffrance des enfants qu'elle détestait, mais éprouvait une étrange pitié pour les asticots que les pêcheurs utilisaient comme appâts. Elle se réjouissait du malheur de ses semblables, seule consolation à sa misère. Bref, c'était un monstre de vieille fille.
Notons que sa laideur ne l'empêchait nullement d'éprouver les nécessités de la chair qu'une abstinence prolongée et forcée rendait plus vives encore. Mais tout chez elle était décidément corrompu : ses désirs charnels n'étaient que perversités, honte, bassesses... Ses féminins vertiges consistaient en la perspective de saillies brutales et abjectes, exemptes de toute tendresse.
Elle se mit en tête d'attirer de mâles débauchés avec les seuls artifices à sa portée : la cosmétique bon marché. Elle se farda outrageusement. Loin de masquer sa laideur, ce maquillage eut pour effet de la décupler.
Elle se crut désirable et acheva de se dégrader en s'affublant de noires dentelles et de verts souliers. Ainsi parée, son dessein premier fut de faire des avances au bedeau du village qui outre de n'avoir pas son pareil pour faire sonner l'airain, avait surtout la réputation de manier avec art un certain battant...
Elle frémissait à l'idée d'ajouter un son fêlé au concert de cet expert en cloches.
Avec sa tête affreuse, ses membres osseux, ses côtes apparentes, son corps anguleux, elle ressemblait à une longue araignée attendant sa proie. Dès qu'elle vit l'oiseau sortir de son clocher, elle exerça sur lui ses viles séductions.
Mais le brave bedeau qui n'avait de goût ni pour la chair triste ni pour les créatures contrefaites, encore moins pour les épouvantails harnachés de broderies, répondit à ses avances par une paire de gifles magistrales, agrémentées d'un crachat bien ajusté entre ses pommettes ingrates.
La gueuse s'en fut, plus fielleuse que jamais, jurant par tous les diables que la prochaine fois elle dissimulerait ses intentions libidineuses derrière le masque permanent et authentique de sa naturelle laideur plutôt que sous celui d'une mensongère beauté.
337 - Heure exquise
Un dimanche vers 1900. Le jour se lève sur le château. Un soleil estival baigne ce monde clos. Il se dégage de la façade auguste une impression vive, intime. Un caractère, une âme. On ressent le poids des vies qui se sont succédé ici. Charme anachronique des murs usés couverts de rosiers, mélancolie de la pierre patinée, atmosphère désuète, nostalgique, enchanteresse...
Les occupants du domaine se réveillent. Dans leur grand lit en fer forgé, les amants se saluent avec des protocoles compliqués au son de couverts d'argent, finement ouvragés : le petit déjeuner vient de leur être servi sur un plateau doré. La servante est impeccablement mise, très obligeante, révérencieuse. Les draps de soie forment une houle chatoyante d'où le couple semble émerger avec une aisance hautaine. Prestance naturelle des gens de belle condition.
Une fois le plateau desservi, les ablutions faites, les toilettes parachevées, les gants ajustés, le couple paré se retrouve dans le salon. La moustache du hobereau est savamment lissée, ses pommettes sont finement poudrées. La femme porte dentelles et crinoline. Sa gorge dégagée laisse apparaître des trésors de blancheur. D'évidence, elle tire gloire de sa peau de châtelaine. L'homme complimente sa maîtresse.
Puis il invite l'élégante à se mettre au piano. Très à son aise, la pianiste s'installe et étend les mains avec grâce au-dessus de l'ivoire, jetant un regard furtif en direction de son amant. Les premières notes s'élèvent. Une sonate. Aux allures de barcarolle... La musique berce leur âme. Par la fenêtre grande ouverte entrent des effluves de roses venus de la cour, embaumant la pièce entière. L'homme d'un geste distrait passe le doigt sur sa moustache taillée avec soin. Son regard est dirigé vers la cour. De temps à autre la musicienne tourne la tête, croise son regard avec celui de son amant, échangeant de longs sourires. Ses doigts pendant ce temps courent sur le clavier, virtuoses.
La musique redouble d'ardeur. L'interprète fait corps avec l'instrument. Le salon immense résonne sous les effets tumultueux du second mouvement de la sonate.
Tout s'apaise de plus belle sous la tempête des notes. La domestique est à ses cuisines, le palefrenier à ses écuries. Les maîtres sont seuls au monde, tout à leur émoi. Les regards se croisent de nouveau dans une délicieuse impression d'intemporalité poétique : instant de grâce dans un décor choisi, ivresse de deux âmes éveillées aux beautés subtiles... Pendant quelques secondes les châtelains sont ravis à leur château, emportés par l'Art, très haut, pour aller côtoyer l'Éternité.

Puis la musique s'adoucit, reprend son air de berceuse. Les deux âmes mutuellement éprises sont tout doucement ramenées sur terre entre les ailes d'Euterpe. Elles sont déposées dans ce salon qu'elles viennent de quitter un instant durant, sous les lambris distingués, entre le mobilier précieux, dans les senteurs florales... La musique s'achève, cependant le charme ne s'évanouit pas tout à fait. Les amants guindés se regardent, infiniment satisfaits.
La domestique ponctuelle, scrupuleuse vient prendre la commande pour le repas du midi.
Rien ne manque au bonheur des amants.
338 - La femme
La femme est la perte de l'homme, la négation de la bonté. Beauté impie, la femme pue. Femme est immondices. Femme est détritus. Femme est coupable.
Son sang menstruel signe sa définitive déchéance. La hideur est inscrite dans ses gènes, et ses gènes sont un poison qui se transmet à travers ses unions abjectes avec l'homme. De ses viscères émane le Mal.
Femme excrète ordures. Sa parole est vomissure. Son sang fiel. Son coeur pourriture.

Incarnation de la décrépitude, la femme devient sorcière avec l'âge. On finit toujours par la brûler sur un bûcher comme une vieille souche qu'elle est. Car femme, résolument, est vouée aux enfers.
339 - Mademoiselle Alphonsine
Mademoiselle Alphonsine était une jeune fille coquette, cruelle, intelligente, fielleuse. Accoutumée à la dentelle et aux fanfreluches, elle ne supportait ni la modestie, ni la médiocrité. Consciente de sa beauté, elle s'appliquait à en tirer profit à la moindre occasion.
Son grand frisson, c'était de rayer d'un magistral coup de poignard l'échiquier de l'amour au moment où ses pions s'y attendaient le moins. Elle s'amusait à décocher ses flèches vénéneuses vers les coeurs les plus sains, mais aussi les plus en vue : séminaristes, bedeaux, fils de bonne famille, tous tombaient sous l'exquise blessure. Et évidemment, tous en payaient les frais...
Elle récoltait avec grande délectation les fruits odieux de ses intrigues : chantages, railleries, sérénades forcées, abus divers.
Ce fut mon tour d'être le jouet de la belle (fier châtelain, j'étais digne de son damier). Je rendis donc hommage à la vipère. Mais au moment de recevoir son venin en pleine face, je lui administrai une retentissante paire de gifles accompagnée de ricanements aigus. La surprise fut telle qu'elle ravala son fiel : elle venait de trouver en moi le parfait écho de son ignominie.
Nous nous entendîmes à merveille, croisant avec une rage grandissante et un bonheur sans nuage nos chers aiguillons.
340 - Crimes imaginaires et réels
Des gens désoeuvrés profanent parfois des tombes et des cadavres dans les cimetières de notre pays.
Et alors ?
Je vais même plus loin : des nécrophiles sodomisent des cadavres ? Rien de vraiment choquant là-dedans. Au regard de certaines de nos pratiques sociales, militaires (ou même culinaires), cela ne me paraît finalement pas si choquant. Une broutille. Car après tout ne maltraite-t-on pas de manière officielle, républicaine, scientifique et même industrielle les vivants humains ? Et de moult façons encore...
Il n'y a à mes yeux rien de choquant à déterrer des cadavres, à cracher sur des tombes, à uriner sur des drapeaux. Pourquoi le fait de brûler le drapeau américain dans une caserne de Marine's loyaux et hyper-patriotiques serait-il choquant ? Pourquoi son auteur mériterait-il la prison pour un acte aussi insignifiant ? Les Marine's eux-mêmes dans ces mêmes casernes n'apprennent-ils pas entre autres exercices martiaux parfaitement sordides, le maniement du lance-flammes ? Lequel est, je le rappelle, un instrument fort ingénieux servant à griller vif ses semblables, ce qui est tout de même bien moins innocent que de brûler des drapeaux ou déterrer des cadavres.
Respecter les morts et leur sépulture ? Mascarade ! On jette bien dans des fosses communes des cadavres des gens que l'on torture et massacre. On ne fait pas tant d'histoires lorsqu'un pays civilisé décide de lâcher deux bombes atomiques sur des villes japonaises... On ne fait pas tant de manières lorsqu'il s'agit de se débarrasser de certaines populations (et peu importe que ces populations soient civiles ou militaires, puisque ce sont toujours des hommes).
Sodomiser, profaner, mutiler des cadavres de juifs, de musulmans, de fervents catholiques, ou de n'importe quels quidams, détruire leur tombe, brûler le drapeau américain, cracher dans les ciboires, c'est juste une guerre de symboles.
Et le respect des symboles, des cadavres, des ciboires, ne sont-ce pas là des moeurs à la hauteur des honnêtes gens épris de confort moral ? Ces honnêtes gens-là sont choqués que l'on puisse brûler un drapeau, détruire des tombes, uriner sur une image, mutiler un cadavre mais ne s'émeuvent guère des plus létales, sordides, révoltantes inventions martiales. Et s'enorgueillissent même de les financer annuellement avec leurs impôts.
Non décidément, je ne vois pas de crime fondamental dans le fait de s'en prendre aux morts, aux symboles, aux artifices les plus sacrés. Quand je vois avec quels égards la plupart des pieuses ou impies personnes traitent leurs morts et ce dont sont capables ces mêmes personnes pour peu qu'on les mette dans des circonstances "favorables" (temps de guerre, conditionnement militaire), je me dis que les profanateurs de tombes ne sont que d'innocentes âmes souhaitant juste s'amuser avec ce qui n'est après tout objectivement que de la pourriture en sursis.
Où est leur crime ? Les profanateurs de tombes ont le droit de s'amuser eux aussi. Où est le mal dans le fait de s'amuser avec des symboles quand d'autres s'en prennent à des vivants ? S'ébaudir avec des cadavres, avec des drapeaux, avec des tombes, avec des images, cela n'est-il pas préférable que de s'égayer avec un lance-flammes patriotique, avec des bombardiers républicains, avec du feu et du fer officiels, manufacturés, financés avec les impôts des pieux et sensibles citoyens qui, comble de l'ironie, se targuent de respecter les morts mais n'hésitent pas à brûler les vivants ?
Le pays souverain et civilisé ne voit dans ses ennemis que des cibles à abattre, des pions à détruire, des adversaires à brûler vifs soit par lance-flammes, soit par bombe atomique interposés. Ou par d'autres moyens très divers et toujours ingénieux. Moi je ne vois dans un drapeau, dans le confort moral des honnêtes citoyens ou dans le cadavre d'un quidam rien d'autre que de la pourriture.
341 - Vieille rosse
C'était une espèce de sorcière sans âge. Bossue, laide, vêtue de haillons. Une voix rauque, des traits anguleux, une canne terrible à la main. Jamais un sourire, toujours de la haine pour ses semblables. D'ailleurs ses sourires devaient la faire ressembler à une tête de mort ricanante, tant elle était hideuse, difforme, gâtée par les ans.
Je l'avais toujours connue vieille. A ma naissance elle avait déjà soixante-dix ans. Lorsque j'atteignis mes dix ans, j'osai contre l'octogénaire m'essayer à ma première bastonnade : sorte de rite initiatique qui me valut une grande considération de la part de mes pairs en culottes courtes avec qui j'avais engagé quelque innocent pari. Ce jour-là j'héritai d'un lot de quatre-vingts billes, la plupart d'agate, d'autres opalines, et même dorées pour certaines.
Au jour de mes vingt ans je gagnai l'admiration d'un harem de sottes jouvencelles en assénant quatre-vingt-dix coups de balai sur les os de la sorcière. Avant d'atteindre mes trente ans je lui avais déjà brisé plusieurs bagatelles sur le dos, dans l'hilarité un peu brouillonne de mes vertes années. Pour ses cent ans je la rossai plus doctement à l'endroit de sa bosse : cent coups de bois vert sur l'échine pour mieux lui faire sentir l'effet d'un siècle en elle écoulé. C'était une vieille souche qui devenait de plus en plus résistante avec les années.
L'âge de la maturité me conférait sagesse, métier, respect : en frappant avec fermeté mais sans haine je m'achetais une éternelle renommée auprès des ennemis de la vieille.
Alors que j'avais dépassé la trentaine, la vieille était toujours vivante, plus fielleuse que jamais. En la croisant je lui crachais habituellement au visage, lorsque je ne lui faisais pas de croche-pied. Elle me répondait le plus souvent en me menaçant avec sa canne ou en me jetant des sorts d'un autre âge... Arrivé vers la quarantaine, je ne savais plus quoi inventer pour tourmenter la gueuse, alors qu'elle était déjà plus que centenaire.
Aussi, décidé d'en finir une bonne fois pour toutes avec ce jeu qui s'éternisait depuis presque quarante ans, je me promis de faire la paix avec elle.
Au jour de sa mort.
342 - Le zoo de Montmartre
Lettre envoyée aux "proxénètes de la culture" oeuvrant au Ministère de la Culture et du Tourisme.
Monsieur le Ministre,
La pollution touristique à Montmartre a atteint des proportions insupportables. L'État cupide et démagogique que vous avez l'honneur de servir est en train de prostituer la France aux touristes vulgaires, laids, dégénérés et majoritairement incultes.

Ces idiots de touristes bariolés et armés de caméscopes, ces mangeurs de glaces industrielles vêtus de shorts, enfin ces pauvres hères issus de la civilisation "sac banane" sont en train de dénaturer définitivement Montmartre, et cela avec l'assentiment des proxénètes de la culture de votre espèce.
Aujourd'hui il semble que le Ministère de la Culture n'est plus l'organe essentiel de la promotion de nos culture et art de vivre, mais plutôt le centre de gestion infâme d'un bordel culturel pour touristes. Avec l'invasion massive de ces clients de la France, une nouvelle pornographie est née.
J'ose dénoncer ici les maquereaux oeuvrant dans votre ministère. Ils vendent sans scrupule la digne et belle France à une humanité déchue et ventripotente en mal d'authenticité frelatée : aux heures de pointes touristiques Montmartre est devenu le lieu le plus laid de la capitale.
Là, on vend aux troupeaux humains venus d'ailleurs (et au prix fort encore) de la France en plastique, de véritables colifichets «made in China», de l'authentique cuisine «qualité touristique». Montmartre est la grande prostituée de Paris. Souillé, piétiné, envahi par des hordes d'imbéciles moyens, Montmartre n'est plus qu'un vulgaire supermarché d'une France de pacotille et de rapins. Là-haut sur la Butte, la France a été mise sur le trottoir à la merci de clients dénués de goût mais pleins de devises.
Et les collaborateurs de ce tourisme bas de gamme siégeant au Ministère de la Culture se félicitent de cette invasion : la France se vend, la Putain tricolore s'enrichit. Soyez loués vous les proxénètes du Ministère de la Culture. Grâce à vous «Montmartre la putain» assure des emplois. Elle rapporte un maximum d'argent à ses maquereaux.
Montmartre fait du chiffre.
343 - Lyre des mots
Du jour au lendemain, je m'épris de la fille du maire. Non qu'elle fût particulièrement jolie, vertueuse, spirituelle ou aimable... Bien au contraire. Elle était à l'extrême opposé de telles qualités. Elle était surtout une source inépuisable d'explorations littéraires pour moi. Une muse maudite en quelque sorte. Elle savait m'inspirer les plus beaux textes.
A ses côtés, ma plume s'éveillait comme par enchantement, plongeant avec une insatiable frénésie dans quelque abîme fécond de son être. Je devenais papillon aux ailes vénéneuses, puisant chez cette créature trouble mon suc quotidien. Je m'abreuvais de sa fange, et lui restituais une exquise pourriture. Elle lisait avec délectation et sotte gravité mes textes, flattée de se savoir l'égérie d'un si estimable peintre des âmes.
Sous ma plume odieuse, j'accentuais ses défauts, lui faisais endosser les pires forfaits, la grimais de mille façons infâmes. Elle était ravie : c'était la première fois qu'on lui parlait d'amour.
Je finis par l'aimer avec une sincère cruauté : sa laideur, sa stupidité, sa méchanceté, ses vices m'étaient trop chers pour que j'acceptasse de voir un jour fleurir ce chardon. Il fallait que j'entretienne la friche, sous peine de stérilité littéraire.

En faisant de la fille du maire la plus grosse cloche de la contrée, mes mots pour la raconter n'avaient jamais aussi bien sonné.
344 - Le vice masqué
Miss Gulch,
J'aime vos airs d'hypocrite, votre col étriqué, votre maintien ridicule, votre voix stridente de vieille fille abstinente. Votre méchanceté est un vrai théâtre. Je ris de vos malheurs. Votre hymen irrémédiablement clos fait la joie des railleurs. Il est le frisson délicieux des enfants qui vous croient sorcière. Il est la rumeur tapageuse des soirs d'hiver...
Votre voile intact Miss Gulch est un hymne à la littérature.
J'aime vos moeurs désuètes, votre missel poussiéreux, votre morale irréprochable. Votre personnage est d'autant plus savoureux que je devine vos désirs inavouables. Je sais ce que dissimulent vos artifices. Je connais la valeur de votre moralité. Je n'imagine que trop les secrets de votre coeur frustré...
Vous êtes une vraie bigote ainsi que je les aime : derrière votre livre de messe vous frémissez d'aise en songeant à ces lurons musculeux entr'aperçus à l'entrée de l'église, hache à la main, l'oeil canaille. Vous rosissez parfois devant votre jeune curé que vous trouvez tellement efféminé... Vous n'osez pas toujours regarder le corps de votre cher Christ étendu sur la croix : sa nudité offense votre chapeau si chaste. A moins qu'elle n'en fasse sortir de drôles d'idées...
Vieille chouette décatie, caqueteuse au plumage terne, glaneuse de mauvaises nouvelles, vous ne rêvez en réalité que d'étreintes impies, de corps à corps endiablés, d'ébats charnels éhontés. Vous aimeriez tant goûter à cette ivresse amoureuse que vous honnissez si furieusement, tout haut...
Mais vous êtes laide Miss Gulch, laide et déjà trop vieille. Continuez plutôt à égayer nos conversations au coin du feu, continuez à chanter sous la lune vos cantiques avec cette voix suraiguë qui fait frémir les enfants, fuir les amants.

Et leur fait aimer encore plus les jolies femmes.
345 - L'envers de Verdun
Aujourd'hui on fête ses cent ans. C'est un rescapé de Verdun, un grand blessé de guerre. Après la "14", il s'est mis à baver dans sa soupe. Il venait d'avoir vingt ans, dont deux passés dans les tranchées.
La guerre finie, gagnée, réglée, il a bénéficié des plus grands égards de la part de la République. Ca n'a pas empêché qu'à vingt ans il faisait peur aux enfants, peur aux filles, peur à lui-même. Et même au Diable, dit-on.
Après sa "14", il a toujours inspiré pitié, dégoût, reconnaissance. Quelque chose du respect et de la terreur mêlés : depuis son retour des tranchées, on lui parle rarement en face. De fait, il est demeuré solitaire, vieux garçon, privé de tendresse humaine. Pas une caresse de femme, jamais. Seule la Patrie reconnaissante lui accorde ses faveurs austères, une fois par an. Il n'y a guère que la Sainte Vierge des églises qui n'a jamais détourné le regard de sa face de héros.

Aux réjouissances organisées à l'occasion de son centenaire, il a reçu les honneurs de la République qui, quatre-vingts ans après, à travers le jeune maire un peu émotif a préféré elle aussi ne pas regarder en face son cher enfant... Ca fait longtemps qu'il n'attend plus rien de ce monde. Depuis la fin de la "14" il est dans sa prison mnésique, radotant inlassablement sa guerre.
Poliment incompris.
Et lorsque parfois, l'oeil humide, la rage au coeur, le poing tremblant il crache sur le drapeau de la Patrie, insulte les Couleurs, reproche aux hommes leur folie meurtrière, on fait semblant de croire que les tranchées lui ont fêlé la raison. La vérité non plus, on n'aime guère la regarder en face.
Pour ses cent ans, il peut bien se permettre de gâcher la fête. Qu'a-t-il à perdre lui qui dès l'âge de vingt ans avait déjà tout perdu ? Las de la mascarade humaine, il préfère cracher sur le drapeau, foutre son pied au cul de la Patrie, maudire ses médailles. Officiellement cette fois : devant Monsieur le maire qui s'est marié, en face de ces rendeurs d'hommages sans dommages, sous les ors de la République au regard oblique.
Ces regards, toujours... Déviés, gênés, crispés. Quatre-vingts ans que ça dure. Être obligé à vingt ans de manger seul sa soupe parce qu'on dégoûte les autres, faut le vivre ! Et baver dedans parce qu'on ne peut pas faire autrement, n'est-ce pas une misère ?
Ont-ils enfin osé regarder en face l'ancien des tranchées, le blasphémateur de la "14" déshonorant le Monument aux Morts le jour de ses cents ans ? Moins que jamais.

Après les tranchées, après une existence misérable, solitaire, honteuse passée sur Terre à voir des regards de côté, il fallait bien leur dire à eux qui rendent si facilement hommage ce que c'était que d'être, durant quatre-vingts années, dans la peau d'une maudite, d'une foutue, d'une satanée "Gueule Cassée".
346 - Une catin pieuse
Je l'avais connue aux abords du couvent : silhouette linéale aux promesses les plus charnelles que l'habit chaste dissimulait avec peine... Sous le voile, Lilith. Une beauté italienne au galbe vénusiaque. Un corps de démon, des yeux d'ange. Je ne voyais plus la soeur, mais la femme.
Soeur Marie-Thérèse était une nonne très pieuse mais qui savait aussi sa chair très faible. Calvaire de cloîtrée... Aussi répondit-elle avec fièvre à mes avances. Si bien que je n'eus guère de peine pour venir à bout de son hymen préservé, la déflorant furieusement dans quelque angle mort de l'entrée du cloître.
Durant l'acte la dévote ne prit pas ombrage de mes feux, ni ne se désola de sa passagère faiblesse. Au contraire elle semblait apprécier le don de ma virilité, une chose si peu modeste... La bonne soeur se comporta comme une dissolue. Mais une fois sa braise éteinte, elle s'en fut comme une damnée, hagarde, afin de se livrer à de sincères pénitences dans le secret de sa cellule.
Ce qui n'empêcha pas que dès le lendemain je l'honorai de nouveau. Ainsi, trente fois dans le mois elle pécha. Elle se savait faible et moi, confusément épris de l'insatiable moniale, je venais tous les jours rôder aux abords du couvent.
La situation n'était plus tenable. Il fallait rompre le contrat des chairs, car si j'étais un chrétien faible moi aussi, j'étais également très scrupuleux. Je conseillai donc à la religieuse de prendre quelque puissant sédatif qui eût permis d'enchaîner ses sens, pour mieux s'en libérer. Elle suivit mon conseil.
Mal m'en prit : j'errai des semaines durant autour du couvent, piteux. La bonne soeur avait été si exquise amante que sa perte me causa un immense chagrin.
Je dus me rendre à l'évidence : la nonne était rentrée dans le rang. Jamais plus elle ne se donnerait à moi. Le sédatif avait sauvé son âme, pensais-je... J'étais ravi de ma bonne action, mais affligé de devoir oublier les étreintes de la bonne soeur.

Âmes pieuses, ne soyez pas offensées, mais la vérité est que Soeur Marie-Thérèse fut le plus grand amour de ma vie et, accessoirement, AVANT les effets du sédatif (ce qui sauve la morale de cette histoire), la plus fieffée catin que j'aie connue sur cette Terre.
347 - Rencontre au sommet
Ce soir je vais à la Lune.
Je marcherai à sa rencontre, l'âme flâneuse, le pas paisible. Elle sera ronde, mon coeur sera plein. L'astre étrange est mon asile, mon vertige, mon abîme. Funambule vénéneuse de la voûte, chandelle errante de la nue, j'aime sa molle course au-dessus des toits.
Tantôt pâle sourire, tantôt face de diable, son mystère s'épaissit au fil de la nuit. C'est une grande Dame qui porte robe longue. C'est aussi une traîtresse qui ricane derrière les égarés. Mieux vaut s'en faire une amie. Ce soir je cheminerai sous son voilage d'éther.
Je la contemplerai longtemps, somnambulant entre bois et sentiers, la semelle terreuse, la tête effleurant le firmament. Je lui parlerai, et le silence sera d'or.
Cette nuit sera argentée.
Vagabonde sidérale, elle disparaîtra dans la brume du matin. Et moi, frissonnant de froid, je me hâterai vers l'âtre. A l'aube je m'endormirai, les cheveux blanchis de la poussière des chemins, la tête pleine des diamants de la nuit.
348 - Un verre d'eau à Verdun
Certains étaient faits pour les délicatesses de salon, d'autres pour la mécanique, d'autres encore pour faire pousser des patates dans leurs champs. Tous se sont retrouvés pataugeant dans la boue, trébuchant sur des cadavres dans des odeurs de poudre et de charogne. Ils ont fêté leurs 26 ans, leurs 30 ans, leurs 40 ans dans des trous à rats. Mais ils réalisaient quand même qu'ils vivaient là une drôle d'époque... Moustache sous le nez et baïonnette au fusil, ils embrochaient du "Boche" du matin au soir. A Verdun c'était la sinistre spécialité.
Pour le reste de leurs jours, les patriotes emmagasinaient des images comme au cinématographe. A la place de la lune de miel, il y eut les tranchées. Au lieu du repas de noces, on avait prévu de la viande de boucherie. Jusqu'à satiété. Le festin fut indigeste mais mémorable. Certains en deviendront fous pour la vie, sans avoir la moindre égratignure extérieure.
Des naïfs avaient cru pouvoir bientôt se marier, avoir des enfants, faire pousser des patates. Des idéalistes pensaient avoir une vie normale, ne souhaitant que se fondre dans la masse, mener une existence honnête et anonyme. Des optimistes prenaient la vie du bon côté, n'imaginant rien de pire que la pluie qui tombe, ne demandant rien d'autre que de couler des jours humbles et heureux. On leur a donné de la gueule cassée. Pour le restant de leurs jours, une grimace pour tout visage. A leur chair tendre et jeune, on a opposé l'acier des obus. C'était pour la France.
Quatre-vingts ans après, ils nous rebattent les oreilles avec leurs souvenirs de la "14". Ils ont aujourd'hui plus de cent ans, traînant leur gueule cassée depuis quatre fois vingt ans et radotent, intarissables sur les tranchées. La plupart se désolent d'avoir connu Verdun sous les obus. Il y en a quand même qui sont demeurés patriotes. Quelques-uns haïssent toujours les "Boches".
Une poignée d'irréductibles centenaires seraient même prêts à remettre ça : la guerre rend vraiment fou.
349 - Recyclage
85 ans après, les balles de Verdun n'en finissent pas de siffler au-dessus de nos têtes, et les générations à venir en garderont à jamais les stigmates. De la même manière que nous nous interrogeons sur les occupations de nos aïeux qui n'avaient ni Internet ni télévision, nous nous interrogeons sur les motivations funestes qui les ont poussés à aller patauger dans la boue des tranchées.
Après l'ère des taupes, voici qu'est arrivée, huit décennies après, l'ère des papillons. Les internautes préparent un terrain d'entente, changent les données futures, tout en contribuant au souvenir de nos ancêtres qui n'avaient pas Internet. Les joujoux de ces derniers se nommaient baïonnettes, obus, chars. A chaque époque ses "passions".
Aujourd'hui les tranchées servent à enterrer les câbles de fibres optiques qui nous relient les uns aux autres. En quelque sorte, l'épée est devenue charrue.

C'est le miracle quotidien du NET.
350 - L'effet cloches
Je passai près de l'église au moment où s'ébranlaient les cloches : j'assistai au concert, charmé par le chant de l'airain.
Je ne m'étais jamais rendu compte jusqu'à ce jour qu'une volée de cloches pût être si exquise... Au son du bourdon, des souvenirs surgirent, des images survinrent.

Grâce, puissance, majesté émanaient du métal. Peu à peu le carillonnement devint assourdissant. Une ivresse inconnue me gagna : je me sentais emporté par les clameurs argentines du clocher.
A cet instant je compris que les cloches au contact de l'homme avaient hérité d'une âme. Elles apparaissaient vivantes à son coeur enclin à leur attribuer chaleur, éclat, souffle. Ainsi la matière la plus dure pouvait lui inspirer les plus doux émois pourvu qu'elle fût travaillée avec art, patience, amour.
C'est alors que je vis sortir de l'église une longue créature ingrate, sorte de chèvre acariâtre au pas pressé, au regard hargneux. Chignon strict et silhouette étriquée caractéristiques... Je devinais à son aspect chagrin qu'elle était chantre de messe. Une méchante fille que l'habitude des cloches avait rendu sourde aux plaisirs de la chair, aux tendresses de l'amour.
Je compris autre chose : les vieilles filles au contact des cloches héritaient quant à elles d'une chasteté de fer. L'hymne du clocher faisait briller les beaux esprits, emplissait de joie les âmes généreuses, faisait battre les coeurs de braise.
Et rendait encore plus rigides les hymens clos.
351 - La rue Bruyère
Par curiosité cette nuit je me suis déplacé jusqu'à la rue Bruyère au Mans, à deux pas de chez moi. La raison de cette excursion citadine est certes peu avouable : le 6 de la rue Bruyère fut le lieu du double crime des soeurs Papin en 1933. Que vous répondrais-je ? Qu'il faut bien satisfaire les petites noirceurs de l'âme humaine... Que celui qui ne s'est jamais repu du spectacle de la tôle froissée me jette la pierre.
J'ai découvert un quartier cossu avec de la pierre auguste, des trottoirs nets, des toits élevés : le règne de la bonne bourgeoisie provinciale. La rue Bruyère est large, imposante et débouche magnifiquement sur le parc de la ville, en contrebas. Elle est longée de hauts murs d'aspect austère qui protègent les nantis des regards. Cet univers feutré est plongé dans une torpeur mortelle. Cependant les demeures superbes donnent aux lieux un charme certain. Une atmosphère hautaine et désuète hante la rue.
Conquis par tant de grâces bourgeoises, j'en oubliais les soeurs Papin. J'aimais ces murs épais entourant l'élite mancelle. Derrière, je devinais des trésors de marbre, des asiles divins : parcs privés, jardins sous verrière ou cours pavées de luxe. Le tout mêlé de moeurs élégantes.
Les soeurs Papin étaient à ce moment vraiment loin de mes pensées... Tout à mes émois architecturaux, je flânais de longues minutes, attentif à l'ambiance, l'oeil musard. Dans la rue, pas un chat. Silence nocturne parfait.
Soudain, un cri.
Je sursaute, cherche autour de moi, inquiet, et constate aver effroi que je viens de passer juste devant le numéro 6 de la rue.
Les soeurs Papin !
352 - De belle société
Elle était bourgeoise en diable : chapeau chic et noire dentelle, avec un rien de malice hautaine dans l'oeil. Le verbe citadin, le ton haut perché, tout en élégance maniérée, elle était belle comme une avenue bordée de marbres.
J'aimais sa façon de toiser les plus humbles. Le talon aigu, la moue facile, le coeur sec... Son panache était délicieusement urbain. Il lui fallait un certain modèle de sac-à-main pour sortir, de l'éclat jusque sous sa semelle, un parfum qui fût cher. Elle paradait, impériale.
Exquisément futile.
Elle s'adressait aux plombiers avec condescendance, faisait la charité avec ostentation, choisissait ses amants au moins aussi fortunés que son défunt mari : c'était une femme de goût qui avait de la moralité.
Elle avait de la conversation, sachant retenir longuement les attentions sur sa toilette. Elle avait aussi le sens des affaires, touchant mensuellement ses rentes. Son tact était divin : jamais elle ne faisait allusion à l'indigence de ses interlocuteurs aux revenus modestes, bien qu'elle évitât généralement de converser avec eux. Elle ne parlait d'argent qu'avec son banquier, qui faisait aussi partie de son cercle d'amants.
Mais ce que j'appréciais par-dessus tout chez elle, c'était son maintien le dimanche à la messe dans la cathédrale. Sa dignité me comblait d'aise. C'était un spectacle que de la regarder prier avec une si sincère froideur... Elle exposait ses plus fins bijoux, affichait sa moue la plus résolue, exhibait son chapeau le plus recherché.

Je me réjouissais à l'idée de la rejoindre devant le parvis, car comme d'habitude je savais qu'au sortir de l'office, pieuse comme elle était, elle me manderait pour lui servir de dominicale compagnie.
353 - Berthe a manqué sa chance
Le baron s'ennuyait avec ses sempiternelles conquêtes, toutes créatures de choix. Blasé de leur morne vénusté, il décida de séduire un laideron : la repoussante Berthe constitua sa plus odieuse idylle.
Elle le charmait avec ses maladresses, sa physionomie simiesque, ses allures grotesques, ses disgrâces divertissantes, sa sottise congénitale, son hymen sans intérêt.

Elle devint sa favorite. Le baron aimait s'afficher au château en si haïssable compagnie. Berthe était son bouffon. Jusqu'au jour où une fée aimable transforma le petit canard en cygne.
Berthe pris son envol, quitta le baron pour aller pondre un oeuf dans un nid autrement plus douillet. L'oiseau élu fut Monsieur le curé tout de noir vêtu. Un pieux bossu qui aima avec charité la belle Berthe, ex laideron.
Entre temps l'oeuf avait éclos. En sorti un baronnet à clochettes. On accusa le curé d'avoir engrossé la belle, anciennement laide. Il nia mollement, adopta le morveux à sonnettes et vécu longtemps avec l'argent des quêtes, la Berthe -qui avait été si peu plaisante jadis-, sa bosse et le bâtard à grelots qui fut finalement appelé "Gaspard".
Ce dernier devint bouffon officiel du roi vers l'âge de 47 ans.
La morale de cette histoire, c'est que les fées aimables devraient s'occuper du suivi de leurs protégés qui ne savent pas toujours tirer les meilleurs profits de leurs coups de baguettes.
354 - Les poètes
Ce que les puits profonds ne savent pas, c'est l'éclat des nues, le feu des orages, le souffle des tempêtes. Et la subtilité des cendres.
Les poètes, imbéciles éclairés, pataugent dans les étoiles pendant que les autres fauchent leur blé quotidien.
Poète à la lyre, tu n'es qu'un loqueteux ! Honte à toi qui a les pieds boueux : lorsque tu chantes le ciel tu crois faire l'oiseau, alors que tu ne fais que la mouche. Vermine issue de la vermine, tu retourneras à tes vers : seule récompense de ta vanité.
Paysans, cul-terreux, fossoyeurs du vent, je vous aime ! Vous les planteurs de légumes, les récolteurs de pluies, vous les oracles des champs, les ramasseurs de soleil, vous êtes les vrais poètes de ce monde. Vos tomates qui mûrissent enchantent mon coeur, vos patates adoucissent mes moeurs, vos poires à l'automne tombent sur ma tête. Je me perds, ivre de plantules, dans vos sillons féconds.

Muse, vaine compagne de nos panthéons, ferme-là ! Écoute plutôt le chant âpre et vrai du laboureur. Écoute gémir la femme qu'il ensemence. Cette paysanne que tu railles au son de ta lyre, elle couvre de sa voix énorme tes cordes si sensibles... N'entend-tu pas vagir le fruit de ses entrailles ? Ils l'ont appelé Gaspard, tandis que tu te fais nommer chimère. Tu vois, tu n'es que fumée.
Muse, vieille souche que tu es, le poète aux pieds nus est bien fou, qui se répand en verbiages pour la seule gloire de tes racines sèches. Parce qu'il n'est point chaussé, il se prend pour un albatros. Mais ses ailes ressemblent aux oreilles qu'agitent les ânes, et son chant précieux s'apparente au nasillement du canard.
Laissez monter la gerbe et mûrir la graine, vous les joueurs de luth. Pendant que croissent la carotte et le chou, jouez, jouez donc. Chantez le crépuscule à vous en soûler jusqu'à l'aube.
Vos muses sont mortes depuis longtemps et vous ne le savez pas. Depuis une éternité la Poésie a déserté les constellations pour se réfugier dans les potagers. Orgueilleux que vous êtes, vous ne voulez rien savoir. Alors toujours chantez dans la nuit, marchez sans semelle, poursuivez votre quête... Continuez à ensemencer le ciel de votre salive, vous ne récolterez que des postillons.
Et si un jour vous vous mettez en tête de creuser la terre, vains comme vous êtes, vous hériterez encore et toujours de salades.
355 - Une vision des choses
En rasant la pointe du clocher, la Lune m'apparut comme un Graal à atteindre. Ce soir-là les choses d'apparence les plus anodines dévoilaient un sens caché : je percevais l'essentiel.
En imagination je remplaçai la pierre par le feu et l'acier : l'église devint fusée. Le vaisseau désignait l'astre, prêt à s'affranchir de la pesanteur. Je vis le mastodonte s'élever dans un bain de lumière, majestueux.
Je le voyais qui parcourait les profondeurs sidérales : ma pensée vagabonde le suivait dans sa course poétique vers l'infini.
Les choses ayant pris une soudaine hauteur sous mon regard neuf, je voyais le monde avec vérité. Devant moi la pierre inerte avait déployé ses ailes. La matière sous l'éther s'était allégée.
Et je demeurai au pied de l'église à fixer la voûte étoilée, idiot.
356 - Quand le chardon se fane
Elle était aimable, vertueuse, fort intelligente, cultivée, douée pour les Arts, les sciences, et même pour la cuisine, mais affligée d'une rare laideur. Nul ne la courtisait, à part ses précepteurs et son curé car, rappelons-le, c'était une femme éprise de connaissances et de religion. De plus ces commerces étaient assez chastes, on le conçoit.
Il ne lui restait que le bedeau pour satisfaire ses aspirations amoureuses. Lui-même, bien qu'il fût l'idiot incontesté du village, n'en était pas moins agrégé de philosophie, pédant à l'envi, hérétique faute de mieux et foncièrement mauvais. Mais surtout, aussi contrefait qu'elle était repoussante.
Elle lui offrit son coeur. Il le refusa, préférant prendre son hymen. Après moult hésitations elle finit par accepter de se faire déflorer les voies vaginales par l'agrégé moyennant la conversion de ce dernier à la cause pie. Le marché ne déplut point au paillard. Après un mariage sans faste ni dépens, elle devint acariâtre, sotte et fielleuse, délaissant Arts et sciences, et même religion.
Au bedeau mariée, de ses livres séparée, de son amabilité débarrassée, mais toujours aussi laide elle était.
357 - Parole vibrante
Je suis corde sensible, odeur de bois, poussière des siècles. J'ai des ailes, tout comme un ange, et ma voix à la fois rauque et sucrée ressemble à s'y méprendre à vos souvenirs d'enfance. Mon chant n'est pas le chant du vent, mais le cri du diable, le baiser de la sorcière, la morve de la larve et le vol du papillon, la grimace du bossu et le sourire de la fée. J'enchante les coeurs, j'envoûte les âmes. J'effraie les enfants, indispose les moribonds, attendris le coeur des amants.

Et fais aboyer les chiens.
Je suis longue mèche que l'on frotte, que l'on frappe, que l'on effleure, et j'ai une âme. Je suis vieux cheveu d'or qu'un crin vient lisser, qu'un marteau cogne, qu'un doigt caresse. Lustré de cire, mon ventre recèle gargouilles, lutins, fêtes joyeuses et même pluies maussades.
Piano, violon, guitare je suis. Maladroits, virtuoses, assassins vous êtes, vous qui me maniez. Entre vos mains je suis un prince. L'austérité sied à mes allures fines, mais j'aime aussi me faire allègre, vivace, modéré...
Enfin sachez surtout que mes cordes vives sont choses sérieuses : une affaire d'hommes.
358 - La ronce et la plume
Je ne vous oublie pas, laide chartraine. Vous demeurez chère à mon coeur, vous qui avez si bien su me faire aimer les faces de gargouilles. Et les larmes des poupées de chiffon. J’aime vos yeux, beaux comme des étangs. Vos lèvres closes sont comme la rose sous le givre : sanguines, glacées.
Amante onirique, vous le visage sans beauté, vous le front de misère, votre couronne d’épines m’agrée. Vous plaisez à mon coeur, adorable victime. Si frêle, si pâle… Je célèbre vos grâces arides. Vous êtes un cantique, une arène, un tombeau. Cristal et austérité se mêlent en vous.
Je vous préfère aux fatales créatures à l’oeil cerclé de noir : votre sècheresse vous confère une authentique beauté. Vous portez un deuil radieux. Votre mélancolie met du feu dans vos prunelles. Belle vous êtes, vous la contadine, vous la misérable, vous l’éplorée. Que ne vous ai-je proposé un amour pervers et beau jadis, sous le ciel chartrain ?
Affligé je suis, moi l’esthète, moi le cruel, moi la plume.
359 - Mirage anachronique
Je le vois à 130 années de distance, arpentant les chemins ensoleillés des environs d'Arles. Avec son chapeau blanchi par la poussière, sa besace typique, son air parisien, je le reconnais. C'est Alphonse Daudet. L'image est nette. Je le vois, l'entends, le sens. Ma pensée l'escorte. Je suis à ses côtés, en plein XIXè siècle. Il chemine vers Fontvieille. J'entends le bruit de ses pas, le balancement de sa besace, et j'ai chaud sous le soleil de Provence.
Dans le ciel, pas un nuage. Juste quelques oiseaux furtifs dans la lumière estivale. Devant moi, un paysage radieux. La sérénité, à perte de vue. Je me fonds avec aisance dans ce siècle révolu, comme s'il avait été le mien : j'oublie les traînées blanches de nos avions, le bruit de nos moteurs, tout le vacarme de l'ère technologique. Je fais corps avec la lenteur d'une autre époque, avec le pittoresque, le désuet d'un siècle défunt. Des parfums oubliés se réveillent à travers moi... Et réapparaissent des sentiers, enfouis dans un autre âge. Daudet est là, qui marche paisiblement. J'assiste à la scène, enchanté. Moi fantôme, lui vivant

Il s'assied sur le bord du chemin à l'ombre d'un arbre, tire de sa besace un fromage, du pain bis, quelques pommes, une bouteille de vin coupé d'eau qu'il se verse dans une cruchette... Festin d'un autre temps.
Yeux clos et coeur quiet, je l'observe à 130 ans de là, témoin spectral, fugace mais privilégié d'instants de sa vie. Étrange intrusion dans le passé sur les pas de Daudet, quelque part en Provence... A son insu, surpris dans ses gestes familiers au gré d'une apparition, d'un songe éveillé ! Le rêve est cependant précis, réaliste : immergé par la pensée dans ce monde qui n'a plus cours, je m'éveille à ses charmes.
De mon XXIè siècle je me sens loin, très loin : en compagnie de Daudet je suis. Dans l'intimité de son époque. Là où la ville avec ses bruits de sabots, d'enclumes et de cloches respire la campagne, où partout l'âtre réunit les âmes, où l'humble chandelle éclaire les étables, allume les chambres, où la Lune sert de lanterne... Hanté par ma vision, je finis par faire totalement partie de l'univers qui m'habite.

Sustenté, reposé, Daudet se lève. Il hésite un peu avant de reprendre sa route, car le soleil commence à être accablant. Puis je le vois s'éloigner lentement dans la lumière de l'été provençal. Il se dirige vers un horizon indéfini, un décor noyé dans une lumière éclatante.
Soudain, la vision s'estompe.
Alors la silhouette de Daudet devient de plus en plus diffuse, irréelle. Je peux cependant l'apercevoir cheminer quelques instants encore, avant que tout ne s'évanouisse parfaitement. Juste avant de sortir de mon rêve, au loin dans la campagne tremblante, en direction des pas de Daudet je parviens à distinguer, frêles et déjà flous sous les effets de la vision mourante, les contours majestueux et éoliens de ce qui constitue les ailes d'un auguste, légendaire, ancestral moulin.
360 - Les ravages de la ferme
La grand-mère regarde tristement par la fenêtre crasseuse, la tête vide. Elle reste là, muette, placide, stupide. Dehors, tombe une pluie maussade. Le grand-père impotent étendu dans son fauteuil a les yeux fixés sur un plafond infiniment terne. Il attend.
La pièce est sombre, l'ambiance mortelle. La mère est en train de nettoyer des seaux de zinc qui recueilleront le lait des vaches que sa fille Marie-Sophie ira traire à la main, tantôt. Dans cette salle qui fait aussi cuisine on n'entend que le bruit du chiffon qui astique les seaux. Le père est assis sur le banc. Il songe avec anxiété à ses cultures qui prennent l'eau : depuis trois jours il pleut sans discontinuer. Ca sent le pot-au-feu dans la pièce. L'abbé doit venir manger chez cette famille de paysans honnêtes, travailleurs, arriérés.
Il est sinistre l'abbé avec sa sempiternelle soutane, ses prières mornes, son air de déjà mort. Ses conversations surtout sont déprimantes : toujours à parler des enfers, des hérétiques, des cultures du père ou des vertus de la continence. Jamais un rire n'est sorti de sa bouche qui semble ne savoir que maudire. Il sent la poussière, la superstition et le vieux missel.
Marie-Sophie regarde elle aussi par la fenêtre, l'air songeur. C'est une jeune fille qui aurait pu être jolie si les années passées à la ferme n'avaient corrompu ses traits, si les longues soirées passées en famille dans la pénombre à parler de tout et de rien et se terminant dans le silence à attendre que le temps passe n'avaient ôté de son regard d'adolescente la joie de vivre. Les visites répétées de l'abbé ont d'ailleurs fini par atténuer considérablement en elle la dernière étincelle de ce feu infus.
Avec son fichu sur la tête, son tablier autour de la taille, sa louche à la main, Marie-Sophie à l'air d'une petite vieille dans cette ferme de mangeurs de pots-au-feu et de moribonds. Elle regarde la pluie tomber dans les bruits de nettoyage de seaux à lait. Elle a le coeur gros. Dans cette ferme isolée, elle n'a pas vingt ans qu'elle est déjà morte. Depuis toujours elle vit avec ses parents, de vrais tombeaux ambulants. Et avec ses grands parents. Des éternels enterrés, eux. Nulle joie sous ce toit toujours gris.
Inculture, obscurantisme, bigoteries sont les seuls horizons promis à Marie-Sophie. Chez ces parents ignares, insensibles, sclérosés, jamais l'idée que leur fille puisse un jour vivre ailleurs, faire autre chose que traire les vaches, manier la fourche ou s'échiner à ramasser des patates dans les champs n'a effleuré leur cervelle durcie. Ou ramollie.
Maintenant le grand-père ronfle dans son fauteuil sale : à force de fixer le plafond, il est allé le rejoindre au pays des songes, son plafond. La grand-mère radote des "Quel temps de chien y fait, c'est-y pas malheuleux de voil ça !" en roulant des "R" à faire sombrer dans un abîme de grisaille une armée de lurons. Le père pense toujours à ses chères cultures, absent. La mère est absorbée dans sa tâche de quincaillière, en train de frotter ses vieux seaux en zinc.
Soudain, on frappe à la porte.
L'étable humaine sort de sa torpeur. Une silhouette apparaît, austère. C'est l'invité, tout de tristesse vêtu, son missel à la main. Il hume avec un air taciturne le pot-au-feu qui mijote sur la cuisinière. Marie-Sophie ne quitte pas du regard la fenêtre. Elle ne vient pas comme à son habitude saluer l'abbé, lui désigner le banc respectueusement. Elle reste là à méditer devant la fenêtre, le regard perdu.

Elle rêve d'amour.
361 - Amantes et soumises
Les femmes sont faites pour nous faire rêver, nous donner du plaisir. Et accessoirement, pour enfanter. La femme est par nature soumise, voire franchement masochiste. La fonction essentielle des femmes consiste à être belles, afin que nous puissions les désirer. Dans la même logique les femmes laides sont par conséquent des êtres inutiles, voire nuisibles et il faut les laisser militer à leur guise dans les associations de défense de la cause féminine. En général chez ce genre de militantes on ne trouve que des lesbiennes, et ça ne nous dérange guère de voir les fleurs de pissenlits se lutiner entre elles lorsque nous avons pour nous les roses.
On reproche aux tenants du discours machiste leurs conceptions primaires, réductrices de la femme. Cependant combien de femmes laides aimeraient accéder au trône de la beauté, être réduites à de "simples" créatures ? Etre aux yeux du monde seulement belles et rien d'autre que belles, c'est le malheur que se souhaitent bien des femmes, bigotes de province ou bien éternelles frustrées...

Voyez toutes les aspirantes aux lauriers lors des concours de beauté : ces filles qui défilent ne sont point laides mais belles. Et elles aspirent à plus de beauté encore... Elle aspirent particulièrement à la reconnaissance par la seule beauté. Rien de moins. Combien de femmes rêvent d'être mannequins plutôt que videuses de poubelles ou ouvrières de chantiers publics ?
N'est-ce pas la preuve que la femme est fondamentalement peu encline à militer sur la parité des sexes et naturellement disposée à d'autres choses, futiles et charmantes ?
362 - Le sort et la fortune
L'aristocrate était marié à une sorcière.
Il était jeune, beau, galant. Elle était vieille, laide, méchante. C'était un mariage de raison : l'or avait présidé à leur hyménée. Une fortune pour tout dire.

Elle passait ses journées à maudire ses semblables, à cuisiner des recettes horribles dans son chaudron, à étriper des poulets. Lui, lisait des vers, rêvait dans les chemins, déflorait des pucelles.
L'épouse si joliment dotée valait bien quelque sacrifice, se disait le hobereau. Aussi le soir s'acquittait-il consciencieusement de son devoir conjugal, bien qu'il fermât les yeux pour ne point voir la grimace de l'amante qui lui tenait lieu de visage. Il l'aimait cependant beaucoup : durant l'acte il songeait aux tintements argentins des écus, ce qui lui donnait des ardeurs nouvelles. Des mots d'amour sortaient de sa bouche : il parlait pourcentages, taux d'intérêt, rentes...
La chambre nuptiale résonnait de chiffres tendrement soupirés. Dans le noir les rêves bancaires du hobereau conféraient beauté à l'épousée. Alors l'aristocrate rouvrait les yeux, les plongeait dans ceux de sa femme et y trouvait des diamants qu'il convertissait aussitôt en écus, mentalement.
Ainsi les jours du jeune homme furent heureux, lui qui porta le doux fardeau de l'or. Ceux de sa femme furent affreux : elle perdit un poumon lors d'une maladie héréditaire. Puis un cancer la rongea par le bas. Elle s'en sortit après d'atroces douleurs. N'importe ! Le sort lui fut autrement fatal : elle chuta d'un cheval lancé au galop, lui-même renversé par un bourgeois ivre qui traversait la route avec son gros âne. La tête de la rescapée du cancer cogna contre le coin d'une statue antique qui traînait sur le bord du trottoir. Son crâne ne résista pas au choc contre l'objet d'art.
Elle mourut après 33 jours d'agonie.
363 - Le fossoyeur et l'éplorée
- Qui donc gît dans cette tombe, elle n'a pas de nom ?
- Cette tombe n'a pas de nom en effet. Elle est vide.
- Vide ? Elle m'a l'air bien apprêtée cependant.
- Madame, qui que vous soyez, sachez que cette tombe est bel et bien vide. Le mort se fait désirer. Il traîne en chemin.
- Ne serait-ce pas Raphaël, ce mort qui fait des siennes ?
- C'est bien lui, effectivement.
- Alors sachez que c'était mon amant et que ça ne m'étonne pas de lui. Cela dit en tant qu'amante du défunt, je suis en droit de m'étonner de ne pas voir son nom gravé au haut de cette tombe.
- Madame, qui que vous soyez, amante d'un vivant ou d'un cadavre, souffrez que le défunt ait désiré faire graver les noms de ses aimées au sommet de sa pierre tombale. Par ailleurs le mort est tout frais, en général on s'occupe de l'épitaphe une fois le cadavre installé dans sa résidence, clé en main si je puis dire.

- Et quels étaient les noms de ses amantes, vil fossoyeur ?
- Attendez voir que je regarde les archives... Pour les noms à faire graver sur cette tombe vierge, il y avait Elodie, Christine, Isabelle, Ophélie, Kristel, Chantou, Marie...
- Avez-vous une Marianne dans votre liste ?
- Une comment dites-vous ?
- Marianne. M comme Mort, A comme Agonie, R comme Rigidité cadavérique, I comme Inhumation...
- Marianne... Attendez voir... Marie... Marie-Ange... Marie-Anne... Non, Marianne j'ai pas.
- Stupide manoeuvre, auriez-vous omis de noter le nom de sa dernière aimée ?
- Madame, je ne suis pas graveur sur marbre, mais fossoyeur. Ca n'est pas moi qui m'occupe de ce genre de détail. Je ne fais que vous lire les archives. Adressez-vous à qui de droit pour votre réclamation. De toute façon les archives seules font autorité. Si "Marianne" n'est pas dans le registre officiel, c'est que le défunt n'a pas émis la volonté de faire graver ce nom. C'est clair. A mon avis il ne vous aimait pas tant que ça.
- Le ferme, imbécile de manuel ! En fait c'est parce que je fus justement sa dernière amante. Mon nom n'est pas dans vos archives parce que le défunt n'a jamais su que je l'avais embrassé. Je n'avais même pas songé à ce détail stupide... A la minute où je fus son amante, il était déjà mort. Tué par ma propre main. Tant pis pour moi, je ne connaîtrai pas la gloire tombale. Allons, hâtez-vous dans votre tâche fossoyeur, on ne saurait faire attendre les morts.
- Madame, permettez-moi de vous rappeler que pour le moment c'est le mort qui se fait attendre.
364 - De fer et de soie
Je porte canne, chapeau, gants blancs et lorgnon dans les pires circonstances. J'arbore une moue hautaine devant le curé, le banquier, les domestiques. Aux amantes je réserve mes crachats. J'ai la gifle facile, le mépris inné, le fiel distingué. J'ai un sifflet dans la gorge, une carte de visite dans le coeur, de la glace dans le sang.
La dentelle me sied comme une seconde peau. Je suis guindé, esthète, arrogant.
Et parfumé.
Mes moeurs sont compliquées, mes semelles feutrées, mes sentences claquantes. Je raille, persifle, tape du pied pour un mot, une lettre, une virgule. Impatient, coquet et capricieux, j'ai des exigences de petit seigneur.
Mes politesses ressemblent au dédain. Mes rires sont des sarcasmes, mes larmes des faiblesses, mes silences des énigmes.
Et mes mots, des piques.
Mes actes les plus anodins sont codifiés à l'extrême. Ma vie est empesée par des protocoles complexes, des cérémonials désuets, des usages d'un autre temps. J'ai le sens du solennel. Chez moi le rituel est oppressant. Je cultive le mystère, l'étrangeté, le baroque.
J'avance masqué, hoche la tête, regarde de haut. On me dit cruel, obséquieux, perfide : je ne suis qu'un dandy.
365 - L'oeuvre du temps
Elle avait un nom unique : Rosemonde-Aimée.
L'image de mon premier amour me revenait en mémoire, tandis que je flânais sur le port. L'air doux du printemps, l'écume, la brise m'amenaient naturellement au souvenir de Rosemonde-Aimée, la seule étoile de ma vie. Rosemonde-Aimée, joyau pur de ma jeunesse, ange descendu sur Terre, Amour virginal...
On s'était juré mille sornettes sur la plage. Serments ingénus de l'âge pubère... Nous nous perdîmes de vue, elle m'oublia, se maria sans doute. Trente années s'étaient écoulées. Je ne l'avais plus jamais revue. Dieu seul sait ce qu'elle est devenue aujourd'hui.
Je me remémorais avec tendresse nos étreintes sous les étoiles. Chastes, exaltées. Rosemonde-Aimée avait toujours représenté pour moi l'Amante. C'était une gazelle, une créature linéale, éthéréenne, évanescente. La grâce incarnée. Elle avait une voix comme le chant de la mer, des flots d'or pour toute chevelure, de l'azur dans le regard. Une écume sur les lèvres aussi : promesse d'un baiser qu'elle ne me donna jamais.
Des cris stridents me sortirent de ma rêverie : une espèce de monstre femelle s'agitait à quelques mètres de moi. Enorme, rougeaude, hideuse. La vendeuse de poisson penchée sur ses cageots extirpait les viscères de sa marchandise tout en hurlant sur son mari ivre qui tentait maladroitement de justifier son état.
Négation parfaite de l'Amour, la femme m'inspirait dégoût, pitié. Le spectacle était pittoresque, affligeant, grotesque. L'hystérique agonissait d'injures son mari penaud, minuscule à côté d'elle. Elle avait une cigarette jaune aux lèvres, des mains d'ogresse, une poitrine titanesque. Une vraie caricature "cunégondesque". Le tue l'amour par excellence.
Comment cette femme avait-elle pu inspirer de l'amour à cet homme, me demandais-je ? Elle fut donc jeune et attirante elle aussi ? En voyant ce mastodonte, j'avais peine à m'imaginer la chose ! Comment en était-elle arrivée à ce degré de déchéance ? Quelle dégradation s'étalait devant moi ! Après m'avoir amusé trente secondes, la vue de cette vendeuse de poissons me fit ardemment désirer me replonger dans ma quiète rêverie...
Le souvenir de Rosemonde-Aimée agissait comme un antidote face à ce spectacle, un baume contre l'horreur de cette scène.
Je poursuivis mon chemin le long du port, faisant semblant d'ignorer la mégère lorsque je passai à sa hauteur. Je hâtai le pas. Derrière moi j'entendais de loin en loin les éclats de voix du phénomène.
Soudain, je blêmis.
Son mari, après avoir lâché quelques jurons, nomma l'acariâtre épouse. Cette femme, était-ce possible que... Il la nomma distinctement, et c'était inconcevable à entendre. A chaque fois que je repense à ce nom prononcé par l'ivrogne s'adressant à sa femme, un frisson terrible m'envahit. Je l'entends encore :
- Ben moué je vais te dire ! Tu vaudras jamais l'vin que j'déglutis tous les jours pour mieux oublier ta face de beuglante, tu m'entends la Rosemonde-Aimée ?
366 - Vieille vipère
La vieille femme se promenait toujours avec des serpents dans les poches. Ses yeux de sorcière effrayaient les enfants. Sa méchanceté n'était plus à prouver. Elle jetait parfois un ou deux serpents dans les boîtes à lettres de ses ennemis. Ou elle crachait sur les tombes des ancêtres de son village. Ou bien elle maudissait le coq perché sur le clocher. Elle était un peu folle, un peu jeteuse de sort.

Un jour je la surpris au détour de la forêt en train de danser avec Dieu sait quel diable quelque sarabande macabre sous la Lune.
Par chance j'avais avec moi un gourdin de bois vert et un sac de chats sauvages. Je lui tombai dessus sans lui laisser le temps de souffler. Après l'avoir rossée sans faiblir plusieurs minutes d'affilée, je lui jetai le contenu du sac sur les omoplates. Pendant que les bêtes lui déchiraient la peau du dos, je m'éloignai, satisfait, avec une bonne suée sur le front qui témoignait de mon ardeur à la tâche.

Le lendemain la vieille, plus fielleuse que jamais, claudiquait dans la rue, les os rompus. Penaude, elle passa devant moi sans oser croiser mon regard. Mon triomphe était éclatant. Je l'entendais qui rageait dans ses moustaches. Les enfants moqueurs lui jetaient des pierres. Je les encourageais, railleur.
Elle mourut le surlendemain, mordue par un serpent.
367 - La belle ambiguë
Ses cheveux clairs cascadent le long de ses épaules et font autour de son visage une parure solaire. Son teint est frais, sa joue plate, son front lisse. Sur ses lèvres, un sourire de femme : cosmétique de luxe et dentition éclatante. De la dentelle habille son épaule, de la soie couvre son sein, des diamants pendent à son cou.
Elle est jeune, fine, blonde.
Mais fort laide.
368 - La porteuse de cierge
Elle était si fière de porter le gros cierge ! Le seul honneur qui fût à sa portée. Son rêve de célibataire provinciale se réalisait tous les dimanches. En tête de procession, elle se sentait pousser des ailes. Ha ! Il fallait la voir parader dans la petite église de son village, la tête haute, le talon bas, solennelle et ridicule...
Dans sa cervelle étriquée de vieille fille, elle ne réalisait pas encore que ce cierge qu'elle hissait si haut dans son estime, étreignait si fort entre ses doigts, arborait avec femelle vanité devant les autres fidèles trahissait en fait ses désirs les plus chers, qui étaient aussi les moins avouables...
Le curé accoutumé aux fièvres suspectes de ses ouailles avait plus que les autres conscience que la processionnaire, à travers l'objet pieux, rendait confusément hommage à quelque vaillante virilité... Ce cierge, elle le pressait comiquement contre sa poitrine, le baisait sans pudeur, l'exhibait tel un sceptre magique.

Elle processionnait ainsi dans l'église chaque dimanche au son de l'harmonium, s'imaginant affermir sa réputation d'abstinente. Mais qui était encore dupe ?
La flamme du flambeau montant vers le ciel désignait tacitement son hymen clos : la prude montrait trop bien ce qu'elle voulait cacher, le masque de sa dévotion ayant pris définitivement les traits du vice. Elle était bien la seule à ignorer que l'éclair de son cierge ne symbolisait rien d'autre que le feu de sa chair inassouvie... Cécité de bigote.
Ainsi elle se donnait en spectacle à la messe devant les notables amusés, la misère de sa condition la rendant décidément sotte. L'image de piété qu'elle pensait transmettre le dimanche à l'assemblée se transformait à son insu en aveu éhonté : ses prières publiques étaient tout à la gloire de ses obsessions phalliques.
369 - L'abreuvoir
C'était un gars comme elle les aimait. Un peu marin, un peu canaille, avec une odeur de foin dans les cheveux. Vivant à la bohème, il se louait de ferme en ferme, de temps en temps. Il n'avait pas son pareil pour convaincre les plus rétives : toutes succombaient à son charme. Il séduisait les filles de ses patrons, lorsqu'elles étaient à son goût, laissant derrière lui soupirs et langueurs. Et un parfum de mystère aussi.
Gertrude, la fille du fermier, avait des vues sur le nouveau commis. Le soir-même elle lui offrit son hymen. Il ne le refusa point. Il demanda cependant un dédommagement : la dévergondée était laide. Elle lui accorda six sous. Il les refusa en lui crachant au visage. Il voulait l'abreuvoir à vaches du père. Celui qui trônait au milieu de la cour de ferme, splendide, avec des cales larges et des rebords élégants. Gertrude prit peur, pleura, supplia l'infâme de ne pas exiger d'elle pareil sacrifice... Rien n'y fit, l'amant réclamait son abreuvoir en échange de ses services malhonnêtes. Elle dut céder. L'autre s'éclipsa dans la nuit, tirant péniblement derrière lui son butin indu.
Le lendemain Gertrude dut expliquer au père les circonstances de la disparition de l'abreuvoir. Le scandale fut énorme. On la maria promptement au garde-champêtre qui racheta un abreuvoir neuf au fermier. Six ans après le garde-champêtre mit la main sur le dissolu qui n'avait en fait jamais quitté le canton. Les faits étant prescrits par la loi depuis un lustre, il fut aussitôt relâché. Il mourut quatre ans plus tard dans les tranchées de Verdun, en 1917. Aujourd'hui on peut lire son nom sur le Monument aux Morts du village voisin où s'est passée cette triste histoire : Alphonse Foisselle.
370 - Un dimanche en province
C'était un vieux garçon issu d'une petite ville perdue au fin fond de la Sarthe. Un authentique rescapé du monde moderne. Chez lui ça puait le chien, les placards pleins de poussière et les vieux habits. Odeurs de vieillot et de renfermé. Une ambiance mortelle émanait de sa maison.
Dans la salle de séjour, en réalité lieu de débarras éternellement sombre, encombré de boîtes en cartons, de reliques ineptes, de bibelots imbéciles, l'ennui régnait du matin au soir. Partout, des portraits jaunis du pape à tous les âges de son règne et diverses têtes de pontifes saint-sulpiciens... Quelques photos de la mère aussi -sévère- (une dévote trépassée depuis plus de vingt ans), et surtout des calendriers antédiluviens accumulés au fil des décennies. Sur les murs, un papier peint à mourir.
Sur la télévision, dernier outrage au goût, témoignage de l'imbécillité la plus crasse, vestige d'une existence toute vouée aux petitesses, une superbe vierge en plastique.
Toute blanche, barrée de bleu, couverte d'une fine couche noirâtre, elle trônait : toute l'âme de la maison était là. Gâtée par le temps, pieusement immobile depuis vingt, trente ans, l'horreur bicolore avait étrenné plusieurs modèles de récepteurs de télévision. Et lui de l'admirer benoîtement... Vieille cervelle apathique !
Je me retrouvais avec joie entre les quatre murs ternes de ce demi taudis en compagnie de son hôte, aussi terne que sa bicoque. J'aimais observer ce cas pathétique, ayant toujours raffolé "d'exotisme de proximité".
- Vous prendrez bien un petit café, hein ? Vous prendrez bien un petit café... Oui... Ha ben oui... C'est bon un café, surtout de ce temps là... Hein ? Ha ben oui alors...

(Puis, s'adressant à son chien : )
- Ben oui Sultan, je sais ben que tu veux un su-sucre... Ben oui Sultan ! Gentil hein... Il est-y pas beau mon chien-chien, hein ?
Il fallait le voir flatter son chien comme un vieux sénile qu'il était ! Et moi, mondain né loin de son monde, je le plaignais sans rien montrer, feignant l'attendrissement devant la complicité qui unissait les deux vieux compagnons... Se rendait-il compte qu'il se donnait en spectacle, pitoyable avec ses petites joies du dimanche ? Le chien, un bâtard insignifiant et hargneux, me semblait aussi abruti que le maître. Deux créatures indigentes, l'une à quatre pattes, l'autre à mobylette. Misère de la condition provinciale...
A chaque fois que je prenais congé du vieux couple, satisfait mais précautionneux, j'avais soin de me laver les mains, aussi dégoûté par le chien que par le bigot.
371 - Deux ordures
C'était une ordure. Une vraie. Elle empoisonnait les puits, les vaches, la vie de ses voisins. Je l'adorais. Sa haine stérile m'amusait, ses haillons me faisaient rêver. Elle détestait le genre humain, adorait les vieux chats, méprisait la mort. Son visage hideux formait un jardin exotique dans la campagne morne où elle habitait.

Pour tester sa méchanceté je lui offris un cercueil. Elle y grava aussitôt le nom de son meilleur ami : le Diable. Séduit par tant de vilenie, je lui demandai sa main.
Nous eûmes cinq petits monstres. Deux moururent en bas-âge. L'économie de plusieurs années de pain et de chauffage fut une intarissable source de satisfaction pour la famille. Les trois survivants eurent d'honorables destinées : le premier devint bandit de grands chemins, le second entra dans les ordres, le dernier fut pendu.
L'immonde mourut plus tôt que prévu, fut inhumée dans le cercueil destiné au Diable et tout rentra dans l'ordre. La démone enterrée, je repris mes études, obtins un doctorat de lettres qui me permit de rapporter cette histoire et vis se poursuivre l'oeuvre impie de la trépassée : buveurs d'eau de puits, vaches et voisins moururent un à un.
Sous l'action indolente du temps.
Sur la tombe de la défunte j'allai bientôt. D'un bouquet de chardons acérés je lui rendis hommage, l'oeil humide, une épine au doigt, un baume au coeur : de sa fortune j'allais hériter.
372 - Une vie sans histoire
Je suis un modeste comptable sans histoire : calvitie naissante, gentille bedaine, lunettes sages, costume sombre. Classique.
On me dit terne. Triste, voire sinistre ajoutent les mauvaises langues... Il est vrai que je vis seul, ne sors jamais, ne me chauffe pas par souci d'économie. Et alors ? Au moins je ne "fais pas la vie", moi ! Mon existence est rythmée simplement par les jours qui passent, tous semblables. J'ai des manies de petit retraité : vérifier que ma porte est bien fermée le soir en rentrant du travail, regarder l'heure après mon bol de tilleul, aligner mes pantoufles le long du lit avant d'aller me coucher. Plutôt rassurant, non ?
Nulle passion n'agite inutilement mon coeur. Le médecin a dit qu'il fallait me ménager : j'ai un peu d'embonpoint, ne faisant pas de sport. Mais avec l'âge que j'ai, hein... La cinquantaine tranquille. Dans la vie je ne fais pas de vagues. J'ai des habitudes assez ordinaires : me lever le matin, remplir des formulaires le jour au bureau, rentrer chez moi le soir, me coucher, me lever le matin suivant...
Mes idées politiques sont claires : il faut vivre avec son temps et ne pas s'opposer à la marche des choses, ça ne sert à rien. Mais surtout moi je dis qu'il vaut mieux être bien avec tout le monde. A quoi ça sert de se brouiller avec les gens qui nous entourent ? J'ai les idées de mes voisins et je vote donc comme la majorité. Ne pas faire de vagues, c'est ma devise.
Je suis croyant dans le Bon Dieu. Enfin s'il existe, hein... Moi je ne sais pas, je ne l'ai jamais vu. Sinon je ne suis pas contre le fait qu'il existe. Ca serait même bien pour moi, vu que je suis croyant. J'aime les femmes aussi, même si je ne me suis jamais marié. La vie de ce côté-là n'a pas voulu de moi. Quand j'étais jeune on disait que j'étais empoté avec les filles... Je sais pas, je ne les ai jamais abordées à cette époque. J'avais trop peur de faire des vagues.
Après une jeunesse de reposante solitude, j'ai invité ma première et seule conquête féminine au bar-tabac de ma rue. J'avais dans les quarante ans. C'était une employée de l'usine sise juste en face de chez moi. En partant à mon travail je la voyais arriver au sien. On se croisait presque tous les matins pour ainsi dire. J'ai mis ma cravate du dimanche et lui ai offert un café. En payant le cafetier, j'en ai profité pour me débarrasser de toutes mes petites pièces qui me restaient dans le fond de mes poches. Histoire de faire le malin devant la belle. Les femmes aiment les boute-en-train.
Comme je n'avais pas assez, je lui ai demandé de mettre au bout. J'ai récupéré les sucres qui n'avaient pas été consommés aussi : j'ai voulu montrer à ma future femme combien j'étais économe, avisé, sûr de mon droit. J'avais payé le café avec les morceaux de sucre servis en même temps, plus la TVA. Il était normal que j'emportasse les sucres restants... C'est le genre de détail qui pouvait jouer favorablement dans mon entreprise de séduction, pensais-je. Les femmes aiment les hommes forts.
Elle gagnait assez bien sa vie, vu qu'elle travaillait à un poste de sous-chef dans la chaîne d'assemblages de l'usine (qui fabriquait des appareils ménagers). J'avais des vues sur elle depuis un mois : elle était stable, ponctuelle au travail, propre sur elle, avait un air sérieux, une vie apparemment bien réglée. Une fille modeste avec des goûts simples, bonne couturière, honnête et pas dépensière. L'épouse idéale.
Je me voyais déjà filer le parfait bonheur conjugal avec elle : promenades vespérales du samedi dans la grande rue et pot-au-feu du dimanche. L'usine où elle travaillait étant juste en face de chez moi, je pensais que ce dernier argument aurait fini par la convaincre. Elle s'est finalement mariée avec un employé de la chaîne de montages de la même usine, sous-chef lui aussi. Depuis j'éprouve une certaine rancoeur envers les sous-chefs des chaînes de montages.
Mais bon je n'ai pas à me plaindre. J'ai une vie paisible, rangée, sans histoire. Tout comme j'ai toujours rêvé. Alors c'est pas à cinquante ans passés que je vais commencer à faire des histoires, hein ?
373 - L'escarpolette
Elle aimait autant l'escarpolette que son pousseur. Moi, j'aimais la soeur qui s'enfermait dans le grenier avec ses livres. Je poussais la joyeuse tant qu'elle riait, bien que je ne l'aimasse point. Si fort, que je l'envoyai dans les roses.
Ses cris firent sortir la belle de son trou, un Kant à la main. Je lui déclarai ma flamme, tandis qu'elle s'affairait à ôter les épines du séant de sa soeur. Je pus constater combien j'avais raison de ne pas aimer l'infortunée. Sa fesse molle et son teint grossier me firent désirer plus ardemment la belle érudite qui me le rendit bien : une fois extraites les épines du fessier de sa sotte soeur, je l'accompagnai promptement dans le grenier. Après m'avoir vainement proposé de partager ses saines lectures, elle se vit contrainte de délaisser Kant pour une autre affaire.
Je l'engrossai par mégarde.
Fuyant mes responsabilités je demandai bien vite la main de la niaise à l'escarpolette. Dédouané par ce mariage de raison qui me mettait hors de portée de tout courroux, je regrettai cependant de n'avoir pas su préférer en son temps les jeux puérils de l'escarpolette à ceux de la raison kantienne : je me vis condamné à devoir pousser l'écervelée pour le restant de mes jours.
374 - Vieille chouette !
Tu en auras allumé des feux dans ta cheminée les soirs d'hiver, vieille sorcière va ! Sale fagoteuse, quand tu seras crevée, fais-moi confiance tu auras l'occasion d'en allumer d'autres, des feux. Pis des bien chauds encore.
En enfer.
Avec tes satanés fagots, va donc au Diable ! Pus personne ne peut pus te voir dans la campagne.
Quand le père Lagloire aura fini de faucher son blé, bé tiens, je suis sûr qu'il viendra te couper ta tête d'oiseau de malheur ! J'le connais le gaillard, y t'aime pas pus que moi... Pis avec tes habits d'épouvantail tu fais peur à la Lune. Même les chiens dans la nuit, y font des cauchemars quand tu passes. Va donc aller traîner ailleurs tes sales fagots !
T'as pas encore crevé, dis la vieille ? Mais que ce qu'il attend le Diable pour te foutre sa fourche au travers de la gorge ? T'as bien cent ans comme t'es là, hein la vieille ? Faudra bien que t'y passes un jour ou l'autre, alors pourquoi pas demain, hein ? Et crois-moi je serai bien content quand ça arrivera. T'entends la vieille ? Tu vas-t-y crever, nom de Dieu ?
375 - Dimanche de mort
Dans la demeure qui ronronne, le couple de retraités est à ses molles occupations. La femme coud en silence, l'autre épluche des comptes domestiques. Les heures dominicales passent, mortelles. L'hôtesse a une tête de pot-au-feu. D'ailleurs tout sent le pot-au-feu dans cette maison : les murs, les photos de mariage sur la télévision, la nappe à carreaux, les rideaux, la vie qui s'y déroule... De la naissance à la mort, ça transpire le pot-au-feu chez eux. De générations en générations, ça s'enlise sous ce toit...
Lui, a une tête de rien du tout. Ou plutôt une tête de boeuf, avec un air de légume.

La pluie ruisselle sur les petits carreaux. On entend le tic-tac morne d'une horloge-Mont-Saint-Michel du plus horrible effet. Souvenir inestimable de leur voyage de noces dans le département voisin. Un exil de deux jours qui les marquera pour le restant de leur existence. C'était il y a trente ans.
- Tu te souviens de notre voyage de noces au Mont-Saint-Michel, tu te rends compte dis, hein Germaine ? Ha ! On n'avait pas peur à c't'âge-là qu'on avait, hein ? On était fou ! C'est pas avec mon arthrite que je remettrais-ça ! Pis ça coûte... C'est quand même pas quand on est à la retraite qu'on va refaire des voyages comme ça. As-tu remis du charbon dans la cuisinière ? Quand même, le Mont-Saint-Michel, c'était quelque chose !
- Vi bé c'est pas moi non pus qui r'f'rais un voyage pareil... Mmm ? Moui alors... Le temps y passe pas vite aujourd'hui, hein ? Y fait-y un sale temps dehors, tu t'rends compte un peu ? Ha ben ça alors... Hein tu trouves pas, dis Bernard ?
- Ah ben ça oui t'as raison Germaine... Y fait un sale temps dehors... Hééé oui... Demain c'est lundi, tiens.
Échanges affligeants d'un couple vivant depuis toujours sur le mode de la décrépitude amoureuse. Vers la fin de l'après-midi l'homme lève le nez de ses petits comptes, rajuste ses lunettes et de sa voix ridicule dit à sa femme :

- Ha ben ça va être l'heure de manger dis, tu crois pas ? Demain on est lundi, ça fera déjà une journée de passée pour aujourd'hui. Hééé oui... C'est toujours ça de gagné.
Âme indigente qui considère la mort comme une stricte formalité administrative dont il faut s'affranchir le plus scrupuleusement possible... Et l'autre de réponde, aussi insignifiante que son boeuf de mari :
- Héé oui, demain on est lundi. Ca pââsse...
Le couple vécut centenaire. Soixante-quinze ans à se raconter le temps qu'il fait ou qu'il ne fait pas, à parler de l'heure qui passe, à se ressasser leur voyage de noces au Mont-Saint-Michel qui d'année en année prit des allures de légende dans leur crâne de plus en plus rétréci : une expédition éprouvante, l'odyssée de leur jeunesse.
On les inhuma sous une pluie morne qui rappelait le tic-tac de leur horloge-souvenir. Les funérailles furent ennuyeuses à mourir : ils avaient choisi pour leurs obsèques l'option la plus économique, le temps le plus maussade, le jour le plus mortel.
Un dimanche.
376 - Les casinos
J'aime les casinos.
Pas les tables guindées avec les jeux de la roulette, non. Les simples salles de machines à sous. L'ambiance électrique et chatoyante émanant de ces lieux réjouit les sens, éveille les appétits. Les casinos, en mettant des lustres au-dessus des têtes et des tapis arlequins sous les pieds, changent les dimanches mornes en journées de fête.
Le casino, Byzance de paillettes et d'écume qui étourdit les têtes, fait tourner le sang, monter la sève... Avec son champagne et sa flotte de machines bruyantes, sa féerie de tintements et son clinquant, il fait battre les coeurs les plus rigides, décrispe les âmes les plus chastes... Temple d'exquise perdition, enfer enchanteur, la salle des machines à sous est mon refuge dominical favori.
Là, la cloche de l'église est remplacée par les sonneries annonçant gains ou pertes. Le brouhaha joyeux et frénétique régnant dans cet univers clos stimule ma piété la plus profane : fasciné par les cylindres tournants, je mise, indifférent à ma misère. Ici, l'avarice n'a plus cours : je suis riche, le temps d'une journée pleine d'illusions brillantes.
Je repars tard le soir, la bourse vide mais avec dans la tête des Marquises de paille criardes et des échos de châtelaines tapageuses qui hanteront mes songes tout une semaine durant.
377 - 14 juillet
La troupe des patriotes est réunie, tout de tricolore parée. Il y a le vétéran, la poitrine couverte d'honneurs, ventru, rougeaud, déjà transpirant de pastis. Avec son air d'éternel abruti, il est raide comme une stèle devant le drapeau qui flotte sur le Monument aux morts. Il y a la belle Gisèle, la putain de Monsieur le curé. Prête à pousser l'hymne patriotique pour se faire remarquer des villageois... Belle est un grand mot : la cinquantaine décatie, édentée, claudicante, apprêtée comme une jument de trait, elle fit rêver plus d'un béret. Parce qu'elle est blonde, on dit qu'elle est belle dans le coin. Critères locaux...
Il y a Monsieur le curé, évidemment. Noire soutane et missel sous le bras, l'air de rien : fadasse, lisse, insignifiant. Un fétu de paille, un poltron, voire un ancien collabo disent certains... Passons plutôt à son voisin, le père Hector, le maire du village. Une cuve à bière que même une barrique n'effraie pas ! La réputation pas usurpée d'être un sacré foutu couillu de chaud lapin aussi... Élu dès le premier tour avec 45 voix sur 60. La grande affaire de sa vie. L'homme respecté du village. Autour de ces quatre piliers, les notables : commis agricoles, bedeau, épicier et son épicière, la secrétaire du maire, quelques moustachus grasseyants.
Autour du Monument aux morts l'hymne national retentit. Les tambours municipaux résonnent, terribles. Quelques rosières endimanchées tressaillent, trop émotives. D'autres, plus canailles, se pâment. De sa voix chevrotante la Gisèle entonne le chant, rapidement désynchronisée avec l'orchestre. Une larme coule sur la joue du vétéran. Simple sueur d'ivrogne... L'hymne achevé, un grand silence pèse sur la place, vite relayé par un concert d'aboiements. Les chiens du village excités par les tambours apportent une note vachère à la cérémonie.
Le discours du maire est très applaudi, bien que truffé de fautes grammaticales. "Drapeaux" fut héroïquement accordé avec "martial", non sans trémolos patriotiques dans la voix du maire.
La journée des célébrations du 14 juillet terminée, tard dans la nuit chacun s'en retourne chez soi ou ailleurs cuver son dû républicain. La putain du curé, au presbytère. Le vétéran, dans le fossé, ivre-mort. Les autres, dans leurs étables, les bistrots alentours ou plus sobrement, nulle part.
Le maire, dans son lit.
378 - Un drôle de personnage
Avec son parapluie troué, ses allures de dadais dégingandé, il ressemble à un Croquignol endimanché.
Il mange à heures fixes et jeûne le reste du temps, se lève tôt et ne se couche jamais. Affamé, il ne roule farine mais cire carrosses. Repu de misères, il ouvre son parapluie sous le soleil de mars en racontant des salades. J'aime son caractère fantasque, son aire de vie, les ourlets de ses pantalons raccourcis.
Son parapluie est un rempart contre l'humidité. Il l'ouvre toujours au moment où les passants menacent postillons. Il le ferme lorsque les premières gouttes de pluie touchent le sol. Avec son accoutrement "pluviesque", il effraie les femmes, charme les mauviettes. A travers ses chaussettes trempées, il rallie égarés et messagers des saisons qui voient en lui leur égal.
Ses amis se comptent par nuées : oiseaux du ciel, hommes de la terre, passagers de l'air. Avec ses poches pleines de vent, son chapeau de paille et son lit de betteraves, il est riche comme un radis, fauché comme un prince. Dernier des blés, premier des buveurs d'eau, planté comme un vieux pieu, il végète, heureux.
C'est un ami recommandable, un cousin lointain, une silhouette à l'horizon.
Grand buvard de pluie avare de mots, aux étoiles qui se penchent au-dessus de son épaule il aime raconter sa vie d'épouvantail.
379 - Le mauvais augure
Mon ami le corbeau a une sale tête. Noir, laid et beau, il hante les terres basses en prince piteux qu'il est. Frère de la brume, il chante son hymne à la boue tandis que son bec canaille se plante dans le sillon. Voleur, menteur, mal vêtu, c'est un bohémien des airs. Son aile lugubre plaît au vagabond, et moi j'aime sa silhouette malhonnête au fond des champs.
Il frappe à ma fenêtre, l'oeil méchant. Je lui tends mon pain. Il vient me manger dans la main, ingrat, en me remerciant d'une écorchure. Héros mélancolique au profil anguleux, le corbeau peuple mes songes les plus blancs. Sa plainte ressemble à s'y méprendre au violon de la gargouille qu'il frôle en haut des cathédrales. Hôte des sommets -châteaux, clochers, tours d'ivoire- il côtoie aristocrates, bedeaux, sorcières, vieux hiboux.
Sa chair coriace fait de lui un éternel épargné, tandis que la tendre, la blanche palombe attire à elle seule les plombs de tous calibres, et fait même exhiber l'or des plus fins gourmets. Lui, n'encourt que moqueries, dédain, indifférence. Vous le verrez très honoré de ces froideurs. Mondain des bois, il raille, maudit, persifle... Cynique, hautain et inquiétant dans sa cape.
J'aime mon ami le corbeau. Comme moi, son souffle est rauque, il a de l'envergure et sa plume est trempée dans l'encre noire.
380 - Vieille chamelle !
Je n'aimais pas sa tête. Encore moins la bosse qu'elle avait sur le dos. Je lui adressais mes sourires les plus mielleux, les mots d'amitié les plus anodins, mes voeux de santé les moins modestes. Elle, était d'une droiture inversement proportionnelle à sa courbure dorsale. Pour cette ultime raison je crachais sur le pas de sa porte. Mais seulement lors de ses absences, de crainte qu'elle ne me vît à travers ses carreaux propres.
A la vue de sa silhouette débile avançant vers moi, j'arborais les plus dignes allures. Mais dès qu'elle avait la bosse tournée, je lâchais à son adresse mon fiel sans objet ni fond. Je la détestais à cause de sa bonté, de son dos voûté, de sa propreté. J'eusse aimé la voir pleine de déchéance, remplie de haine, miséreuse. Au lieu de cela elle narguait le Diable avec ses bonnes manières et son blanc chapeau à plumes.
Lassé de tant d'insolence, je décidai de me venger. L'occasion se présenta par une nuit sans lune. La rue était peu éclairée. Je l'aperçus claudiquant sur le trottoir un cigare à la main, comme à son habitude. Parce qu'en plus, elle fumait des Havane. J'étais juste derrière elle, masqué, un gourdin à la main.
Sans bruit, je m'approchai...
Le lendemain je me réveillai, fier de mon oeuvre. Je vis la bossue sur le pas de sa porte, fis mine de m'apitoyer sur la dégradation de son état, me désolant à grands cris de son sort avant de repartir avec un sourire de satisfaction comme jamais je n'avais eu de toute ma vie.
Certes la bossue était toujours aussi bonne, propre et digne. Et chérissait autant ses Havane. Mais je pouvais enfin vivre en paix car bien mieux qu'une, c’est deux bosses qu’elle arborait dorénavant sur le dos.
381 - Le pot-au-feu
C'est jour de pot-au-feu chez les Mouvier. Les dimanches chez eux sont pesants, interminables, mortels. L'abbé Borel est invité. Il y a son petit vin blanc tout prêt qui l'attend près de son assiette, avec l'étiquette délavée. Bouteille bon marché... Chez les Mouvier, on affectionne la médiocrité. Signe ultime d'honnêteté, de sobriété, d'immobilisme.
Le vieux couple est austère, pâle, et il sent fort la cire. En fait les deux têtes de navet dégagent une vraie odeur de cercueil. A les voir, on devine que leur existence ne fut qu'une longue stagnation au bord du fleuve. Eux, sont toujours demeurés loin de toute agitation. Leur plus grande fierté d'éternels retraités ! Déjà morts avant d'avoir vu le soleil, connu l'Amour, goûté à la Vie...
En attendant l'abbé, le pot-au-feu mijote sur la cuisinière. Les portes et fenêtres sont bien fermées, le feu est vaillamment entretenu, l'horloge bien réglée. On craint le vent, le froid, l'imprévu dans cette maison. L'horloge justement, elle rassure les hôtes au possible. Satané cadran... Le seul occupant encore vivant dans cette demeure. Avec ses tic-tac mornes évoquant un monde suranné, mort, enseveli, il est bien plus palpitant que ses propriétaires au coeur arrêté.
L'abbé frappe mollement, entre sans cérémonie, salue avec tiédeur, amenant avec lui un parfum de formol qui se marie à merveille aux vapeurs de boeuf et de carottes, ce qui ajoute au tableau une atmosphère de morosité profonde, très appréciée des deux sédentaires.
La conversation est particulièrement pauvre. D'un ennui que tous trois, confusément, recherchent. L'ennui, cette poutre essentielle qui maintient le toit au-dessus de leur tête, l'indispensable base où prennent racines leurs aspirations tranquilles... Tout tourne autour du pot-au-feu, des oignons, de la cloche de l'église, des dimanches à venir qui, l'espèrent-ils, ressembleront à celui-ci... Le tout arrosé d'une bonne dose de propos météorologiques. Attablés autour du pot-au-feu comme pour faire le point sur leurs jours sans saveur, les mangeurs se sentent en sécurité dans leurs échanges insipides mêlés de bruits de mastications. Avec les sifflements de la bouilloire pour pluie de fond et le carillon pour meubler l'indigence des paroles.
Le cérémonial du pot-au-feu-carottes occupera leur après-midi jusqu'à l'heure du thé.

Un dimanche d'enterrés particulièrement réussi.
382 - L'abbé Borel
L'abbé Borel, que des indélicats surnommaient l'abbé "Bordel", était une nature. La face rubiconde, la pogne puissante, le ventre ogresque, il avait aussi ses petites faiblesses. Il fourrait dru sa pipe, mangeait gras, cultivait haricots, patates, et même salades qu'il vantait tant à la messe. Mais surtout, il détestait les femmes.

Il ne souffrait pas le moindre décolleté, la plus petite partie de corps dénudé, la plus sobre courbe femelle. Son aversion pour la chair féminine lui fit une réputation de bougre qu'il n'était cependant point. Il était allergique aux charmes du beau sexe, voilà tout. Ce qui ne l'empêchait pas d'aller à la pêche le dimanche après la messe. Là, on le surprenait parfois à parler aux poissons, aux oiseaux, et même à sa canne à pêche.
L'abbé avait un grain, c'est évident.
Tous l'aimaient dans la paroisse, même les femmes. Certes, on faisait semblant de ne pas voir qu'il vidait une partie des quêtes dans ses larges poches. Mais on lui pardonnait ces peccadilles, tant on appréciait ses qualités particulières pour administrer la dernière onction aux plus récalcitrants des moribonds.
Il n'avait pas son pareil pour leur faire cracher des secrets jalousement scellés dans leur caboche rouillée. Il savait comme nul autre leur rendre la mémoire. Des trésors notariés remontaient à la surface, des héritiers réapparaissaient : les derniers instants du mourrant se passaient dans une relative joie familiale. Grâce à l'abbé les funérailles étaient souvent l'occasion de réjouissances dans cette contrée d'avares, de bigots, de superstitieux.
Aux enterrements de l'abbé Borel on parlait bas mais on avait les coeurs hauts. Les femmes quant à elles processionnaient vêtements hermétiquement clos pour mieux rendre hommage à l'abbé que chaque inhumation précédée d'onction fructueuse auréolait d'une gloire inextinguible.
383 - Le père Mesnier
Dans certains coins de la province profonde, on trouve depuis toujours des tribus d'âmes arriérées. Le père Mesnier est un cas. Ce personnage singulier se distingue de ses concitoyens agrestes par ses frasques mondaines, ses moeurs parisiennes, ses délicatesses d'un autre monde. Mais aussi par ses outrances de philistin. Bien qu'il n'aie jamais quitté son canton, on le prendrait pour un citadin. Ou pour un bourgeois en sabots. Ou pour un ours. Ou pour un papillon... Le père Mesnier est inclassable. Un drôle de zèbre en vérité.
Définitivement phallocrate, congénitalement efféminé, fantasque et sage, raisonnable et pervers, le père Mesnier sait rallier quiconque à sa cause, laquelle se résume en deux mots : l'ail et la Lune. Amoureux fou de l'astre noctambule et passionnément versé dans la culture des liliacées, il ne mange jamais d'ail, ne veille jamais sous les rayons de la planète blonde. Le père Mesnier, personnalité pour le moins paradoxale...
Les femmes sont un éternel sujet d'indifférence pour notre héros qui ne jure que par la Poésie ! Inculte, paresseux, gourmand, il n'a jamais ouvert aucun livre de sa vie. Ce qui ne l'empêche pas de postuler régulièrement pour une place à l'Académie Française dés qu'un immortel meurt. Ni de jouer de la lyre dans les rues de son village tôt le matin.
Le père Mesnier va à la messe le mardi, mange des crêpes banales le dimanche, imite assez bien le cri de la pie tous les jours de la semaine. Chez lui, il y a des tableaux de maîtres, des vaches, pas de cochons, des poules et des faïences choisies. Il aime chrétiennement sa femme, chèrement les arbres, piteusement l'avoine, mais n'aime pas du tout le vin chaud.
Il collectionne le vent, l'eau de pluie, les fleurs fanées et aussi les lettres de grands écrivains avec qui il correspond assidûment depuis plus de trente ans.
Si vous le rencontrez un jour au détour de son village quelque part au fin fond de la France, n'hésitez pas à lui adresser la parole et même à lui parler fort, vu qu'il est un peu dur d'oreille, mais évitez surtout de converser avec ses voisins.
Ce sont de véritables anonymes, et de la pire espèce encore : rien que de pauvres haricots verts.
384 - Le destin de Patatin
Patatin, fermier de son état, aimait sa femme Adèle comme un gougnafier qu'il était, laquelle le lui rendait bien mal : elle, était une grande romantique, une belle âme, une parisienne élégante en quête de raffinements du coeur. Qu'était-elle venu patauger dans la fange quotidienne de ce rustaud ? Tous au village se l'étaient toujours demandé... Élevé chez les porcs, Patatin affectionnait leur compagnie, négligeant sans complexe celle de ses semblables. Les porteuses de dentelles n'étaient pour lui que des dépensières qu'il fallait corriger et, accessoirement, abreuver d'eau claire, nourrir d'avoine, atteler à la charrue.
Patatin ne frappait pas sa femme. Mais il ne l'habillait pas, ne la sortait pas, ni ne la cajolait. Il usait pour lui parler du même langage qu'envers son bétail. Il la hélait comme une vache laitière lorsqu'il était en rut, tapait du poing sur la table quand elle parlait poésie, la sifflait à l'heure de manger. En outre, le dimanche matin au lieu de lui apporter au lit des croissants chauds et du café autrichien, il lui faisait curer les étables, car le dimanche était jour de fumier.
L'affaire était sérieuse pour Patatin. Pour rien au monde il n'aurait manqué à ce rituel dominical : pendant que sa femme s'affairait à remplir des brouettées de fumier de six heures à midi, lui dégustait des pommes cuites arrosés de Calvados. Elle avait droit à une pause qu'il calculait à la seconde près, chronomètre en main, afin qu'entre deux étables elle pût satisfaire aux nécessités naturelles. Lui, pendant ce temps saupoudrait les pommes dorant au four de cannelle tropicale.
La corvée finie, exténuée, couverte de fumier, Adèle devait encore préparer le repas du midi pendant que Patatin allait inspecter les étables, racontant ses rêves de la nuit à ses vaches qui bousaient avec placidité.
Ainsi en allait-il de la vie de Patatin.
Mais, lassé des manières mondaines de sa femme, il finit par demander le divorce. Il obtint gain de cause et reçu de son ex-épouse une pension alimentaire qui lui permit d'aller jouer toutes les semaines au casino et de gagner une grosse somme qu'il utilisa pour s'agrandir. Il acheta des terres, construisit d'autres étables, grossit son cheptel. Il devint important dans la région. Riche, respecté de ses pairs, il épousa la fille de la châtelaine qu'il engrossa le jour-même des noces. Le fruit de la saillie fut laid et contrefait. Et fort sot. N'importe ! Il devait hériter de la ferme, des étables, du bétail, des terres, de toutes les terres acquises par le fermier...
Ce qui, définitivement, gonflait d'orgueil Patatin.
Le fils n'hérita point : il mourut à l'âge de douze ans, foudroyé par une leucémie aiguë qui laissa Patatin sans voix mais non sans ressources : il se consola en engrossant une nouvelle fois sa seconde femme. Mais celle-ci mourut avant même d'enfanter. D'une indigestion de cerises.
C'était en début juillet. Patatin dut finir seul la récolte des cerises à la hâte avant l'enterrement, ce qui l'irrita quelque peu, lui qui avait mis toute sa confiance dans sa femme. Pour finir, le jour des funérailles de son épouse, ayant failli se rompre les os en glissant sur la dalle humide du caveau, il se jura de ne plus jamais prendre femme.
385 - Un banquet en juin
Les nappes sont éclatantes sous l'arbre séculaire. Les cris joyeux des enfants se mêlent aux tintement des coupes, aux voix tonitruantes des rieurs. Les communiantes tout de blanc vêtues arborent chapeaux, ombrelles, corsages échancrés. Leurs allures distinguées leur confèrent vertu, hauteur, dignité. Les invités ont des maintiens d'aristocrates. Le propos est choisi, le ton accorte, la répartie fine. Sous les dentelles on devine de grandes familles, de beaux patronymes, d'illustres particules. Les tenues sont impeccables : gants blancs et jolies manières.
Le parc, immense, est un véritable éden pour gens du monde. Poètes, écrivains, artistes, élégantes, bohémiens fortunés et mendiants en costume s'y sentent chez eux. Du château vont et viennent Demoiselles, Messieurs, servantes. La crinoline côtoie le cigare, et les plats d'argent étincellent au soleil d'été. Les gestes sont gracieux, les coeurs sont légers et l'air est un peu lourd. Le temps est à l'enfance, aux amours, aux molles, lentes années que restitueront, intactes bien que jaunies, de vieilles mémoires.
Léthargie, éveil, mélancolie, neufs émois et doux regrets, vertes envies et mauves espérances se croisent sous les ramures augustes.
Ca trinque dans du cristal et ça interprète du Mozart. Les bruits de couverts ont des raffinements d'un autre temps. Un sybarite s'essaye au piano, sorti jusque sous le grand arbre pour l'occasion. Plus loin dans l'herbe des lèvres s'unissent au son de la barcarolle qui monte...
Le repas sous le grand arbre s'éternise, noyé dans le champagne et les pièces montées qui se succèdent. Une vieille marquise a des vapeurs, c'est l'émoi général. Petit drame charmant du dimanche... On parle safari, vieux lions fatigués et courses de gazelles. Des spectres fameux sont évoqués : Shakespeare, Hugo, Lamartine. On échange des vers, boit à petites gorgées la Poésie, respire à pleins poumons l'air chaud tant les têtes sont lourdes, étourdies par les paroles de Bacchus.
Le soir tombera sans bruit sur les nappes blanches. Les invités un à un s'en iront. L'été passera, l'arbre perdra ses feuilles, le château vieillira. Les enfants grandiront, les vieux mourront. Le siècle s'écoulera. Tout ne sera plus que souvenirs, embellis, scellés sous des crânes blanchis.
Ressuscités cent ans plus tard sur un écran d'ordinateur.
386 - La verrière
Vers l'âge de huit ans une réalité insoupçonnée s'est révélée à moi. Mon quotidien s'est déchiré, laissant apparaître une lumière à laquelle peu d'êtres ont accès. Rares sont ceux qui dans leur vie ont ainsi été initiés à la subtilité des choses que je vais relater.
Je baguenaudais seul dans la rue, puéril et insouciant, cherchant la distraction comme il est de coutume chez les gens de mon âge... Chemin faisant, je m'arrêtai devant une maison en briques. Je connaissais depuis toujours cette demeure habitée par de vieilles gens aux us désuets. Elle faisait partie de mon décor. C'était une fort belle maison, cossue, bourgeoise, quoique austère.
Je n'avais jamais prêté attention à ces murs, sauf peut-être pour m'affliger de leur tristesse, de la gravité de ses occupants. Une grande verrière coiffait le toit. Surannée, imposante, ouvragée avec d'inutiles raffinements, cette verrière garnie de vitraux teintés m'avait toujours semblé cacher quelque salon solennel, sombre et poussiéreux. Je songeais à un presbytère sinistre, à un cloître plein de vieux livres de latin, à un refuge de vieilles dames ennuyeuses...
Mais là, un sentiment inconnu m'envahit. Je vis autre chose que cette sévère, cérémonielle verrière qui m'avait toujours inspiré morosité, pesanteur, archaïsme. Pour la première fois je lui trouvai des attraits étranges, troublants. Derrière l'apparence, je voyais l'invisible. C'était nouveau pour moi.
Une porte s'était ouverte.
Je découvrais avec étonnement que les choses -décors, maisons, objets, insignifiances, détails- bornant le quotidien dans sa réalité la plus banale, la plus terne, cachaient en fait des horizons sans fin. La verrière devenait pour moi un pont entre le visible et le dissimulé. Je ne croyais plus en la simplicité du roc, en la brutalité de la matière, en la grossièreté des apparences. Le monde portait un masque. A travers le sombre vitrage je venais de capter un rai de lumière issu de la face cachée des choses.
Les épais, denses, lourds vitraux composant la verrière me disaient la finesse de leurs effets, la délicatesse de leurs pensées, la légèreté de leur spectre, la profondeur de leurs réflexions, la hauteur de leur esprit...
Ainsi la pierre était vive... Dans la verrière, un souffle, un sortilège, une âme !
Par ses reflets de vérités immatérielles, la verrière me racontait qui j'étais en réalité dans ce monde de mirages palpables. Elle me révélait que celui que j'étais était bien mieux qu'une simple part de matière... J'avais huit ans et je sus désormais que toute chose avait sa face cachée, éthérée, infinie. Jamais je ne me suis remis de l'enchantement. Le Mystère, la Beauté, la Vie sont entrés humblement en moi à travers la verrière.
387 - La plume et le laideron
Elle était laide, veule, riche, aimable, cruelle et rusée. Un jour je la frappais de bois vert, le lendemain je goûtais l'absinthe en sa compagnie. J'aimais sa laideur, sa lâcheté qui me la rendaient à la fois proche et détestable, franche et insidieuse. Toutefois, soucieux de préserver ma réputation de collectionneur de papillons, j'évitais de m'afficher en public avec ce cafard.
Femelle elle était, sans finesse ni artifices. Laideron à l'état brut. Riche, elle pouvait théoriquement se permettre maintes dentelles et autres fanfreluches. Avaricieuse, elle s'interdisait cependant ces dépenses futiles... En outre elle avait conscience que l'excès d'apparats n'embellirait pas davantage ses traits ingrats ni ne redresserait son dos difforme, et que cela risquerait au contraire de la ridiculiser.

Je la détestais le lundi, l'adorais le mardi, la reniais le mercredi, la suppliais le jeudi, l'ignorais le vendredi, lui crachais au visage le samedi, allais à la messe avec elle le dimanche, à bonne distance de ses omoplates tordues. Question de pudeur.

Un jour au sortir de la messe je tentai de la soudoyer, à l'abri des regards : l'agrément de ma plume contre l'argent de la quête (précisons qu'elle était responsable de la corbeille sacerdotale...). N'étant point insensible à l'honneur littéraire, elle céda.
C'est la raison pour laquelle sous l'effet de mon art je fis de ce laideron corrompu l'héroïne de cette histoire.
388 - Du presbytère au monastère
L'abbé Futard était monté comme un diable. Il fourrait régulièrement la marquise de la Verdière, sa pécheresse préférée. La continence n'étouffant pas l'abbé, il besognait dru, sans faiblesse ni remords. Elle, ne se privait pas pour aller à confesse la cuisse légère, la gorge nouée par sa "petite fièvre vespérale".
Ascète à ses heures, accoutumé aux chrétiennes frugalités, l'abbé Futard avait cependant un tempérament bien trempé. Un sacré paillard se dissimulait sous sa soutane. Quand il encouillassait, ça n'était jamais à moitié, si bien que sa réputation dépassa les limites de sa paroisse. On venait le voir de tous les châteaux alentours. Bonniches, comtesses, demoiselles de compagnie, duchesses, toutes venaient se faire dûment culbuter la matrice par l'abbé.
La marquise, qui désirait sans doute jouir seule des bienfaits du braquemart de l'abbé, prit ombrage de son succès.
Elle assaisonna généreusement les potages de l'abbé de sel de bromure. En une semaine de ce régime l'abbé Futard devint un vrai écouillé chimique. Bien mal en prit à la marquise qui en guise de son habituel sucre d'orge ne trouva plus qu'une molle guimauve à se mettre sous la dent...
Elle se jura bientôt d'abandonner l'abbé et d'aller se faire mettre directement au monastère où, elle en était persuadée, les moeurs monacales de ses hôtes lui garantiraient défrichage en règle de son Eden avec arrosages réguliers du verger.

Sérieux et savoir-faire légendaires des monastères la firent s'approcher un peu plus des ordres.
389 - Un coeur increvable
La vieille femme dont je vais relater l'histoire était à la fois si bonne et si méchante qu'elle préférait donner son repas à un chien galeux plutôt qu'à un enfant affamé. Physiquement elle était d'une extrême laideur. Intérieurement aussi.

Et pourtant... Tant de beauté potentielle sous ce visage hideux ! Une flamme brûlait en son âme, l'éclairant et la noircissant en même temps. Suie et lumière se répandaient en elle, issues d'un même foyer.
Ses yeux étaient d'azur et de purin. Dans son coeur, roses et orties formaient bouquet. Collé sous sa semelle, de l'excrément parsemé d'étoiles. Entre ses mains, miracle infernal, l'eau claire se mêlait de sang.
Ses mots étaient de cristal, ses intentions de velours, ses actes de marbre : elle se sacrifiait sans compter pour sauver chiens errants et corneilles fatiguées devant des petits mendiants déconcertés et envieux. Elle regardait avec apitoiement les petits humains miséreux en lâchant de la viande grasse et du pain frais à ses chiots. Ou alors, avec un geste ample, ostensible, théâtral sensé traduire l'authentique générosité, elle tendait une main vide à ses semblables vêtus de haillons en regardant avec pitié une portée de canidés... Les enfants repartaient les mains vides, les yeux pleins d'une merveilleuse illusion de pain, tandis que les chiots restaient chez la vieille, le ventre rempli de son pot-au-feu du midi, bouillon et carottes compris.
Un jour les gens du village enterrèrent avec soulagement et médisances une centenaire : la défunte était si laide, si méchante avec les enfants, si odieusement aimable envers les cochons, les chiens et les corneilles que tous ce jour-là furent heureux le jour de ses obsèques... Cependant ils n'étaient pas parfaitement heureux de voir le visage honni étendu près de la tombe. La centenaire haïe gisait bien là, pâle, sans plus d'âme, inoffensive, définitivement partie dans l'autre monde. Pourquoi tant d'aigreur subsistait malgré tout chez les villageois ? La morte enfin avait bien les traits de notre héroïne. Alors pourquoi ?
C'était sa soeur.
Elle, était toujours vivante et menait le cortège, plus vaillante que jamais.
390 - La raison du plus léger
A vous incroyants de ce monde qui oignez Freud, Sade, Nietzsche, quelque spectre d'État ou même vos propres pieds, à vous hommes pénétrés des noirceurs de la science, abreuvés de l'obscurité des livres épais, à vous impies éblouis par les lueurs clignotantes du siècle, convaincus de la profondeur de vos éprouvettes, de la hauteur de vos poiriers, à vous hérétiques de la cause poétique enfin, j'oppose la minceur de mon flanc, la légèreté de mon âme, le chant de mon luth. Un voile transparent habille la Vérité mais vous, vous êtes opaques. Vos têtes arrêtent la lumière du Ciel, projetant à vos pieds des ombres immenses.

Je distribue le feu blanc de la Poésie et souhaite répandre mes reflets purs sur vos front pleins de ténèbres. La brise aura raison des montagnes de granit : là où souffle l'esprit, plus aucun sommet ne vaut, plus rien n'est inaltérable. Pyramides, statues, puits de science s'effondrent sous le vent de la Lyre.
Invisible, je plane au-dessus de vos chapeaux en pointe. Que ceux qui désirent me voir ôtent couvre-chefs, oeillères, masques et autres carcans de l'esprit. A ceux-là qui jusqu'alors ont borné leur vue à la poussière des os, j'offre l'infini des constellations.
391 - Une tête dure
Il sortait toujours avec son casque à pointe. On l'appelait d'ailleurs "tête de pique". Oscar, c'était son nom, affectionnait les "soirées poésie". Il se moquait de la poésie mais venait pour goûter aux bières irlandaises qu'on servait aux poètes. Il aimait les femmes mais détestait passer pour un coureur. Aussi évitait-il de les fréquenter. Sauf la bonniche du curé qu'il couvrait de cadeaux empoisonnés. Ou sans valeur. Les rats étaient ses ennemis. Il les chassait avec rage et emportement.

Un jour Oscar se demanda quel goût pouvait avoir la poésie. Il cessa de boire pour écouter chanter les poètes. De même il se demanda quel goût pouvaient bien avoir les femmes. Il cessa de les fuir pour les engrosser. Il voulait encore savoir quel goût pouvait avoir la gentillesse et offrit sans tarder des fleurs à la bonniche du curé. Oscar éprouva autant de curiosité envers les rats : il en fit frire quelques-uns pour le dîner.
Après avoir goûté à toutes ces choses, il désira ardemment retrouver le goût des bières irlandaises, de la solitude, de la méchanceté et de la chasse ratière.
On l'appela plus que jamais "tête de pique".
392 - Sous les glycines
Les glycines recouvrent le vieux mur sous le soleil vernal. Charme mélancolique de la fleur fraîchement éclose croisant la pierre ancestrale... Dans la cour, une jeune aristocrate écrit, rêveuse, la plume vagabonde, le regard dans le vague.
Approchons, penchons-nous par-dessus son épaule, lisons...
"Monsieur le Marquis,
Depuis que je vous vis, une passion singulière me dévore. En ce jour de printemps la sève monte dans le coeur comme dans la chair de tout ce qui vit, aime. Monsieur, daignerez-vous répondre à la flamme d'une jeune fille certes moins âgée que vous mais honnête, bien faite, éprise ? Il me serait agréable de recevoir l'hommage vif de votre virilité. Par les voies impies il me brûle de vous connaître, mon beau Marquis.
Jeune et féconde, je désire ardemment mettre au monde le fruit de notre union, conçu dans le plaisir. Aussi, si vous agréez à cet amour, j'aimerais que vous répandiez sans nulle retenue vos humeurs au fond de mes entrailles."
L'épistolière est en train d'achever la lettre que nous venons de lire. L'encre noire s'étale, la signature apparaît : "Marie-Sophie de la Bressière".
Retirons-nous à pas feutrés devant cette idylle naissante, laissons à leurs émois la jeune créature et son vieux Marquis. Avant de quitter la scène, admirons une dernière fois les glycines ondulant au gré de la brise, alors que le mur lézardé, séculaire, semble esquisser un immense sourire.
393 - La Gisèle
Gisèle, dite "la belle Gisèle", la quinquagénaire décatie qui sert de "dame de salon" à Monsieur le curé, avec toute la réalité crapuleuse que sous-entendent ces termes édulcorés, Gisèle disions-nous, se dirige vers l'église, la tête droite, l'oeil canaille, l'épaule de travers, la jambe lourde, l'air pas fin du tout.
Aujourd'hui c'est fête, le grand jour : dimanche de Pâques ! Une des meilleures recettes pour le clocher... Gisèle le sait, c'est elle qui tient la quête. Dans le village personne n'est dupe de ses coups tordus : avec le détournement d'une partie de l'argent pie, elle s'achète au grand jour écharpes aux coloris vifs et souliers vernis.
Il y a même du fil doré sur les bagatelles qu'elle porte.
Ha ! Elle fait bien le bonheur du camelot, allez ! Il faut la voir parader au marché du jeudi sur la place du village... Fière, froide, hautaine avec son sac-à-main acheté à Pentecôte, juste après la quête. C'est qu'elle ne perd jamais de temps la Gisèle... Elle en fait jaser plus d'une, c'est sûr !
Et avec ça elle fait tourner la tête à plus d'un commis. C'est qu'elle commence à avoir des airs de "belle de la ville" la Gisèle, avec ses toilettes de luxe... Pensez donc, du fil doré sur ses écharpes ! On n'a guère l'habitude de voir déambuler d'aussi jolies chouettes au village. Il paraît que le bedeau, le brave Émile, depuis que la Gisèle s'habille comme une princesse, il sonne les cloches de travers. L'amour l'a rendu encore plus benêt qu'il n'était.
Il faut dire que le camelot qui fournit la Gisèle s'est fait une jolie réputation depuis qu'il a vendu un chapeau à plume à la femme de l'ancien maire. On aurait dit une authentique bourgeoise de sous-préfecture ! C'était il y a quinze ans. L'événement avait ému le village à l'époque... Le curé en avait même parlé dans son sermon du dimanche. On avait frisé le scandale.
Bref, la renommée du colporteur ayant dépassé les limites de la paroisse, sa clientèle est devenue choisie. Citadine, prétendent les mauvaises langues... Il est vrai que seuls les notables osent franchir le pas : la femme du patron vacher du hameau voisin, les filles de l'épicier, et même le premier adjoint au maire en personne.

Mais revenons à Gisèle sur le chemin de l'église. Depuis qu'elle tient la quête, c'est une autre femme. Avec ses allures de mondaine, elle impressionne même Fernand le Président de l'Amicale des Chasseurs de la Commune, qui n'est pas homme à se laisser émouvoir facilement.
Bref, à force de rouerie combinée à l'assiduité aux messes, la Gisèle est devenue une personnalité incontournable dans le village. Toujours vêtue d'effets de chez le camelot, elle en impose la Gisèle !
Mal enrichie mais respectée. L'habit faisant finalement le moine, quoi qu'on dise...
394 - La violoniste
Elle s'ingéniait à jouer du violon bien qu'elle n'eût aucun talent pour la musique. Ses gammes stupides chassaient toute quiétude dans son voisinage. Sourde aux fausses notes qu'elle émettait et irrémédiablement sotte, elle prenait le silence réprobateur de ses auditeurs pour du respect. La joueuse s'imaginait pouvoir bientôt interpréter le répertoire de Paganini, imperméable au ridicule.
Je la laissais s'illusionner sur son prétendu art de manier l'archet, sachant inutile toute discussion. Hermétique à la raison, à la critique, à la beauté, et surtout à la musique, la violoniste excellait dans la vanité. Détail important pour la chute de cette histoire, ajoutons qu'elle avait le séant fort avenant...
Elle jouait merveilleusement mal donc. De charitables mélomanes se seraient apitoyés. J'optai pour la raillerie : sa maladresse était comique. Et son déhanchement plaisant (elle se dandinait doctement en jouant !).
A force de savantes flagorneries je fus bientôt admis jusque dans son salon pour mieux apprécier les arabesques beuglantes de son jeu. Amusé par tant de fatuité, d'ineptie, et tout à la fois charmé par les qualités fessières innées de l'interprète, je dégustais thé et petits fours avec un air admiratif.
Lorsque enfin je parvins à déchirer son hymen, n'ayant plus de raison d'entretenir d'illusion je lui révélai le fond de ma pensée :
- "Vous fûtes détestable instrumentiste mais excellent pantin ! Croyez-moi, vous avez plus d'avenir en duettiste de chambre qu'en soliste de salle ! "
Tous furent définitivement débarrassés de la virtuose qui se reconvertit aussitôt dans l'art de la pantomime.
395 - Charles-Théodore
Charles-Théodore, définitivement rétif aux us plébéiens, avait un faible pour l'oisiveté aristocratique : sa principale occupation consistait en un interminable désoeuvrement mondain. Autour de lui l'effervescence citadine l'incitait à la plus extrême rigueur dans l'exercice de son art.
Tant et si bien qu'il finit par s'attirer les foudres de ses semblables, scandalisés. Se sentant incompris, il rédigea un essai fort docte sur les vertus du dandysme, à l'adresse des travailleurs qui le raillaient.
Son ouvrage instructif, plaisant et plein d'esprit obtint un succès retentissant parmi ces derniers, ce qui lui permit de s'enrichir davantage et de s'adonner souverainement à son activité favorite.
Des travailleurs il fit des lecteurs. Ou plutôt ses détracteurs devinrent ses acheteurs... Ce qui légitima son sort autant que le leur, et finalement sauva la morale de cette histoire.
396 - Rose-Alberte et ses lapins
Ce qui m'agréait le plus chez elle, ce n'était point sa laideur pourtant remarquable, ni sa profonde sottise, pas même son extrême gentillesse, mais sa cruauté.

Aimable avec les humains, Rose-Alberte déployait un étonnant potentiel de tyrannie en présence et à l'endroit de ses lapins. Les enfants pourtant l'adoraient, et elle ne manquait jamais une occasion de les gâter. Mais c'était différent avec les lagomorphes. Elle les affamait plusieurs jours durant pour s'amuser à les voir dévorer les épluchures les plus immondes. Elle crachait toujours dans leur eau et y ajoutait parfois du vinaigre : à la bêtise la plus primaire s'ajoutait une haine imbécile. Elle invitait souvent les enfants à partager ses cruautés, ce qui les ravissait.

Rose-Alberte n'avait pas d'amant, aussi se vengeait-elle comme elle pouvait. La nuit on entendait des plaintes dans le clapier. A quelle expérience odieuse se livrait la sorcière ? Au matin on trouvait des boîtes de médicaments périmés au pied des clapiers, des ampoules vides dans la paille, et les lapins vous regardaient avec des yeux globuleux...
Je commençais à apprécier cette ortie humaine qui savait si bien se faire aimer de ses semblables tout en inspirant la terreur chez les léporidés. J'étais curieux de voir comment la scélérate se comporterait sous les avances d'un benêt. Ou d'un satyre. Je lui fis une cour à l'eau de rose mais, comme je m'y attendis, elle fut insensible à mes arguments. Aussi optai-je pour des hommages plus crapuleux. Là, la "belle" s'éveilla. Tout son mauvais fond ressortit : elle me proposa d'aller sur-le-champ préparer avec elle des civets de lapin.
Le charme était rompu. Rose-Alberte qui n'avait guère que sa laideur pour unique atout venait de perdre sa dernière chance, se montrant décidément trop stupide ! Avec ses inepties, elle m'inspira soudain une vive répulsion. Je préférai laisser là le laideron avec le secret dessein d'aller libérer ses oreillards otages, car nul jusqu'alors n'avait eu l'idée saugrenue de me proposer de déguster des recettes de lapins drogués.
397 - Berthe-la-patte-folle
Tu perds rien pour attendre la Berthe ! Déjà qu'avec ta patte folle tu ressembles à une vieille capocharde en bois, quand je te tomberai dessus j'te cassera le dos en deux, moi ! T'entends dis ? Ha t'entends pas ? Pasqu'en plus t'es sourde... Sacré foutue vieille, va ! Des chouettes comme toi j'en déplumerais bien tous les jours, face de ratière !
Je t'aurai bien un jour, espèce de vieille bécasse à la patte tordue ! Tu le sais que je t'aurai un jour la Berthe, tu le sais. Alors c'est pas la peine de faire des airs que c'est comme si ça arrivera pas... Pasque ça arrivera. Et ce jour là la Berthe, t'entends, ce jour-là t'en verras des pas mûres. Pis des sacrées encore ! Vieille patte folle de sale oiseau que t'es, va donc crever ! Allez, cours-y à la crevure avec ta patte de travers, tu perds rien pour attendre que je te dis !
Ca te fait quel âge maintenant, dis la Berthe ? Bientôt quatre-vingt-dix ans, c'est ça ? T'es pas folle non ? Ben si t'es folle, justement. Faire des histoires à ton âge... Hein, quand même, tu te rends compte ? Tu l'auras quand même voulu. Je va pas me gêner pour t'avoir au détours. C'est pas l'âge qui fait, hein la Berthe ? T'es rien qu'une vieille patte folle qui perd pas pour attendre, pour autant que t'as quatre-vingt-dix balais... Et crois-moi, je va pas te rater !
Non, ça je va pas te rater la Berthe, fais-moi confiance... C'est pas avec tes quatre-vingt-dix ans que tu vas m'empêcher d'aller te remettre à ta place que tu mérites. Pauv' sourde va ! T'es qu'une patte folle qu'entend pas, t'entends dis ? Une vieille peau de patte folle que je va bientôt aller régler son compte bien comme y faut. En attendant dors sur tes deux oreilles pasque de toute façon tu me verras pas venir le jour où je viendrai, que tu soyes sourde ou pas. Tu m'entendras pas venir, mais je peux t'assurer que tu le sentiras passer... T'as toujours été une sale sourde à la patte folle et je te dis que tu vas le regretter la vieille !
Tu sais comme moi que la vengeance est un plat qui se mange froid, hein la vieille ? Bien froid !
398 - Les deux erreurs
- Un, deux, quatre, trois, cinq ! C'est nous !
- Une deux, trois, cinq, quatre ! C'est pas vous !
Sans cesse les deux groupes se querellaient. Inlassablement ils se répétaient l'un à la face de l'autre, fielleux, leur petite vérité mathématique en guise d'argumentation.

Hé oui, il y avait le groupe des UN-DEUX-QUATRE-TROIS-CINQ et le groupe des UN-DEUX-TROIS-CINQ-QUATRE... Les premiers affirmaient sans rire qu'ils représentaient la plus belle erreur d'énumération, le compte le plus faux qui fût. Quant aux seconds, ils ne voulaient rien entendre, soutenant mordicus qu'ils étaient la vivante incarnation du "vrai" faux calcul, le plus faux compte qui pût exister dans le monde des chiffres.
Les deux groupes d'adversaires se battaient du matin au soir pour prouver à leur ennemi que la meilleure erreur mathématique était de leur côté. Bref, chaque groupe était persuadé de détenir les lauriers du faux compte.
Et puis un jour débarquèrent les UN-DEUX-TROIS-QUATRE et CINQ (1-2-3-4 et 5)... Ils venaient dans un esprit équilibré, paisible, sans la moindre intention de nuire à qui que ce soit ni à prouver quoi que ce soit à leurs bruyants et infortunés congénères, les hargneux UN-DEUX-TROIS-CINQ-QUATRE (1-2-3-5-4) et les belliqueux UN-DEUX-QUATRE-TROIS-CINQ (1-2-4-3-5).
Les UN-DEUX-TROIS-QUATRE et CINQ avaient un petit vice : ils affectionnaient particulièrement les plaisirs sulfureux de la multiplication. Ce qui leur valait les blâmes les plus vifs de la part des ZEROS, ces gens austères, secs et dignes (et il faut bien le dire, somme toute assez vides) pour qui la multiplication inconsidérée était synonyme de débauche.
Il faut reconnaître qu'elles étaient sacrément bien tournées les petites multiples nommées DIX, ONZE, DOUZE, TREIZE et compagnie ! Avec leur belle grosse paire de chiffres, elles ne laissaient pas indifférents nos petits numéros... Et si elles s'attiraient la plupart du temps les foudres des ZEROS, elles n'en paraissaient que plus attirantes aux yeux de ces chauds lapins qu'étaient les UN-DEUX-TROIS-QUATRE et CINQ. Mais ceci est encore une autre affaire. Revenons à nos lascars.
Un jour, alors que comme d'habitude les 1-2-4-3-5 se disputaient avec les 1-2-3-5-4 la palme de la meilleure erreur, s'immiscèrent entre eux les pacifiques 1-2-3-4 et 5, qui les interrogèrent en ces termes :
- Mais pourquoi donc vous disputez-vous tout le temps ?
- Vous ne pouvez pas comprendre vous, vous êtes les UN-DEUX-TROIS-QUATRE et CINQ, leurs répondirent-ils en choeur. Nous nous disputons parce que nos deux groupes sont persuadés contre l'avis du groupe opposé d'être la meilleure erreur...
- Mais pourquoi donc voulez-vous absolument être le meilleur faux calcul, leur répondirent les affables UN-DEUX-TROIS-QUATRE et CINQ ?
- Pour approcher la perfection pardi ! Car enfin, même en restant honnête nul n'arrive jamais à égaler l'infini, pas même le plus sain des calculs. Alors nous, nous avons décidé de tricher avec l'espoir que les erreurs que nous portons dans nos gênes nous conduisent, à force de faux calculs, au NOMBRE INFINI... Notre Dieu à tous. Il faut que vous sachiez que parfois nos erreurs de calcul nous entraînent très loin de vos chiffres habituels à vous les séries justes. Et cela nourrit notre enthousiasme de manière puissante car nous y découvrons de nouvelles vérités, surprenantes. Des mondes inconnus et fantastiques s'ouvrent à nous, que les plus justes et les plus honnêtes des calculs ne peuvent même pas concevoir et dont vous n'avez présentement aucune idée ! Pensez donc ! Ce ne sont pas de pauvres UN-DEUX-TROIS-QUATRE et CINQ comme vous qui auront une chance d'approcher un jour le Grand Infini. Que croyez-vous donc ?
- Soit. Mais qu’est-ce que cela vous apporte d'approcher notre Dieu tout Puissant ? Pourquoi vous rebeller ainsi contre l'ordre des choses, leur répondirent les vertueux UN-DEUX-TROIS-QUATRE et CINQ ?
- Pourquoi vouloir approcher le grand Infini, demandez-vous ? Parce que nous estimons avoir le droit nous aussi de goûter, aux côtés du Dieu INFINI, aux vertiges délicieux des hauteurs ! Pourquoi seuls les grands nombres, seuls les hauts placés de cette société de chiffres (complètement sclérosée soit-dit en passant), seuls les gros numéros auraient-ils le droit d'accéder aux sommets et pas nous ? Parce que nous sommes des petits, des comptes-misères, des laissés pour compte de la grande chaîne numérique, des moins que DIX ? Non, moi je vous le dis, ça n'est pas juste. Nous revendiquons les mêmes droits que nos supérieurs, nous réclamons le droit à l'élévation numérale au même titre que les nombres astronomiques qui règnent sur leurs inférieurs à la droite du Dieu Infini.
- Mais vous n'avez rien compris du tout, pauvres erreurs que vous êtes ! Nous, les petits, nous n'arrivons certes pas à la cheville des 1000 et des 100, mais nous nous multiplions avec n'importe lequel d'entre les plus petits de ce monde, et ce afin d'avoir avec eux beaucoup de petits 458, 545, 852, 744 ou 655, ou encore de petits 544 qui à leur tour feront des petits 245454414526 et autres 544852453547... Et ainsi de suite, pour qu'enfin nos arrières-arrières-arrières petits enfants parviennent un jour jusqu'au niveau des plus hauts placés et les détrônent en toute légalité. Si vous voulez approcher l'infini, jouez honnêtement le jeu. Et pour ça, il n'y a guère de mystère : il faudra vous sacrifier, accepter que d'autres prennent la relève, admettre que vous ne verrez personnellement jamais l'Infini mais que vos descendants, grâce à votre sacrifice, eux le verront. Seuls vos descendants bénéficieront de la terre promise par le miracle de la multiplication. Alors cessez de vous combattre mutuellement, faites la paix et peut-être enfin un jour là-haut on regardera ceux d'en bas avec un peu plus de compassion. Un jour viendra, peut-être, où les nombres seront enfin tous égaux entre eux... En attendant, faites la paix et revenez dans le droit chemin. Cessez de errer comme vous le faites, renoncez à vos hérésies, revenez dans l'ordre naturel des choses, redevenez de sages UN-DEUX-TROIS-QUATRE et CINQ. Et puis surtout n'écoutez pas les ZEROS, ces puritains froids et absurdes, et multipliez-vous entre vous. Commencez par vous donner la main au lieu de vous diviser en vaines disputes. Mêlez-vous à vos semblables au lieu de fuir ce monde dans des comptes illusoires, irréels. Revenez dans la communauté des chiffres droits et justes et multipliez vous avec eux. Vous ferez de grandes choses ensemble.
Comme elles n'étaient pas si sottes que ça, les deux erreurs finirent par comprendre qu'elles faisaient fausse route et bientôt se réconcilièrent entre elles avant de retourner dans le rang.
Et c'est ainsi que les erreurs mathématiques furent bannies de nos savants calculs.
399 - Les vents de l'Histoire
Certes, sans les Américains nous aurions été sous le joug nazi. C'est une évidence. Mais sans cette façon régressive que nous avons depuis le début de l'humanité d'appréhender la réalité et qui a façonné une pensée dominante aliénante, nous n'aurions pas eu besoin des Américains pour la bonne raison que le nazisme ne serait jamais apparu.
En prenant pour base les Américains libérateurs, on a l'habitude d'appréhender le problème sous l'angle du détail historique. Prenons plutôt le problème dans sa globalité, analysons les événements depuis leurs racines profondes. Nous ne devons pas notre liberté aux Américains : ce serait raisonner bien court. Les Américains libérateurs du joug nazi ne firent qu'humblement partie de l'ordre des choses mis en place de tout temps par les hommes. Ils sont la conséquence de notre monde multi-millénaire avec ses erreurs, ses succès, ses hasards, ses valeurs arbitraires, ses directions aléatoires.
Les nazis oppresseurs et les Américains libérateurs ne sont que les fruits de cet ordre du monde immémorial établi par notre mode de pensée, celui-là même qui nous fait parler en des termes porteurs de mêmes germes que nous dénonçons par ailleurs implicitement.
Le raisonnement consistant à prétendre que le pompier-pyromane nous sauve du feu est sot et bien trop bref. Selon cette logique, il faudrait plutôt remonter directement le cours des événements jusqu'à Adam et Ève pour les empêcher de croquer la pomme. Ce serait plus honnête intellectuellement et moins laborieux historiquement.

Inutile d'ailleurs de remonter aussi loin pour supprimer une des causes de l'incendie nazi. Si tel événement antérieur n'avait point eu lieu, tout un pan de l'histoire humaine aurait été avorté, le monde prenant alors une autre direction. Les Américains n'auraient plus été nos héros mais nos ennemis, qui sait ? Eux les nazis, les Allemands nos libérateurs.
On ne parle certes jamais des événements potentiels qui auraient fait des Américains, des Chinois ou des Malgaches nos plus irréductibles ennemis ou nos plus chers héros. Si nous acclamons les libérateurs américains aujourd'hui, c'est parce que nous n'acclamons pas les libérateurs en puissance que sont les Tanzaniens, les Coréens ou les Écossais. L'Histoire a fait que nous acclamons les Américains. Tout cela est parfaitement arbitraire. Et même pathétique : nous croyons être les acteurs de notre destinée mais ne sommes que les jouets des hasards des combinaisons historiques.
Pour en revenir à nos aimables Américains, raisonnons de la sorte : grâce à eux qui sont venus nous libérer il y a soixante ans, des couples se sont formés dans la tourmente de l'Histoire (qui ne se seraient jamais formés sans ces funestes événements), et de leurs unions sont nés des jeunes gens qui goûtent aujourd'hui à la liberté. Donc grâce aux Américains libérateurs, ces jeunes gens-là vivent libres... Certes. C'est oublier que pour pouvoir savourer la liberté, il faut avoir vu le jour. Or sans les Américains, ces jeunes d'aujourd'hui -issus des caprices de l'Histoire- qui leur sont si reconnaissants d'avoir contribué au fait qu'ils soient nés libres, sans les Américains disais-je, ces jeunes ne seraient de toute façon jamais nés... Non nés, par conséquent le problème de leur liberté ne se poserait plus, le serpent se mordant désespérément la queue. Heurs, infortunes et singularités des destins individuels découlant des drames des peuples...
Absurdités, bizarreries, paradoxes qui échappent aux pions de l'Histoire.
Ainsi les événements s'imbriquent les uns dans les autres, se font écho, se repoussent, s'annulent, se superposent, s'accumulent, se combinent entre eux, se font et se défont, parfois sans aucun rapport les uns avec les autres.
Ensuite on érige une solide morale sur des fissures, des socles bancals et, miracle de la transmutation des valeurs humaines, les pots cassés deviennent des bris glorieux. On raisonne avec le hasard tant qu'il est à notre avantage, nos valeurs se façonnent au gré des événements : le soldat américain du Débarquement a tout sauvé, tout libéré : le monde entier, les millénaires à venir, et même les âmes damnées. Il a apporté paix, civilisation, prospérité... Discours officiel relayé par les tambours assourdissants des détenteurs de vérités historiques.

Nos livres d'Histoire n'ont jamais été aussi rassurants, tranchés, lumineux !
Sommes-nous simplement les fruits de l'union de nos parents ou bien sommes-nous de manière plus complexe les fruits des hasards de l'Histoire du monde depuis ses débuts et qui ont fait que finalement nos géniteurs se sont croisés au vingtième siècle sur la surface du globe pour nous mettre au monde ? Réflexion parfaitement imbécile. Aussi imbécile que de prétendre que je suis libre grâce aux Américains. Étant né après la guerre de 39-45, je n'ai pas plus de rapport avec elle qu'avec les milliers d'autres événements antérieurs qui ont fait l'Histoire du monde et de l'Univers.
Je suis sur Terre parce que je suis sur Terre, indépendamment des aléas historiques ou politiques du monde. Point de vue délibérément plus philosophique qu'historique, cette facette de la vérité -laquelle est souvent confuse- en valant bien une autre, plus officielle et partiale... Je ne dois rien aux Américains. Pas plus que je ne dois ma présence sur Terre à ce quidam qui il a deux, trois, six ou trente siècles a fait se rencontrer tel et telle ancêtres mâle et femelle sans qui je ne serais jamais né un certain 6 décembre 1965... Les combinaisons historiques, sociales et plus humblement gestuelles -et même verbales- qui ont fait que chaque individu est apparu et à vécu sur Terre ou que des milliards d'autres individus ne sont jamais nés sont INFINIES. Sans l'apparition des nazis, et donc si les Américains n'avaient pas libéré notre pays, à qui tous ces fétus humains soumis aux vents de l'Histoire auraient cru devoir leur liberté ? Aux "libérateurs" précédents ayant participé à la grande Histoire de France ? Mais sans ces "libérateurs" précédents ? Et ainsi de suite...De même, l'on pourrait remonter des millénaires en arrière et désigner arbitrairement n'importe qui comme étant nos libérateurs ou nos oppresseurs. Le raisonnement serait aussi valable pour n'importe quel événement psychologiquement frappant de l'Histoire.
Je puis répondre à mes détracteurs avec cette même logique qui confère tant d'irresponsable assurance à leur discours que sans tel ou tel événement insignifiant ou majeur de la burlesque et déroutante Histoire du monde, le nazisme ne serait jamais apparu. Et que donc je pourrais faire l'apologie ou le procès de tel ou tel évènement ou pensée qui auraient favorisé ou contrecarré l'avenir de l'humanité dans un sens ou dans un autre, de la même manière qu'ils attribuent des lauriers aux Américains, à leurs yeux exclusifs artisans de notre liberté...

Croyez-vous d'ailleurs que les individus américains, simples soldats, seraient venus d'eux-mêmes se sacrifier pour nous libérer ? Les soldats, comme tous les soldats, n'ont fait qu'obéir à leur gouvernement. Et vous, allez-vous de votre propre chef libérer des opprimés à l'autre bout du monde? Seulement si vos chefs vous y contraignent. Je ne vois pas où est l'héroïsme ni la grandeur d'âme là-dedans. Les libérateurs américains ne furent pas plus héroïques sur nos plages que les soldats allemands dans nos campagnes : ils furent simplement obéissants à leur gouvernement. Le reste n'est qu'interprétation de vainqueurs et embellissement de la réalité.
Pour élargir le débat, précisons que le soldat de métier devient soldat rarement par désir de défendre de belles causes, par altruisme, mais plus prosaïquement par l'attrait de la sécurité de l'emploi, par goût de l'aventure, du combat, et pourquoi pas de la guerre... Ou par quelque autre quelconque intérêt personnel secret plus ou moins avouable. Voire infâme.
Pensez que si le père de Napoléon avait bu un peu plus de vin un certain soir, l'histoire de l'Europe entière en aurait été durablement bouleversée. Démonstration implacable de mon raisonnement : il ne restait peut-être plus assez de vin chez les Napoléon, la servante ayant oublié d'approvisionner la maison ou le réparateur de roues qui devait dépanner la carriole du marchand de vin était malade. Résultat, Monsieur Napoléon n'a pas assez bu de cet excellent vin qui l'aurait assommé ce soir, comme à son habitude. Conséquence funeste pour le monde : il était encore en forme après s'être rabattu sur l'eau juste après la salade. Pour passer le temps et remplacer le vin manquant, il a donc eu l'idée d'engrosser Madame Napoléon, ce qui a eu pour effet direct de donner naissance neuf mois plus tard au petit Bonaparte, futur boucher industriel. Conclusion : la servante est responsable des carnages napoléoniens et nous ne serions pas en République actuellement, puisque c'est Napoléon qui a sauvé la République. A moins que ce ne fût l'obscur réparateur de roues de carrioles le vrai responsable.
Notre morale politique, nos sensibilités, modes de pensées découlent des conséquences de ce genre de minuscules événements qui se sont produits dans l'histoire du monde. Comique et effroyable !
On pourra rire de mon raisonnement ou en être offusqué, mais c'est pourtant ainsi que se fait l'Histoire. Une mouche se pose sur le nez d'un empereur, et la face du monde peut en être définitivement changée. Une goutte d'eau s'égare dans l'oeil d'un prince : des pyramides s'élèvent. Une pomme tombe sur la tête d'un certain Newton : nous découvrons la loi de la gravitation, et en conséquence les secrets des étoiles, les secrets de l'atome... Hiroshima et Nagasaki partent en fumée. Tout ça pour une pomme trop mûre tombée sur le crâne d'un homme. La faute au jardinier ?
Le nazisme est apparu dans notre monde. Dans ce monde-là. Les Américains également. C'est tragi-comique mais c'est ainsi. Il n'y a pas de morale à en tirer, les hommes en tirent quand même : ils célèbrent les libérateurs américains.
Permettez-moi de préférer voir les choses sous un angle moins étroit, et puisque nous sommes dans la même soupe, de faire la distinction entre le bouillon et les rondelles de carottes qui surnagent à la surface.


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